enteteAccueilespace S'inscrire à la lettre de l'Epcoespace Enseignementsespace Documents espaceL'E.p.c-oespace L'A.L.Iespace Publicationsespace Liens Divers espaceEspace Membres
Cheminements psychanalytiques en néonatologie, suscités par un bébé qui ne s'ouvrait pas à la vie.

Sophy Boinard,Psychologue Clinicienne

Nxx est le 1er enfant d'un couple ayant une grande différence d'âge. Monsieur a lui 2 enfants adolescents, issus d'une 1ère union.
Nxx est né à 5 mois et demi de grossesse. Du fait de son état, il a dû être très rapidement transféré par hélicoptère en réanimation néonatale, à plus de 200kms du lieu de sa naissance. Sa mère n'a pas souhaité bénéficier d'un rapprochement mère enfant, elle n'est venue le voir qu'au bout de plusieurs jours.
Ce n'est que lorsque Nxx a eu un mois que cette jeune femme a accepté de venir passer quelques jours à la maison des familles, puis elle est repartie brusquement, expliquant que son ami avait besoin d'elle.
Depuis le couple vient peu voir Nxx. Lorsqu'ils viennent, ce sont des visites très brèves, durant lesquelles ils sont très distants de leur bébé. Ils semblent fuir les rencontres avec les différents membres de l'équipe.
Toutefois, Mme téléphone régulièrement pour demander le poids de Nxx, elle ne demande pas autre chose, elle suspend la conversation en disant " faites lui un bisou de ma part ".
Cela fait 3 mois que Nxx est dans le service : Nxx donne l'impression de se laisser aller, de ne pas se battre, il ne prend pas de poids. Contrairement à la plupart des bébés hospitalisés dans le service, Nxx ne profite pas des soins et de l'attention qui lui sont offerts, cela sans que son état sur le plan médical puisse en lui-même l'expliquer.
Je réalise que j'oublie un peu Nxx, d'ailleurs c'est le problème avec ce bébé, Nxx se fait oublier…
Lorsque je vais le voir dans sa chambre, il dort, il est tout petit, souffreteux.
Les puéricultrices m'expliquent que ce bébé dort tout le temps, il est tout mou, il ne se met pas bien dans les bras, il ne réagit pas. Même quand on le stimule, il est inaccessible, pas présent. Personne ne se souvient de l'avoir entendu pleurer, ouvrir les yeux ou bien encore manifester du plaisir. Il ne se bat pas Nxx, il ne prend pas, il ne profite pas.
De plus Nxx continue à faire des malaises très graves qui mettent sa vie en danger, cela se passe surtout pendant les tétées : il arrête de respirer et cela inquiète beaucoup les puéricultrices, cela les rend encore moins disponibles pour ce bébé indisponible.
Je pense que Nxx fait peur à ne pas être là, que c'est comme s'il n'avait pas choisi de vivre. Je m'inquiète de plus en plus pour lui, de son repli, de sa non-existence. Je décide que je dois le rencontrer, peut-être malgré lui.
En réunion j'invite à ce qu'on parle de lui, je dis que le repli de Nxx qui va avoir 3 mois me préoccupe, qu'il faut qu'on imagine quelque chose pour l'aider. L'assistante sociale se souvient qu'il avait été mieux quand sa mère avait été auprès de lui. Nous décidons alors d'appeler sa mère pour lui demander de venir passer plusieurs jours par semaine avec lui. J'explique à l'équipe que je viendrai voir régulièrement Nxx pour des séances psychanalytiques et que je vais avoir besoin de leur aide pour cela. Je téléphone aussi aux parents de Nxx et je leur dis que j'ai besoin d'eux, qu'ils me parlent de Nxx, pour comprendre ce que Nxx essaie peut-être de nous dire.

