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La paranoïa comme dévoilement de la structure de la croyance

J Quilichini

Dans ce vaste champ de la croyance, la clinique de la paranoïa est particulièrement féconde puisque ses phénomènes élémentaires ; délires, voix, certitude dite paranoïaque, nous confrontent directement à cette question de la croyance.
Notre première lecture nous conduirait à penser que le paranoïaque est totalement pris dans la croyance et qu'en revanche, nous, névrosés, analysés, échapperions à ce phénomène de la croyance, voire que nous serions athées.
Et bien, c'est vers une toute autre direction que nous orientent Freud et Lacan à partir des signifiants Glauben et Unglauben. D'une part en ce qui concerne le paranoïaque, il ne s'agit pas de croyance, mais d'incroyance, d'Unglauben. Et d'autre part, Lacan indique qu'en ce qui concerne l'athéisme, il faut le laisser aux théologiens ; les seuls athées se sont eux.
L'enjeu théorique est de sortir cette question de la croyance du champ religieux, même s'il vient l'éclairer. Il s'agirait de penser la croyance non plus en terme de phénomène mais d'en repérer le point structural pour le sujet, grâce aux catégories du réel, du symbolique, et de l'imaginaire.
Le séminaire l'éthique de la psychanalyse pourrait en être la clé de voûte. Lacan donne à la catégorie du réel une place déterminante dans nos activités structurées par le symbolique : acte, jugement.
C'est à l'occasion de son élaboration du rapport du sujet à Das Ding, vide central cerné par les Vorstellungen Repräzentanzen , vide que va occuper le grand Autre primordial, que Lacan fait la remarque suivante : " ce premier étranger par rapport à quoi, le sujet a à se référer d'abord, le paranoïaque n'y croit pas ".
Dans le séminaire sur les psychoses, Lacan avait analysé la structure du phénomène élémentaire où le paranoïaque est pris dans cette certitude que tout ce qui se passe autour de lui le concerne et le vise. ; dans le réel, çà lui parle, çà le regarde. Et cela à partir du délire de Schreber, délire dont la trame religieuse à la particularité de mettre en évidence le rapport psychotique de Schreber à Dieu, rapport de jouissance à l'opposé d'un autre positionnement du sujet, la crainte de Dieu, point de capiton dont le discours du grand prêtre Joad s'adressant à Abner dans Athalie, témoigne.
Cette assertion de Lacan : " ce premier étranger par rapport à quoi le sujet a à se référer d'abord, le paranoïaque n'y croit pas ", ne se situe donc pas dans le registre d'un phénomène élémentaire, qui révèle une croyance toute imaginaire, mais se situe plutôt dans le non nouage des registres du symbolique et du réel .
Le séminaire l'éthique insiste sur cette question. Lacan s'appuie sur le travail de l'esquisse et fait valoir deux termes que Freud n'avait pas vraiment mis en exergue, bien que déterminant pour le sujet comme Lacan le relève. Das Ding d'une part, qui nous est maintenant familier et la Glauben d'autre part, qui est moins pris en compte. Freud utilise ce terme à propos de l'expérience de satisfaction. Dans le rapport à la réalité que cette expérience détermine, ce temps de la Glauben, équivalent de l'acte de jugement est déterminant pour la constitution du Ich. Si déterminant que Freud peut désigner le paranoïaque comme celui qui est dans l'Unglauben, l'incroyance, l'incrédulité ou autre expression qu'il utilise, Versagen des Glaubens : le refus, ou le retrait de croyance.
Tous ces textes cliniques des années 1890, où il met en place les mécanismes de chaque structure, sont contemporains de l'esquisse. A la Glauben l'esquisse, en tant que moment structural du sujet, du Ich, vient répondre dans ses écrits cliniques le défaut de Glauben, l'Unglauben du paranoïaque..
Lacan insiste. Dans l'Unglauben, la Chose y est rejetée au sens propre de la Verwerfung. Ainsi l'incroyance n'a-t-elle rien à voir avec le doute qui n'est que le corollaire ou le symétrique de la croyance, et il se met à préciser ce qui est en jeu ; " l'attitude radicale du paranoïaque telle que Freud la désigne intéresse le mode le plus profond de l'homme à la réalité, à savoir ce qui s'articule comme la foi ". Nous pouvons penser que ce défaut de Galbent, laisse le psychotique d'autant plus livré à ses croyances.
Il n'est pas anodin, que Lacan ait choisi ici le terme de foi, plutôt que celui de croyance ; il reprendra d'ailleurs à plusieurs reprises ce terme de foi. La sémantique lui donne raison.
Tout d'abord il faut remarquer que Glauben, en allemand désigne tout autant la croyance que la foi. La traduction a trop privilégié le terme de croyance qui a une connotation imaginaire. La foi, elle, rend plutôt compte du registre symbolique, tel que Freud en parle dans la constitution du sujet.
