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L’artiste entre Réel et représentation

Soutine à Céret

Elise Chante

A partir de l’œuvre et du « mythe » Soutine, nous questionnerons la dimension du Réel comme pousse-à-créer, ainsi que le destin de ce Réel dans l’acte de peinture et le passage à l’acte destructeur. L’histoire est celle d’un traumatisme : « autrefois j’ai vu le boucher du village trancher le cou d’un oiseau et le vider de son sang. Je voulais crier, mais il avait l’air si joyeux que le cri m’est resté dans la gorge. Ce cri je le sens toujours là ». Peindre devait permettre de « faire sortir ce cri ». Mais il y a ratage, la représentation n’y suffit pas, d’où peut-être, pour Soutine, cette autre tentative de faire avec le Réel : détruire ses toiles (notamment celles de la période Céret), les «assassiner ».

Introduction
Pourquoi le personnage Soutine et son œuvre peuvent-ils nous permettre d’interroger l’articulation entre Réel et représentation ?
Soutine est celui qui œuvre « dans le déséquilibre », selon son expression, déséquilibre, peut-être, entre le Réel traumatique comme pousse-à-créer et la représentation toujours insuffisante à rendre compte de ce Réel.
On connait la formule « Le Réel c'est l’impossible». Il ne peut s’imaginariser ni se symboliser, on ne peut jamais que risquer des mots ou tenter des représentations pour s’en approcher. Cette énigme toujours relancée et relançante d’un impossible est à la fois choc et nécessité pour le sujet d’y répondre (F. Vinot et J.-M. Vives, Les médiations thérapeutiques par l’art : le réel en jeu, 2014). C’est en ce sens qu’elle peut constituer un pousse-à-créer (c’est-à-dire que chacun, quelle que soit sa structure, doit trouver son savoir y faire avec le Réel).
Soutine, c’est l’image du peintre maudit, torturé, vagabond, le peintre brut, disent les cérétans, « peintre du déchirant » qui s’épuise à « peindre l’intuition, la flamme », « dans l’extase terrifiée ». On en sait peu sur Soutine. Rares sont les peintres du 20ème qui se sont tu à ce point sur leur production. Les paroles rapportées ou qui lui sont prêtées sont rarissimes. En l’absence d’écrits, de propos du peintre et de témoignages précis, les auteurs qui se sont intéressé à Soutine ont préféré ne retenir qu’une poignée d’anecdotes romanesques. Ces anecdotes le décrivent le plus souvent malade, atrabilaire, colérique, mélancolique, sauvage, apeuré, traqué, attiré par la laideur, traînant une vieille saleté de misère après lui. On en a fait le prototype du maudit, sinon du martyr. C’est donc à partir de la construction du personnage, du mythe Soutine que j’ai travaillé, le mythe étant une façon de dire quelque chose de la condition humaine, au plus près de l’indicible.
Ça commence par une enfance misérable : Chaïm Soutine est né en 1893 à Smilovitchi dans l’Empire Russe (actuelle Biélorussie). Smilovitchi est un Immense ghetto où les juifs d’Europe centrale se massaient dans les shtetls. Son Père Salomon est tailleur, sa mère Sarah s’occupe des onze enfants (Soutine est le 10ème), ils vivent dans le plus grand dénuement.

