Un théologien chrétien catholique peut-il décemment contribuer à
l'étude des cliniques et structure de la croyance ? Nous en connaissons
plus d'un suspendus d'enseignement pour s'y être aventurés ! Certains
critiqueront : d'où s'autorise-t-il ? Ne trahit-il pas le magistère
pontifical ? Ne pervertit-il pas la psychanalyse lacanienne ?
L'exercice serait-il schizoïde ? L'expérience en mérite le risque !…
Tout d'abord il y a le
cheminement spirituel personnel qui est protestation, selon l'ancienne
acception ; puis la mise au travail de la clinique des anorexiques avec
une équipe de soignants et enfin la réflexion à partir des observations
de confrères, comme de l'Histoire ecclésiastique. Aussi serait-il plus
éloquent de préciser : "De l'éviction de la croyance chez les chartreux
et les carmélites à son hypertrophie chez les saintes anorexiques".
Souvent, même pour les
intellectuels, le fait religieux rassemble nombre de vocables tous plus
équivalents les uns que les autres. Cette confusion terminologique ne
facilite guère un discernement au sein des cliniques de la croyance. En
effet, lorsque nous tenons les engagements religieux pour une praxis de
la vie quotidienne, nous décelons promptement la place structurale
qu'occupe la croyance dans ces vocations. Le désert de Chartreuse est
l'héritier des premières contestations érémitiques, pour ne pas dire
hérétiques, de l'ordre social et religieux subverti par la croyance et
la superstition. Le Carmel puise ses sources dans les ténèbres d'une
grotte que seul un vent anime. Les saintes anorexiques furent recluses
pour que cessent les prodiges manifestés et catalysés par elles, tout
en exacerbant les mouvements de la piété collective. Aux extrêmes de
l'expérience mystique possible, toutes les composantes de la
religiosité (hérésie, schisme, secte, religion, foi, superstition,
croyance…) sont passées au crible du soupçon ; tant, que seule la
croyance nous y semble ce qui peut faire rempart à l'athéisme dont est
porteur, en creux, tout monothéisme. Pourtant l'éviction de la croyance
est une composante essentielle de la foi chrétienne. Comme la clinique
lacanienne nous le suggère grâce au soutien du nœud borroméen
questionnons la structure de trois variantes de l'identité mystique :
cartusienne, carmélitaine et mystico-anorexique.
Lorsque BRUNO , fuyant les
vanités du Monde, fonda l'ordre des Chartreux, il ne songeait pas qu'au
XXe siècle des moines vivraient encore selon son ascèse… Près de
Toulon, non loin du "Signal des Béguines" dans le massif de la
Sainte-Baume, gîtent, dans le secret, les Chartreux de Notre-Dame de
Montrieux. Petite communauté par rapport à la gigantesque maison mère,
il n'en demeure que celle-ci ne se visite pas non plus. Pour y voir,
seule la demande de vouloir y vivre sert de laissez-entrer. Souhaiter
devenir chartreux ne se spécule pas, cela se fait par un passage à
l'acte : un saut dans le Réel de la vie en Chartreuse.
Le prieur de cette communauté était à l'époque un homme à la haute
stature et à la voix peu diserte autant que lente : " Qu'aspirez-vous à
être : frère de chœur, convers ou laï ?… De chœur !… Voici la chef de
votre ermitage et une suggestion d'emploi du temps. Sachez que personne
ne vous imposera d'observer strictement ce dernier, mais n'oubliez pas
que depuis près de neuf siècles il a fait ces preuves. La force de la
chartreuse c'est de n'avoir jamais était réformée donc déformée ! ". Se
présenta alors un crâne glabre, comme celui du supérieur, à l'habit
d'épaisse laine blanche : robe et scapulaire à capuce. L'œil était vif
pour un homme ayant passé les quatre-vingts ans. Il était maître des
aspirants à la vie cartusienne. Le novice se devait tout à l'abandon,
au don et à l'obéissance envers lui. La cellule s'articulait en quatre
pièces, chacune ayant une fonction bien particulière. Une de celles du
rez-de-chaussée servait d'atelier. " Pour ouvrir à l'âme l'horizon
surnaturel, nous voudrions esquisser une méthode simple et pratique de
méditation, de façon à lui permettre de s'habituer à faire de toute sa
journée une oraison continuelle " …en ces lieux, hors la méditation et
la contemplation du divin, point de fabrication ou création de quoique
ce soit. Rien : ni embellir un jardin de cent mètres carré, ni espérer
y récolter le moindre fruit ou légume. La productivité n'a pas de
raison d'être en Chartreuse, encore moins la rentabilité. Au terme
d'une semaine de deux heures quotidiennes de jardinage où l'herbe fut
arrachée quasiment avec une pince à épiler, histoire de faire durer
cette activité, il n'est pas étrange d'y entendre : " …il ne saurait
être question de semer des plantes en ce jardin… replantez au besoin
l'herbe qui vient d'y être ôtée ! L'essentiel est d'occuper et de
fatiguer le corps par pure hygiène ! ". En tout l'anonymat est de règle
: " Il faut déclarer sans détour la vanité parfaite d'un ascétisme qui
n'a d'autre idéal que le perfectionnement du "moi" " . Anonymat au sens
fort : sans nom : " L'ombre est la plus faible des réalités,
semble-t-il : notre ombre n'est rien en comparaison de nous-mêmes. Mais
en comparaison de Dieu, nous avons moins de réalité encore " . Sans nom
du sujet, sans nom du désir, sans nom de la vie comme de la mort :
chaque cellule de frère est uniquement marquée d'une lettre de
l'alphabet, son patronyme disparaît ; un tourniquet creusé dans le mur
permet à un frère convers, inconnu du résidant anonyme, d'y glisser
l'un des 185 repas annuel servi à chaque frère de chœur ; une unique
croix griffée d'aucun nom signale le cimetière sis au centre du cloître
; les miracles n'y sont point admis, et si, post-mortem, un frère s'y
adonnait ses restes seraient promptement déplacés jusqu'à ce que le
silence de Chartreuse ne soit plus dérangé par tant de présence : " Mon
Dieu, je crois que vous êtes ici présent en moi, moi pauvre néant. Si
je n'étais que néant. ! mais je Vous ai offensé… je suis donc
au-dessous du néant " .
L'expérience cartusienne borde la bouddhique. Or, nul n'ignore que
l'enseignement hinayânique de Siddharta GAUTAMA , fort proche de celui
de VARDHAMANA initiateur du jaïnisme, quoique religieux, nie toute
croyance en un quelconque dieu conjointement à la réalité du sujet.