Nxx et ses puéricultrices :
Les séances avec Nxx ont eu lieu durant des moments de changes ou de tétées réalisés par des puéricultrices ou des auxiliaires de puériculture. J'ai choisi de nommer ces soignantes, sous un seul prénom : Sonia, Sonia étant l'anagramme de " soin à ".
Voici différentes séquences qui m'ont parue être des instants décisifs dans le travail réalisé avec Nxx. Il y a eu 4 séances en 5 jours.
J'arrive et je vois Nxx qui est en train de se faire changer par Sonia. Il dort, rien ne semble l'atteindre.
Sonia réalise, confuse, car ce n'est pas son habitude avec les autres bébés, qu'elle ne souvient plus si Nxx a ouvert les yeux durant la dernière tétée, de comment il était. Elle se souvient seulement que cette fois, il n'a pas fait de malaise et qu'il a pris tout son biberon.
Nxx est tout mou, il dort lorsque Sonia l'installe dans ses bras pour la tétée. Il accepte, indifférent semble-t-il, le biberon qu'elle insère entre ses lèvres. Il tête faiblement, sans ouvrir les yeux, semblant dormir.
Je me présente auprès de Nxx.
Puis je lui parle comme cela me vient : " J'ai l'impression que tu apprécies tout de même ce lait qui coule en toi ? Parfois quand je te regarde Nxx, je pense que tu ne veux pas voir le monde et que c'est peut-être pour cela que tu dors tout le temps. Je ne sais pas ce que tu ne veux pas voir mais je pense que c'est dommage car il y a des choses belles en ce monde. Je crois que ce serait agréable pour toi de voir Sonia qui te regarde en train de boire ton biberon ! "
Sonia commente " c'est vraiment un beau bébé, regarde son visage, ses cheveux ". Je m'adresse à Nxx " tu entends Sonia trouve que tu as un beau visage, de beaux cheveux ! "
Sonia ajoute " tu crois qu'un bébé qui n'a pas envie de vivre, ça peut se provoquer des malaises qui pourraient le faire mourir ? " Je réponds " je ne sais pas, mais je crois que toi Nxx, tu n'as peut-être pas encore fait le choix de vivre, de t'ouvrir à la vie. Moi j'ai envie que tu ouvres les yeux, j'ai envie de voir tes yeux, j'ai envie de parler avec toi ! "
Nxx se met alors à faire des petits gémissements à chaque fois qu'il avale un peu de lait. Je l'interpelle : " mais tu parles, peut-être que tu nous dis qu'il est bon ce lait ? " Il continue à vocaliser, je lui réponds chaque fois " oui Nxx ! " Sonia spontanément fait pareil. Je questionne Nxx " tu parles à Sonia ? " Sonia renchérit : " Nxx tu peux parler, tu peux nous dire des choses, tu as le droit d'exister ".
Doucement il approche sa main du biberon et la pose dessus. Je commente " tu as mis ta main sur le biberon d'où le lait coule. "
Quelques instants plus tard je m'aperçois qu'il a laissé glisser sa main sur le bras de Sonia " tu as mis ta main sur le bras doux et chaud de Sonia, c'est agréable ? "
Après la tétée il semble se rendormir, j'insiste en lui demandant : " je voudrais que tu ne te rendormes pas déjà, je voudrais qu'on parle encore ".
Sonia lui caresse le visage, le chatouille un peu. " Elle te fait des chatouilles Sonia, elle veut que tu la regardes. " Nxx esquisse un sourire en coin, je m'exclame " ah tu as souri Nxx ! "
Peu à peu, pour la première fois, il ouvre les yeux. Emue, je lui dis " oh! tu ouvres les yeux, alors maintenant tu peux nous regarder ? "
Sonia lui chuchote " Tu es beau je suis contente de m'occuper de toi, que tu te réveilles. Peut-être tu fermais les yeux parce que ta maman te manque. C'est peut-être à toi d'apprendre à ta maman comment faire car elle n'a peut-être jamais appris "
" Nxx, dans le service, on a parlé de toi et on a décidé de dire à ta maman que tu as besoin d'elle. "
Il rouvre les yeux, nous regarde l'une et l'autre, " ah! c'est bien, tu es là, avec nous, tu nous regardes. "
Durant la nuit Nxx a été très éveillé, plusieurs fois il a pleuré, ses soignantes m'expliquent : " il appelait et il demandait ! " Elles me confient qu'elles se sont excusées auprès de lui de ne pas avoir pu être plus présentes.