Son ami Michel Kikoïne dit que Soutine voulait, dès l’enfance, absolument dessiner. Il n’eut d’autre idée dans sa vie que de peindre. Soutine aurait souvent relié cette vocation de peinture à une scène traumatique originaire, et à l’expression d’un cri inachevé. « Autrefois, j'ai vu le boucher du village trancher le cou d'un oiseau et le vider de son sang. Je voulais crier, mais il avait l'air si joyeux que le cri m'est resté dans la gorge. Ce cri, je le sens toujours là. Quand, enfant, je faisais un portrait grossier de mon professeur, j'essayais de faire sortir ce cri, mais en vain. Quand je peignis la carcasse de bœuf, c'était encore ce cri que je voulais libérer. Je n'ai pas réussi » (Les propos sont rapportés par ses amis Kikoïne et Szittya).
Trauma et vocation semblent liés: au cri inarticulable répond la vocation (de vocare, appeler).
il serait peut-être plus juste de parler de fantasme, et non de trauma, à propos de ce souvenir (de ce souvenir-écran ?). Fantasme qui est déjà une réponse à la rencontre avec le Réel. On peut penser à cette image proposée par Lacan dans le séminaire X : le fantasme est un tableau posé devant l’encadrement d’une fenêtre (Cf. Magritte La condition humaine 1 – bien qu’avec ce tableau de Magritte nous restons dans la clôture de la représentation). L’importance de cette mise en scène tient moins à ce qui est peint sur la toile qu’au fait de ne pas voir ce qui se voit par la fenêtre, car probablement du côté de l’extérieur, il y a le Réel comme traumatique. Le trauma ce serait une brisure de l’écran (Cf. Magritte La condition humaine 2). Le fantasme est une tentative de se protéger du Réel, mais la tentative, peut-être, ne marche que partiellement. Le cri, du côté du Réel, reste inarticulable, irreprésentable. « Je n’ai pas réussi », dit Soutine, à le faire sortir par la peinture. Il y a un reste qui résiste à la représentation.
Ce souvenir, à l’allure mythique, nous indique que la rencontre avec le Réel invite à une réponse, une « réplique » du sujet (F. Vinot et J.-M. Vives, 2014) sans cesse renouvelée.

C’est, chez Soutine, l’invention d’une vocation, on pourrait dire d’un appel de l’Autre, le grand Autre, mais d’un Autre insatiable. Cette vocation en effet vaut tous les sacrifices, elle consume l’artiste (« je ne veux pas me noyer dans mon sang » dit-il). Cette exigence conduit à une violente insatisfaction. Soutine dira à une femme visitant son atelier : « tout ce que vous voyez ici ne vaut rien, ce n’est que de la merde, mais c’est quand même quelque chose de mieux que les tableaux de Modigliani, de Chagall et de Krémègne. Moi j’assassinerai un jour mes tableaux alors qu’eux, ils sont trop lâches pour en faire autant ».  
Et en effet il n’a de cesse de détruire les toiles dont il n’est pas satisfait. Des témoins l’ont vu contempler ses tableaux des heures durant, puis se lever brusquement, prendre un couteau de cuisine et les lacérer. Parfois il les découpe, ne conservant de la toile que la partie qu’il considère comme réussie. Il est arrivé qu’il rachète ses tableaux pour les retoucher ou les brûler. Il s'intéresse à la puissance expressive du tableau, et le sentiment d'échec semble lié à l'insuffisance de cette puissance devant un Réel ininscriptible, irreprésentable.
Si tout du Réel ne peut être pris en charge par le Symbolique (Lacan), alors l’œuvre est ce qui, dans un même mouvement, révèle et voile le Réel, laissant pressentir qu’un autre type de rapport à cet indomptable est envisageable : là où le symptôme suture, l’art fait rupture, et dans le meilleur des cas, ouverture » (F. Vinot et J.-M. Vivès, 2014).