Cela n'est pas sans mettre à l'épreuve l'étude freudienne sur la
religion . L'imaginaire n'y est que béance et vacuité : " Le travail de
l'imagination est une activité purement humaine, ce n'est donc pas une
prière.… Construire et maintenir des représentations imaginaires, c'est
un travail trop fatigant pour que l'on puisse le prolonger d'une façon
continue.… L'imagination ne saurait d'ailleurs atteindre les réalités
surnaturelles, qui ne sont accessibles qu'à la foi pure " .
Ainsi, le stade du miroir, si bien repéré et établi par Jacques LACAN,
outre de s'élaborer sur un semblant de subjectivité, serait le mode
même d'être à maîtriser puis à dépasser. Ici, se forme l'un des points
de rencontre entre les mystiques d'Orient et d'Occident : la vanité du
sujet ! En effet, la religion n'implique pas nécessairement la croyance
ni la croyance la foi. Que ce soit la spiritualité cartusienne ou
bouddhiste, moins que de croire à partir d'un sujet illusoire et
Imaginaire, il s'agit pour le Réel de l'être de se livrer, en une
totale confiance, soit à un dieu soit à un enseignement ; chacun étant
une source de la pensée et de la morale, et partant du Langage. " La
foi est un guide sévère, mais infaillible ; elle ignore les concessions
et les calculs, elle ne mesure pas les obstacles : derrière le voile
des apparences, elle devine déjà la vérité éternelle.… Elle espère en
dépit de tous les facteurs humains qui cherchent à ralentir ou à briser
son élan " .
Poursuivons notre
"introspection clinique" par celle du Carmel ; principalement à travers
l'expérience mystique de la sainte à la légendaire "pluie de roses"
inspiratrice d'une littérature prolixe, psychanalytique ou non !… Nous
l'avons déjà évoqué, la spiritualité carmélitaine s'enracine sur la
présence, au mont Horeb en pays de Madian, du prophète Élie vainqueur
des serviteurs de Baal dans les montagnes du Carmel en Palestine vers
870 A.C. : " Il vient là, vers la grotte, nuite là, et voici à lui la
parole d' 'Adonaï …/… Il dit : "Sors. Tiens-toi sur la montagne, face à
'Adonaï". Et voici, 'Adonaï passe. Un souffle, grand et fort, ébranle
les montagnes, brise les rochers, face à 'Adonaï. Pas dans le souffle,
'Adonaï. Et après le souffle, un séisme. Pas dans le séisme, 'Adonaï.
Après le séisme, un feu. Pas dans le feu, 'Adonaï. Après le feu, une
voix, un silence subtil. Et c'est quand 'Élyahû entend, il emmitoufle
ses faces dans sa cape. Il sort et se tient à l'ouverture de la grotte
" . Au début du XIIIe siècle, dans les grotte du mont Carmel, se
trouvaient quelques ermites appliqués à imiter l'exemple d'Élie qu'ils
considéraient comme un nouveau Moïse-Messie et leur fondateur. Ils
vivaient du travail de leurs mains, dans la solitude et la pauvreté,
ayant pour occupation principale "la méditation jour et nuit de la loi
du Seigneur, veillant dans la prière". C'est le pape HONORIUS III, qui
à la demande d'ALBERT de Jérusalem, codifia et régla leur style de vie
en 1226. En 1247, leur règle fut modifiée par le pape INNOCENT IV pour
les assimiler aux ordres mendiants : augustins, franciscains,
dominicains. Suite à un réel relâchement de l'observance primitive, le
24 août 1562 Teresa de CEPEDA fonda le premier couvent réformé des
Carmélites Déchaussées : San José d'Avila. Six ans plus tard, fray JUAN
de la Cruz appliqua la pensée thérésienne au couvent des carmes de
Durvelo. Nous n'ignorons point la leçon lacanienne du 20 février 1973
ni la relecture qu'en fit Denis VASSE ; mais le film d'Alain CAVALIER
demeure le plus éloquent de tous sur la vie carmélitaine pour un
agnostique même s'il brosse l'existence mystique de l'autre THÉRÈSE, la
sainte de Lisieux et de la "petite voie" ! Si la fin du XIXe siècle
déployait encore un vaste cortège d'injustices et de misères sociales,
le couvent des carmélites de Lisieux n'affichait pas plus d'austérité
que d'autres carmels de France. Le temps s'y divisait en six heures et
demie pour la prière dont deux heures d'oraison mentale et quatre
heures et demie pour la messe et l'Office choral, une demi-heure de
lecture spirituelle, cinq heures environ pour le travail souvent
manuel, deux heures de récréation communautaire, quarante-cinq et
trente minutes pour les repas en commun, en silence [accompagnés d'une
lecture à haute voix], une heure de temps libre et six heures de
sommeil en été [complétées par une sieste facultative d'une heure] ou
sept heures continues en hiver. La Règle du Carmel prescrivait
l'abstinence perpétuelle de viande, mais elle en autorisait l'usage en
cas de maladie ou de faiblesse. Le pain constituait la base de
l'alimentation, qui comportait aussi beaucoup de lait et de féculents.
