Jean-Jacques Lepitre 1er tour
L'autoportrait (Autoportraits,
selfies,
profils personnels, autobiographies, et autres auto (re) présentations).
De tout
ceci
l'autoportrait serait peut-être la pointe extrême et la plus ambiguë.
Du corps,
le visage n'est-il pas cette part par laquelle il est le plus
communément
identifié ? N'est-il pas aussi cette part dont on dit qu'elle est le
reflet de
l'intime, de l'éprouvé, dans le corps : humeurs, passions, sentiments.. Jeux de
miroirs et de
découpes... Un certain « dividu », classiquement en
s'observant dans
son miroir, va se dépeindre dans le cadre de son oeuvre. Reflet du
reflet tel
qu'en lui-même il s'éprouve et se perçoit, se découpant lui-même de son
ordinaire quotidienneté. C'est ainsi qu'au regard spectateur ce reflet
se
présente, extra-ordinaire, hors sa réalité, au sens propre, comme
témoignage
d'un miroir face auquel il se situe, et donc peut s'y mirer. Tout art
se fonde sur
le cadre qu'il découpe dans l'ordinaire réalité d'y inscrire comme
fenêtre une
autre réalité. Le tableau accroché au mur d'un musée d'un palais, d'une
maison,
ouvre sur un autre espace que celui auquel le mur se réfère. Ce mur
étant
métonymique de la réalité qui l'entoure. Un tableau
orientaliste au mur d'un palais de Saint-Pétersbourg enneigé... Une
verte
campagne anglaise au mur d'un musée d'un Texas aride... Des neiges
flamandes au
mur d'une villa méditerranéenne. Mais il en
va de même
du théâtre, une histoire s’y déroule, dans un cadre spécifié, temporel
et
spatial. Un début, une fin, et la géographie de la scène comme découpe.
De même
pour la danse, pour la musique, un lieu, un début une fin, une découpe
dans le
sonore ordinaire. La littérature s'y organise de la même façon... L'art
contemporain
nous le répète depuis Duchamp, c'est le cadre qui fait l'art. Même un
urinoir,
quelconque, ordinaire, exposé selon la découpe adéquate : salle
d'exposition artistique,
éclairage ad hoc, petite étiquette, devient art. Trois cailloux sur le
sol
d'une galerie, d'un musée, éclairés par des projecteurs, s'appellent
une
installation artistique. Les mêmes trois cailloux sur un quelconque
chemin ne
sont que heurt au pied du randonneur. C’est le mérite de l'art actuel
dans sa
déconstruction généralisée d'avoir mis en lumière les caractéristiques
constitutives de la dimension artistique. Ces trois cailloux au centre
du cadre
produit par l'installation creusent une autre réalité que celle dont
ils
témoignent au milieu du chemin. On
l'oublie trop
souvent. Nos écrans si nombreux, cinéma, télévision, photo, ordinateur,
tablette ou smartphone sont des cadres. Des cadres au sens plein, dont
les
bords si fins soient-il, découpent notre réalité, au sens où le cadre
du
tableau fait découpe dans le mur, métonymique quant à lui de toute la
réalité
ordinaire, pour y inclure une autre réalité. Celle-ci n'a nul besoin
d'être
merveilleuse, surprenante ou magnifique, c'est la démonstration de
Duchamp.
Elle peut être parfaitement triviale, vulgaire, voire laide ou
affligeante.
Cernée par le cadre, elle n'en est pas moins, par définition et
littéralement,
extra- ordinaire, d'une dimension autre. Sur ces
écrans, l'autoportrait
y pullule. Au cinéma, les acteurs réalisateurs ne sont pas rares,
Chaplin,
Eastwood, Redford, et bien d'autres. Mais cela reste sans commune
mesure avec
la télévision où le présentateur réalisateur domine les émissions de
divertissements, où le journaliste organise sa présentation et ses
interviews,
où le participant des télés réalité scénarisées se doit de se mettre en
avant,
c'est même la condition de sa victoire. Les écrans informatiques ne
sont pas en
reste : profils personnels des divers réseaux sociaux, blogs,
selfies... Et
tous de venir s'inscrire dans le cadre de l'écran en tirent la
caractéristique
d'être extra-ordinaires. L'autoportrait,
de
toutes natures artistiques, picturale, littéraire, musicale, est une
oeuvre.
Comme telle, il fait corps, corps de l'oeuvre, selon l'expression
empruntée à
D.Anzieu. Ce corps est celui projeté de l'artiste, disions-nous, en ses
affects, fantasmes, etc., en leurs dimensions conscientes ou
inconscientes,
mais aussi dans leurs structurations, articulées au moi idéal et à
l'idéal du
moi. Projeté, jeté devant, au sens où le peintre jette sur la toile, à
l'aide
de pinceaux, de couteaux ou même à mains nues, ses couleurs, ses
propres
couleurs dont il habille le monde qu'il représente. Ainsi la projection
serait
ce mouvement par lequel un sujet vient à habiller la surface du monde,
à mettre
sur la toile de la réalité, les éléments de son intime. On connaît
l'intérêt de
Lacan pour cette surface particulière : le plan projectif. Or dans
l'art de
l'autoportrait quelque chose ne s'y redouble-t-il pas ? L'image
spéculaire du
sujet en son miroir n'est-elle pas déjà projection et cadre ?
Projection au
sens où elle s'habille des affects, des vécus, des fantasmes du jeune
enfant,
au premier plan desquels son auto érotisme... Mais aussi cadre à
l'intérieur
duquel se rassemblent, se délimitent, s'unifient le dispersé, le
disparate, l'in-délimité
des affects, des fantasmes, des vécus. Comme cadre, ces colorations
rassemblées
sont d'une autre réalité que l'ordinaire, l’environnante.
« Je » est
« extra-ordinaire ». Tout sujet est singulier. L'autoportrait
comme
oeuvre apparaîtrait alors comme une remise en jeu du processus
spéculaire, que
ce soit sur le versant de la projection : surplus, nouveautés,
menaces de
ces affects, de ces fantasmes, de ces vécus, ou sur le versant du
cadre,
fragilité, remise en cause, ou au contraire infatuation, mégalomanie,..
L'autoportrait alors témoignerait d'une relance de ce processus pour
diverses
raisons propres à l’artiste... Mais on
pourrait
objecter qu'il y a peut-être une nuance à apporter. Si au temps
spéculaire la
projection habille la surface subjective de ses couleurs, comme elle
habille la
toile du peintre, elle habille aussi la surface de la réalité, la toile
du
monde. Qu'en est-il alors de la découpe entre l'image spéculaire et le
monde ?
Cette découpe a-t-elle pleine valeur de cadre? Ou bien a-t-elle une
valeur plus
nuancée d'enveloppe, de peau, éventuellement trouée recouvrant le sujet
et par
proximité le monde ? Dans cette perspective, une telle peau
a-t-elle
vraiment un bord ? Où s'arrête le monde ? Et ne serait-elle pas
unilatère? Qui
connaît l'envers du monde ou directement l'intérieur de son corps ? L'autoportrait,
à la
différence de cette ambiguïté de l'enveloppe, s'affirme d'un cadre, de
la
découpe qu'il opère dans cette peau du monde que ce soit celle projetée
par
l'artiste ou par le spectateur. Peau du monde géographique, sociale, ou
temporelle. ( L'autoportrait peut même y faire trou, de cette découpe
même, à
retrouver ce qui du corps s'est projeté dans le processus spéculaire,
l'antécédant. ) S’il est
bien oeuvre,
et comme telle projection du corps de l’artiste, il vient à s’inscrire
dans
cette réalité autre, différente, définie par le cadre... D’où s’en
produirait
un décalage où plus qu’une remise en jeu du processus spéculaire, c’est
d’une
sorte de redoublement dont il s’agirait, ailleurs que sur la toile du
monde. Tenter
d’exemplifier... A partir d’un autoportrait réduit à sa plus simple
expression : un selfie... Un individu souriant entouré de
personnages
prestigieux. Cette petite photo est bien lieu de projection, celui du
plaisir
narcissique... Mais aussi cadre, à savoir aussi bien découpe de la
réalité
environnante lors de sa réalisation, que de celle de l’individu qui
l’effectue,
son histoire, sa subjectivité, son lieu... D’où son aspect
extra-ordinaire. L’auteur
s’y reconnaîtra, y compris dans son plaisir, mais de cet
extra-ordinaire dont
il peut se prévaloir, il sait aussi qu’il en reste quelque chose qui
l’en laisse
étranger. Si sa quotidienne réalité avait été de cet ordre, pourquoi se
prendre
en photo ? De même pour celui à qui la photo est montrée. En ce
miroir, il
peut se reconnaître, dans cet élément qui, du corps de l’auteur, est
projeté.
Mais, outre la différence de visage, la découpe opérée par le cadre
renvoie à
une autre réalité que la sienne, d’où l’incertitude du spectateur quant
à sa
place véritable.. De tout ce
qui
précède, on peut estimer, concernant l’importance des questions posées
par
l’autoportrait, qu’il ne s’agit que de portes entr’ouvertes... il en
existe
d’autres, bien d’autres... Les rapports avec les masques, les jeux de
miroirs,
etc.. On
pourrait également
en suivre le fil historique en peinture où ils sont très nombreux,
depuis le
moyen-âge où le peintre se montrait, signature picturale, quidam parmi
la foule
assistant à l’événement que son tableau représentait, jusqu’à
aujourd’hui,
tâche sur la toile, pure projection. Ou bien chez ceux qui en furent le
plus
prodigues, Rembrandt, Van Gogh, et autres, l’évolution de cette
autoreprésentation au fur et à mesure de l’âge... Thème
éminemment
ouvert....
