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Im Anfang war die Tat
Alain Harly


Quand Michel Robin m’a sollicité pour intervenir lors de ces journées sur l’acte en tant qu’il concerne le travail de l’artiste, je l’ai assuré que j’allais y penser, mais à vrai dire rien de bien précis ne me venait. Et un plus tard, alors qu’il se faisait plus pressant, il m’est revenu cette citation, Im Anfaug war die Tat, dans la langue de Goethe dont je n’ai pourtant qu’un maniement des plus élémentaires. J’ai retrouvé assez facilement d’où cela venait : c’est extrait du Faust de Goethe justement. A partir de là, cela m’a entrainé dans tout un cheminement associatif dont je vais vous livrer quelques jalons, en espérant que cela pourra venir raisonner pour chacun avec le thème de ces journées et apporter un petit quelque chose à cette question de l’acte chez l’artiste, mais pas sans en attendre quelques retours sur ce qu’on peut concevoir comme l’acte du point de vue de la psychanalyse.

Dans un premier temps je vous invite dans le cabinet du Dr Faust, puis dans celui de Sigmund Freud et enfin dans l’atelier du Maestro Leonardo da Vinci.

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Successivement : Goethe, Freud et Léonardo


Dans la cabinet du Dr Faust


Alors que la nuit est tombée, seul dans son cabinet, le Docteur Faust éprouve une amère désillusion. Après avoir étudié la philosophie, la médecine, le droit, la théologie, il se retrouve dans l’obscurité la plus complète quant à sa quête.

« Et je reste là comme un idiot / sans avoir avancé d’un mot ». C’est une faillite de la parole, du logos, de la raison que le Docteur Faust éprouve douloureusement et c’est la tentation du suicide qui se profile.

La tentation du suicide

La science n’a pas tenu ses promesses. Son expérience du monde est un désastre. Tous ces savoirs acquis auprès des Maîtres, tous ces livres qu’il a lus, toutes ces sciences qu’il a acquis à force de travail, tout son espoir qu’il mettait dans la puissance du Verbe, le conduisent ce soir-là au constat d’un échec, il se révèle à lui que ce fut une utopie des plus néfaste. Une déception infinie l’accable, un gouffre s’ouvre devant lui. L’ombre de la mélancolie plane. Seule la mort pourrait le délivrer. Mais c’est alors que des cantiques lui arrivent du dehors. « Christ est ressuscité ! Joie au mortel qui languit ici-bas dans les liens du vice et de l’iniquité ! » Il arrête son acte.

Plus tard lui viendra comme une petite lueur d’espoir, mais par des voix qu’il avait jusqu’ici rejetées : « J’ai donc pensé que la magie/ les esprits et leur pouvoir/pourraient me révéler quelques secrets / pour savoir me délivrer des mots et de leur vanité. »

C’est donc les mots, c’est donc le Verbe qu’il accuse de son malheur, et c’est vers les puissances tout autres que celles du verbe et de la raison qu’il se tourne : L’idée des pouvoirs énigmatiques de la magie, de l’alchimie, de la puissance des esprits des ténèbres viennent le séduire.
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La tentation du pacte

Et comme par hasard il y a Méphistophélès, le Diable en personne, qui, sous différentes espèces, se trouve par là et vient lui proposer d’apaiser ses souffrances avec un savoir nouveau qui ne doit rien au Verbe puisqu’il s’agit d’être dans l’acte.

Cette proposition ne va pas sans provoquer de vifs tourments, cela lui demande une métamorphose, un remaniement complet de tout son être et de tous ses espoirs, de toutes les assises qui étaient les siennes jusqu’ici.

Seul dans son cabinet, enfin presque puisqu’un cabot des rues l’a suivi jusque-là, c’est en fait une des formes de Méphistophéles, le Docteur Faust prend un livre, ou plutôt Le livre, Das Buch comme on dit dans la culture germanique, une Bible dont il lit un passage. Et il s’arrête sur ceci : « Il est écrit : au commencement était le Verbe ! »

Lisons ce passage célèbre de la pièce de Goethe de son premier Faust.

« Il est écrit : Au commencement était le verbe !

Ici, je m’arrête déjà !

Qui me soutiendra plus loin ? Il m’est impossible d’estimer ce mot, le Verbe !

Il faut que je le traduise autrement, si l’esprit daigne m’éclairer.

Il est écrit : Au commencement était l’esprit ! Réfléchissons bien sur cette première ligne, et que la plume ne me hâte pas trop !

Est-ce bien l’esprit qui crée et conserve tout ?

Il devrait y avoir :au commencement était la force !

Cependant, tout en écrivant ceci, quelque chose me dit que je ne dois pas m’arrêter à ce sens.

L’esprit m’éclaire enfin ! L’inspiration descend sur moi,

et j’écris : Au commencement était l’ action ! »

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L’esprit m’éclaire enfin…

Eau forte de Rembrandt ( 1652) . Musée : National Gallery of Art, Washington DC

Alors reprenons ce passage en faisant quelques remarques :

« Il est écrit : au commencement était le verbe »

Et Il s’arrête aussitôt :

« Il m’est impossible d’estimer ce mot : le verbe ! / Il faut que je le traduise autrement…»

Il est remarquable que ce soit un acte de traduction qui s’impose ici au Dr Faust. Bien sûr on y entendra toute la question de la traduction qui va conduire à la Réforme : cessons de réciter le livre en latin, traduisons-le en langue nationale, afin que quiconque puisse le lire et le méditer. Mais la protestation de Faust n’est pas ici de cet ordre. Ecoutons-le :

« Il est écrit : au commencement était l’esprit ! Réflechissons bien sur cette première ligne, et que la plume ne se hâte pas trop !... »

Remarquons qu’il est passé de cette assertion : « au commencement était le verbe » à cette formulation : « au commencement était l’esprit. » On ne va pas entrer ici dans une étude philologique et disons seulement que la traduction de cette phrase que l’on trouve tout au début de l’évangile de St Jean a donné lieu à bien des débats, et notons que Goethe fait jouer les deux traductions, il passe de l’une à l’autre, ce qui revient à identifier le verbe et l’ esprit . Revenons à la méditation du Dr Faust.