Certes, la haine de soi n'était pas hissée aussi haut qu'en Chartreuse
mais le Carmel quêtait son silence par le délaissement du leurre de la
croyance : [tous les soulignements reprennent ceux de son auteur] "
Céline, le bon Dieu ne me demande plus rien… dans les commencements Il
me demandait une infinité de choses. J'ai pensé quelque temps que
maintenant, puisque Jésus ne demandait rien, il fallait aller doucement
dans la paix et l'amour en faisant seulement ce qu'Il me demandait…
Mais j'ai eu une lumière. Ste Thérèse dit qu'il faut entretenir
l'amour. Le bois ne se trouve pas à notre portée quand nous sommes dans
les ténèbres, dans les sécheresses, mais du moins ne sommes-nous pas
obligées d'y jeter de petites pailles ? Jésus est bien assez puissant
pour entretenir seul le feu, cependant il est content de nous y voir
mettre un peu d'aliment, c'est une délicatesse qui lui fait plaisir et
alors Il jette dans le feu beaucoup de bois, nous ne le voyons pas mais
nous sentons la force de la chaleur de l'amour. J'en ai fait
l'expérience quand je ne sens rien, que je suis INCAPABLE de prier, de
pratiquer la vertu, c'est alors le moment de chercher de petites
occasions, des riens qui font plaisir, plus de plaisir à Jésus que
l'empire du monde ou même que le martyre souffert généreusement, par
exemple, un sourire, une parole aimable alors que j'aurais envie de ne
rien dire ou d'avoir l'air ennuyé, etc., etc. " . La famille MARTIN
appartenait à la moyenne bourgeoisie alençonienne. Thérèse était la
benjamine de neuf enfants, les deux garçons et deux filles décédèrent
en bas âge ; les cinq filles survivantes devinrent toutes des
religieuses. La mère mourut dans la quatrième année de sa dernière
fille. L'univers imaginaire des provinciaux de cette fin de siècle
décadent et de la naissance du prolétariat anticlérical s'aiguisait des
querelles passionnées entre "calotins" et "libertins". Quoique très tôt
fascinée par les images, la poésie et les signes multiples, sœur
THÉRÈSE de l'Enfant Jésus rencontra tout aussi vivement l'essence de la
spiritualité carmélitaine : " Notre Dieu, l'hôte de notre âme le sait
bien, aussi vient-Il en nous dans l'intention de trouver une demeure,
une tente VIDE au milieu du champ de bataille de la terre " . Plus elle
"voudra" devenir l'héroïne de Dieu, plus elle manifestera le "besoin"
de marquer chaque moment de sa vie religieuse d'un signe tangible,
comme les degrés d'une échelle conduisant vers la sainteté, mais le
Carmel lui enseignera le renoncement aux vanités du Monde. La règle
quémandait d'au moins changer de cellule tous les trois ans afin de
combattre l'illusion de l'enracinement ; nombre d'objets de cultes ou
non étaient soit changés de place soit distribués au dehors pour
qu'aucune ne s'y attacha. Sa volonté de croyances, et donc de gloires
mystiques, s'émoussera jusqu'à ne plus connaître le sens de la vocation
qu'elle avait mis tant d'acharnement à défendre. Aussi, avec les cinq
novices dont elle eut la charge, THÉRÈSE instaura le rite de jeter des
pétales de rose, chaque soir, vers la Croix de granit du préau, afin
que le sentiment de néantisation ne la plongea pas dans la neurasthénie
; elle le raconta en un des nombreux poèmes qu'elle rédigea : "Jeter
des Fleurs" . L'année 1897, déjà rongée par la tuberculose, épuisée,
incapable de faire ce geste, elle en reparlera dans un poème intitulé
:"Une rose effeuillée" . Sans pourquoi !… Le spectre d'une rose…
Comment ne pas songer au "Pèlerin Chérubinique" de SILESIJ en lisant la
rose thérésienne ? Faudrait-il concevoir que la sainte lexovienne
traversa une période perverse comme l'aurait peut-être suggéré LACAN
avec sa leçon du 20 février 1973 ? Y-aurait-il de cela dans la phase
abandonnique que lui imposa la communauté carmélitaine ? : " …comprenez
que pour aimer Jésus, être sa victime d'amour, plus on est faible, sans
désirs, ni vertus, plus on est propre aux opérations de cet Amour
consumant et transformant… Le seul désir d'être victime suffit, mais il
faut consentir à rester pauvre et sans force et voilà le difficile car
"Le véritable pauvre d'esprit, où le trouver ? il faut le chercher bien
loin" a dit le psalmiste … il ne dit pas qu'il faut le chercher par mi
les grandes âmes, mais "bien loin", c'est-à-dire dans la bassesse, dans
le néant … Ah ! restons donc bien loin de tout ce qui brille, aimons
notre petitesse, aimons à ne rien sentir, alors nous serons pauvres
d'esprit et Jésus viendra nous chercher, si loin que nous soyons il
nous transformera en flammes d'amour … Oh ! que je voudrais pouvoir
vous faire comprendre ce que je sens !… C'est la confiance et rien que
la confiance qui doit nous conduire à l'Amour " . Tout est dit, du
moins pour ce qui autorise une distinction entre : croyance et foi. Il
ne suffit pas d'évincer l'illusion de la croyance, il faut nourrir
l'Autre du désir, quelqu'en soit le prix : " …sainte Thérèse disait à
ses filles lorsqu'elles voulaient prier pour elle-même : "Que m'importe
à moi de rester jusqu'à la fin du monde en purgatoire si par mes
prières je sauve une seule âme !" Cette parole trouve écho dans mon
cœur, je voudrais sauver des âmes et m'oublier pour elles ; je voudrais
en sauver même après ma mort, aussi je serais heureuse que vous disiez
alors au lieu de la petite prière que vous faites et qui sera pour
toujours réalisée : "Mon Dieu, permettez à ma sœur de vous faire encore
aimer" " . Peut-être une forme de la charité chrétienne dont la
sanction en serait cet ultime : encore ! Sanction, en tant que ce qui
sanctifie ; voici pourquoi au-delà de la mort l'en-corps persiste,
faute d'exister. C'est cela l'hystérie, commente à sa façon Michel
BOUSSEYROUX lorsqu'il passe au crible de la psychanalyse lacanienne le
cas de Maguerite-Marie ALACOQUE . Hystérie, dont l'amour est souvent
masochiste ; THÉRÈSE ne s'y était-elle pas livrée dès le dimanche 13
mai 1888 lorsqu'elle décida de signer tout son courrier d'un :
"…carmélite indigne", ce jusqu'à sa mort ? En lisant les Manuscrits et
la Correspondance de THERESE de Lisieux nous suivons son combat pour
abroger le besoin volontariste d'une sainteté prométhéenne. Laquelle
serait rétributive et partant : croyante, vers l'impossibilité
d'accéder à la présence de celui qui est désiré par déréliction de son
fantasme ; ce qui ne laisse en partage que la confiance. Malgré les
blandices des sens et des jouissances de l'âme où "L'Orpheline de la
Bérésina" trigauda avec la castration et son détachement de la mère
morte, les règles et rites du Carmel librement interprétés, lui
évitèrent la mise en place d'une relation duelle psychotisante avec
Dieu par sidération du désir et névrose obsessionnelle .
Enfin la voici, la toute
belle, occupant la Une de la press-people et faisant se pâmer les
filles, la très glorieuse et triomphante anorexique de mode ! Ne nous
fourvoyons pas, Elle n'est point nouvelle sous le soleil ! Ne
perpétue-t-Elle pas la longue liste des saintes anorexiques écrite
depuis le XIIe siècle ? À sa façon n'itère-t-Elle pas la réclusion
exhibitionniste des mystiques de l'époque scolastique, enfermée qu'Elle
se trouve dans la boite télévisuelle et l'audimat ? Déjà vers la fin du
IIe siècle P.C., au Sinaï, en Égypte, Palestine, Syrie et Asie Mineure,
il seyait de contester le pouvoir urbain en fuyant au désert. Cette
forme de réaction phobique vis-à-vis des mégalopoles s'accompagnait
d'une ascèse poussée jusqu'à l'anéantissement du sujet. Écho
prémonitoire d'une mort annoncée du monde antique et de l'Empire
romain, la récusation s'ornait de moult signes et observances tous plus
austères les uns que les autres : jeûne permanent, abstinence envers
des mets ou boissons estimés impurs, continence sexuelle, privation de
sommeil, logement volontaire en un lieu hostile ou incongru [le sommet
d'une colonne : stylite], réclusion ou emmurement, négligence des soins
du corps, flagellation, automutilation et auto-humiliation, etc. Cette
ascèse mortifère visait tout le corporel et l'impur pour libérer l'âme
et l'esprit. L'anachorète exhibait son masochisme en clamant que
celui-ci préparait au contact avec la divinité. La solitude du Désert,
la distance par rapport à soi-même et au monde, jusqu'au seuil de la
haine étaient les conditions préalables à l'expérience mystique.