Soutine semble vouloir aller au plus près du dévoilement. Qu’on pense aux peintures d’animaux morts, ces chairs ouvertes au regard, où il s’agit de voir sous la peau des choses, dans l’ « extase terrifiée » pour reprendre l’oxymore de Soutine, donnant à voir en même temps l’horreur de la putréfaction et la fascination de l’éclat.
D’autre part, ne peut-on penser que ces natures mortes rappellent que toute représentation est affaire de mise à mort ? La représentation tue la Chose, elle exclue le Réel, le tableau ne peut faire exister le cri inarticulable. Entre Réel et représentation la position est intenable, obligeant l’artiste à créer un lieu toujours inédit, un lieu où capturer un éclat de Réel.
Ainsi Soutine privilégie, notamment dans les années 20-25, et sous prétexte de motifs classiques, un thème directement en prise sur l’événement du sacrifice de son enfance. Il décline en maintes variations des « victimes immolées », des « êtres vulnérables, victimes de notre pénétration visuelle » écrit Elie Faure.
C’est à Céret que Soutine se lance dans cette voie, sa chambre d'hôtel donne sur la vitrine de la boucherie. Il peint non seulement la bouchère près de sa devanture (cf. L’étal de boucherie), mais surtout les corps d'animaux pendus et ouverts comme Le Lapin écorché de 1921.
Dans cette « mise en scène fantasmatique », c’est « comme si le geste, avant d’être pictural, procédait de l’intérieur des chairs, disséquait, ouvrait et fouillait les ventres, exposait les entrailles. Un acte qui n’est pas sans rappeler l’expressionnisme du geste, et qui culmine dans l’acte de poignarder ses toiles » (cf. Anne Juranville «Chaïm Soutine : la mélancolie du dernier peintre maudit» In Figures de la psychanalyse 2013/2, n° 26).
Sur l’expressionnisme du geste,la compagne de Soutine, Gerda Groth, raconte: « il s’élançait de loin et pan, pan, pan ! sur la toile, il lançait les couleurs comme des papillons empoisonnés ». Lui-même aurait dit : « il faut que ce soit vomi la peinture ».
Aller vers le dévoilement donc…Mais « assassiner » les tableaux c’est aller encore plus loin que le dévoilement : c’est déchirer le voile, le lacérer. Pensons à Fontana qui lui fait œuvre de cette lacération (cf. Fontana, Concetto spaziale).
Anne Juranville considère cette frénésie destructrice comme un passage à l’acte, c’est-à-dire retour dans le Réel de ce qui n’a pu être symbolisé, retour dans le passage à l’acte où le sujet s’absente, de cette part qui échappe à toute mise en représentation. Il y a une différence entre ce Réel brut, si l’on veut, et le Réel tel que bordé par la représentation, bord qui permet que le Réel résonne autrement, pour celui qui fait acte de peinture, mais aussi dans l’expérience esthétique du regardeur.

Pour revenir sur ce cri inarticulé, étranglé : Soutine ne se préoccupe pas comme Munch ou Bacon, de peindre le cri (Cf. E. Munch Le cri, 1910 et F. Bacon Étude d'après le portrait du pape Innocent X par Velázquez, 1953). Il s’agit d'invoquer le cri, d’en faire sentir l'angoisse et la masse immaîtrisable. Plus encore que les personnages (souvent muets, bousculés, jetés dans l'espace. Cf. Paysage avec personnages), ce sont les objets qui souffrent et qui crient : terre, maisons, arbres, ciel. Le cri n'est pas psychologique, il provient des fondements (Cf. paysages de Céret)
Lorsque le peintre se pose en un lieu, c'est pour faire émerger les choses (comme Merleau-Ponty l'a dit de Cézanne), en faire sentir l'épaisseur comme on est forcé d'entendre un cri, avant d'en rejeter les décombres et de les détruire. Du monde qui l'entoure, il extraie la chair vocale. Il s’agit pour Soutine de transformer le cri, le faire pousser dans les arbres et les gorges, le faire chair, le faire monter au ciel, mais aussi le faire entendre silencieusement – qu’on pense par exemple aux oreilles difformes, dressées, démesurées de ses portraits (Cf. Le petit pâtissier). L'oreille attire notre regard, elle l'engloutit dans un espace d'invocation.
Ce qui se répand dans le tableau n'est pas la voix (comme chez Klee/Kandinsky) ni le son pur (cf. Mondrian), ni le chant (cf. Toorop), c'est le cri. C'est un cri désubjectivé, sans source précise, sans que la source de l'angoisse ou du désespoir ne soit indiquée. L'angoisse inexprimée va là où elle peut, dans les rues torturées ou dans les mains nouées. Les mains sont l'expression du mutisme du sujet. Toute l'angoisse s'y réfugie. Le cri est bloqué.