Jean Paul Dumas
Berthe Morisot (Atelier
‘L’autoportrait’ EPCO Limoges le 14 juin 2014) Lorsque Jean-Jacques Lepître m’a téléphoné il y a un mois environ pour me proposer d’assister à cette journée je rentrai d’un de ses longs week-end de mai après avoir revisité la maison de George Sand à Nohant sur Vic dans le Berry non sans avoir relu quelques œuvres et sa bibliographie, celle d’une femme du XIXème siècle qui a su prendre sa place. Pendant l’entretien téléphonique, il m’est alors venu en superposition à l’image de la bonne dame de Nohant photographiée par Nadar l’autoportrait de Berthe Morisot, étrange superposition de ses deux femmes qui ont fait leur place dans le XIXème siècle . Je me suis alors autorisé à répondre à mon interlocuteur, je prends, je prends le risque de présenter un autoportrait alors que pour certains vous avez approfondi l’autoportrait depuis deux ans et je n’ai jamais abordé ainsi le sujet! On connaît les portraits de Berthe Morisot, notamment par Edouard Manet, et assez peu ses quelques autoportraits qu’elle a peints tardivement. Berthe Morisot est née le14 janvier 1841 et fut emportée par une pneumonie le 2 mars 1895 à l’âge de 54 ans . On donne le premier autoportrait à l’âge de 41 ans en 1882 mais avec sa fille Julie. Celui sur lequel porte notre réflexion est le sien toute seule, peint un an après la mort de son mari, en 1885, elle avait 44 ans.
Autoportrait
in : Berthe
Morisot (1885) Fondation Pierre Gianadda Martigny Suisse, catalogue
expo 2002,
p299 « Du corps, on constate qu’il est épaissi alors que jeune Berthe tenait tant à son buste androgyne et à ses hanches minces, anorexique légère disait-on, le visage a perdu sa grâce, elle se représente elle-même impitoyable, les cheveux ébènes blanchis, en marche vers la vieillesse, mais c’est le même regard que lorsque jeune, elle posait pour Manet, à la fois mystérieux et noir, d’une extrême lucidité sur soi. » Cette toile a été considérée comme inachevée. Dans son journal, Julie Manet, la fille de Berthe Morisot écrit « le portrait de maman par elle-même, admirable esquisse dont tout le monde demande à avoir la photographie ; Maman n’est pas embellie mais on voit d’après ce portrait la grande artiste qu’elle était de face, avec ses cheveux gris, du noir autour du cou et un corsage un peu jaune brodé de fleurs dont l’une est « comme une décoration » dit Mallarmé, ce qui donne un air chevaleresque, comme le trouve Monsieur de Reigner. Ce portrait a été fait il y a une dizaine d’années, maman ne l’avait pas fini, personne ne le vit, elle le roula et le laissa dans une armoire ou une chambre de débarras ; son apparition à l’exposition (posthume de 1996 chez Durant-Ruel) émerveille. » Julie Manet ne savait pas que sa mère avait déjà exposé ce tableau de son vivant en 1893, à une exposition consacrée aux « Portraits du prochain siècle » à côté d’œuvres de Manet, Cézanne, Gauguin, Van Gogh et d’autres artistes ou écrivains. L’autoportrait était donc une œuvre achevée, l’artiste peintre à la palette affirmée ! Berthe Morisot ne présentait jamais quelque chose d’inachevé. Ce trait a animé toute son enfance, son adolescence et sa vie de jeune femme. Restée chez ses parents comme c’était l’usage dans les milieux bourgeois de l’époque, elle peignait avec acharnement chaque jour, au début dans le salon familiale, dépliant du placard le chevalet et le matériel, le rangeant méticuleusement après chaque séance. Elle n’a disposé d’un atelier que peu années, à 30 ans et il fut réquisitionné par la défense du siège de Paris en 1870 et détruit par une bombe à la commune. Sa mère gardait toutefois le sentiment que la peinture était pour une femme un art d’agrément, comme ce le fut pour Edma sa sœur née une année avant elle qui semblait avoir plus de dispositions pour cet art avec plus de réussite mais qui a suivi en Bretagne son mari officier de marine pour y fonder sa famille abandonnant de fait la peinture. Berthe a du s’affirmer vis à vis de cette mère, désolée qu’elle ne veuille pas se marier et qu’elle veuille poursuivre la peinture. Parlons du père. Son père Edme
Tiburce Morisot, eut une carrière
préfectorale aléatoire, monarchiste orléaniste, il est révoqué par la
république en 1848. Cette année là il se
fait peindre en uniforme, sanglé dans l’apparat avec l’épée et la
légion
d’honneur au dessus du cœur. Il retrouvera un poste grâce aux appuis de
la
famille de la mère de B, mais sera à nouveau démis par l’Empire après
le coup
d’état de 1851 ! Il eut une vie sans éclat, confortable, honorable
et
bourgeoise. Son père était artisan ébéniste
ce qui est rare pour avoir embrassé
une carrière préfectorale. Homme de goût pour les beaux meubles et le
travail
bien fait (fils d’ébéniste), c’est lui qui incitera ses filles à
prendre des
cours de dessin. D’ailleurs la grand-mère paternelle de Berthe, arrière
petite
nièce de Fragonard maître de la lumière, le grand ancêtre des
impressionnistes
a posé dans de nombreux tableaux de la maison. C’est ainsi que du
côté
paternel, la peinture la plus légère, la
plus coquine surgit comme par effraction dans ce milieu bourgeois, ce
dont on
est à la fois fier et honteux dans la famille. Berthe n’est pas de la
descendance directe mais cette descendance figure dans sa généalogie
imaginaire.
Le style que
Berthe Morisot a perçu en différentiel du style de Manet et qui lui
appartient,
porte maintenant un nom.
De plus elle
représente l'élément féminin du groupe impressionniste, respectée par
ses
camarades et admirée. D’ « aliéné »
à « refusé », d’ « anonyme » à
« impressionniste », voilà un chemin d’identification pour
cette
femme, la seule du groupe. Elle porte une écharpe de soie
noire au cou. Là encore
est-ce une référence à la perte de son ami Manet qui la peignait vêtue
en noir
ou encore au deuil de son mari qui venait de mourir ?
Ainsi l’autoportrait de Berthe Morisot affirme l’audace et la modernité des impressionnistes je cite, par la touche libre, légère, visible, la transparence des matières, la présence de la lumière naturelle et la clarté de la palette. Il me semble que cela a valeur de trait dans l’auto-por-trait de 1885 qui s’inscrit dans la tradition des autoportraits. La préparation de cette présentation m’a cependant fait avancer pour cerner quelque chose de spéculaire dans l’image que donne l’artiste dans son autoportrait, relatif au moi idéal et à l'idéal du moi comme je l’ai déjà lu. Mais ici précisément le spéculaire est aussi relatif à une place vide donnée par le père, décédé, encouragée par la mère qui n’est plus, donnée aussi par les pairs artistes, Manet est mort et le mari de Berthe Morisot disparu lui aussi : des Noms du père. Enfin le spéculaire est relatif à un trait. Ces éléments, idéal du moi, place vide et trait, j’oserai dire, préexistent à l’autoportrait dans le registre symbolique, antérieurs à ce que l’artiste perçoit de son image dans le miroir qui lui sert de modèle, l’image i’(a) si l’on reprend le schéma optique de Lacan. Je fais l’hypothèse que cette image spéculaire actualisée déclenche le moment de l’autoportrait, comme un nouveau stade du miroir, image projetée sur la toile, et je m’aventure,… projetée sur la toile en une image i’’(a). La singularité de cette dernière apporte tout aussi bien quelque chose d’intime de l’artiste, conscient et inconscient, cadré dans un tout culturel et sociétal, mais certainement aussi de l’ordre de l’esthétique et d’une transmission de son propre narcissisme renvoyant à celui dont s’interrogeront ceux qui regarderont. Pour terminer avec
un peu plus de légèreté, dans cette
logique, lorsque je vous parle de cet autoportrait, je vous envoie non
pas la
projection de l’image i’’(a) que vous avez sous les yeux, mais la
projection
subjective de mon interprétation, une image, i’’’ (a), i-tierce (a), et
tier-s-e, interprétée
par
une tierce personne, réductrice par rapport à l’image originale, alors
je
m’arrête ! Merci … Jean Paul Dumas
14-06-2014
L’autoportrait littéraire
Qu’est-ce que l’autoportrait en littérature ?
En tant que tel, l’autoportrait n’est pas un genre en
lettres : classé hors de l’autobiographie, l’autoportrait est
situé entre
les mémoires et la poésie narrative en première personne, dans le même
premier
cercle que l’autofiction, le journal et les carnets intimes, les
chroniques et
l’écriture fragmentaire. C’est
dans cette
dernière forme que s’inscrit mon dernier ouvrage intitulé Entrevisions,
recueil de huit-cents maximes préfacé par Nicolas
Grimaldi et publié par Solilang, éditeur à Limoges. J’ai voulu y
consigner mes
pensées les plus chères sous forme d’esquisses comme si, face à
l’impossible
unité du moi, seule l’écriture fragmentaire pouvait dépeindre ma propre
multiplicité, ou ma division. Car l’individu, cet un qui paraît
indivis, est un
troupeau vu de loin, et la diffraction de la pensée reflète la
dislocation du
moi pluriel. L’écriture aphoristique démasque les interruptions du
penser. En
ce sens, elle reflète peut-être davantage la richesse de l’expérience
que ne le
fait une pensée systématique. Mais ces esquisses de soi-même font-elles
pour
autant un autoportrait ? Paradoxalement, je me sens être davantage
dans
ces maximes, que dans le portrait de quatrième de couverture sensé dire
davantage qui en est l’auteur – l’effet spéculaire du cadre de la page
n’est
pas le même que celui du portrait. Les aphorismes sont des projections
de soi.