Nostalgie d'un certain passé, l'anorexie mystique, tant masculine que
féminine, éveilla, à son insu, une soif de liberté et d'absolu. Mis en
manque devant Dieu, on expérimentait l'enfer de la réclusion, l'abandon
par Dieu et par les humains, mais aussi le désir insatiable et
l'inéluctable culpabilité. Manifeste hypertrophie du moi et
appréciation erronée sur l'ego du sujet comme sur Dieu, dans la mesure
où ne sont supportables ni la grandeur ni la misère du moi ! Un
"véritable" ascétisme naquit ainsi de la rencontre du christianisme
avec les religions à mystères hellénistiques et la pensée
gnostico-dualiste où un principe mauvais causerait le corps. Chez PAUL
de Tarse, l'exaltation du célibat obéit à des motivations strictement
eschatologiques qu'il ne conviendrait pas d'appliquer uniformément à
tous afin de ne pas céder au fantasme psychotique tel que nous
pourrions le rencontrer dans un certain radicalisme bouddhiste. Des
passages sur l'abstinence alimentaire ou sur l'ascèse sexuelle mettent
en évidence le conflit d'hégémonie opposant la pensée biblique à la
pensée gnostico-dualiste. PAUL tenta de résoudre le problème en se
référant au Dieu créateur mais la polarisation entre un idéal de vie
chrétienne dans le monde et un ascétisme reniant le monde et le corps
restera vivace dans la suite de l'Histoire de l'Église. L'anorexie
servit à la révolte politique, les grèves répétées de la faim de
Mohandas Karamchand GANDHI en sont un exemple récent. Au fil du temps,
elle devint un outil d'affranchissement. À l'époque carolingienne, avec
les moines, les femmes de la noblesse occidentale détinrent la
connaissance. Elles ne voulurent plus subir les brimades ni les
grossesses successives que leur imposaient leur époux ; fuyant ainsi la
forte mortalité féminine que ces dernières impliquaient. Associée à une
mariologie en plein essor, l'anorexie sainte devint l'arme d'un massif
courant d'émancipation des femmes du XIIIe au XVIe siècle. Nous ne
brosserons pas ici l'ensemble du tableau clinique que cette
"psychopathie-mystique" développe, nous rappellerons seulement qu'elle
comporte des manifestations de : lanugo, aménorrhée, bradycardie,
hypomanie, extase hallucinée, tyrannie et apathie. Nombre d'auteurs
s'accordent à délivrer la palme des championnes en la matière à sainte
CATHERINE de Sienne . Avant d'essuyer de graves revers financiers, le
père fera connaître à sa famille l'aisance grâce à son métier de maître
teinturier. D'un tempérament doux, presque effacé, assez éloigné des
affaires domestiques, celui-ci entretint avec sa fille des relations
d'une discrète tendresse. La mère, Lapa PIACENTI, atteignait la
quarantaine d'années lorsqu'elle accoucha de ses vingt-troisième et
vingt-quatrième enfants. Catherine était jumelle d'une Giovanna morte
alors qu'elle était en nourrice. Lapa n'allaita aucun de ses enfants
comme Catherine, qu'elle garda contre elle jusqu'à environ un an. Mère
qui, au demeurant, rappellera souvent à Catherine qu'elle était sa
préférée puisqu'elle lui sacrifia sa sœur jumelle ; inscrivant ainsi en
la jeune enfant la culpabilité, la morbidité et l'horreur de sa vie.
Elle se trouva ensuite enceinte d'une dernière fille prénommée
Giovanna, comme la défunte jumelle ; laquelle mourut lorsque Catherine
atteignit sa seizième année. Cette mort, répétant la première dont le
deuil n'avait pas encore était fait, conduisit Catherine à totalement
se livrer à la passion anorexique. Sa sœur aînée : Bonaventura, seule
apte à rendre Catherine à sa féminité et chez qui elle vécut entre 12
et 15 ans, était décédée l'année précédente. Une lourde activité
volontariste de devoirs, de croyances, de rites à observer envahira
l'ordinaire de l'adolescente autrefois gracieuse et enjouée. Peu à peu,
avec entêtement et "virilité", elle martela elle-même et les autres
d'une autorité, d'un ascendant grandissant, proportionnellement de son
décharnement physique. Ayant décidé de renoncer aux hommes dès l'âge de
sept ans, elle prit en même temps la résolution " d'enlever à cette
chair toute autre chair, autant du moins que cela lui sera possible ".
Elle se priva de viande, la donnant soit à ses frères et sœurs, soit la
jetant à son chat à l'insu de tous, comportement que nous observons
très fréquemment chez les anorexiques d'aujourd'hui : " Jésus meurt de
la soif et de la faim de notre salut. Et moi je vous prie […] que vous
proposiez, pour principal objet, la faim de cet agneau. Voici ce que
désire mon âme : vous voir mourir d'un saint et sincère désir,
c'est-à-dire que pour l'attachement et l'amour que vous avez de la
gloire de Dieu, du salut des âmes et de l'exaltation de la sainte
Église, je veux vous voir accroître tellement cette faim que vous
tombiez mort de cette faim, que pareil au Fils de Dieu qui, pour une si
grande faim, mourut, vous tombiez mort à tout égoïsme " . Sa mère ayant
découvert ses manœuvres, la réprimanda. Elle répondit, prélude à un
combat acharné contre cette dernière : " Ô ma mère, quand j'accomplis
insuffisamment ou quand j'excède vos ordres, je vous supplie de me
battre autant que vous voulez pour que je sois plus prudente une autre
fois, c'est votre droit et votre devoir. Mais, je vous en supplie, ne
laissez pas, à cause de mes défauts, votre langue maudire qui que ce
soit, bon ou mauvais. Car cela ne convient pas à votre âge et m'est
grande affliction de cœur " . Une vie de colère, de rage et d'infinis
reproches, mais aussi de complicité et de dépendance passionnée
scellera les deux femmes. Femme de ténacité, fougue, véhémence,
vindicte et du "io voglio e vi commando !" , Catherine se fit
construire une petite cellule et rassembla autour d'elle un groupe
d'épigones qui ne tarda pas à la nommer : "dolcissima Mamma"[Maman très
douce]. Plus tard, obsédée par la réalité du lait, du sang, de la chair
et de la mort du Christ, elle transfèrera la demande obstinée de sa
mère à ce qu'elle se maria en des noces mystiques avec son époux
crucifié : " Crées par Dieu, nous sommes sortis de lui. C'est au bout
de huit jours qu'il s'enleva un anneau de chair. Il nous paya ainsi un
acompte destiné à nous donner pleine confiance dans le règlement
définitif. Et c'est sur le bois de la très sainte croix que cet Époux,
que cet Agneau immaculé s'en acquitta, lorsque, égorgé et saignant, il
lava, de son sang abondant, les souillures de l'humanité son épouse. Et
prenez garde : ce n'est pas un anneau d'or que son amour enflammé nous
a offert, mais un anneau fait de sa chair très pure " . Fantasme et
croyance apertement anthropophagiques et érotiques d'un retour de la
chair, après en avoir fait le sacrifice : déni de la castration !