Le cri semble avoir une couleur, il est rouge (couleur de la signature du peintre bien souvent). Chez Soutine, le rouge montrerait l'invisible/indicible/inaudible d'un espace vécu comme sonore. Il est à la place de ce qu'on n'entend pas dans ce que l'on voit. Ça peut aller d’un Punctum rouge qui accroche le regard (cf. le mouchoir du Petit pâtissier) à un déversement du rouge (cf. L’escalier rouge) en passant par toutes sortes de traitement du rouge. Le rouge semble faire office de point vocal.
Chez Bacon, le cri est, peut-être, du côté du voile : « je peins le cri plutôt que l’horreur » dit-il. Chez Munch le cri déchire le voile de la réalité. Le peindre norvégien raconte l’expérience du Réel, l’expérience-réelle, à l’origine du fameux tableau : « J'étais en train de marcher le long de la route avec deux amis - le soleil se couchait - soudain le ciel devint rouge sang – j'ai fait une pause, me sentant épuisé, et me suis appuyé contre la grille - il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir et de la ville - mes amis ont continué à marcher, et je suis resté là tremblant d'anxiété - et j'ai entendu un cri infini déchirer la Nature ». Mais si les personnages de Munch bien souvent se bouchent les oreilles, ceux de Soutine tendent l’oreille, à l’écoute de l’inaudible, de l’inouï peut-être.
On peut également faire un parallèle avec le Rilke de la Première élégie de Duino : « qui, parmi la cohorte des anges, m’entendrait si je criais ? ». A quoi bon crier, le grand Autre est sourd.

Une seconde scène, autre aspect du mythe Soutine, fait écho à la scène traumatique du sacrifice religieux. Cette fois c’est l’histoire d’un interdit, d’un châtiment, et d’un exil libérateur. Si, comme on l’a vu, peindre apparait très tôt comme une nécessité chez Soutine, cela lui vaudra d’être roué de coups au titre de l’interdit de représentation dans son ghetto juif natal, traditionnaliste. Soutine aurait été battu par le fils d’un vieil homme dont il faisait le portrait. Le vieil homme pourrait être un rabbin, et le fils… un boucher. La famille Soutine a menacé de poursuivre le tortionnaire. Un arrangement à l’amiable a été trouvé sous la forme d’une indemnité de 25 roubles. Ses parents en touchent une partie, le reste revenant à Chaïm, ce qui lui permettra de quitter son village avec son ami Michel Kikoïne. Ils se rendent à Minsk puis Vilnus, où ils s’inscrivent aux Beaux-Arts et rencontrent Krémègne. Ils partiront tous les trois pour Paris entre 1911 et 1913. Soutine arrive en juillet 1912, ce sera l’époque de la Ruche, de l’amitié avec Modigliani, qui vantera le talent de Soutine auprès du marchand Zborowski, celui qui enverra le peintre à Céret en 1919.
Revenons rapidement sur cette question de l’interdit de représentation (puisque c’est aussi la question du rapport entre réel et représentation qui se pose là) : Soutine a dessiné quelqu’un et a été battu, en raison du tabou qui pèse sur la représentation dans la tradition juive : « tu ne feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre » (exode, 20:4). En réalité, l’interdit de la représentation se révèle plus complexe, selon que l’on respecte la Torah, ou bien la compilation de la tradition orale juive qu’est le Talmud. Celui-ci distingue sans ambiguïté l’idolâtrie et la recherche esthétique. Tout est question d’intention religieuse ou esthétique dans la création de l’image. La question qu’on peut se poser c’est : interdit de représentation ou impossible, irreprésentable? Certains auteurs ont cru voir dans l’œuvre et la vie de Soutine les stigmates de cet interdit (notamment dans sa tendance à détruire ses œuvres ou à refuser qu’on y pose un regard pendant l’acte de peinture). Culpabilité par rapport à un interdit ou, plus radicalement, confrontation à un impossible ? D’ailleurs le fameux interdit de représentation n’est-il pas une façon supportable, édulcorée, de pointer l’impossible (on ne peut représenter Dieu, quelque chose échappe à la clôture de la représentation) ?