Lors d'une autre tétée Nxx regarde sa puéricultrice à qui je raconte que la veille Nxx s'est mis à nous parler. Il se met alors à faire des petits sons, je lui dis " oui tu parlais comme ça. "
Sonia lui parle de son plaisir de le voir comme cela, puis elle lui dit doucement " c'est bien tu têtes calmement, tu respires bien, tu avales bien le lait. "
Nxx la regarde intensément, il semble la boire du regard tout en buvant son biberon. Je commente : " oui Nxx, tu regardes Sonia, tu prends plein de bon : le lait, le câlin, les mots, Sonia qui te regarde et que tu regardes te regarder et te sourire, c'est super ! " Il sourit plusieurs fois.
Sonia retire le biberon pour qu'il fasse un rot. Il grimace alors je lui demande " Tu as peut-être encore faim ? Tu veux du lait ? C'est toi qui sais, nous on pense à ce qui pourrait peut-être être bien pour toi, mais c'est toi qui sais… " Sonia lui propose le biberon qu'il se met à téter. Sonia lui l'interroge " je viens de sentir que tu as poussé le biberon avec ta langue, tu veux arrêter ? " Il refait un mouvement avec son corps " tu veux retéter ? " Il retéte.
Sonia poursuit " Si tu continues à bien téter comme ça, tu prendras du poids et tu pourras rentrer chez tes parents. Tu verras le ciel, les nuages, des fois tu sentiras des petites gouttes d'eau, de la pluie, ça tu ne devrais peut-être pas trop aimer car tu n'aimes pas trop le bain. Le soleil ça fait du bien, tu le sentiras… "
Rêveusement, je reprends : " ça donne envie tout ce qu'elle raconte Sonia, envie de voir et de vivre tout ça ".

Nxx et ses parents :
Les parents de Nxx ont accepté de me rencontrer. Je les rencontre 4 jours après la première séance avec Nxx, je les verrai 6 fois en 9 jours.
Lorsque j'arrive Mme et M. sont face à la couveuse, lointains.
Peu à peu M. m'explique " Cela a été difficile, dès le début de la grossesse, j'ai pensé que quelque chose n'allait pas : ma femme le portait trop bas. On nous a dit qu'elle avait un placenta inséré trop bas.
Ma femme a été hospitalisée 5 jours puis on a dû la césariser d'urgence. Elle n'a pas pu venir voir Nxx pendant 15 jours, elle se faisait des films : qu'il avait une trisomie, qu'il allait mourir…
C'était trop dur quand je venais voir Nxx : il était si petit, ses apnées … Je pensais qu'il allait mourir, alors je partais vite, j'avais peur de téléphoner, ça ressemblait à rien de ce que j'avais connu avant, en tant que père. On est venu à la maison des familles, là on a vu qu'il progressait, il prenait du poids mais il a encore fait un malaise, on est reparti chez nous, on avait trop peur.