Autour de 1370, elle s'affaira et s'agita à la politique de l'Église.
Se rendant en Avignon à l'été 1376, elle mit quasiment en demeure le
pape GRÉGOIRE XI de retourner à Rome afin de restaurer le Siège de
Pierre en sa ville légitime. Quoique ses injonctions cédèrent souvent à
l'autoritarisme, ceci ne l'empêchait pas de surnommer ledit pape :
"dolcissimo Babbo" [Papa très doux]. Elle voulut rétablir la paix entre
les Républiques urbaines ennemies composant la mosaïque italienne, afin
d'envoyer les belligérants en Croisade ; mais elle échoua. Puis, elle
s'attacha à réconcilier deux familles siennoises, mais les autorités
municipales la suspectèrent de complot ; ce fut un nouveau revers. Lors
du Grand Schisme d'Occident ouvert en 1378, où dans l'Église catholique
les magistères de trois papes coexistèrent, elle opta activement pour
le pape romain : URBAIN VI , tout en œuvrant inlassablement à ce qu'il
entreprit enfin une réforme de la chrétienté occidentale. Ne sachant
pas écrire et à peine lire, elle dicta à des disciples ses pensées et
ses presque 400 lettres adressées aux papes, cardinaux, princes des
divers États italiens, religieux, famille, un juif…, jeunes et vieux,
hommes et femmes, riches et pauvres… de son temps. Femme prolixe et
ardente, le verbe : desiderare est employé 93 fois et le substantif :
desiderio 308 fois parmi les 167 chapitres du "Dialogue de la divine
Providence". Soupçonnée de possession diabolique, le chapitre général
des Frères Prêcheurs de 1374 lui attribua RAYMOND de Capoue comme
cornac. Elle ne manqua pas de le séduire et de se l'annexer. Déchirée
entre le merveilleux et l'abjection, elle maltraitait sa chair force
flagellations, port de chaînes maculées de son propre sang, insomnies
sans que ceci ne diminua sa logorrhée. La violence de ses
mortifications, jusqu'à la fétichisation de la souillure par
l'absorption du pus d'une cancéreuse, n'était que l'épiphanie de sa
jouissance totalement aliénée au Réel du sacrifice christique. Lors
d'un précédent Séminaire Pictave, à l'invitation d'Alain HARLY, nous
traitâmes de l'hallucination psychotique qu'une présence trop réelle de
la Présence Réelle dans l'hostie suscite . La tertiaire dominicaine
s'arrogea la théologie politique thomiste pour en souligner fortement
l'anthropologie de la liberté sans limite de la volonté humaine :
retour d'une jouissance phallique dans le corps de la mère afin de
pourvoir à son implosion. Notons que, de sa génitrice, elle fit un
report sur l'Église en tant que Mère ; il n'est point établi que toute
l'agitation de Catherine servit utilement la politique de la chrétienté
occidentale. Avec la sainte anorexique, par une recherche aveugle
d'identité, d'autonomie comme d'un colmatage narcissique et une
appropriation des prérogatives masculines, puis par l'union physique et
mystique avec Dieu, l'époux spirituel communie directement avec elle.
Rendant ainsi vaine toute forme de médiation, les ordres donnés par les
hommes ici-bas devenant négligeables . Après la Réforme, l'autonomie
religieuse des femmes fut peu à peu considérée comme une hérésie ou
l'œuvre du Diable . Ne fantasions pas sa disparition de la scène
catholique, Marthe ROBIN dont le cornac fut le père FINET arbora durant
cinquante ans : stigmatisation, inédie, voyances, visions, insomnie
totale, guérisons subites, paralysies intermittentes en fonction des
fêtes religieuses, principalement autour du mémorial de la Passion du
Christ, les vendredis à 15 heures. Les jouissances mystique et
anorexique dans la saisie de la divinité campent le rapport paradoxal
du vide à la plénitude comme le stipula si bien Jean-Jacques LEPITRE
lors de son intervention : VIDE = RIEN = DIEU, VIDE ‡ RIEN ‡ DIEU.
Identifier le vide à la plénitude constitue pour la théologie négative
non seulement une tentation constante et inévitable mais un risque
suprême. De fait, ne pas confondre par équivalence vide et plénitude,
rien et dieu, n'a pas pour fonction de tourner l'Homme vers le néant,
bien que ce soit l'objet même de son angoisse, mais d'instaurer une
distance coupant l'Homme d'une jouissance mythique. Le vide de
l'anorexique est aussi proche, sur le mode désespéré, de l'approche
comblante du rien. Ainsi, l'état de sécheresse du domaine religieux
devient la "délectation morose" chez la sainte anorexique.
Dans les deux premiers
types de vies religieuses, l'éviction de la croyance semble apodictique
mais avec des implications structurales différentes pour l'une et
l'autre. Comment ne pas songer à un "borderline" [ou à une structure
d'obsessionnel] chez les chartreux lorsqu'ils travaillent à l'évidement
du scopique, à la disparition du désir soutenu d'un objet - a -, et
partant, de l'imaginaire pour n'en rester qu'à la "scrutation" sans
angoisse du trou ainsi formé ? Nous ne sommes pas dans une psychose ni
dans une névrose puisque seuls tiennent, on ne sait comment, le Réel et
le Symbolique de part et d'autre de la béance de l'Imaginaire. Certes,
on évoquera la quatrième boucle du "sinthome" qu'est la règle ;
c'est-à-dire non pas un savoir mais une science doctrinale, une chose
rationnelle et raisonnable comme dévoilement de la Vérité, une
épiphanie du Phallus, pour faire tenir le tout. Pour les carmélites, si
leur mystique y cherche de même à éliminer toute forme de croyances,
l'Imaginaire n'y est pas absent pour autant ni le désir, au contraire
[cf. le séminaire : Encore]. La règle y a une autre fonction que chez
les chartreux, celle de cadrer l'hystérie. Les deux ordres religieux
combattent la croyance, en tant que divulgation de la superstition et
risque d'une possession, grâce à la foi comme don à l'Autre, sans
aliénation de la liberté, et mise à l'épreuve du Sujet. Quant aux
saintes anorexiques, zélatrices de la fabrique du lien, jusqu'à
l'aliénation du désir de l'Autre, elles ont opté pour une religion sans
dogme et la paranoïa de la croyance. L'on serait en droit de se
demander si un chartreux est psychanalysable, la réponse versera
probablement vers la négative à cause d'un impossible transfert, alors
qu'une carmélite semblera apte à la cure.