Soutine est un peintre du motif, il ne peut peindre sans modèle. Prenons l’anecdote du bœuf écorché (cf. Le bœuf écorché). En 1923, influencé par Rembrandt ("C'est si beau que j'en deviens fou..." disait-il devant les tableaux du maître), il se procure aux abattoirs des carcasses de bœufs. Pour que la carcasse reste vive, il demande à sa compagne de l'arroser régulièrement de sang frais. L'odeur est terrible, les voisins se plaignent, les services d'hygiène arrivent, ils désinfectent l'atelier mais n'empêchent pas Soutine de peindre (ils lui montrent comment piquer la viande d’ammoniaque pour retarder la décomposition). Il faut que la chair soit morte, mais elle doit aussi pleurer. Elle doit être en même temps cadavérique et sensuelle.
Soutine donc peint au motif, ce qu’il a sous les yeux, avec une détermination d’autant plus forte qu’il n’a pas la tête à s’en expliquer. Zborowski, de retour de Céret, rapporte à un ami : « Savez-vous comment peint Soutine? Il s’en va par la campagne où il vit comme un misérable, dans une sorte d’étable à cochons. Il se lève à trois heures du matin, fait vingt kilomètres à pied, chargé de toiles et couleurs, pour trouver un site qui lui plaise et rentre se coucher en oubliant de manger. Mais il décloue la toile et, l’ayant étendue sur celle de la veille, il s’endort à côté ».
Si certains tableaux semblent presque abstraits, c’est toujours à partir d’une perception de la réalité que peint Soutine, mais, peut-être, avec la sensibilité particulière qui l’attire vers la Chose, qui le fascine et le terrifie tout à la fois (« je peints dans l’extase terrifiée »). La Chose   freudienne, Das Ding, est antinomique avec la représentation, elle en est la part insymbolisable, c’est en quelque sorte la première acception du Réel lacanien. Ainsi quand Soutine peint le Réel du corps ou la chair du monde, peut-être s’agit-il de donner à voir la Chose sous la peau des choses, ou plutôt dans les choses, leur matérialité même.