Ce ne sont d’ailleurs ni des maximes ni des aphorismes que j’ai écrits,
mais
plus précisément : des apophtègmes, càd littéralement : des
proférations – du grec phthègmai =
proférer à distance ou à l’écart, en portant sa voix au loin, ou en
tout cas en
ouvrant la voie plus loin que ne porte ma voix avec son larynx et sa
respiration
… L’écriture fragmentaire est donc proche mais différente de
l’autoportrait. De
la même façon par exemple, que les récits de psychanalystes et
d’analysants
peuvent paraître proches mais sont différents des biographies en miroir
ou des
récits en ego-histoire, au sein du deuxième cercle dans la figuration
de la
roue de l’autobiographie[1].
L’autoportrait littéraire semble bien un genre
inclassable. C’est sans doute moins un genre qu’un acte
littéraire. L’autoportrait exemplaire de la littérature
française est sans aucun doute celui des Essais
de Montaigne. C’est aussi le plus éloigné de l’autobiographie. Car
Montaigne se
peint lui-même dans l’acte ou dans l’agir de sa propre représentation,
sans
jamais se raconter de manière suivie ni exhaustive, sans jamais
s’installer
dans la narration. Il dialogue avec soi et avec l’autre, sans
narcissisme ni
vanité. Il alterne entre la première et la troisième personne, entre
l’un et le
multiple, entre le privé et le public, entre la pensée
(« pensée » au
sens que lui donnera Pascal) et la citation. Montaigne inaugure un art
nouveau,
celui de peindre le moi en deux dimensions – celle du particulier et
celle de
l’universel à la fois. Les Essais ne
sont pas des mémoires, ni une autobiographie ni une historiographie,
ils ne
comportent ni chronologie ni enracinement : leur propos ne
contient ni
suite fixée dans le temps, ni localisation fixée dans l’espace. Ils
relèvent
d’un autoportrait en mouvement, dans lequel le moi n’est pas un être
fixe, mais
un passage. Montaigne se peint traversant la vie. Le moi s’écrit,
s’inscrit et
s’incurve dans le mouvement de sa vie se faisant. L’autoportrait
n’est
pas l’autobiographie. Le premier est synchronique, la seconde est
diachronique.
L’autoportrait est une forme d’écriture de soi qui s’invente à mesure,
sans
continuité, et dont le récit mouvant, sans narration fixe, emprunte au
pictural
sa métaphore. Sans doute, les Rêveries de
Rousseau relèvent-elles également de l’autoportrait. Tel
autre revendique
l’autobiographie alors qu’il écrit plutôt des autoportraits :
c’est le cas
de Michel Leiris, qui présente son texte - L’Age
d’homme, comme l’œuvre d’« un faiseur de
confessions » quasiment maniaque. Michel Leiris y écrit d’ailleurs
ceci : « un tableau de moi, peint selon ma propre
perspective, a de grandes chances de laisser dans l’ombre certains
détails qui,
pour les autres, doivent être les plus flagrants ». Tout
se passe comme si
l’autoportrait était aux antipodes de l’image que les autres ont du moi
qui se
peint lui-même. Chez Leiris, l’écriture de soi est un antidote à la
castration
– il le dit lui-même. Il se peint sans concession ni complaisance. Il
faut bien
concéder à perdre la face, pour faire son autoportrait… Dans
cette série, les
signes de féminité et la chair de l’humanité disparaissent peu à peu au
profit
de la seule structure osseuse du visage. Le regard se métamorphose
progressivement, de pupille en iris, jusqu’à devenir des yeux qui se
révulsent,
se retournent, se creusent, et ne sont plus que trous béants, orbites
démesurés. Ainsi l’autoportrait vieillit peu à peu, au fil de la série,
jusqu’à
devenir une vanité. Un
tel autoportrait va sonder l’ossature du visage. Que veut donc voir
l’autoportrait ? Qu’est-ce
qui préside
au désir de scruter sa propre face aussi loin, de sonder la matière de
son
intériorité ? L’autoportrait n’exprime-t-il pas parfois le désir
de voir
en face son propre ennemi : soi-même ? Ou bien sa mort
propre ?
Ou bien, en étant mû par la fonction scopique, scruter l’autre qui est
en
soi ? Tout autoportrait suppose sans doute une estimation par
soi-même de
son image de soi : l’estimation étant une question de valeur, par
exemple
esthétique, et cette valeur portant sur l’image de soi et donc le
narcissisme,
que cette image soit magnifiée ou caricaturée, sublimée ou projetée
sans
complaisance ; cela redouble donc le problème. Il y a comme un
jugement
mis en abîme : l’image de soi et l’estimation par le moi de son
image de
soi. Pourquoi ? Et pourquoi décider de passer à l’autoportrait à
tel
moment ? Est-ce pour conjurer la mort ou pour saisir le mouvement
de son
propre vieillissement ? Est-ce lorsque le plaisir narcissique est
devenu
un plaisir sans joie, que l’autoportrait permet d’accéder à la joie de
se
transfuser soi-même dans un autre ? « Est-ce
que ce ne sont pas là les antipodes dont tu parles ? » Alors
si tel est le cas, l’autoportrait et l’image de soi sont-ils aux
antipodes l’un
de l’autre, comme le sont le visage et son reflet ? [1] In L’autobiographie, de Jacques Lecarme et Eliane Lecarme-Tabone, éd. Colin 1999, p. 61 – roue de l’autobiographie elle-même inspirée de « La roue de Virgile » de Donat. Philippe Merlier 14-06-2014
Anne Gaelle Burban Présentation
Anne Gaelle Burban
Alain Harly Du
self-portrait à la fabrique de l’ego chez
James Joyce Deux
questions me sont venues à ce propos, ou plutôt trois ; voyons pour les
deux
premières -Pourquoi les peintres qui
réalisent un autoportrait, le plus
souvent, font « une sale gueule » ? -Est-ce qu’on ne pourrait
pas supposer que pour l’écrivain
James Joyce, ça n’avait pas cessé, cette tentative, de s’écrire,
quelque chose
comme un self-portrait ?
Certainement qu’il y a à distinguer
l’autobiographie et l’autoportrait du peintre. On me dira que ce n’est
pas le
même médium, que l’un se déploie dans le domaine de la littérature
alors que
l’autre se situe dans le champ des arts plastiques. Et pourtant on ne
peut
écarter que ces deux registres puissent s’articuler, d’autant qu’on
supposera
pour l’un comme pour l’autre le procès d’un sujet de l’inconscient.
Est-ce que James Joyce pourrait nous
aider à concevoir cette articulation entre autobiographie et
autoportrait ? Dans le Portrait de
l’artiste en jeune homme
la dimension autobiographique est claire ; puis cette dérive dans Ulysses
qui n’est pas sans évoquer le style d’un rêve où vient se difracter le
désir en
divers personnages flottants ; et enfin avec Finnegans Wake où dans cette
veillée funèbre coule à flot breuvages, bruitages, mots tordus,
assemblage de
lettres, noms sans fin, pour qu’en ressuscite le défunt entrainant
alors le
lecteur dans une danse cosmique.
Lacan souligne cette élation
jubilatoire qui n’est pas sans soutenir un égo narcissique dans le
regard de
l’Autre. Il conçoit en effet que pour Joyce, son œuvre a pu opérer une
sorte de
réparation d’un égo vacillant, ou plus précisément qui risque « de
foutre
le camp ». On ne peut pas ne pas être surpris que cette notion
surgisse à
la fin du Sinthome (1975-76). Qui ne
se souvient de la charge qu’il avait pu faire, au début de son
enseignement,
dans les années 50-60, en particulier avec ce détournement opéré par
l’Ego-psychology ? Alors ce retour à l’ego chez Lacan, comment
l’entendre ? Cet égo correcteur qu’il introduit ici à propos de
Joyce et
de son artifice littéraire, serait-il une réévaluation du statut de
l’Ego dans
sa doctrine ?
La troisième question nous ramène à
la pratique analytique : va-t-on dire que la cure est de l’ordre
d’un
autoportrait ? N’est-ce pas ce qui se dit si souvent au début d’un
travail
analytique, avec bien des variantes bien sûr : « voila comme je
suis », « on me dit que je suis comme cela », ou encore
« je
voudrais être vraiment moi », etc. Comme l’on sait, une
psychanalyse va
engager toute une réappréciation, voire une traversée, de la
représentation que
le sujet peut avoir de lui-même. Mais pour autant va-t-il s’y saisir au
terme
de son parcours dans une pure ressemblance ? Et en quoi, le
travail de
l’écrivain, ou celui du peintre, pourrait-il nous éclairer sur ce
quelque chose
qui échappe et qui est la marque même de la subjectivation? Travelling sur les autoportraits chez JoyceCette idée
d’un autoportrait de l’artiste, c’est une des pistes que Jacques Aubert
suit
dans sa préface de l’édition des œuvres de James Joyce à La Pléiade. Je
vais
poursuivre avec quelques remarques cette hypothèse de l’œuvre comme
autoportrait. On ne
saurait ici se lancer dans une traversée exhaustive de cette œuvre,
mais
seulement noter quelques moments, pas nécessairement les plus connus,
de son
parcours d’écrivain, avec comme préambule ces instants appelés épiphanies,
ce qui ne se distingue pas comme élément d’importance dans son œuvre,
cela
donne tout juste un livret d’une quinzaine de pages, mais qui nous
indiquent
dans sa pureté le processus de son mouvement créateur et le fondement
de son
esthétique. Il y a sans
doute de la dérision dans cette nomination en regard de la très
chrétienne
Irlande. Stephen Dedalus dans Stephen le
héros en donne la définition suivante : « Par épiphanie,
il
entendait une soudaine manifestation spirituelle se traduisant par la
vulgarité
de la parole ou du geste ou bien par quelque phase mémorable de
l’esprit même.