« Est-ce bien l’esprit qui crée et conserve tout ?

« Il devrait y avoir : Au commencement était la force ! »

Assertion on ne peut plus compacte et qui sonne comme d’une vérité définitive dont il n’y aurait plus rien à dire. Et portant le Dr Faust est pris d’un suspens. Ce ne serait pas tout à fait ça !

« Cependant, tout en écrivant ceci, quelque chose me dit que je ne dois pas m’arrêter à ce sens. »

Et il poursuit : « L’esprit m’éclaire enfin ! L’inspiration descend sur moi […] »

Est-ce une forme d’ironie dont joue ici Goethe alias Faust ? Après avoir répudier L’esprit, il reconnait en somme son action, son influence ; Il est vrai que le terme d’inspiration est moins marquée par une transcendance ; « Quelque chose lui dit… » , pour reprendre son propos, quelque chose l’inspire, quelque chose se formule en lui en somme , à partir d’un lieu qui ne lui était pas sensible tout d’abord. Et ce qui lui vient lui apporte un apaisement, une consolation :

« Et j’écris, consolé : Au commencement était l’action ! »

« Im Anfang war die Tat ». Die Tat peut se traduire par l’action ou par l’acte. Ces possibles traductions ne vont pas être sans conséquence comme on le verra plus loin.

Je ne vais pas me lancer dans cette question de la traduction mais surtout souligner combien Goethe alias Faust dénonçait l’incapacité du savoir livresque à rendre compte des forces qui ordonnent la nature. Il y a dans son assertion une déviation blasphématoire de la parole biblique. Faust dans un grand monologue tout au début de la pièce fustige tous ces « mots inutiles » qui encombre la philosophie, toute cette « triste théologie » et toutes ces disciplines académiques qui empêche de « connaitre tout ce que le monde cache en lui-même ».

Avec cette assertion devenue célèbre, Goethe prend partie pour dénoncer l’impuissance des systèmes académiques à saisir « l’océan de la vie ». Cela pourrait nous conduire à bien des spéculations et entre autres à la question disons de ce que pourrait être un savoir authentique, en d’autres termes ce qu’il en serait de la vérité. Quelles en sont les conditions ? est-ce avec le recours des sciences de la nature ? est ce avec par une spéculation métaphysique ? est-ce la mathématique ? est-ce la poésie ? est-ce la littérature ? est-ce la création artistique en général ? Goethe témoigne au mieux de la crise de la pensée au 19ème siècle, et par ses doutes, ses ambivalences même, il n’est pas sans anticiper l’invention de la psychanalyse par Freud.


-II- Dans le cabinet du Dr Sigmund Freud


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S. Freud dans sa jeunesse


Freud comme on sait accordait une place privilégiée aux artistes sous bien des formes : littérature, poésie, peinture, sculpture, allant même jusqu’à dire qu’ils précédaient les découvertes de la psychanalyse. Ce n’est surement pas un hasard si parmi les artistes auxquels Freud fait référence dans son œuvre c’est Goethe qui est de loin le plus cité même si Schiller et Shakespeare ont aussi une bonne place. Si Goethe y tient cette place et ceci très tôt dans la vie de Freud, c’est que Goethe a pu être pour lui une source d’inspiration philosophique et scientifique, mais aussi qu’en tant que poète qu’il pouvait être au cœur même du Verbe, le découvreur de ce qui se cache au cœur de l’expérience humaine.

Sans doute peut on aller jusqu’à parler d’une identification, pas seulement par quelques traits communs qui ont pu être repérés, Freud en fera la remarque lui-même dans « Un souvenir d’enfance dans Fiction et vérité de Goethe », mais surtout dans le mouvement vers un savoir authentique, ce qui impose pour ce faire de se détourner des fausses pistes et de répudier les faux savoirs. Goethe n’a-t-il pas chercher toute sa vie, tout comme Freud à percer les secrets de la Nature, humaine ou autre. Il a même écrit un Traité de la couleur.

Rappelons que l’on attribua le prix Goethe à Freud en 1930. Et Thomas Mann, pourtant critique tout d’abord vis-à-vis de la psychanalyse a pu énoncer que Freud fut « le Goethe de la modernité. » Ce qui peut nous faire entendre aujourd’hui leur proximité ce sont moins leurs œuvres qui restent bien différentes dans leurs perspectives, encore que le prix Goethe récompense une œuvre pour la qualité de son écriture, que l’éthique qu’elle requièrt, avec je dirai ce point d’acte qui est le moment où il faut passer au-dessus d’un vide, ce moment ou il n’y a plus de références qui puissent opérer, sur lesquelles on puisse trouver un appui.

Plusieurs moments dans la recherche de Freud pourraient être retenus comme ce qui aura fait acte.

C’est le cas sans aucun doute l’abandon de sa Neurotica, soit sa tentative de construire le psychisme sur la base de la neurologie ;

Et puis aussi avec la publication de sa Traumdeutung : pour l’essentiel les rêves qu’il analyse dans cet ouvrage sont les siens, et d’une certaine manière c’est pour une grande part sa propre psychanalyse qu’il nous laisse entendre, et la métapsychologie qu’il en déduit.