Ces "collations" portent en
elles assez de sens pour autoriser une différenciation dans la
terminologie religieuse. Tout autant que l'excellent essai d'Henri
REY-FLAUD ou le très pertinent article de Jean-Pierre LEHMANN , nous
affirmerons que si la foi est du domaine de la confiance
inconditionnelle, voire irrationnelle - du latin : fides et du grec :
?ß????, pistis : fidélité et engagement par pacte ou serment fait à et
en autrui -, la croyance en appelle toujours à une comptabilité de la
"fiance" cédée - en latin la : credentia, c'est-à-dire la : créance, ce
à quoi l'on accorde crédit -. Cette dernière se manifeste par la
certitude et son lien à l'économie du sujet, alors que la foi procède
toujours d'une ignorance : oubli de l'oubli. Autrement la religion.
Deux étymologies latines la soutiennent : religare, en tant que ce qui
crée du lien et relie à autrui ou à une idée commune ; relegere, comme
ce qui favorise l'élaboration d'un sens de l'Histoire grâce à une
lecture dite herméneutique ou analytique de celui-ci et d'une Histoire
du sens grâce à une relecture de celle-ci. " La religion, c'est le
rapport que l'Homme entretient avec son origine et sa fin. Rapport
médiatisé par un certain nombre de rites sociaux. Ainsi, en Occident,
allons-nous au cimetière le jour des morts. La foi, c'est l'adhésion
personnelle à un Dieu reconnu comme transcendant et unique. Elle
implique le monothéisme, ce qui n'est pas le cas pour la religion " .
Il convient d'en supposer une troisième, quoiqu'excessive : relegare,
car la part d'appartenance qu'elle produit isole et relègue chaque
membre rassemblé sous la commune pensée de tous ceux qui n'y adhèrent
pas. L'abus de coupures engendre le phénomène sectaire. Secte : d'une
racine indo-européenne : sekw- : suivre, venir après, à laquelle se
rattache en latin l'adverbe : - secus : le long de, autrement - qui a
pour dérivé l'adjectif : - sequester : intermédiaire, médiateur -,
lui-même neutre substantivé : - sequestrum : séquestre -. D'où, en bas
latin : sequestrare : mettre en dépôt, séparer, éloigner. Le substantif
latin : secta, implique le fait de suivre une ligne de conduite ou une
école philosophique. Jusqu'au XIIIe siècle, il s'assimile à toute forme
de doctrine, alors qu'à partir du XIVe siècle il désigne un petit
groupe de gens professant la même doctrine religieuse. De l'idée
étymologique de " suite " viennent la locution - être d'une secte et
d'un accord - " prendre la même décision " (vers 1340) et les emplois
pour " troupe " (au XVe siècle), " corps de métier " (en 1477), tous
disparus. Par influence du latin : - sectio : action de couper, coupure
- et du supin : sectum, lui-même de : - secare : couper -, le mot :
sete (vers 1230) puis : secte (1525) dénomme un groupe constitué à
l'écart d'une Église pour soutenir des opinions théologiques
particulières. Récemment, le mot, sous influence de l'anglais : sect,
qualifie des organisations fermées exerçant une influence psychologique
forte sur leurs adeptes et se réclamant d'une pensée religieuse ou
mystique étrangère aux grandes religions constituées. Aussi ce vocable
est-il généralement utilisé dans un sens aussi vague que péjoratif. Il
désigne dans l'usage courant, soit un petit groupe d'adeptes séparé
d'un plus grand, soit l'ensemble des disciples d'un maître hérétique.
Dans l'un ou l'autre cas, il n'est employé que pour désigner des
groupes qui récusent eux-mêmes cette appellation parce qu'elle est
chargée
de mépris et de normativité. En ce temps de centenaire et de mémorial
où se placera la psychanalyse dans l'avenir ?
La sociologie religieuse tente depuis Max WEBER de dégager le contenu
des signifiants antithétiques de : secte et d'Église. Pour ce dernier,
la secte se présente comme un groupe de volontaires alors que l'Église
est une institution salvatrice. Celle-ci est un corps social établi et
une institution universelle, alors que la première est un groupe
contractuel qui s'oppose au système d'assimilation religieuse en
rejetant tout compromis avec le Monde.
Le spécifisme de la secte réside en l'incarnation historique d'une
jonction de l'eschatologie et de l'illuminisme, ce qui n'est pas sans
lien avec une structure psychique de : borderline ou de : delirium
mysticus. Sous ses divers visages, la secte est toujours la même : elle
pointe vers une sortie de l'Histoire par le haut - illuminisme - et
vers l'avant - eschatologisme -. De plus, la secte se caractérise par
son radicalisme éthique. En rupture avec la société et en dissidence
avec les institutions religieuses établies, la secte vit dans un
radicalisme qui s'érige sur l'absence du dialogue avec l'Histoire, la
Science et la Culture. Radicalisme qui garantit la pureté doctrinale et
le rigorisme moral en rejetant tout genre de corruption : laxisme,
compromis, adaptation, prise en compte des situations et du cheminement
singulier des personnes. La secte est pour les purs, les parfaits. Ce
qui, néanmoins, ne manque jamais de provoquer un schisme au sein de la
cohésion sociale et psychique. Schisme : d'une racine indo-européenne :
skeid- : fendre, comportant une variante expressive : skheid- qui se
réalise dans le latin : - scindere : déchirer, fendre, arracher,
diviser, séparer -. En grec : - scizein - skhizein : fendre, d'où : -
scistoV - skhistos : fendu, qu'on peut fendre ; -scisma, -atoV -
skhisma, -atos : fente, séparation ; - sciza - skhiza : éclat de bois,
emprunté par le latin sous la forme : schidia. Au XIIe siècle, le mot
apparaît avec le sens de : séparation, anarchie, désaccord. À partir de
1172-1174, le mot : cisme désigne la formation, dans une religion
établie, d'un groupe qui se sépare de la communauté reconnue, sans
qu'il y ait dissidence complète sur les points essentiels du dogme et
du culte. Vers 1381, le mot : scisme se mit à décrire la période
anarchique que l'Église chrétienne catholique traversa entre 1378 et
1429 où il y eut plusieurs papes en même temps, chacun se prétendant
légitime.