Il pensait qu’il incombait à l’homme de lettres d’enregistrer ces
épiphanies
avec un soin extrême, car elles représentaient les moments les plus
délicats et
les plus fugitifs. » Ces
épiphanies, c’est donc à partir d’un objet dérisoire, d’une séquence
langagière
entendue par hasard, d’une courte scène dont Joyce se saisit, et de se
précipiter alors pour les noter,
associant une réalité fugitive avec des mots. Le souci
dans ce moment-là
n’est pas de faire dans les belles lettres, mais véritablement
d’opérer, sur le
champ, une articulation, de nouer le réel et le symbolique peut-on dire. Ces moments
minuscules, l’idée viendra plus tard d’en faire un recueil, mais
surtout de les
reprendre dans des projets littéraires élaborés. Comme cela a été bien
repéré
par Pascal Bataillard, l’écriture de Joyce semble obéir au
principe :
« rien ne doit se perdre, tout peut être réutilisé. »[i]
En quelque sorte, c’est un activiste du re-cycle ! Mais Il ne
serait sans doute pas inutile de souligner ici cette précipitation,
cette hâte,
ce qui nous ramènerait à la fonction de la hâte en logique. A reprendre
les
trois séquences du temps logique, on pourrait avancer que dans ces
expériences épiphaniques,
le temps pour comprendre est escamoté, et que l’instant de voir et le
moment de
conclure sont liés au point que leur distinction est difficile à faire.
Cela
n’est pas sans évoquer quelque chose de l’ordre du collapse, ou encore
que
c’est le réel même qui s’écrit. Ainsi celui
de « race » par exemple, si
problématique à la fin de son Portrait de
l’artiste en jeune homme,
avec « the increated conscience of my
race », nous le retrouvons de nombreuses fois dans toute
son œuvre,
mais nous l’avons aussi dans l’intitulé d’une nouvelle, « After the race », qui raconte tout
simplement une course automobile, et un circuit : on retrouve le
cycle, le
tourner en rond. La question obsédante qui s’entend sur fond de
mélancolisation, du comment sortir de ce retour au même, de ce cercle
mortifère. On ne va pas
ici reprendre toutes les nouvelles du recueil. Il faudrait bien sûr
commenter
« the Dead ». Mais évoquons
plutôt ici rapidement une nouvelle plus discrète « Painful
case »,[ii]
un cas douloureux, où cette paralysie
de la société dublinoise y est subtilement décrite. Mais c’est aussi
bien un miroir
qu’il se tend à lui-même. Joyce en reprendra plusieurs fois l’écriture.
Le
manuscrit comporte de très nombreuses ratures. Il est dans le doute, et
dans
d’infinies corrections. Cela ne coule pas de source. Dans cette
nouvelle, un certain James Duffy, personnage terne qui se tient à
l’écart de
l’agitation de Dublin, vivant « un
peu à distance de son corps, considérant ses actes d’un regard oblique
et
dubitatif ». Solitaire, il occupe ses loisirs en jouant au
piano et en
assistant parfois à des opéras ou des concerts.
« Il avait aussi une
singulière habitude autobiographique qui, de temps en temps, lui
faisait
composer dans sa tête une petite phrase le concernant et comportant un
sujet à
la troisième personne et un prédicat au passé. » Il se
retrouve être
par hasard en relation proche avec une
femme, situable pour lui dans une position maternelle, Mrs Emily
Sinico, mais prend
la fuite au premier geste de tendresse. Il apprendra plusieurs années
plus tard
dans un journal qu’elle avait eu un accident mortel, renversée par un
train
alors qu’elle traversait les voies du chemin de fer. Il s‘avère qu’elle
s’est alcoolisée
après le terme de leur rencontre. Il réagit
vivement à la lecture du récit de sa mort, il en est révolté, en
particulier
par le vice où elle a glissé. Il estime que « Non seulement elle
s’était
avilie mais elle l’avait avili. » Il se conforte dans la ligne de
conduite
prise vis-à-vis d’elle. Mais sa mémoire commence bientôt à
vagabonder, il pense ressentir la main de
cette femme qui touche la sienne. Bouleversé, il sort, s’arrête
longuement dans
un bistrot, boit plusieurs grogs. Il repense à ce qu’il avait partagé
avec
elle, prend conscience de sa mort, de ce que fut sa solitude et aussi
de la
sienne. Il lui semble entendre sa voix effleurer son oreille. La
question de sa
responsabilité, rejetée tout à l’heure, insiste et le sentiment de sa
culpabilité l’assaille. Il s’éprouve comme
« banni du festin de la vie », et alors qu’un
train sort de la
gare, il entend le rythme bourdonnant de la machine « [répéter]
inlassablement les syllabes de son nom à elle. » On ne peut
pas ne pas y entendre une allusion à la disparition de sa propre mère,
à la
problématique du deuil, et à la culpabilité. Mais il me vient de
souligner cette
thématique du nom, du surgissement du nom, avec les occurrences les
plus
variées, qui est omniprésente dans toute son œuvre. Notons aussi ce
rythme à
trois temps, si ferroviaire, qui scande ce surgissement, ce
retour : /é-mi-ly
/ si-ni-co/. Ce
travelling ne saurait se faire sans évoquer le Portrait
de l’artiste en jeune
homme, la dimension autobiographique y étant bien claire.
Cependant la
gestation et la publication de ce qui reste un roman indique toute la
difficulté de l’entreprise. On considère que Stephen
le héros en fut
une sorte de première tentative. Mais
soulignons comment le titre en lui-même introduit une temporalité qui
la situe,
à y supposer un sujet, du coté du futur antérieur : Ce n’est pas
une
expression narcissique du jeune homme qui s’érigerait dans la figure
glorieuse
de l’artiste, ce serait plutôt qu’à partir des moments de déréliction,
de
défaite, d’errance, pourrait se tramer dans la langue, par la langue
une
manière de faire avec cette chute, et cette manière c’est bien celle
d’un
artiste. L’interprétation
que Lacan donne à la scène de la raclée est bien connue. Avançons ici
une
petite note : ne pourrait-on pas aussi situer cette scène comme
une
reconstitution bien évidemment, mais aussi dans un débat sur le statut
du corps
chez Saint Thomas ; ce ne serait pas seulement une disputatio qui
tourne
mal, mais ce serait une monstration de la défaite du corps ainsi mise
en scène.
La tradition thomiste a fait du corps le lieu de la beauté rendue
possible à
partir du sacrifice du Christ. Or ce qui nous est présenté là n’est pas
de cet
ordre, mais d’un corps qui se fait « pelure », qui se réduit
à une
enveloppe sans consistance. Point de mise en gloire, et point de père
pour en
soutenir l’érection. Si
on suit ce fil, on pourrait dire que la
figure de Stephen s’efface dans Ulysses .
Et l’on sait comment
la figure de Bloom vient s’y associer, mais pas seulement. Nous avons
surtout
toute une foule de personnages tous plus truculents les uns que les
autres. On
a pu dire qu’Ulysses était un
rêve ; ce qui nous autorise à considérer,
comme Freud nous le dit dans la Traumdeutung
que « c’est la
personne même du rêveur qui apparaît dans chacun des rêves, je n’ai
trouvé
aucune exception à cette règle. Le rêve est absolument égoïste. »
Ce qui
veut dire alors que tous les personnages du roman ne sont pas sans
emporter les
signifiants qui concernent singulièrement Joyce. Alors
va-t-on dire que ces personnages sont autant de reflets, autant de
miroir,
autant de portraits ? Il y a en tout cas tous ces personnages
comme autant
de représentants, d’incarnations d’un sujet en vadrouille et puis il y a tous ces noms, cette
profusion de noms,
propre à produire une sorte d’étourdissement. Et pour finir ce
parcours, juste
cette remarque à propos de Finnegans Wake
et des
nominations : les noms sont tout aussi profus, mais ils se
distordent,
pour les personnages principaux, ils se réduisent à des initiales
H.C.E. et A.L.P.
Pour un peu cela pourrait nous conduire à une analogie avec le rêve et
à la
fonction de la lettre qu’il s’y révèle. La matérialité littérale
devient
l’objet d’une trituration infinie, ce qui n’est pas loin du travail du
rêve qui
ne cesse de s’amuser avec les lettres. Après ce
rapide travelling, il serait tentant de proposer un zoom : c’est
ce que
nous allons faire avec la caricature réalisée par César Abin. La caricature de César
Abin : un
autoportrait en rébus. Il s’agit
d’un dessin de l’artiste espagnol César Abin datable du début 1932. C’est une manière de caricature représentant
James Joyce. Il y en a une bien plus célèbre, à juste titre, celle de
Brancusi.
Ce qui fait le prix de celle-ci, c’est qu’elle a été réalisée sous son
contrôle
et selon les indications précises de l’écrivain. On pourrait donc
avancer que
le dessinateur a prêté sa main au vouloir de Joyce afin de réaliser une
sorte
d’autoportrait. Le contexte
est pour James Joyce celui de la mort du père et d’un deuil : son
père est
décédé fin décembre 1931, le 29 précisément. On rapporte que sur son
lit de
mort il aurait fait cette déclaration : « Dites à Jim qu’il
est né à
six heures du matin. » Ce n’était pas un délire, mais
la réponse in extremis à une question de
James envoyée par courrier en vue
d’une consultation chez un astrologue.[iii] Sa douleur
est affichée comme profonde. Il écrit à T.S. Eliot : « Il
avait pour moi un amour intense et cela augmente ma douleur
et mon remords de n’être pas allé le voir à Dublin depuis tant
d’années. »
En effet depuis une dizaine d’années, il n’a pas fait de
visite à son père
âgé, veuf et solitaire ; le projet de faire venir son père à Paris
n’aboutit pas. Il est surtout occupé alors par la rédaction de Finnegans
Wake, et sa publication par
morceau dans la revue Transition
[dirigée par Maria et Eugène Jolas]; c’est
aussi l’époque où son œuvre subit de vives attaques en Irlande, en
Angleterre
et aux Etats Unis. Il est aussi très préoccupé par l’état de santé de
sa fille
Lucia. John Joyce
n’a pas cessé durant tout ce temps de réclamer auprès de James
attention et
surtout aide financière après la publication d’Ulysses.