Pour Soutine, comme pour Rilke, le beau est inséparable du terrible (cf. Première Elégie de Duino : « le beau n'est que le commencement du terrible »), pensons aux développements sur le sublime (ceux de Burke notamment).
Une autre notion peut nous permettre d’interroger l’articulation du réel et de la représentation, c’est celle d’informe.
« L’informe n'est pas refus de la forme mais une modalité d’expression du Réel dans la figuration » (F.Vinot).
C’est la question du pan de tableau développée par Georges Didi-Huberman et repris dans un article par Frédéric Vinot (« Du pan de tableau au pan de transfert », In Cliniques méditerranéennes 2009/2, n° 80) : « Dans plusieurs de ses travaux, Georges Didi-Huberman s’est attaché à repérer la présence et la fonction de taches ou de zones informes, floues, multicolores qui ne s’intègrent pas complètement au système représentatif que prétend soutenir le tableau par ses effets de ressemblance. De quoi s’agit-il ? Quelque chose dans le tableau dépasse, outrepasse tout à coup son aspect figuratif : "  La matière peinture, c’est-à-dire la couleur ne colorie plus les objets mais fait irruption, et ravage la bienséance des aspects "  (G. Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, p. 13). C’est une mise à mal de l’empire de la ressemblance, une défiguration. Il y va donc d’un effet de non-sens, le pan intervient comme "  eau trouble, voire catastrophe dans l’élément iconographique de la peinture figurative ". Il ne s’agit donc pas de ce qui est représenté, mais bien de ce qui est présenté. Par le biais de la tache, d’un jet de pigment pur, c’est d’une " présence matérielle de la peinture "  qu’il est question.
Cette caractéristique de l’informe semble avoir inspiré les plus fins peintres du haut Moyen Âge et de la Renaissance qui s’en saisirent afin de figurer l’irreprésentable.
Citons Denys l’Aréopagite : "  L’image du divin ne doit pas signifier le divin mais être à l’image du divin : mystérieuse et dissemblable. Dieu est sans forme, ainsi la figure du divin doit-elle se donner comme une forme informe, une figure qui porte en elle l’infigurable, figure qui sort d’elle-même, qui s’extrait de la ressemblance, évide en elle-même tout lieu où l’on pourrait saisir une signification univoque. Ainsi la figure devient-elle authentiquement figure d’un mystère […], est-elle pensée aux fins de montrer, simplement, l’altérité du divin ".
Autrement dit, moins ça a de forme, plus ça figure ce qui est au-delà de la forme, l’irreprésentable.
Dans La peinture incarnée, Didi-Huberman s’arrête longuement sur la rupture – violente – que lui occasionna un de ces effets de pan. C’était devant la Dentellière de Vermeer: à propos du " fil "  rouge, " cette drôle de forme informe ne représente rien, ne ressemble à rien, presque rien. C’est de la peinture déposée, semble-t-il, toute liquide à travers la trame de la toile. C’est une fascination, tendue entre le comble et la dislocation de l’image. Cela fait choc, non-sens, voire trauma" ».
Ces zones informes, floues, multicolores qui ne s’intègrent pas complètement au système représentatif, on les retrouve chez Soutine et notamment dans les toiles peintes à Céret, où le phénomène est exacerbé.
Soutine vit près de trois années à Céret entre 1919 et 1922. Il y peint des œuvres étonnantes, déterminantes pour son parcours artistique. C'est là, dans la solitude, loin de Paris et des musées qu'il aimait fréquenter, qu'il trouve une expression personnelle. Ses œuvres, encore très figuratives à son arrivée en 1919, vont rapidement atteindre un expressionnisme violent, marqué par des couleurs intenses, saisies par des formes puissantes et déformées, pour arriver dans certains tableaux à une véritable abstraction. Un mouvement agite les paysages, comme s'ils étaient instables, d'autant plus que Soutine évite les verticales et les horizontales strictes. Ce procédé accentue concrètement l'inclinaison des maisons qui vacillent sur leurs fondations, la dérive des arbres, la précarité du fond glissant. Petit à petit, à Céret, le ciel disparaît du cadre, la pâte est de plus en plus épaisse et les formes ondulent davantage.

On verra chez Soutine, dans ce traitement de la matière (dans « le lyrisme de la matière »), un précurseur de l’expressionnisme abstrait américain. Le lien a été fait avec l’Action Painting de Pollock . De Kooning également s’inscrira dans une certaine filiation avec Soutine.
L’œuvre de Soutine est exposé au MOMA en 1950, on en fait pratiquement un abstrait qui s’ignore (notamment au regard des œuvres de Céret), mais c’est là une relecture à partir d’enjeux contemporains qui n’étaient pas les siens.
L’intérêt pour nous de la notion d’informe, c’est que l’informe ne va pas sans la figura, c’est à partir de la figuration que s’opère le vacillement. Le peintre révèle sur ses toiles ce qu’il lui a fallu appréhender, du côté du Réel, en même temps que ce qui a rendu la chose appréhendable, du côté de la représentation.
Le travail réalisé à Céret permet à Soutine d’accéder à la notoriété lorsque le célèbre Docteur Barnes décide de lui acheter une centaine d’œuvres. Une fois sa reconnaissance assurée - après 1923, Soutine n'aura de cesse de racheter les toiles de cette époque et de les détruire. Peut-être, ce serait une hypothèse, la proximité avec la Chose.