Le schisme répond par une forme d'egotisme à la phobie d'une
disparition du Sujet : idiotês . Le comportement schismatique dénote
une antinomique défense en ultime recours d'un narcissisme défaillant
susceptible de mener une personne à la schizophrénie. La clinique
psychanalytique ne nous instruit-elle pas de la difficulté pour tout un
chacun d'assumer la castration sans pour autant sombrer dans la schize
? Le schismatique tenterait un sauvetage de l'intégrité de son être
afin d'éviter la castration en tant que cause du manque par renoncement
à sa toute puissance. Il ne parviendrait pas à dissocier sa phobie de
la psychose de l'amputation symbolique que représente la reconnaissance
de son manque à être. Peur de l'éviction et de la souillure du Moi
menant un Sujet à sa marginalisation sociale et communautaire !
C'est à cet exemple que surgit également le danger de la pureté, pour
reprendre un ouvrage publié aux éditions Grasset par Bernard-Henri LÉVY
. Ne pouvant tenir l'un et l'autre, notre hérétique sectaire sombre
dans le schisme qu'alors seul le dogme peut sauver ou permettre
d'éviter à la cohésion sociale la contamination schizoïde :
Dogme : mot de la famille indo-européenne - dek-, dok-, dk- : acquérir
ou faire acquérir une connaissance ; comportant en grec une variante
dak-. Nous trouvons le grec : - dokesn - dokein : sembler, paraître,
croire bon, juger, décider et penser, d'où - d"gma - dogma et -d"gmatoV
- dogmatos : ce qui paraît bon, opinion, doctrine, thèse, décret ; puis
- d"xa - doxa : opinion et bonne réputation. C'est le XVIe siècle qui
francisa le grec et le latin : dogma, pour former les mots : dogme et
dogmatique ; alors que déjà, grâce au bas latin : dogmatizare, notre
langue possédait depuis le XIIIe siècle le verbe : dogmatiser.
Étude philologique du dogme que nous entendons plus que toutes les
autres puisqu'elle fait écho aux doctes savoirs de nos éminents
docteurs, issus des divers secteurs des sciences, lesquels se prennent
parfois à discipliner les paradoxes de leurs condisciples rendus enfin
à la docilité !!! S'avisera-t-on d'énoncer que tout docteur serait
irrémédiablement à l'abri d'un comportement doctrinaire ? Lequel n'est
pas loin parfois d'exclure !
Selon Henri REY-FLAUD : "
L'arithmétique présente en effet le modèle d'une croyance sans défaut,
supposée par une forme particulière de langage, constituée d'un réseau
de signes, dans lequel la question du manque ne se pose pas plus que
celle d'avoir à distinguer le vrai du faux " . L'arithmétique compte et
crédite la vérité d'une certitude, elle est la parfaite réalisation de
la croyance. Mais nous n'ignorons pas que : " Sur la faillite du
signifiant, le croyant, le militant ou le nazi deviennent alors les
agents acharnés de la volonté des "dieux obscurs". La croyance
religieuse traditionnelle (chrétienne) semble, en revanche, respecter
la fonction phallique qui constitue la structure de la croyance… Dans
l'espace religieux, le sujet n'a accès qu'à un Autre barré : le dit
premier n'est jamais délivré, la cause originelle n'est jamais
dévoilée. Aussi la croyance est-elle supportée par un certain nombre de
"mystère" (Incarnation, Trinité), qui ont pour fonction de désigner le
point où la Cause est perdue. Toutefois, l'on découvre bientôt, en sens
inverse, que la Cause refusée au fidèle est supposée détenue au lieu de
l'Autre, si bien que la croyance dans l'Autre barré est, en réalité,
noué à la croyance dans l'Autre non barré, conçu comme savoir absolu,
ce que confirme le crime primordial de l'Homme d'avoir voulu rivaliser
avec la science de Dieu (Gn. 3,2-6). Ainsi le fidèle n'a accès à
l'Autre non barré qu'à travers l'Autre barré, ce que figure le thème de
la mort de Dieu, incarné dans le "mystère" de la Croix. La croyance
religieuse se constitue donc de la contradiction qui la soutient : elle
renvoie dans une monde de ténèbres à un Dieu de vérité, elle maintient
l'Homme, au milieu des injustices et des misères, dans l'espérance
qu'au jour de la révélation, la raison de tout ce désordre lui sera
donnée. Ce faisant, elle reproduit la structure du langage, qui
témoigne, chaque fois que nous parlons, de la même croyance dans
l'Autre barré et dans l'Autre non barré. Car toute parole dans son fond
s'adresse à l'Autre barré qui seul peut donner sens à notre adresse, en
la recevant du lieu de son manque, ce que traduit la conviction que
Dieu a besoin des hommes. Mais, dans le même temps, nous attendons de
ce même Autre qu'il réponde, non pas seulement à notre demande, mais à
notre désir, qu'il satisfasse notre désir en termes de jouissance.
Ainsi la croyance religieuse, comme Credo, se caractérise-t-elle de ce
que le sujet fait crédit à l'Autre du signifiant à la Cause, ce qui
définit le procès du refoulement originaire fondateur du langage. Mais,
à ce moment, elle avoue sa parenté avec la névrose, qui présente le
même caractère de révéler la structure symbolique du langage en
l'imaginarisant - cette homologie établie par FREUD étant fondée sur le
constat que les deux phénomènes trahissent la même nostalgie de la
Cause " .
Ces distinctions
philologiques et psychanalytiques nous invitent à poser sur le nœud
borroméen conçu par Jacques LACAN l'articulation suivante :
Outre ce nouage et
l'installation de la secte comme point de sa rupture, ce peut-il que
l'hérésie d'un Sujet ou des sociétés humaines soit salutaire ? Pourtant
elle fut et reste fondamentale à la constitution dogmatique des grands
courants religieux des diverses civilisations ! Hérésie : est un
emprunt savant au latin classique - hæresis : doctrine, système -,
spécialement en latin ecclésiastique : doctrine contraire aux dogmes de
l'Église catholique. Le latin est tiré du grec - amresiV - hairesis :
action de prendre, de choisir, car dérivé de - amrein - hairein :
prendre ; ce terme désignera de façon tardive dans la société grecque
une école philosophique puis une secte religieuse. Au XIIe siècle -
erisie - nomme : un choix, une opinion particulière. Herite ou erede :
qui choisit, fut remplacé au XIVe siècle par : hérétique ; alors que le
XVIe siècle créa le mot : hérésiarque, du grec - amresi-PrchV -
hairesi-arkhês : chef d'une secte. Souvent, dans l'Histoire humaine,
l'hérésie dénonça les imprécisions et failles d'une logique
linguistique ou philosophique que l'élaboration d'un dogme vint en
réponse sanctionner. Elle signale la recherche d'un sens et d'une
intégration œuvrant tant à la construction subjective qu'à une quête
d'amour et de reconnaissance d'une - idiotês - sans exclusion
communautaire… Religion athée ou pas, la psychanalyse use des mêmes
structures pour agir. C'est pourquoi l'R.S.I. lacanienne canonise la
pensée freudienne lorsqu'elle réactualise les Ça - Moi et Surmoi d'un
Sujet névrosé en : Réel - Symbolique et Imaginaire.