La réponse de
James Joyce est sèchement négative. Il cherche plutôt à le convaincre
de sa
pauvreté. Il lui cache les dépenses considérables –elles ont
impressionné
Hemingway– en vêtements luxueux pour lui-même et surtout Nora, en
dîners fin
dans les plus grands restaurants de la capitale, en spectacles d’opéra
et en
concerts. Quand John
Joyce est à l’agonie, James s’active soudainement, envoie moult
lettres,
télégrammes, téléphone à l’hôpital tous les jours, presse un ami
dublinois de
lui rendre visite. A l’annonce de sa mort, James s’effondre en
s’accusant de ne
pas lui avoir procuré de meilleurs soins. Il affiche le plus cruel des
désespoirs. Il écrit à
Miss Weaver qu’il est dans une telle « prostration d’esprit »
qu’il
pense ne pas poursuivre le Work in
progress. Il exprime une vive culpabilité : « Pourquoi
écrire sur un lieu où je n’ai pas osé aller en un tel
moment ? » et d’intenses sentiments d’affection qui
surprennent : « Mon père avait
pour moi une extraordinaire affection […] Il a pensé à moi, parlé de
moi
jusqu’à son dernier souffle. Je l’ai toujours beaucoup aimé, étant un
pécheur
moi-même, et j’aimais jusqu’à ses fautes. » Et de
poursuivre sur ce qu’il lui a transmis : « Des
centaines de pages et quantité de personnages viennent de lui dans
mes livres.[…] j’ai de lui ses portraits, un gilet, une voix de ténor
et un
penchant à l’extravagance et à la licence (d’où sort la plus grande
partie du
talent que je puis avoir), et à part cela, quelque chose que je ne
puis
définir. » ( C’est moi qui souligne) Il fait à
Miss Weaver cette curieuse confidence : « Pauvre
foufou, [il parle de lui-même] il me semble que sa voix, je ne
sais comment, a pénétré dans mon corps ou ma gorge. » Il
témoigne de
son humeur douloureuse à ses amis, et de sensations –entre guillemets–
« hallucinatoires » :
« J’entends mon père qui me parle.
Je me demande où il est. » Le 2 février
est sa date anniversaire. Pour le distraire et l’honorer, Sylvia Beach
se
propose d’organiser une fête pour célébrer son jubilé : il va en
effet
avoir cinquante ans. Il accepte sans enthousiasme, et cela ne le sort
pas de sa
tristesse d’autant que le jour même sa fille Lucia a une crise de
fureur et
qu’elle doit être hospitalisée. Il faudra
attendre la mi-février pour que la mélancolisation de James diminue. Le
15
février, c’est le jour d’une naissance, celle d’un petit-fils, que les
parents,
en l’honneur du grand-père, prénomment Stephen James. (Son destin
mériterait
d’être évoqué.) James Joyce
écrit le jour même un émouvant poème : Ecce
Puer. Donnons en ici juste la dernière strophe : Enfant qui dort, Vieillard qui sort. O père abandonné, Ton fils soit pardonné. Ce n’est pas
bien sûr sans évoquer la transmission entre générations, en particulier
du nom,
et la question de la faute et du pardon. C’est donc
dans ce contexte, que ses amis Maria et Eugène Jolas, directeurs de la
revue
Transition qui publient le Work in
Progress au fur et à mesure de son
avancée, eurent l’idée, à l’occasion de cet anniversaire, et aussi dans
le
cadre de la publication, de commander un portrait de Joyce à un artiste
espagnol : César Abin. Quelques
mots de présentation de César Abin (1892-1974) : C’est un peintre
castillan
qui durant une période parisienne fait
partie de « la bande à Picasso ». Il se fait connaitre alors
pour ses
caricatures de personnages célèbres, et des peintres en
particulier ;
C’est un observateur subtil et drôle du visage humain. Il publiera un
ouvrage,
préfacé par Maurice Raynal, qui rassemble 56 caricatures représentant
des
peintres, des critiques, des marchands du monde artistique parisien de
l’époque, et plus spécialement les personnalités les plus marquantes de
l’aventure cubiste. [iv]
Il est donc sollicité pour faire un
portrait
de Joyce. À noter que Picasso avait été approché pour cela, mais qu’il
avait décliné
cette offre. César Abin lui accepte et se met au travail. Nous sommes
donc au mois de janvier 1932. Il n’est certainement pas inutile de
mettre en
perspective ce moment où James Joyce vient de perdre son père il y a au
plus
deux semaines, qu’une fête pour son jubilé se prépare, et que la
naissance d’un
enfant est éminente : ce sera le petit-fils prénommé Stephen James. James Joyce
est très mécontent d’une première esquisse que lui propose César Abin.
Il se
rend compte que ce portrait empreinte une tournure des plus classiques
et il
s’oppose à cette représentation qui serait celle de l’artiste en robe
de
chambre au milieu de ses livres. Joyce refuse cette forme
convenue ; il
rejette cette image là de lui-même. On pourrait aussi le dire comme
cela, il objecte à un « Portrait de
l’artiste
en vieil homme. » Le
dessinateur doit revoir sa copie et Joyce va dorénavant être sur son
dos
pendant 15 jours afin de lui imposer tant la forme générale que les
détails de
ce dessin. C’est donc un portrait aux
traits imposés en quelque sorte, et ce n’est pas faire trop grand
forçage
que de le considérer comme un autoportrait. Je dirai que
le résultat obtenu d’un point de vue pictural n’est pas renversant,
comme si
l’artiste avait été tellement bridé et orienté, que sa patte s’en
trouve bien
réduite. Et pour le coup nous avons un dessin saturé en symboles.
J’avancerai
donc que c’est un rébus que Joyce nous a finalement laissé, soit une
forme
imagée de l’énigme. Cette
incidence de l’énigme est essentielle dans l’œuvre écrite de James
Joyce. On la
trouve dès le Portrait de l’artiste en jeune
homme. Elle nous donne
certainement une clef pour saisir l’enjeu qu’a eu pour cet auteur sa
production
littéraire. Sans doute
dira-t-on que pour tout sujet, nous avons cette dimension, cette
question qu’il
adresse à l’Autre dans l’attente d’une réponse sur l’énigme de son
propre être,
et en particulier sur ce qui fait symptôme dans son existence. Devant
le
silence de l’Autre, devant ce qui fait trou dans l’Autre, il lui faudra
déplier
les signifiants de sa demande et en déchiffrer les signifiés. Mais est-ce
ainsi que se présente les choses pour James Joyce ? Il me semble
que non,
et que cet autoportrait pourrait nous en faire saisir quelque chose. En
somme,
ce n’est pas un questionnement sur lui-même qu’il adresse à l’Autre,
mais en
produisant ce rébus, il interpelle l’Autre comme celui qui va être à la
tâche
de déchiffrer l’énigme qu’il aura minutieusement construite. C’est une
sorte de
retournement de la position ordinaire. Il nous faudra interroger cela
un peu
plus loin. Mais pour
l’instant pourquoi ne pas répondre à cette invitation à déplier ce
rébus et à
en trouver sinon La signification, du
moins quelques unes. Alors risquons-nous au jeu. Avertis que
nous sommes de son maniement de la langue, on ne peut pas s’attendre à
de
l’univocité ; certaines significations nous serons données par des
remarques
glanées ici ou là dans son œuvre, ou dans sa correspondance, d’autres à
partir
de confidences de son entourage. D’autres encore pourront être fournies
par une
lecture purement formelle du dessin. Et enfin en se laissant aller à
notre
propre lecture, en étant dupe en quelque sorte des formes autant
plastiques que
littérales. Ce qui saute
aux yeux, c’est la forme générale, la gestalt, qui emprunte la forme
d’un point
d’interrogation. Ce n’est pas une lettre, ce n’est pas une danse, mais
cela
convoque un lecteur qui va identifier cette convention d’écriture qui
ponctue
la forme interrogative d’une phrase. Nous avons là-dessus une
explication
donnée par Joyce lui-même. « Paul
Léon [Paul Léon est un ami et collaborateur] me dit que,
quand je me tiens
penché à un coin de rue, j’ai l’air d’un point d’interrogation ». Je
soulignerais bien ici que l’identification de cette gestalt, cela lui
vient de
l’autre, d’un autre « lecteur », identification en terme de
lecture à
partir d’un système littéral ; c’est bien ce que Joyce va
intégrer, assimiler,
incorporer, en terme de « Je » : « Je me
tiens »,
« J’ai l’air de… ». D’autres éléments
écrits sont présents sous trois formes : -le chiffre
13 sur le chapeau : un symbole de la chance ? Ou de la
malchance ? Un appel à la bonne fortune ou l’indice d’un sort
funeste ? En
tout cas interrogation sur le chiffre, comme on le perçoit aussi dans
cette
question au père sur son heure de naissance et l’approche de son
cinquantième
anniversaire. -les
feuilles imprimées : Ce qu’on aurait pu prendre pour un journal sortant de la poche est en fait - là
encore c’est une indication de Joyce rapportée par son entourage- une
partition
de musique dont on peut en partie saisir le titre d’une mélodie qui
est, au
complet : « Montrez que je tombe en soldat. » Comment
entendre cela ? S’agit-il ici pour lui d’indiquer son effondrement
actuel,
tout en signalant qu’il n’a pas démérité ? Mais dans quelle
guerre ?