Et tout à la fin de sa vie il y a cette affaire inouïe : son travail sur Moïse. C’était une thèse à laquelle il tenait beaucoup et qui n’était pas sans poser la question personnelle de son rapport à la religion et à la culture juive. Il avance dans ce texte une thèse qui ne pouvait que choquer la communauté juive : cette figure fondatrice du peuple juive était d’une origine étrangère, qu’il était précisément égyptien. C’est ce que j’ai pu appeler dans un article « un acte freudien. »

Mais il y a eu une trouvaille plus récente quand nous avons préparer un colloque sur les préhistoires de la représentation (avril 2018 à Poitiers). J’avais relu alors son Totem et Tabou. En sous- titre nous avons : Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés ». Dans ce travail que Freud écrit juste avant la première guerre mondiale, entre 1911 et 1913 , c’est une perspective ambitieuse qui tente de donner des clés pour saisir une généalogie au pacte social à partir d’une hypothèse sur l’origine de l’humanité, les approches ethnographiques lui donnant par comparaison des éléments pour la concevoir, mais aussi la vie psychique des névrosés ainsi que certains symptômes que l’on trouve chez les jeunes enfants comme les phobies.

A sa manière Freud reprend les thèses de Darwin et de Frazer : on retrouve dans l’ontogénèse individuelle une reprise de ce qui fut la phylogénèse collective. Il est conduit à développer une hypothèse sur l’existence d’une horde primitive où un père tyrannique se réserve les femmes et soumet les fils. Ces derniers finissent par se révolter, par tuer ce père, et le dévorer. C’est à partir de là qu’un pacte social deviendrait possible.

Cette hypothèse n’a pas trouvé l’assentiment des anthropologues. Même s’il reconnait qu’elle répond à une certaine nécessité de son système interprétatif, il est pris sur la fin par le doute sur le bien fondé de sa thèse. Il écrit à son élève Ferenczi : « C’est trop incertain, ce serait trop beau ! » Il reconnait que cette histoire originaire, cette histoire d’avant l’histoire, nous échappe pour l’essentiel, nous ne pouvons pas avoir sur elle un jugement certain.

Cependant cette fiction pour nous garde des vertus. Si ces temps sont hors de notre saisie, si cette histoire est refoulée en quelque sorte, il y a dans ce qui a eu lieu et qui nous échappe, mais qui cependant fait retour de diverses manières. La répétition est ce qui peut nous éclairer sur ce passé oublié. Son hypothèse de la horde primitive est bien sûr un mythe, mais c’est une construction qui a le mérite de nouer la question du désir et de la loi.

Freud tout comme Le Dr Faust n’est pas sans marquer un certain arrêt, juste avant le point final de sa thèse dont il sait bien qu’elle va rencontrer bien des critiques, il prend soin lui aussi « que la plume ne se hâte pas trop. » Soulignons au passage ce moment de suspens qui n’est pas celui d’une hésitation, d’un doute, mais plutôt d’une stase, d’une immobilité juste avant que cette ponctuation s’inscrive. Tout ce qui viendra ensuite en portera la marque.

Dans le tout dernier paragraphe de Totem et Tabou il écrit ceci :

« Il ne faudrait cependant pas que l’analogie avec les névrosés influence trop le jugement que nous portons sur les primitifs. Nous devons aussi prendre en considération les différences. Certes, on ne trouve ni chez les sauvages ni chez les névrosés les séparations tranchées que nous faisons entre pensée et acte. Le névrosé est toutefois surtout inhibé pour agir, chez lui la pensée remplace complétement l’acte. Le primitif, lui, est dépourvu d’inhibition, la pensée se transpose aussitôt en acte ; chez lui, c’est plutôt l’acte qui pour ainsi dire remplace la pensée. C’est pourquoi, pour ma part, je suis d’avis, sans me porter garant de l’absolue certitude du parti adopté, qu’on est sans doute en droit d’admettre, dans le cas qui nous occupe qu’« au commencement était l’acte » (Im Anfang war die Tat)

La référence à Goethe est ici claire. Est-ce une manière pour Freud de se consoler, comme le Dr Faust de trouver un apaisement au doute, à la tension qui le malmène ? Rappelons que l’acte dont il s’agit dans sa construction est un meurtre, et c’est à partir de là qu’il conçoit une humanisation.

L’apport de l’ethnographie où il pense trouver un appui à sa thèse est bien discutable, et il peut l’admettre. Il y a ici de toute évidence un forçage. Son rapprochement entre primitifs et névrosés tiendrait au fait qu’ils ont tendance les uns et les autres à confondre le fait d’agir et celui de penser. Ce qui les oppose, en sens inverse c’est que les névrosés rabattent l’acte sur la pensée, alors qu’à l’inverse les primitifs sont dépourvus d’inhibition, ce qui n’est pas le cas des névrosés. Chez eux l’acte remplace la pensée. Alors que les névrosés sont trop inhibés pour agir, les primitifs ne sont pas assez inhibés pour ne pas agir.

Ces oppositions quelques peu massives et pour une part discutable nous permettent cependant de saisir sa référence à l’assertion faustienne « Im Enfang war die Tat ». Freud n’est pas sans savoir que les primitifs étudiés par les ethnologues sont nos contemporains. Dans la perspective évolutionniste adoptée par Freud ils sont sensés témoigner d’un état antérieur de l’humanité, plus proche des origines. Il veut y voir des représentants des hommes préhistoriques, bien qu’il sache fort bien que les peuples primitifs soient au fond aussi vieux que les peuples civilisés, et que leurs idées et leurs institutions ont nécessairement évoluées.

Si l’acte est ainsi placé au commencement, c’est la compulsion à agir qui caractérise pour lui ces temps préhistoriques. Pour le dire autrement, c’est qu’avant de penser, les hommes ont dû agir, se laissant même aller à des actes excessifs. Par cette démesure, par cet excès, c’est du même coup pouvoir mettre en jeu autre chose, c’est pouvoir crée du tout autre. C’est ainsi que Freud conçoit ce pacte primordial qui engendre l’humanisation. Ce « tout autre », ce moment où se met en place une altérité, fait passer les humanoïdes de la nature à la culture.