Le psychanalyste lacanien,
loin de combler de ses charismes le patient, place son éthique dans son
"décharitage" vis-à-vis de l'analysant ; laquelle est effacement du
thérapeute devant la vérité de la parole. Cette dernière ne saurait
donc ni excommunier ni enfermer l'autre au nom d'un quelconque savoir
de maître ou de gourou. La psychanalyse opère dans le champ de la haine
de soi, le "sadomasochisme" latent manifesté par les multiples
symptômes de la croyance souffrante ; eux-mêmes provoqués par le -
kakoV - kakos : mal, mauvais, sordide, méchant, lâche, résidant dans
l'espace du Moi où le pire ennemi d'une personne n'est qu'elle-même.
N'est-ce pas pour ceci que le psychanalyste, à l'opposé du maître
spirituel, acceptera d'accomplir "La tournée des dupes" du fait
religieux comme renoncement du patient à la croyance, sans obligation
d'ivresse hystérique ni de foi ; en juste et probe hérétique ?
Pour en finir, imprégné des
méthodes scolastiques doublées d'un soupçon d'ironie quasi jésuitique,
interrogeons les diverses causalités et efficiences de la foi dans ce
qu'elle fabriquerait comme aliénation et exclusion. Entendez, qu'à
l'inverse des doctes intervenants de ce Colloque pictave, je ne puis me
targuer d'être capable d'y apporter la moindre réponse. Ainsi de la foi
: quid ? Oui, de quoi est-il question ? N'est-elle pas, plus souvent
qu'on ne le pense, porteuse de l'engendrement d'une ère nouvelle ?
Est-ce scandaleux ? Une impitoyable logique terminologique,
n'origine-t-elle pas ce pourquoi nous ne saurions énoncer que,
théologiquement ou psychanalytiquement, Dieu ex-iste puisqu'il ne peut
ni être in-clus ni être ex-clu ?! Tant dans son Essence que par son
Nom, ce qui produirait une for-clusion dont nous devinons tous les
risques de comportements psychotiques. Sa tautologie veut qu'Il soit,
par définition, en-clos. Pourtant n'est-Il point la source
d'ex-clusions chaque fois qu'une manifestation nouvelle de la Nature
é-clôt ? Quel est ce jeu de langage ? Et quel en est la clef ?
Précisément : elle !!! Puisque c'est soit devant ou derrière une clef
que se détermine toutes les variantes du : clore . Mais, depuis le XVIe
siècle, cette dernière racine est elle-même tombée en désuétude au
profit d'une autre plus éloquente : fermer. Quitte à vous de jouer à
lui appliquer tous les préfixes que la langue autorisa déjà pour :
clore [en-, re-, con-, in-, ex-, é-, for-], façon de voir ce que cela
produit… Peut-être que la crise traversée par une communauté humaine ne
lui fait-elle pas moins opter pour des solutions dogmatiques de clôture
que de communion et de communication ? L'hérésie, aux conséquences
douloureuses, choisie par une société ne verserait-elle pas plus du
côté de l'ex-communication que de l'ex-clusion ? Et la for-clusion du
langage ainsi provoquée n'aurait-elle pas pour conséquence de rendre
schismatique, c'est-à-dire : schizoïde cette société ? Contre la
décadence et le formalisme culturels, n'aurions-nous pas, parfois, à
souhaiter pour cette dernière qu'elle sache fabriquer un plus
d'ex-clusion sans ex-communication afin qu'elle ne glisse pas dans la
ré-clusion pour la sauver de toutes con-clusions figeant la fabrique
des différences et diversifications ? Certes, la religion refuse
souvent l'accueil et l'entrée de l'étranger au sein du groupe
constitué, mais une Civilisation sans croyance, rites, liturgie et foi
serait-elle moins totalitaire ? Le fantasme d'une mondialisation
résultant de l'enfermement des humains dans une pensée commune, leur
inclusion, est-il vraiment un bon projet pour le Monde ? Les
psychanalyses freudienne et lacanienne ne soignent-elles pas la société
occidentale moribonde, aliénante et décadente en prônant la nécessité
du Sujet libre jusqu'à l'errance aventureuse comme primordiale ; la
régénérant, grâce au potentiel d'imagination ainsi suscité, pour faire
naître une personne active et créative ? Ne s'agit-il pas moins
d'œuvrer à la communication - communion sans fusion du pluralisme et à
la dignité humaine que d'éradiquer systématiquement la foi ?…
Ne convient-il pas de reconnaître que lorsque la théologie est bien
faite, ne conduisant pas ainsi nécessairement à la névrose, elle peut
intéresser au plus haut niveau la psychanalyse ? N'imaginons pas que
l'émancipation de la religion passe par l'irreligiosité, ce serait
s'illusionner d'un contresens, l'inverse philologique de la religion
s'appelle la "nég-ligence". Or, la cure psychanalytique peut-elle se
réduire à une thérapie de la négligence, sous prétexte que le
psychanalyste décharite ? Même André GLUCKSMANN , que nous ne
soupçonnerons pas de bigotisme, nous met en garde du haut de son
athéiste héroïque contre un monothéisme cédant le pas à la négligence.
Ce serait faire le jeu de la paranoïa de la Science. Celle qui se
targue d'un possible non manque dans le sujet, d'un S non barré ! Peu
nous importe qu'à l'exemple le christianisme soit un artefact de la
névrose sociale et le lieu privilégié d'une illusion où paradoxes et
aberrations se conjuguent pour enfermer l'Homme en…, en lui-même ! Avec
tout ce fatras de la pulsion psychique productrice d'idéologies que
certains se plaisent à qualifier de plus ou moins fumeuses, à quelle
aliénation choisirons-nous de nous laisser duper ? Sûrement pas à celle
de l'obscessionnalité de la Science qui comme l'a si justement exposé
Mary LE CAÏNEC : ne parvient pas à y croire mais qui sans cesse vérifie
ce qu'elle nous certifie savoir. Ne prétend-elle pas nous affranchir de
la névrose de la foi ? Alors, autant que René GIRARD j'entends la
vérité qu'enseigne Satan : la tentation de la négligence, puisqu'elle
seule est absolument lucide - voyante sans faille - du vrai. Du savoir
et de l'éthique anthropologiques, la fascination perverse fera-t-elle
mieux demain que la névrose d'hier pour faire taire la plainte devenue
insupportable à tous ceux affirmant que le discours parfait des
mathématiques parviendra à soustraire l'Homme de la logique du
"pas-tout" ? Étrange logique impliquant qu'il y aurait un signifiant
qui soit adéquat à sa signification !!!