Pour Edna O’Brien si Joyce n’est pas retourné en Irlande, c’est qu’il
avait une
peur panique de se confronter à la félonie d’anciens amis qui
attaquaient son
œuvre, de négocier de vives voix avec ses éditeurs, d’une hostilité de
la
société irlandaise, et tout cela aurait bien pu se terminer par un
lynchage,
comme ce qui était arrivé à Parnell, son héros. - Le mot
Irland identifie sur la représentation
d’une sphère terrestre une île qui occupe presque tout un hémisphère,
avec la
région de Dublin en son centre. Même si sa position d’exilé est à cette
époque
tout à fait assurée, Dublin reste le centre du monde, de son monde, un
point
fixe de son univers mental. Il a pu dire un jour, parlant de
Dublin :
« ce sera toujours pour moi la première ville du monde. »[v] On se permettra d’ajouter avec laquelle
cependant il est en guerre. D’un point
de vue spatial, on pourrait noter le côté aérien de la composition, le
corps
semblant flotter dans l’espace au-dessus de la terre ; les nuages
viennent
souligner cette position. Ne pourrait-on penser à une figure de Dédale
s’élevant dans les airs et survolant alors le monde étroit des humains,
et
spécialement celui des Dublinois errant dans leur labyrinthe ?
Cette
partition sortant de la poche semble lui donner des ailes. Cependant,
si envol il y a, ne peut-on y voir une sorte de fléchissement, de
courbure[vi]
qui n’est pas de bon présage sur la suite du voyage. « C’était
comme s’il
avait un pressentiment des difficultés immenses qui
l’attendaient. »
remarque Eugène Jolas.[vii] Le vêtement
rapiécé, veut-il signaler une précarité ? On sait que cet aspect a
été
voulu. Or si cela a pu être le cas par le passé, ce ne l’est plus à
cette
époque où le succès d’Ulysses lui
permet maintenant
quelques somptueuses dépenses. Mais il est vrai que l’épargne n’est pas
son
fort ! Cette
pauvreté affichée, est-elle adressée au père ? Ce serait alors la
reprise
de son argument pour ne pas lui apporter l’aide financière qu’il lui
demandait.
C’est donc à ce niveau un mensonge qui
se redouble, qui insiste, alors qu’il ne serait plus nécessaire. On pourrait
bien sûr évoquer le contexte économique qui n’est pas fameux, la crise
de 1929,
c’était hier et la crise se fait sévèrement sentir. Mais une anecdote
rapportée
par Eugène Jolas peut prolonger d’une manière singulière cette
perspective : A cette époque, Joyce avait suggérer d’organiser
« un
bal de purée », ce qui signifie en argot, décréter une
insolvabilité
générale[viii].
N’est-ce pas une manière d’apurer la dette ? Comment ne pas se
laisser
aller ici à l’idée que la dette dont James Joyce souhaite être libéré
est la
dette symbolique qui le relie d’une manière si périlleuse à ce père. Alors
au-delà de l’interprétation en tant que symboles de ces pièces
rapportées, de
ces patchs comme on dit en anglais,
se profile une autre piste pour rendre compte de la nécessité de ce
mensonge
sur le paraitre, sur l’image sociale. Que dans cet autoportrait,
s’impose de
boucher les trous sur l’habit en utilisant des pièces, des morceaux de
tissus
venus d’ailleurs, le plus souvent dans un réemploi, un recyclage, ne
peut pas
ne pas nous questionner sur le corps que cet habit est sensé recouvrir.
A noté
que cet habit est d’un seul morceau, réalisant une sorte de sac,
ravaudé. Alors
pourrait-on risquer cette question, y a-t-il un corps dans ce
sac ? Il est aussi
rayé de lignes équidistantes, ce qui est un élément bien hétérogène à
l’ensemble. Il me venait ceci que ces lignes seraient en attente de
supporter
quelque chose, de recevoir des notes comme sur la partition, des
lettres, des
mots, et que c’est ainsi que ce corps interrogatif, flottant dans
l’espace,
pourrait trouver à se tenir par la force de cette écriture. N’est ce pas
d’ailleurs la fonction et le destin des Epiphanies ?
Fonction de
nouage, de couplage, de couture entre le réel et l’inconscient, et puis
reprise
de ce matériel épiphanique dans le corps d’un récit à venir. Comme
l’écrit
Pascal Bataillard, chez Joyce « rien ne doit se perdre, tout peut
être
réutilisé. »[ix] Et que dire
de cette étoile au bout du nez ? Viendrait-elle indiquer le bon
chemin.
Est-ce une bonne étoile, ce qui viendrait redoubler le symbole chiffré
de la
chance. Indice tout de même qu’il y a de l’Autre, d’un Autre qui
saurait faire
signe où trouver son Bien. Mais va-t-il pouvoir saisir cette
indication ?
Les lunettes qu’il porte semble moins une aide, une correction visuelle
qu’une
occultation à la vue ? Des verres opaques, en quelque sorte, qui
ne font
que refléter l’éclat de cette étoile. C’est Joyce
qui a insisté pour mettre cette étoile au bout du nez afin que ça
illumine le
sujet nous dit Richard Ellman[x].
On trouve de nombreuses références aux étoiles dans son œuvre. Celles
que je
voudrais privilégier ici se trouve dans l’Epiphanie notée XVIII[xi] :
Cela se présente comme une conversation à trois, où comme si souvent
chacun ne
parle qu’à lui-même. « - Miss
O’Callaghan, zézaillant : je vous ai dit le nom, La Nonne évadée. -Dick Sherry, d’une voix
forte : Oh, je ne lirai pas un
livre comme ça…Il faut que je demande à Joyce. Dis donc, Joyce, as-tu
jamais lu
La Nonne évadée ? -Joyce : J’observe
que certain phénomène se produit
environ à cette heure-ci. -Dick Sherry : Quel
phénomène -Joyce : Oh…les
étoiles sortent. -Dick Scherry à
Miss
O’Callaghan : Avez-vous jamais observé comment…les étoiles
sortent
au bout du nez de Joyce environ à cette heure-ci ?...(elle
sourit)…Parce que j’observe ce phénomène… » [C’est moi qui
souligne] Cette
étoile qui pourrait illuminer le sujet, et
qui sait ? le monde, que Joyce réintroduit dans son autoportrait,
ça lui
sort au bout du nez, autant dire comme une crotte de nez ! Bref
c’est un
déchet du corps, a litter donc. Et là
encore, ce n’est pas sans l’autre que cela est identifié. Et enfin ces
deux toiles d’araignée : celle qui recouvre le chapeau noir :
l’intention énoncée par Joyce était de suggérer ainsi sa peine et son
deuil ; mais n’est-ce pas tout aussi bien une manière d’ironiser
sur son coté
« foufou » comme il l’écrit à Miss Weaver, soit sur le fait
d’ « avoir une araignée dans le plafond », [c’est une
expression
qu’il emploie à propos de Jung pour le définir comme quelqu’un qui
s’occupe des
gens quelque peu dérangés, hypothèse en tout cas que l’araignée de la
folie
pourrait tisser sa toile : C’est bien ce qu’il confie quand il
évoque
cette sensation que la voix du père a pénétré dans son corps ou sa
gorge, ou
qu’il entend son père lui parler. Vis-à-vis de
ce père et de la fonction qu’il aurait pu représenter, il n’y a pas de
dette,
les comptes sont apurés, d’ailleurs il n’y a pas eu de dette : et
alors la
voix du père se fait réelle et lui rentre dans la gorge ! Et puis
l’autre toile qui est celle autour de laquelle tout le buste s’enroule
et dont
on ne peut trancher si elle y est appendue, ou au contraire si elle
soutient un
corps au bord de la chute. A noter aussi que les fils de cette toile
rejoignent
les lignes que je suppose d’écriture à venir. Est-ce à dire que si l’
« araignée est dans la tête », c’est
avec sa toile que vient se supporter une écriture, et du coup, ce corps
dansant
dans l’espace sidéral ? Le thème de
l’araignée lui aussi n’est pas nouveau dans son œuvre. Citons juste un
extrait
de l’Epiphanie XXIII qui commence par « Cela n’est pas
de la danse ». Jacques Aubert en fait un
heureux développement.[xii]
L’intérêt se redouble pour nous du fait que son frère Stanislaus Joyce
avance
dans un ouvrage intitulé « Le
gardien de mon frère » que cette épiphanie est extraite d’un
rêve de
James Joyce. « ….Il n’y a pas de
musique pour
lui. Il se met devant la multitude. Il n’y a pas de musique pour lui. Il se met à danser loin, en bas, dans
l’amphithéâtre, avec de lents et souples mouvements des membres,
passant d’un
mouvement à un autre, avec toute la grâce que confère la jeunesse et la
distance, jusqu’à ce qu’il semble un corps tourbillonnant, une
araignée
faisant des roues dans l’espace, une étoile… » [C’est moi qui souligne] Il n’y a pas
à conclure, ni même mettre un point final. Il nous faudrait refaire un
tour de
danse, déplier une nouvelle fois toutes ces con-danse-ations,
nous risquer à de nouvelles lectures, inviter ce père drôlatique qui
« êtezocieux » à y rester, relire ce
fils nécessaire qui « êtezodieux »,
et mettre la musique pour Stephen-James Joyce, le petit-fils en charge
d’être
le seul Joyce, le Joyce seul, le Un Joyce en regard de tous ces
joyciens qui
envahissent dorénavant notre planète. Nous
abordons cette notion en reprenant la leçon XI du séminaire Le Sinthome
où Lacan articule l’ego chez Joyce et ce que cela signifie d’écrire. Et
en
particulier d’écrire les souvenirs d’enfance, ce qui n’est pas sans
conséquences pour un sujet. C’est qu’écrire ses souvenirs d’enfance,
cela revient
de passer d’une écriture à une autre écriture, soit d’une écriture
nodale à une
écriture littérale, et cela n’est pas sans avoir des effets réels. Qu’est-ce
que ça signifie d’écrire ? La question peut se poser d’une manière
générale,
mais il la pose ici plus spécialement pour Joyce, et Lacan avance une
hypothèse
sur ce qui lui est arrivé ; cela concerne son ego. L’ego aurait
joué chez
lui un tout autre rôle que le rôle ordinaire, simple, et son écriture
serait tout
à fait essentielle à son ego. [Remarque :
Ce rôle « simple » de l’ego, demanderait à être rappelé.