Au commencement était l’acte, il s’agit bien d’un acte insiste Freud, ce n’est pas une virtualité, même s’il est dans l’incapacité d’en apporter une preuve, il soutient fermement que c’est la supposition de cet acte primordial qui peut rendre compte de la manière dont tout acte humain peut se soutenir dorénavant. C’est en somme une manière moins de percer le secret des origines à jamais perdu, moins de dire le premier mot de l’histoire, que de saisir ce qui dans l’histoire n’en finit jamais de commencer.

Et on peut redoubler l’affaire en disant que pour Freud, malgré les ricanements des anthropologues, ce fut un acte que de ne pas céder sur sa construction bien qu’elle soit mythique. Et l’on peut entendre alors la distinction entre l’agir fut il mythique et ce qui aura fait acte au sens où la chaine symbolique qui se déploie ensuite s’en trouve irrémédiablement affectée. Si l’agir se conjugue au présent, le temps de l’acte est celui du futur antérieur.


-III- Dans l’atelier de Léonard de Vinci

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Auto-portrait de Léonard dans sa jeunesse. Musée des Offices à Florence.

J’évoquais plus haut l’importance pour Freud de la référence à Goethe qui se tient, aux confins de la littérature, de la philosophie et des sciences il y en a une autre qui a une place essentielle, c’est celle de Léonard de Vinci. Déjà du temps de ses échanges avec Fliess, il signale son intérêt pour l’œuvre de ce peintre, mais aussi le personnage qu’il fut. Il va chercher activement à saisir le caractère de ce génie qui se présente comme fondamentalement énigmatique. Il va donc se lancer dans une étude approfondie pour lever les mystères qui l’entourent et procéder à ce qu’on a pu appeler de la psychanalyse appliquée.

Il cherche des éléments biographiques, il consulte tous les récits qui nous sont parvenus, il étudie les carnets que Léonard a lui-même rédigés, bref il mène une enquête afin de pouvoir autant que faire ce peut dégager une anamnèse. Ce qui l’interroge chez le grand Léonard c’est d’une part comment un tel homme qui avait très tôt montré les meilleures dispositions intellectuelles et artistiques était sexuellement inactif ou homosexuel ; Et comment d’autre part comprendre sa lenteur d’exécution et l’inachèvement de nombre des travaux qu’il avait entrepris.

Dans sa recherche, Freud va faire une trouvaille en relevant dans les écrits de Léonard une indication, une seule souligne-t-il, sur son enfance. Léonard rapporte, alors qu’il était en train de rédiger une note sur les caractéristiques du vol du vautour, il est submergé par un souvenir et il le note aussitôt dans son texte.

En voici la traduction : « Il semble qu’il m’était déjà assigné auparavant de m’intéresser aussi fondamentalement au vautour, car il me vient à l’esprit comme tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche et à plusieurs reprises a heurté mes lèvres de cette même queue »

C’est à partir de ce souvenir d’enfance que Freud va pouvoir développer son analyse. Il tente donc d’explorer les mécanismes inconscients afin de mettre en relation comment la libido singulière du peintre a orienté sa configuration psychique, son œuvre artistique et aussi les empêchements, les inhibitions, les inachèvements qui ont été les siens.

Cette étude dont Freud était bien satisfait sera publié en 1910 sous l’intitulé « Eine Kindheit -serinnerung des léonardo da vinci », traduit en français par « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » .

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Etude de Léonard sur le vol des oiseaux


Je ne vais pas exposer ici le travail de Freud et les débats qu’il a suscité. Ce qui me conduit à l’évoquer c’est bien sûr que cela n’est pas sans traiter de la création artistique, mais surtout que cela pose aussi la question de l’acte, ou plus précisément de l’inhibition, soit en quelque sorte du non- acte.

Plutôt que de suivre les linéaments de l’analyse que Freud en fait je vous propose une autre voie, celle d’entrer dans l’atelier de Léonard, de rencontrer l’œuvre, ou du moins quelques œuvres, ou plus précisément comment nous pourrions avoir une idée de « Léonardo à l’ œuvre ».

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Carnet de Léonard

Pour ce faire je vous suggère de consulter quelques-uns de ces carnets de notes qu’il a rédigés tout au long de sa vie (ce qui devrait faire environ 13 000 pages d’écritures et de dessins) et surtout les écrits, schémas, esquisses rassemblés dans le Trattato della pittura , Traité de la peinture, qui est en fait un recollection de notes de Léonard réalisée dans une première intention par son élève Francesco Melzi qui l’avait suivi à Amboise. Ce traité avait été projeté par Léonard lui-même vers 1490, mais rien n’en a été publié de son vivant. Melzi ne le fera pas non plus, et son fils après sa mort traitera cet héritage avec la plus grande désinvolture : l’ouvrage sera copié en partie, redécoupé, vendu par section, dispersée…

Il faudra attendre le 19 -ème siècle pour avoir tout de même une idée de l’ensemble. Une grande partie reste perdue. Un tiers seulement du texte subsisterait. Cela peut nous donner tout de même une idée de la pratique de Léonardo, de sa manière de concevoir et de mettre en œuvre ses projets picturaux.

Alors ne tardons pas plus et entrons dans l’atelier de Léonardo ; et sur l’atelier lui-même voici ce qu’il écrit :

A propos des sources lumineuses : l’éclairage produit par de petites fenêtre cause de grands contrastes de lumière et d’ombre, surtout si la chambre ainsi éclairée est grande ; et cela n’est pas bon pour le travail. [R 518]

Sur la fenêtre du peintre et son usage : Le peintre qui travaille d’après nature a besoin d’une fenêtre qu’il puisse lever ou baisser, parce qu’il voudra parfois finir sa peinture près de la fenêtre.