Depuis 4 ou 5 jours il ne fait plus de malaise. Quand il respire moins bien, les infirmières lui parlent et ça suffit. Ils ont fait du bon travail ici. "
J'ajoute : " Nxx a fait en sorte d'aller mieux. "
M. : " On se demande s'il va avoir un développement mental normal : quand on vient, il dort tout le temps, il ouvre jamais les yeux, on l'a jamais entendu pleurer "
Je leur dis " J'ai aussi eu cette inquiétude pour Nxx qui était replié sur lui, qui ne demandait rien, mais j'ai l'impression que depuis quelques jours Nxx s'ouvre à la vie : il est plus présent, il demande, il regarde, il a pleuré. Mais c'est encore très fragile et Nxx a besoin de vous, de s'appuyer sur vous pour continuer. "
Au même moment Nxx se met à pleurer, Mme et M. sont très émus " On l'avait jamais entendu pleurer, ça fait du bien, c'est comme si c'était un bébé normal. "
Mme s'approche de Nxx, je l'encourage : " il vous demande quelque chose, peut-être qu'il veut vos bras ou que vous lui donniez son biberon … "
Elle lui parle tout bas, longtemps.
Le même jour lors d'une autre séance, Nxx prend le biberon dans les bras de sa maman.
M. me dit qu'ils ont donné le bain à Nxx, que c'était super : il regardait, il était bien. M. dit " pour la 1ère fois je vais repartir serein, on le trouve tellement changé ".
Nxx tète les yeux fermés, la tête tournée dans le sens opposé à sa mère. Je lui demande " alors Nxx tu as apprécié ce bain ? "
Il vocalise. " Ah! tu me réponds, tu dis que : oui ? " Il vocalise à nouveau.
Mme surprise l'appelle " Nxx ? " Nxx lui répond.
A la fin du biberon Mme demande à Nxx " tu ouvres les yeux ? " Nxx ouvre ses yeux et regarde sa maman. Mme déclare " C'est décidé, je vais venir une semaine en chambre mère bébé "
Puis, en désignant Nxx, elle ajoute "J'ai du mal à croire que j'ai fait ça". Cela a été tellement dur, je me suis aperçue qu'à 2 mois 1/2 que j'étais enceinte, après j'ai accouché à 5 mois et demi, par anesthésie générale. Il n'y avait plus de bébé, je l'ai revu que 15 jours après et il allait tellement mal. J'avais peur de lui faire mal "
Au fil des séances Mme, seule, m'explique " j'avais peur d'accoucher vers cette date, c'était 2 jours avant la date d'anniversaire de mon petit frère : il est trisomique. Et c'est aussi juste avant la date où j'ai eu un grave accident avec mon ex copain. J'aurais pas dû monter avec lui, il avait picolé, il y a eu un mort, un motard, on l'a retrouvé dans le fossé
Et puis le petit : je croyais que je ferai une fausse couche à cause de plein de problème : l'ex à mon ami, mon ex qu'a traité le bébé de bâtard, le fils de mon ami qui refuse le bébé. Mon ex, il est violent, il se moque des handicapés, je veux pas qu'il se moque de mon bébé. "
" C'est cette semaine que Nxx aurait dû naître. "
Monsieur m'explique " Depuis la dernière fois j'ai senti que quelque chose a changé en moi : je suis devenu confiant. J'ai beaucoup repensé à mon fils aîné, on n'arrive plus à se parler. Avec lui, j'ai peur, en lui parlant du bébé de me montrer ridicule, j'ai peur qu'il réagisse mal, j'ai peur de m'emporter et que ça finisse de tout casser entre nous. C'est que… je ne lui ai jamais parlé du bébé à mon fils, même si je sais qu'il sait.
La dernière fois à être comme ça avec Nxx, ce qu'on s'est dit, ça m'a ouvert toute une porte et j'ai décidé de parler à mon fils avec mon cœur.
Vous savez Mme, je suis d'origine juive, chez les juifs les enfants c'est toute la richesse.
Moi je suis né en 57 à 7 mois de grossesse, j'ai été longtemps hospitalisé.
Depuis qu'on a parlé il m'est revenu quelque chose, quelque chose dont je suis sur, et cela même si ma mère ne me l'a jamais dit. Mais je sens en moi que ça c'est passé comme cela : ma mère quand elle m'a vu elle a pensé " il va mourir, il est mort. " C'est au bout de plusieurs mois que les médecins leur ont dit " votre enfant il va vivre ! ", du coup ils m'ont repris et aimé. "
Je voudrai bien en parler à ma mère mais j'ai peur de la vexer car chez les juifs ça ne se fait pas de rejeter un bébé.