L’ego avait
été situé dans le registre imaginaire, cf.
tout le développement dans les premiers séminaires, avec
l’élaboration
du schéma optique, la place de l’œil et de I, le réglage transitiviste
entre le
moi-idéal et l’idéal- du-moi, la fonction du miroir plan comme
commandant ce réglage,
et ce trait situé du côté de l’autre qui va permettre que se constitue
un cadre
où ce réglage opère.] Lacan évoque
justement une question de cadre à propos d’une anecdote où un tableau
représentant la ville de Cork a un cadre en liège, ce qui se dit aussi
« cork ». Lacan souligne ici cette fonction du cadre en
particulier
dans Ulysses
où les différentes séquences, les différents tableaux, les chapitres
sont
supportés par un encadrement qui peut emprunter à divers domaines et
qui va
avoir un rapport d’homonymie avec ce que le chapitre développe. Il me
semble
que cette remarque pourrait valoir tout aussi bien pour Finnegans Wake. Ce cadre
conduit à la question du corps. Il évoque alors la scène de la raclée
dont
pâtit Stephen, et le rapport au corps qui s’y trouve particularisé,
puisqu’il
tombe « comme une pelure » . Ordinairement,
malgré l’image plus ou moins confuse que nous avons de notre corps,
cette image
comporte des affects. Lacan s’étonne que Stephen alias James, suite à
cette
violence, ne témoigne pas d’affect. S’il
n’exclut pas une jouissance masochiste, ce qui le retient dans le
propos c’est
cette notion de détachement, de chute, et la réaction de dégout
vis-à-vis du corps
propre. Cette notion du « laisser tomber » lui semble bien
suspecte. Et
de nous donner ici une définition de l’ego : « cette idée de
soi
comme corps a quelque chose qui a du poids. C’est ça qu’on appelle
ego. » L’ego
en tant que narcissique est concerné au premier titre par le corps en
tant
qu’image. Or dans ce moment-là, l’image du corps n’a pas d’intérêt,
[Disons,
n’a pas de valeur phallique. Elle a une valeur de déchet, soit d’objet
petit
a.] [Remarque : Nous prenons connaissance de cette scène sur le
mode d’une
réminiscence : Stephen s’en souvient alors qu’il vient de se tirer
habilement
d’affaire d’une nouvelle attaque de ses petits camarades : cette
scène de
la raclée était arrivée après que son professeur ait jugé sa
composition comme
hérétique. Cela concerne la question pour l’âme et le créateur de
s’atteindre
ou de se rapprocher, ce qui n’est pas effectivement sans poser une
question
théologique essentielle. Juste après,
sans doute fortifiés par cette violente condamnation, ses gentils
camarades le
poussent à dire son jugement sur le plus grand écrivain ; Stephen
se fait
le défenseur de Biron, ce qui lui vaut d’être de nouveau accusé
d’hérésie, et
de subir leurs violences. Il se débat et arrive à se dégager. Ses
bourreaux
s’enfuient vers Jone’s Road. Il se
souvient aujourd’hui de tous les détails de cette affaire et s’étonne
de ne pas
ressentir de colère vis-à-vis de ses tourmenteurs. Toutes les
descriptions de
haine et d’amour qu’il a pu lire dans les livres lui paraissaient
dépourvues de
réalité. Puis vient
dans le texte ceci, je cite : « Même cette nuit-là, pendant
qu’il
s’en retournait en titubant par la Jones’s Road, il avait senti qu’une
certaine
puissance le dépouillait de cette colère subitement tissée, aussi
aisément
qu’un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre. » [Il me semble
qu’à relire le texte de près, l’interprétation de Lacan n’est pas aussi
évidente. Par contre je soulignerai bien que ceci se passe sur la
« Jones’s Road ». Or son père se prénomme John ;
l’écriture
diffère, mais phonétiquement, c’est identique ; on pourrait donc
presque
entendre que ce dépouillement a lieu alors qu’il s’en retourne sur
« la
route du père. »] Dans le
séminaire, Lacan poursuit justement sur cette fonction du père et
l’amour qui
s’y rapporte dans la mesure où il est porteur de la castration, point
spécialement problématique pour James
Joyce que ce père comme agent de la castration. Le Nœud Bo
est la version lacanienne de cet amour, amour éternel précise-t-il, qui
se
rapporte à la fonction du père ; l’objet cause du désir se
trouvant alors
à ce point de coinçage du nœud. A propos de
Joyce, Lacan avance une modalité spéciale du nouage qui n’en fait
justement pas
un Nœud Bo. Il y a estime-t-il une erreur dans le nouage : le réel
et
l’inconscient font couple, et l’imaginaire est dans une position de ne
pas être
noué au deux autres. L’imaginaire
est ce qui donne consistance au corps, ce qui n’est pas sans concerner
l’identification
spéculaire. Ne pas être noué aux deux autres, laisse la possibilité
pour cette
image spéculaire de se désolidariser, de foutre le camp comme il dit.
C’est son
interprétation de ce qui se passe pour Joyce après la raclée. C’est
l’indice
clinique d’une erreur dans son nouage, qui se caractérise d’une part
par le
couplage du Réel et de l’Inconscient, comme on le note dans ses Epiphanies,
et d’autre part dans la possibilité pour l’imaginaire du corps de se
« dé-soli-dariser. » Or cette
erreur pourrait trouver à se corriger. C’est ce que la pratique de la
nodalité
lui permet de concevoir : en ajoutant un anneau supplémentaire qui
empêchera
que l’anneau de l’imaginaire puisse se libérer. [Question :
cela constitue-t-il un Nœud Bo pour autant ? Il y a bien
maintenant un
nouage qui solidarise les 3 anneaux plus l’anneau supplémentaire, mais
est-ce
un Nœud Bo ? La seule chose qu’on puisse dire, c’est que cela
« a
l’air » d’un Nœud Bo, et que l’imaginaire est maintenant arrimé
aux autres
consistances.] Pourtant
Lacan parle ici d’un nœud Bo, et il nomme cet anneau supplémentaire
« l’ego
comme correcteur ». Et de poursuivre avec une remarque que cette
correction ne mobilise pas une face mais un fil. Il oppose à cette
occasion la
géométrie commune qui joue avec les faces : on définit par exemple
un
polyèdre selon le nombre de faces. Avec cette face géométrique nous
sommes dans
l’ordre de l’évidence. Avec la topologie nodale, nous sommes dans
l’ordre de
l’évidé : chaque anneau cerne en effet un vide. [Remarque :
La notion de face n’est pas sans évoquer le visage et l’image
spéculaire.
L’évidence de la face, on la trouve aussi bien dans la géométrie que
dans la
reconnaissance commune. Et c’est précisément ce qui est en jeu dans
l’autoportrait. Ce que nous
apprend l’histoire de l’art, et plus précisément la fabrique de
l’autoportrait,
c’est cette interrogation fondamentale sur cette évidence de la face. L’autoportrait,
ce n’est pas comme on aurait pu dire un peu trop vite un culte
narcissique,
mais plutôt la mise en question de ce qui soutient ce narcissisme. Du
coup cela
a pour effet de suspendre cette évidence, et de défaire l’image
spéculaire de
sa plénitude et de son expansion jubilatoire. Qui n’aura
remarqué que les autoportraits, essentiellement, nous donnent à voir
des
visages inquiets, pensifs, anxieux, défaits. Nous ne sommes pas loin de
la
grimace. Parfois il se creuse, se distord, se disloque, s’efface,
disparait.] Alors, pour
reprendre le propos de Lacan, la bonne correction, si j’ose dire, pour
Joyce, ça
ne passe pas par un ravalement de façade. Ça passe par un fil, un fil
réel qui
va donner consistance à cet ego correcteur. Pour Joyce, ce réel là,
cela
consiste en un faire avec la pratique de l’écriture, de la lettre. Et
j’ajouterai avec l’énigme. Pour terminerAvec l’œuvre
de James Joyce, nous sommes convoqués comme lecteur et comme
interprète. On
pourra rétorquer que c’est bien ce qui se passe dans l’approche de
toute œuvre
littéraire. Ce qui fait une de ses particularités et pas la moindre,
c’est la dimension
de l’énigme. Et on la voit tout aussi bien à l’œuvre avec cet
autoportrait qui
déjoue l’évidence d’une ressemblance pour nous entrainer dans le jeu
d’un
rébus. Comme
lecteur et comme interprète, nous participons de cet ego correcteur par
la
dialectique transitiviste ainsi engagée. C’est bien ce dont témoignent
aussi
tout ceux qui furent en première ligne, son frère, ses amis, ses
protectrices, ses
collaborateurs, ses éditeurs, et bien
sûr son épouse : il a fallu éprouver pour lui pour que ça tienne. Lacan
souligne que James Joyce est « l’écrivain par excellence de
l’énigme ». Contrairement à ce qui se passe dans une analyse où il
s’agit
de pouvoir s’approcher d’une réponse à l’énigme de son existence, le lecteur de Joyce est à la tâche de
débrouiller cette « énigme portée à la puissance d’une
écriture »,
c’est-à-dire de courir après un énoncé qui échappe. Mais en fait le
rapport
entre énonciation et énoncé étant chez lui abolit – et c’est sans doute
ce que
suggère la notion de « désabonné de l’inconscient »- il revient à
l’autre
par sa lecture, par son interprétation d’en maintenir un écart, et de
faire
tenir ainsi, entre les lignes, un trou qui vaille. Poitiers, juillet 2014.