Il poursuit en donnant des indications précises avec schéma sur comment par un système de poulies faire passer une toile de grand format à l’étage inférieur. [R 512]

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Schéma de Léonardo à propos de l’atelier du peintre.

Sur le choix de l’atmosphère qui donne de la grâce au visage :

« Si tu disposes d’une cour que tu puisses couvrir d’une toile de lin, cette lumière sera bonne. Ou bien, quand tu veux faire le portrait de quelqu’un, fais-le par mauvais temps ou vers le soir, et place le modèle le dos contre un des murs de cette cour.

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Etude d’un visage féminin

Observe [aussi] dans la rue, quand le soir tombe par mauvais temps, les visages des hommes et des femmes, quelle grâce et délicatesse s’y remarquent.

Tu auras donc, peintre, une cour spécialement aménagée avec des murs teints en noir et un toit qui fait un peu saillie au-dessus de ce mur ; que cette cour soit large de six brasses et longue de vingt et haute de dix, et lorsqu’il fait soleil, il conviendra de le couvrir d’une toile.

Ou bien peins ton tableau vers la tombée du soir, quand il y a des nuages ou du brouillard, et cette atmosphère est parfaite.

A propos des matériaux voila ce qu’on peut lire :

Comment faire des crayons pour colorer à sec : Fixe la poudre avec un peu de cire pour qu’elle ne s’émiette pas. Il faudra dissoudre cette cire avec de l’eau, pour que, quand tu l’auras mêlée avec de la céruse, l’eau distillée s’en aille en vapeur, et que la cire reste seule, et cela donnera de bons crayons. Mais sache qu’il faut avoir broyé les couleurs avec une pierre chaude.

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Dessin à la sanguine d’un visage d’homme.

Pour faire une belle couleur verte, prend le vert en poudre et mêle-le avec du bitume et tu feras ainsi les ombres plus foncées.

Puis pour les verts plus clairs, mélange vert et ocre, et pour les plus clairs encore, vert et jaune ; et pour le lustre, mets du jaune pur. Puis prends du vert et du safran d’inde ensemble, et fais-en un voile par-dessus tout.

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Etude à la sanguine d’un visage de femme

Et il poursuit ses recommandations pour faire un beau rouge, ou pour augmenter la beauté d’un vert-de-gris.

Comment préparer un panneau de bois pour peindre dessus : Le bois devra être de cyprès ou poirier ou sorbier ou noyer, que tu enduiras de mastic et de térébenthine deux fois distillée et de blanc ou plutôt de chaux, mets-le dans un châssis de sorte qu’il puisse se gonfler ou se rétrécir selon le degré d’humidité ; puis couvre-le d’une couche d’une double ou triple solution d’arsenic ou de sublimé corrosif et de l’ alcool ; enduis -le ensuite d’huile de lin bouillie, pour la faire pénétrer partout, et avant qu’elle ne refroidisse frotte bien le panneau avec un torchon pour qu’il paraisse sec ;applique ensuite du vernis liquide et crayon de céruse, puis lave-le avec de l’urine lorsqu’il est sec. Enfin ponce et trace finement ton dessin, et couvre-le d’un enduit de trente parties de vert-de-gris et d’un mélange composé d’une partie de vert-de-gris et de deux de jaune.

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Détail du tableau intitulé « La Vierge au rocher », vers 1503-1506. Musée N.G. à Londres

Et bien d’autre conseils techniques très précis sont donnés pour que les planches restent bien droites, pour qu’elles ne se plient jamais d’elle mêmes, pour fabriquer l’huile ou le vernis, etc.

On trouve aussi de très nombreuses indications pour indiquer les procédés utiles à donner forme sur la toile aux représentations soit par exemple comment rendre compte de la variation des couleurs naturelles dans une perspective, ou encore comment apprendre à bien camper une figure, ou encore comment dessiner l’ombre des corps à la lumière d’une chandelle.

Je ne résiste pas à vous lire cette note qui indique comment employer les couleurs sur la toile :

« Mets la toile sur le châssis, enduis là d’une mince couche de colle, laisse-là sécher, dessine dessus, peins les chairs avec des pinceaux de soie, et sur la couleur fraîche fais l’ombre voilée à ta guise.

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23 / Tableau peint vers 1500 intitulé « Salvator Mundi ». Perdu et retrouvé en 2005.

Le ton de la chair sera fait de céruse, laque et terre de Cologne ; l’ombre de noir, de rouge et d’un peu de laque ou, si tu veux de la sanguine dure.

Quand tu auras mis les ombres, laisse sécher, puis retouche à sec avec de la laque et de la gomme laque conservée longtemps dans son liquide, ce qui est mieux parce qu’elle remplit ainsi ses fonctions sans produire de reflets.

Ou bien, pour les ombres plus foncées, prends de la gomme laque comme ci-dessus, et de l’encre, et avec cela tu peux ombrer beaucoup de couleurs, parce que la couche est transparente ;

Tu peux en ombrer aussi le bleu et la laque, du côté foncé (des objets) ; je dis du côté foncé, car du côté clair, au-dessus de la couleur laque tu ombreras avec de la laque pure gommée, sans détrempe ; car on la met sans détrempe sur le vermillon détrempé et séché. »

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24 / Etude pour une adoration des mages ; non terminé ; vers 1480-1481 ; Musée des Offices à Florence.

Le moins que l’on puisse dire c’est que Léonard n’est pas avare de ses savoir-faire. On perçoit à le lire cette extraordinaire minutie qu’il recommande afin que le peintre soit dans la bonne mesure de son action.