Pour Nxx vous nous avez dit : " Nxx s'est ouvert à la vie, maintenant on est là ! "
Nxx nous regarde, je m'adresse à lui : " ton papa il est né très tôt comme toi, lui aussi il est resté à l'hôpital longtemps et comme toi il a décidé de vivre… " Nxx vocalise. Monsieur s'exclame " c'est dingue on dirait qu'il comprend ! "

Nxx va bien sur le plan médical, il doit être transféré dans l'hôpital proche de son domicile et il rentrera quelques jours plus tard chez lui.
En me disant au revoir, Mme m'explique que Nxx a eu un dernier examen qui devait permettre de comprendre d'où venaient ses malaises, on n'a rien trouvé. Elle ajoute : " de toute façon il n'en fait plus maintenant que je suis là, peut-être qu'il fallait que je sois là… "


Quelques pistes pour penser l'énigme posée par Nxx *

La plupart des bébés, dans des situations tout aussi critiques, parviennent de par leur appétence relationnelle, à profiter de tout ce qui peut leur être offert. Les interactions s'inscrivent dans une dynamique où l'adresse de l'un a un effet sur l'autre et réciproquement. Cela ne s'est pas déroulé ainsi avec Nxx.
Nxx était happé par une force mortifère incroyable. Cette puissance mortifère a eu des effets dévastateurs sur les parents de Nxx qui se sont enfuis durant les premiers mois.
Elle a aussi eu des effets sur les soignants. Ainsi des soignantes parmi les plus attentives et riches de savoir-faire sont devenues opératoires en s'occupant de Nxx. Je me suis sentie moi-même en difficultés avec ce bébé, si inaccessible. L'absence d'appétence relationnelle de Nxx a déstabilisé les uns et les autres, la tentation était grande d'oublier ce bébé.
Cependant, l'équipe est restée préoccupée par la manière dont Nxx pouvait se mettre en danger physiquement et psychiquement. Nxx semblait être dans un entre deux : il ne se laissait pas mourir, mais il n'était pas non plus tout à fait vivant. Il laissait juste couler en lui un filet de lait qui lui permettait de se maintenir faiblement en vie.
Contrairement aux autres bébés habituellement hospitalisés, je ne pouvais pas me laisser guider par les signifiants parentaux pour entendre ce qui se jouait pour ce bébé sur le plan des mécanismes inconscients.
A leur insu les soignants utilisaient les mêmes signifiants, très singuliers, pour parler de Nxx " il ne se bat pas, il ne profite pas, il est inaccessible, il n'est pas vraiment là ". Cela a constitué une piste qui m'a amenée à penser que quelque chose pouvait peut-être s'impulser du côté du désir d'un Grand Autre Maternel. Les parents de Nxx ne pouvaient manifestement pas encore accéder à cette place de Grand Autre Maternel, mais les soignantes de Nxx et moi-même pouvions être dans cette fonction là. Ainsi, via notre désir pour lui, quelque chose parviendrait peut-être à se remettre en mouvement d'un point de vue intra psychique. J'espérais que cette fonction de Grand Autre Maternel circulerait ensuite jusqu'aux parents de Nxx, nous référant en cela aux suggestions de Nazir HAMAD. (1)
Nxx pouvait choisir de mourir, mais pour en décider il devait devenir un sujet. En tant que sujet, il avait quelque chose à répondre de son choix, je faisais ainsi l'hypothèse qu'il avait un savoir sur l'énigme qu'il nous posait. Je pensais aussi qu'il voulait vivre, puisqu'il avait survécu jusqu'alors.