[i] Pascal Bataillard, Joyce et Nietzsche : un cas d’école. In Dubliners, James Joyce, sous la Direction de P. Bataillard et de D. Sipière, Ed. Ellipses, 2000. [ii] James Joyce, Œuvres, t.I, N.R.F. Gallimard, pp. 200-210. [iii] Les éléments de ce passage biographique sont empruntés à l’ouvrage de Richard Ellmann, James Joyce, Ed. Gallimard, 1959. p. 645-649 et à celui de Edna O’Brien, James Joyce, Ed. Fides, 2001, pour la traduction française. p. 201-207. [iv] « Leurs Figures », César Abin, 56 portraits d’artistes, de critiques et de marchands d’aujourd’hui, imprimerie Muller, 1932. On peut en avoir une idée à partir de la réédition d’un ouvrage de Maurice Raynal, La bande à Picasso, Ed. Ouest-France, 2008. Il comporte de nombreux dessins de César Abin. [v] Cité par E. O’Brien, p. 99. [vi] Marcia Rosa, psychanalyste brésilienne, citant Joyce : « un portrait n’est pas un papier d’identité, mais bien plutôt la courbe d’une émotion », souligne ce signifiant « courbe », et interroge ce dessin en ces termes : « A propos de quoi se courbe t-il, ou qu’est qui le fait se courber ? » in James Joyce e o auto-retrato em forma de interrogaçao, tempo psicanalitico, Rio de Janeiro, 2008. [vii] In Eugène Jolas, My friend James Joyce, James Joyce, two décades of Criticisme, Ed. Vanguard Press, 1948, p. 3-18. [viii] D’après Eugène Jolas, dans ce même article. [ix] Pascal Bataillard, Joyce et Nietzsche : un cas d’école. [x] Cf in Richard Ellman, p. 648 [xi] O.C., Epiphanies, XVIII, p. 94-95. [xii] Jacques Aubert, Avant-propos, Joyce avec Lacan, Bibliothèque des Analytica, Navarin Editeur. Jean-Jacques Lepitre 2ème tour
Rembrandt
Autoportraits La
dimension
imaginaire n'y est pourtant pas absente. Elle y est même soulignée. À
voir les
poses et les habits où il campe divers personnages, diverses apparences
:
bourgeois, noble, potentat oriental, militaire, philosophe, guerrier,
peintre
et même saint. N'est-ce pas là les traces d'un jeu avec le miroir ?
Avec
l'interrogation, peut-être, autour de ce qui fonde l'image de soi,
l'image
spéculaire, le moi, par où l'enfant s'appréhende. Comme unité où peut
se
rassembler l'ensemble d'un vécu, d'une corporéité jusqu'alors encore
disparaître, sous le regard dun Autre, justement. Ce
regard, ce
regard d'un autre, capable d'approuver l'image de soi, et au-delà des
apparences, des postures, voire des marques de l'âge, ce regard quel
est-il ?
Est-ce le regard du spectateur, et y compris dans ce dispositif celui
de
Rembrandt lui-même appelé ainsi à la place tenue par l'adulte
bienveillant lors
du stade du miroir regardant l'enfant et approuvant son image ? Bien
sûr, on
peut supposer un appel à ce regard. Mais est-ce aussi simple ? Il y
a d'abord
cette lumière. Cette lumière venant presque toujours du même côté. De
plus ces
autoportraits se présentent aussi toujours de la même façon, légèrement
de
trois-quarts droit nous faisant face. Cette lumière qui désigne, qui
enveloppe,
qui baigne le visage en permet la vision... Cette lumière est-ce la
lumière de
la vérité, comme chez Platon, par exemple le mythe de la caverne,
est-ce le
souverain bien comme chez Aristote ou est-ce " que la lumière soit »,
le
regard de Dieu ? Depuis
l'optique
géométrique nous avons affaire aux rayons, ceux émanant de l'objet par
réflexion d'un X. lumineux, courant d'objets en miroirs et en lentilles
pour
atteindre un oeil unique, point de convergence où à partir duquel,
inversement
et symétriquement, se construit une perspective avec un point de
fuite... Pour
les amateurs, de la différence et du rapprochement, entre cette lumière
et ces
rayons, le rappel de Schreiber peut se faire. Voir,
être vu,
la pulsion scopique est une retrouvaille de la psychanalyse... Lumière
donc à
la gauche du tableau, là où le plus souvent les enfants dessinent le
soleil.
Lumière dans les autoportraits de Rembrandt le plus souvent
bienveillante, mais
pas toujours, il faudrait en étudier les nuances : du froid au chaud
par
exemple ou du gris au doré. Lumière
donc
d'où se peint et se montre Rembrandt. À quoi, à notre regard ? À notre
vision ?
Car ce n'est pas la même chose. Je regarde ce que je désire voir. Le
regard en
quelque sorte précède la vision. Il est ce qui détermine la vision
Lacan
parlait des tableaux comme des dompte regards, des fenêtres où la vue
se repose
du regard. Le peintre a peint un paysage, y installant une perspective,
un point
de fuite, déterminant un regard, une position, un angle. De ce regard,
il a
déjà fait l'acte, le désir, le travail. Nous pouvons nous contenter de
voir, et
d'apprécier ou de récuser le regard qu'il nous propose. Rembrandt
aussi
nous repose de notre regard. L'éclairage, le modelé, le grain de la
peau,
l'orientation, notre place même nous sont déjà offerts. C'est à notre
vision
qu'il se propose, à la sienne également. Peut-être alors plus proche
d'une
extériorité, une position autre par rapport à sa propre représentation.
À
évoquer peut-être ici, l'équivalent de la surprise qu'on a à se voir
sur un
film dont on a ignoré le tournage. Nous voyons donc les autoportraits
de
Rembrandt tout au long de sa vie. Et là encore nous notons une étrange
constance, comme pour la lumière, comme pour le léger trois-quarts
droit, c'est
qu'il semble bien, et ce n'est pas n'importe quoi, que le regard que
Rembrandt
offre à nos yeux, le sien, varie peu d'un autoportrait à l'autre. Voilà
qui est
étonnant, ce regard paraît être constant de l'âge de 20 ans jusqu'à la
fin de
sa vie. Il s'agit d'un regard un peu particulier, plutôt bon, assez
souvent
mélancolique, mais aussi un peu perdu. En tout cas, il est assez
souvent
difficile à saisir... Le
piège se
referme. Nous qui nous reposions de notre regard, le voilà sollicité.
Nous
regardons ce regard qui ne nous regarde pas, pas vraiment, la plupart
du temps,
mais que nous supposerions au moins regarder. Réversion de la vue et du
regard.
Lacan : schize de l’oeil et du regard. Je regarde ce que je désire
voir,
ce que je vois appelle mon regard. Ici,
nous ne voyons plus, plus clairement... Notre vue se brouille à la
vision de ce
regard imprécis, un peu perdu, dans un certain nombre de cas. Alors
nous
regardons encore plus, notre désir de voir se concentre, sur un oeil et
puis
sur l'autre. D'abord le premier, en pleine lumière. Avons-nous une
tache sur
notre veste ? Notre pantalon ? Notre jupe ? Quelque chose derrière
l'épaule ?
Cet oeil est-il égaré ailleurs, dans quelque pensée ? Il n'est pas
dirigé vers
notre visage... Et puis ensuite l'autre oeil, souvent en retrait
parfois même
dans l'ombre... Et là, le choc, cet oeil nous fixe, directement, sans
ciller,
et même parfois durement. Pris
au piège.
C'est
à ce point
même où Rembrandt a poussé la question spéculaire, l'identification à
l'autre,
à nous-mêmes, par le jeu des cadres et de la représentation, tel, nous
disions,
celui qui se voit ayant été filmé à son insu, c'est à ce point que se
produit
la réversion. Ce regard de Rembrandt que nous voyons nous sollicite,
appelle
notre attention. D’y supposer justement un regard, son indécision en
appelle au
nôtre. L'objet
regard.
Celui que tente de cerner Lacan à le poser comme objet a, cause du
désir. À
partir d'une intuition de Merleau-Ponty : le visible est habité,
constitué
par un regard précédant la nôtre. Sur le modèle du tableau, qui donnent
à voir
comme il faut voir, délire d'influence, ce regard précédant le nôtre
nous
regarde, délire d'observation. Ce
regard de
l'autre d'avant le miroir, autre dont les orbites se sont creusées avec
la
chute de l'objet a, n'est-il pas toujours objet à se manifester : guet
du désir
de l'autre, crainte de son jugement. N’est-il
pas à l’horizon de notre espace ? A nous guetter, à nous faire
nous tenir
en bonne posture, en bonne apparence.. Est-ce lui que nous avons
intériorisé
comme oeil intérieur surveillant notre morale, témoignant de notre
conscience,
conscience de conscience, et qui dans nos rêves nous fait spectateur de
nous-mêmes. Il
faudrait ici
pouvoir développer de la brillance comme éclat de lumière au se faire
briller
du narcissisme... Mais
c’est
autour de ces bascules qu’opère Rembrandt. Car alors que nous étions
vacillants
autour de ce regard ayant attiré le nôtre que nous voyons surgir ? Cet
oeil, ce
regard qui nous fixe, nous fige, et nous précipite, selon l'expression
de
Lacan, à nous faire tableau, c'est-à-dire représentation, image
spéculaire
telle qu'à ce regard pénétrant, inquisiteur, oeil du surmoi, mauvais
oeil, etc.
nous puissions opposer l'enveloppe, la représentation, issues de cette
image
spéculaire, narcissique, où nous nous reconnaissons, où nous avons été
reconnus,... Il y
aurait
beaucoup de choses encore à spéculer sur l'art ajouté autour de ce jeu
de regard... |