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Etude de drapé

Quand il décrit les pinceaux, les palettes, les mélanges de pigments, les grilles à perspectives on entend comment Léonard prend très au sérieux tous ces gestes simples.

26 / Etude :

Et on devine à partir de ces notes un atelier fort bien ordonné, où les aménagements pratiques s’associent à l’élégance du lieu. Lieu de méditations, lieu d’un labeur assurément et lieu d’une recherche permanente. Lieu du doute aussi, des essais et des erreurs, des ratages, des reprises, des suspens.

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28 / Tableau :

Quand il rédige une note sur la meilleure façon de fabriquer une huile avec la semence de moutarde, avec des noix, on pense aussitôt, avec la grande précision qu’il y met, que tout cela est le geste préparatoire à ses inventions picturales comme celle des ombres transparentes, celle des glacis légers, ou celle du « sfumato » ; car tout ceci n’aurait pas pu se faire sans la ductilité de l’huile, ce qui rend possible d’apposer de fines couches et de les superposer.


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Etude de cavalier ; dessin à la pierre noire réhaussé à la plume ; 24 x 15 cm ; Royal Library, Windsor.

Sans doute ce perfectionnisme et son besoin de renouveler les techniques a pu le conduire aux chefs d’œuvres que l’on sait, mais tout aussi bien à des échecs retentissants comme dans le cas de la Bataille d’Andhiari où la couche picturale s’est décomposée.

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Etude pour la fresque La Bataille d’Andhiari.

Avec ce Traité de la Peinture, il ne s’agit pas simplement de rédiger un bon manuel technique, il y a bien sûr cette conviction que tout le soin à apporter à la préparation s’impose, mais qu’il importe aussi de transmettre au-delà des artifices de fabrication une culture de l’ atelier. Léonard sait fort bien qu’il ne suffit pas de suivre de bonnes recettes pour être peintre. Il fustige ces peintres qui ne savent que répéter et se répéter.

Il illustre dans une page célèbre du Trattato ce que pourrait être la juste place du peintre, soit comme placé au seuil d’une grotte sombre, il aiguise alors son regard et se trouve envahi par deux sentiments contradictoires (je cite) : « Peur et désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enferme pas quelques merveilles extraordinaires. »

« La vierge au rocher » pourrait nous évoquer quelque chose de cette place où se tient le peintre.

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La vierge au rocher

Et le psychanalyste pourrait se laisser aller à donner quelques significations à ce fantasme, mais je préfère pour ma part indiquer ici ce point subjectif entre peur et désir, je dirai un point d’angoisse qui va engager l’artiste soit du coté d’un acte créateur, soit du coté d’une inhibition.

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Etude d’un personnage pour la Bataille d’Andhiari

C’est bien ce balancement qui intéressa Freud pour traiter en quelque sorte du cas Léonard de Vinci. Mais cela ne m’intéresse pas de faire ici une psychanalyse appliquée. Je préfère suivre l’indication de Léonard sur le lieu où se tient le peintre, soit celui où se mobilise le regard et comment ce désir de voir le confronte à un risque essentiel. J’y entends une vérité aux fondements de la création picturale, soit le prix subjectif qu’il y aurait à payer pour être à la hauteur de son acte.

Pour qu’il soit pris ce risque cela suppose ce qu’on pourrait appeler une ascèse mentale. Léonard de toute évidence se tient à distance de toute effusion sentimentale. Il cherche à faire jouer une spéculation qu’on peut dire intellectuelle avec l’expérience la plus pragmatique. D’un côté il acquiert et développe des connaissances qui semblent apparemment bien éloignées de la peinture (les mathématiques, l’optique, la géologie, la botanique, l’anatomie, etc.), et d’un autre il y a cette méticuleuse attention aux conditions matérielles de son activité.

Et il y a la mise en acte, il y a ce moment de conclure. La mise en acte pour Léonard n’arrive qu’après une longue préparation et une longue méditation. Il énonce ce paradoxe de la création en ces termes : « La science de la peinture réside dans l’esprit qui la conçoit ; d’où nait ensuite l’exécution bien plus noble que la dite théorie ou science ».

Le Traité de la Peinture pose bien la question de l’acte de l’artiste peintre en mettant en tension la spéculation intellectuelle et le champ du visible et du regard. C’est à partir de la Renaissance que la question du visible a été posé et qu’a pu se faire une rupture avec les conceptions de la scolastique médiévale ; Léonard y a participé en donnant à la notion de lumière qui était prise jusqu’ici dans une signification essentiellement spirituelle une autre voie issue de sa culture de l’atelier ; soit celle qui met en conflit l’ombre et la clarté. La lumière, il en révèle la structure à partir de cette curiosité infinie pour le spectacle du monde qu’il ne cesse de « croquer », il ne le fait cependant pas sans l’aide de la géométrie, soit avec de l’invisible en quelque sorte.

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Etude de la répartition de la lumière sur un visage.

Lisons cette note de 1490 où il théorise la multiplicité de la vision :

« Tout corps opaque remplit l’air environnant d’une infinité d’images qui le représentent partout et tout entier en chaque point grâce à d’innombrables pyramides répandues dans cet air.


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Etude de corps selon le point de vue

Chaque pyramide, formé d’un long concours de rayons, enferme un nombre infini de pyramides et chacune les contient en puissance toutes… »

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Schéma sur l’infinité des images

On a ici une conception de l’espace où la vision se démultiplie à l’infini, et c’est avec la géométrie que l’on peut en rendre compte. Mais c’est le peintre, affirme Léonard, qui est seul en mesure de fixer par son regard les arêtes de la représentation et de donner à ces images errantes un lieu : celui du tableau.