Entreprendre la réanimation psychique de ce petit être, le convoquer en tant que sujet sur la question de son devenir, était une lourde responsabilité : Nxx avait peut-être les meilleures raisons de ne pas vouloir vivre, quelle serait sa destinée? Les adresses que l'on peut avoir dans des transferts de travail, le travail sur soi, le savoir théorique sont ce qui permet, dans les tourments que de telles questions peuvent susciter, de maintenir un cap éthique.
Nous avons fait le pari qu'avec le filet de lait Nxx laisserait peut-être pénétrer en lui nos mots et que ses propres signifiants se mettraient alors en mouvement.
Cela constituait un risque pour plusieurs raisons : au niveau de l'équipe si rien ne se passait, au niveau du bébé qui pouvait choisir de ne pas vivre ou de ne pas répondre à cet appel, et au niveau des parents qui n'investiraient peut-être jamais ce bébé de manière suffisamment bonne.
Fort heureusement, il s'est avéré qu'avec le filet de lait, Nxx a accepté d'incorporer nos mots.
De ce fait le biberon n'a plus été seulement un objet répondant au besoin alimentaire, il est devenu un objet de désir auquel le regard, les échanges tactiles et verbaux se sont liés.
Le besoin, par le jeu des signifiants, s'est articulé au désir de l'Autre.
En s'ouvrant ainsi, Nxx laisse chuter quelque chose permettant ainsi la constitution d'un objet a.
Cela se joue aussi au niveau du regard : Nxx après avoir ouvert les yeux, se met à nous regarder, alors que nous le regardons, et dans un intense et émouvant plaisir partagé, il nous regarde le regarder. Autour de cet objet a qu'est le regard, s'élance alors un circuit pulsionnel, ainsi que Jacques LACAN (2) l'a conceptualisé.
D'une jouissance mortifère, Nxx accède à une jouissance de l'Autre.
Nxx se met à appeler, à demander, dans une appétence symbolique telle que Graciela CULLERE-CRESPIN (3) l'a décrite.
Spontanément, les soignants retrouvent avec Nxx leur capacité à transitiver, au sens où Jean BERGES et Gabriel BALBO (4) l'ont défini. Ainsi une légère vocalise, un infime mouvement de corps, ébauchés par Nxx amènent à faire l'hypothèse qu'il nous demande de mettre des signifiants sur ce qu'il ressent " Je viens de sentir que tu as poussé le biberon avec ta langue, tu veux arrêter de téter? " Il va de soi qu'il en sait quelque chose.
Par le coup de force transitiviste de nos signifiants, Nxx se met à éprouver la faim et le désir de boire son biberon tout en étant choyé par Sonia. En sentant une toute petite main venir se poser sur son bras, Sonia éprouve encore plus de plaisir à prendre soin de Nxx, et, très attentive à lui, elle attribue alors un sens au nouvel affect qu'elle lui suppose ressentir, " c'est agréable ? " C'est ainsi que doucement Nxx se met à sourire, puis il ouvre les yeux, et s'ouvre doucement à la vie.

Il était pour moi fondamental que je ne reste pas en place de Grand Autre Maternel, cette fonction s'est tout de suite déplacée sur les soignantes, mais il était aussi essentiel que cette place de Grand Autre Maternel circule jusqu'aux parents de Nxx.
Tout un travail était à réaliser auprès des parents de Nxx. Un travail où nous avions à nous situer dans une fonction paternelle, symbolique, telle que Catherine MATHELIN VANIER (5) l'a mise en évidence en témoignant de son travail en réanimation néonatale à l'hôpital de Saint-Denis.
Le réel écrasant de la conjoncture de la grossesse et de la naissance de Nxx avaient probablement fait écho à des fantasmes mortifères chez chacun des parents qui avaient contribué à ce qu'ils fuient leur bébé.
J'espérais que Mme et M. pourraient s'engager, au cours d'entretiens, dans un travail de symbolisation qui leur permettrait dans un second temps, de pouvoir se réaménager dans leur lien à Nxx.