Même s’il use de quelques lettres, chiffres, rapports, c’est le schéma qui est son langage conceptuel ; la démarche de Léonard n’est pas celle d’un mathématicien. Le Trattato est plein de dessins, de traits, de croquis plus ou moins achevés et enchevêtrés. On pourrait dire que c’est une « pensée graphique » (selon la belle expression de Chastel ) dont on pressent la volonté de tout observer, de tout voir ; par l’observation la plus stricte il développe une manière de dé-monstration en enchainant toutes ces monstrations.

On peut apprécier sa méthode quand il observe par exemple le vol des oiseaux, quand il fait ses études de chevaux ou quand il note des postures corporelles et bien sûr les visages Il enregistre pourrait-on dire dans un langage contemporain des fichiers sur tel ou tel motif.

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Etude de chevaux

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Etude de mains

Dans ses recommandations aux apprentis il écrit cela : [R 572]

« Si tu veux retenir facilement dans ton esprit une physionomie, apprends d’abord par cœur beaucoup de têtes, yeux, bouches, mentons et gorges, cous et épaules…

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Etude de visages

Tu rencontreras la même variété dans les autres parties ; il faudra les dessiner d’après nature et les fixer dans ton esprit.

Ou encore, quand tu dois fixer un ouvrage de mémoire, emporte un carnet où sont notés des traits analogues ; et des le premier coup d’œil au visage que tu veux dessiner, repère, à part toi, le nez ou la bouche la plus proche, en y faisant une petite marque pour la reconnaitre chez toi.

Les visages monstrueux, je n’en parle pas : on se les rappelle sans peine. »

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39 / Etude d’un visage monstrueux

Léonard ne revendique pas une place d’homme de science. Si ces observations précises, on pense en particulier à ses planches anatomiques, apportent des éléments qui l’enrichissent, c’est de surcroit. Ce qu’il place au-dessus de tous les savoirs, c’est la peinture et c’est ce qui le satisfait le plus.

Il écrit ceci : « Les beautés simultanément réunies par la peinture me donnent tant de plaisir par leur proportion divine que je ne vois pas qu’il y ait sur terre œuvre humaine qui puisse m’en donner davantage. »

C’est dans le livre dit du Paragone écrit entre 1495 et 1499 alors qu’il est à la cour de Ludovic le More que Léonard livre un propos des mieux articulés sur sa conception de la peinture qu’il situe au sommet des activités de l’esprit. Tout aussi important que les conseils techniques à donner aux élèves, il y a lieu aussi de les orienter par des « Precetti », des conseils moraux afin qu’ils s’engagent en peinture avec un fonctionnement mental digne de cet idéal.

Il y a l’ambition de capter la vérité interne de la nature et les mathématiques peuvent y contribuer. Mais le peintre se doit d’avoir aussi une expérience approfondie de la fonction graphique ; c’est ainsi que l’élève pourra approcher des révélations du monde visible.


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L’homme de Vitruve : les divines proportions

« La proportionalita » est ce qui opère dans l’œuvre dans la mesure où elle renvoie à une transcendance où peuvent venir se loger les représentations religieuses. Mais le souci du peintre n’est pas le dogme.

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Etude de visage et nombre d’or.

Léonard n’est pas attaché à des représentations scolastiques, avec ses représentations abstraites et convenues, il est dans l’observation rigoureuse des formes visibles, ce qui exige une ascèse prolongée du regard. Il fréquente le domaine de la science et surtout de la technique avec l’inventivité que l’on sait, mais son objectif reste de démontrer que la peinture seule est capable d’intégrer et de dépasser toutes les activités de l’esprit. S’il admet volontiers que la connaissance mathématique est fort utile, mais en fait c’est surtout la géométrie qu’il utilise, il note ceci : « [Les mathématiques ] ne s’étendent qu’à la connaissance de la quantité continue et discontinue, elle ne s’occupent pas de la qualité, soit de la beauté des produits de la nature et de l’ ornement du monde. »

Ainsi pour léonard, la peinture seule peut nous conduire vers le règne admirable de la vision. C’est en sommes son crédo même s’il emprunte à l’iconographie religieuse ses motifs, et ce crédo on peut assez simplement l’appeler la beauté.

A ce propos cette note [MCM 137 ] : « Un haut degré de grâce est conféré par l’ombre et la lumière aux visages de ceux qui sont assis sur le seuil de demeures obscures et tels que les yeux de l’observateur voient la partie sombre du visage envahie par l’ombre de cette demeure et la partie éclairée avivée par l’éclat de l’air.

Par ce contraste accru d’ombre et de lumière le visage acquiert un fort relief, avec dans la partie éclairée des ombres presque insensibles et dans les parties obscures des reflets presque insensibles.

Cette représentation grâce à l’intensité accrue des sombres et des clairs confère au visage une grande beauté. »

Un dernier point sur le savoir-faire de Léonard qu’il nous livre avec précaution voire une pointe de honte car craint-il cela « peut sembler mesquin et presque ridicule ». En effet après avoir si vivement conseillé cette attention minutieuse aux formes, d’en noter avec précisions toutes les variantes, il recommande de porter notre regard vers ce qui n’a pas de forme bien définie : les nuages ou les taches sur les vieux murs :

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43 / Etude issue des ébauches informes.

« Si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches, ou faits de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouver as l’analogie des paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toute sorte.

Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses, que tu pourras ramener à une forme nette et complète. Et il en va des ces murs et couleurs comme du son des cloches ; dans leurs battements tu trouveras tous les sons et les mots que tu voudras imaginer. »

Léonard avait indiquer comment ces « visions devant des taches naturelles » peuvent conduire à y déceler des « componimento inculto » , des ébauches informes, d’où surgissent des représentations inattendues. Là encore ce n’est pas une simple recette. On pourrait dire qu’au-delà du visible, dans cette passion d’une vérité du visible, Léonard traverse l’évidence des formes pour rencontrer la vitalité énigmatique de la nature.