Lorsque Mme et M. acceptent de revenir voir leur enfant dans le service, Nxx n'est déjà plus tout à fait le même, il est devenu un bébé vivant.
Nxx renarcissise ses parents en étant devenu ce bébé là " un bébé normal. " Il sait alors les appeler à lui, avec toute l'appétence relationnelle qui jaillit maintenant de lui.
Cela soutient certainement Mme et M. dans la démarche d'accepter cette fois-ci la proposition d'un entretien psychologique.
Au fil des entretiens une partie de l'énigme se dévoile.
C'est au cours du 3e mois que Madame réalise qu'elle est enceinte. Il est probable que ce déni ait protéger la grossesse durant quelques semaines.
Après la découverte de la grossesse, Mme pense que ce bébé risque d'être la cible de malveillances (celle de son ex et de l'ex de son ami) qui l'amèneront sans doute à faire une fausse couche. Mme est plongée au cœur d'une tragédie qui ne lui permet pas d'envisager que son bébé puisse être autrement que trisomique, anormal ou mort. En quelle place sacrificielle ce bébé s'inscrit-il alors dans les fantasmes de sa mère ? Quelles dettes sont en jeu ?
Trois mois et demi après la découverte de la grossesse, Nxx naît. Cette naissance se produit à une date très chargée consciemment et inconsciemment, celle que très justement Mme redoutait : celle de la date anniversaire de la naissance du petit frère trisomique, celle aussi de la date anniversaire où le motard a été tué. Une date tragique par rapport au terme théorique de la grossesse : 5 mois et demi.
L'écho fantasmatique que cette naissance produit est certainement amplifié par le fait que Mme ne vit pas consciemment son accouchement, en raison d'une anesthésie générale, mais aussi par le fait qu'elle n'acceptera de voir Nxx que 15 jours plus tard.
Lorsqu'elle rencontre Nxx, si petit, avec toutes ces assistances qui le maintiennent en vie, Mme est effrayée. Elle l'est d'autant plus, qu'à aucun moment Nxx ne lui adresse un signe, ce que font habituellement les bébés dans un tel contexte, un signe comme celui de serrer le doigt de l'adulte, un signe comme celui de regarder, un signe qui aurait pu l'aider à se sentir reconnue comme mère par son bébé.
Cette inhumanité suscite tellement de peurs en elle, qu'elle craint de lui faire mal.
Ce n'est qu'après que Nxx ait pu la regarder, et qu'il lui ait adressé une vocalise, que quelque chose s'apaise en Mme, elle peut alors rencontrer son bébé et envisage de venir s'occuper de lui.
Quelques mois avant la conception de Nxx, Monsieur rompt avec son épouse pour venir vivre avec Madame. Cette séparation d'avec sa 1ère femme est encore peu élaborée d'un point de vue intra psychique, elle demeure très conflictuelle. Le lien avec son fils aîné en reste meurtri. On peut s'interroger sur la disponibilité psychique dont dispose alors M. pour s'inscrire comme père d'un nouvel enfant.
Quand Monsieur rencontre Nxx, il est plongé dans le plus grand désarroi, cela ne ressemble à rien de ce qu'il avait connu auparavant en tant que père.
De plus à son insu, par le contexte de la naissance prématurée de Nxx, une partie de son histoire personnelle vient se rejouer.
Après le premier entretien, Monsieur prend conscience de ce qui s'est joué pour lui et de ce qui se rejoue avec Nxx. Avec beaucoup de sensibilité, M. dévoile alors une autre partie de l'énigme : bébé, M. fut gravement malade, il fut probablement rejeté par sa propre mère qui se serait exclamée en le rencontrant " il va mourir, il est mort ! " Elle se serait alors éloignée de ce nouveau -né. Un médecin quelques mois plus tard, aurait interpellé les parents de M., en leur disant " votre enfant il va vivre ! " Les parents de M. reprirent alors leur nourrisson et l'aimèrent.