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44 / Autre étude à rapprocher d’ébauches informes.

Car cette manière, et cela vaut tout aussi bien dans des œuvres d’entrée plus motivées, il ne s’agit pas de reproduire le monde, mais d’entrer dans une intimité avec les formes, et poursuivre, par la peinture l’esprit qui les anime.

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45 / Etude de paysage

Le Trattato voudrait bien enseigner les moyens d’y parvenir, mais hélas l’acte du peintre ne peut se réduire à ces recettes. Plus léonard s’efforce à donner à l’activité du peintre des règles, des conseils, des orientations, et plus il doit admettre que la peinture dépend en dernière analyse de pensées, de aptitudes spirituelles. Que la peinture relève d’un « discorso mentale ».

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46 / La Vierge Marie, St Anne et l’enfant Jésus ; Peinture à l’huile sur panneau de peuplier ; vers 1503-1519 ;Musée du Louvre, Paris. Le carton préparatoire serait celui que l’on peut voir à Londres à la N.G.

Il est bien possible de donner des conseils techniques et des orientations spirituelles, mais comment transmettre ce qui fait pour le peintre acte ? Les bons élèves vont copier le Maître, et ils furent nombreux à s’y essayer. Mais pour faire acte il faut que l’élève devienne infidèle. Car il ne saurait suffire de suivre les bonnes règles techniques, il ne suffit pas d’être dans l’attention permanente des formes, de la couleur, de la lumière. Il ne suffit pas d’avoir une idée sur la structure rationnelle de ce fourmillement phénoménal.

Après tout ce temps, jusqu’à des années dit on , à préparer ses pinceaux, à fabriquer son huile et ses couleurs, à vérifier sa toile ou son panneau, à prendre des notes, à améliorer les figures, à jouer de la lumière, à projeter quelques esquisses, à rechercher la juste teinte en fonction de la distance et de l’ orientation de l’ombre, à méditer sur la nature intime de ces formes, il fallait bien que toute cette analyse s’arrêta et que soit retenue une forme comme si c’était cela La forme, une couleur comme si c’était cela la vraie couleur, une ombre comme si c’était celle là qui était juste, bref que s’affirme un choix, le choix d’un sujet qui s’élève à la dignité de la peinture.

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La Dame à l’hermine ; vers 1483-1490 ; Huile sur panneau ;54 x 39 cm ;Czartoryski Muséum, Cracovie.

Le semblant que Léonard pouvait assumer par ce choix, c’est-à-dire du même coup que se terminent tous ces prolégomènes, tout ce temps pour comprendre, et que se précipite l’acte, qui en même temps que le tableau, fait de ce peintre un créateur.

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48 / Tableau : Marie Madeleine

On sait que l’effectuation même du tableau pouvait pour Léonard demander un temps fort long (4 années dit-on pour la Joconde), qu’il y avait des pauses, qu’il y avait des tableaux qui restaient inachevés , no finito, qu’il y avait des abandons, que pour certaines œuvres la conclusion n’est jamais advenue.

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La Joconde : Détail. Huile sur paneau.77 x 53 cm ; Musée du Louvre, Paris.

Certes il y a eu chez le peintre Léonard des actes manqués, soit ce qu’on pourrait reconnaitre comme un certain ratage vis-à-vis de la demande de l’Autre, il y a eu ces moments d’échec, partiels ou complets, mais il reste tout de même que l’acte à chaque fois a pu se risquer, pour nous offrir quand cela a pu se conclure ces œuvres inouïes et même quand elles sont restées inachevées.

Alors ne peut-on pas dire que pour Léonardo da Vinci , Im Anfang war die Tat ? Un acte manqué ne pourrait-il pas avoir une fonction d’acte tout aussi bien qu’un acte qui sera jugé réussi ?

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53 / Les 2 compositions de Marie et St Anne

Ou pour en faire la monstration, à mettre en vis-à-vis la célèbre composition de Marie et de St Anne, dans sa présentation no-finito, soit le carton fabuleux que l’on peut voir à Londres, et celle non moins touchante, disons finito, soit celle du Louvre, qui pourrait se risquer à dire que l’une et l’autre ne sont pas l’effet d’un acte ?
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La signature de Léonard da Vinci.

Alors pour poser le point final de cet exposé, voici cette signature de Léonardo, qui va faire que l’œuvre soit signée, c’est-à-dire que par ce signe, par cette écriture singulière, elle soit situable en tant qu’œuvre d’un sujet, en tant qu’il est pris, pas seulement dans le monde du visible, mais aussi dans le monde du langage. Cela vient confirmer l’œuvre du peintre dans sa pointe signifiante, dans un « discorso mentale ».


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Notes

Quand Vienne est occupée par les nazis, il n’a pas terminé ce travail et il va emporter les manuscrits dans son exil à Londres. Il était à cette époque souvent interpellé par des membres de la communauté juive pour qu’il joue de son autorité intellectuelle afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pesaient sur elle. Cette prise de conscience de cette menace aurait pu aider à renforcer une identité collective, et permettre de se défendre contre cette agression.

il aborde quatre thématiques qui ont pour titre « L’horreur de l’inceste », le tabou et l’ ambivalence des sentiments », « animisme, magie et toute-puissance des pensées, et « le retour infantile du totémisme ».

Je me suis essentiellement appuyé sur la sélection réalisée par André Chastel : Léonard de Vinci, Traité de la peinture, Editions Berger-levrault, Paris, 1987, sur l’ouvrage de Serge Bramly : Léonard de Vinci, Ed. JCLattès, paris, 1988, et celui de Patrice Boussel, Léonardo da Vinci, Nouvelles Editions Françaises, Paris, 1980.