La parole de ce médecin en place de Grand Autre n'est pas sans faire écho de manière troublante aux signifiants qui nous sont venus en parlant de Nxx à ses parents, lorsque nous leur avons dit : " Nxx s'ouvre à la vie, il a besoin de vous, de s'appuyer sur vous pour continuer". Comme ses parents l'avaient eu fait pour lui, Monsieur a alors répondu " on est là ! "

Pour conclure :
Le symptôme de Nxx était de faire de graves apnées, il suspendait sa respiration au point de risquer en mourir. Sur le plan relationnel, Nxx était absent, inaccessible, il était comme suspendu dans un ailleurs qui n'était pas celui du monde du vivant. Cela était-il lié au vacillement provoqué par la question de son existence ? Par son symptôme, par sa manière d'être, Nxx nous a transmis un savoir inconscient qu'il avait, concernant la question douloureuse de sa place en tant que sujet qui avait à advenir.
En venant au monde, Nxx a fait ressurgir quelque chose de l'infantile de chacun de ses parents en lien avec leurs problématiques personnelles et transgénérationnelles.
Le contexte éprouvant de la naissance a fait écho de manière dévastatrice à cet infantile. Cela a été amplifié par la manière d'être, très singulière, de Nxx durant les premiers mois de sa vie.
Mme et M. n'ont alors pas pu investir leur enfant comme un bébé vivant : cet enfant était probablement mort dans leurs signifiants et dans leurs fantasmes.
De tout cela, provenait certainement cette incroyable force mortifère qui a happé Nxx, et dans laquelle, en tant que professionnels, nous nous sommes trouvés pris aussi, malgré nous, par le jeu du transfert. Questionnés dans notre désir, nous nous sommes engagés en interpellant Nxx. Nous avons signifié à Nxx qu'il pouvait émerger de ce mortifère dans lequel il était suspendu, que nous serions là pour l'y aider, mais que seul lui pouvait en décider. Nxx a répondu à notre appel en devenant un bébé vivant.
Les entretiens dans lesquels chacun à leur manière Nxx et ses parents se sont engagés, ont permis de creuser ce réel si écrasant par du symbolique. Cela a eu des effets chez les uns et chez les autres.
Ainsi Nxx s'est ouvert à la vie en tant que sujet en devenir.
Et presque simultanément, chez les parents, quelque chose s'est impulsé et s'est mis à circuler dans leurs signifiants. Leur désir à chacun vis à vis de Nxx a pu se régler un peu autrement.
Cela a permis à Nxx et ses parents de pouvoir s'engager peu à peu dans un autre type de lien possible.


* Ces pistes de réflexion sont en partie issues d'une discussion ayant eu lieu à l'occasion d'un atelier organisé par l'Ecole Psychanalytique du Centre Ouest, à Poitiers, le 24 novembre 2007. Tout au long de cette journée de travail, Monsieur Nazir HAMAD, nous a offert son précieux éclairage.
Cette clinique s'appuie également sur un travail très fécond pour moi, réalisé avec Monsieur Alain HARLY.



Références bibliographiques
1. Nazir HAMAD, Thierry NAJMAN, Malaise dans la famille. Entretiens sur la psychanalyse de l'enfant 2006, Collection " Psychanalyse et clinique " Edition E.R.E.S.
2. Jacques LACAN, Le séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts Fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Edition Seuil, 1973.
3. Graciela CULLERE CRESPIN, L'épopée symbolique du nouveau-né, 2007. Collection " Psychanalyse et clinique " Edition E.R.E.S.
4. Jean BERGES, Gabriel BALBO, Jeu des places de la mère et de l'enfant, Essai sur le transitivisme. Collection " Psychanalyse et clinique ", Edition E.R.E.S..
5. Catherine MATHELIN, Le sourire de la Joconde. Clinique psychanalytique avec les bébés prématurés. L'espace analytique. Edition Denoël