D'ailleurs Freud a réservé ce terme à la clinique pour parler de ce rapport du sujet à la réalité. Quand il parle de la croyance religieuse, il utilise le terme d'illusion pour bien faire valoir son versant imaginaire , de leurre. Ce qui caractérise l'illusion, c'est d'être dérivé des désirs humains et de ne pas tenir compte de la réalité. C'est pour cela que l'illusion ne concerne pas que la religion mais tout autant le politique et l'amour, Freud est très clair à ce sujet : " les rapports entre les sexes au sein de notre civilisation ne sont-ils pas troublés par une illusion érotique ? " N'indique-t-il pas là l'impossible du rapport sexuel que l'amour en tant qu'illusion vient masquer.
Voilà ce qui est du registre de l'illusion, de la croyance religieuse, pour Freud. Glaube est dans un autre registre puisqu'il concerne le temps du sujet pour Freud. Aussi pour saisir cette notion de Glauben, pour se repérer entre foi et croyance est-il nécessaire de laisser de côté toute référence religieuse, et de reprendre succinctement l'évolution de ce terme à partir de son acception philosophique grecque, c'est-à-dire la doxa.
Chez les grecs la doxa est à la fois l'opinion, (qui est du côté du contingent et qui s'oppose à la notion de vérité qui est du côté de la science) et à la fois le fait d'opiner. L'évolution de la notion de doxa va privilégier peu à peu le fait d'opiner et mettre en avant la notion d'assentiment.
Le passage à la sémantique latine est extrêmement fécond puisque le dédoublement n'est plus entre opinion et assentiment, mais entre croyance et foi, Visum et Fides.
Fides accentue cette idée d'assentiment , qui devient un acte volontaire du sujet, libre et responsable. C'est dans cette perspective que Freud va utiliser cette notion de Glauben, de Glaube, foi assentiment, et non illusion préjugé, opinion. Mais ce qui est nouveau grâce aux romains, et ce n'est certainement pas sans lien avec la mise en place du droit, c'est que Fides et Feodus vont plus loin que la notion d'assentiment d'un sujet. Fides et Feodus sont des termes de relation, termes qui déterminent entre les hommes une relation qui oriente la confiance, c'est le sens de notre poignée de mains. La foi se distingue d'autant plus fondamentalement de la croyance qu'elle consiste essentiellement en un pacte.
C'est d'ailleurs ce que rappelle Lacan dans le séminaire sur les psychoses. La foi suppose une certaine altérité et un rapport particulier à l'Autre dont témoignent les deux formes exemplaires de la parole.
La première c'est Fides, la foi, la parole qui se donne : c'est le " tu es ma femme, tu es mon maître ", parole qui engage et qui surtout est fondatrice de la position des deux sujets. La seconde forme c'est la feinte, ce que dit ou fait l'autre est supposé avoir été fait pour feinter le sujet.
Mais que la parole soit fondatrice ou trompeuse, c'est parce que l'Autre est reconnu par le sujet, que celui-ci va pouvoir s'y faire reconnaître. Dans la paranoïa, il n'y croit pas ; l'Autre n'est pas reconnu en tant que tel ; cette Bejahung , cet acte de foi n'a pas lieu. Le défaut de bejahung ne porte pas ici sur un signifiant (forclusion du nom du père), mais sur l'Autre, (lieu des signifiants). Lacan par cette notion d'Unglauben, de non foi dans l'Autre, désigne un trait spécifiquement paranoïaque. Cet Unglauben a pour effet que l'Autre est rabattu à un lieu imaginaire, lieu de la plus foncière tromperie.
Il était question hier, de crédit. Et bien justement le paranoïaque non seulement, ne fait pas crédit à l'Autre, mais fait passer la dette du côté de cet Autre.
En affirmant dans l'éthique que " l'attitude radicale du paranoïaque tel que Freud la désigne intéresse le mode le plus profond de l'homme à la réalité, à savoir ce qui s'articule comme la foi " il rejoint ce qu'il avançait déjà dans les psychoses à savoir, qu'il ne peut y avoir pour le sujet quelque fondement dans le réel, s'il n'y a pas quelque part quelque chose qui ne trompe pas (leçon du 14/12/1955).
Cette bejahung, cet acte de foi, met en place donc simultanément, et le sujet et cet Autre comme lieu, lieu qui n'est pas vide. Vide de l'objet petit a, certes, mais non vide de signifiants.
Il y a peut-être entre le désarroi, dont parle Lacan dans l'éthique, expérience de l'analysant dans la fin de son analyse, où il expérimente qu'il n'y a pas de garant de la vérité, de père qui tienne et le laisser en plan du psychotique, il y a un monde, un trou justement. Un acte de foi qui est venu à manquer pour le psychotique. D'ailleurs le desêtre est d'autant plus praticable pour le névrosé que l'Autre est habité par certains signifiants ; Autre sur lequel a porté l'acte de foi. Si le père ne tient pas, les signifiants eux tiennent, grâce à un point de capiton.
Ce qui donc est structural comme Lacan le rappelle, c'est qu'il ne peut y avoir pour le sujet quelque fondement s'il n'y a pas quelque part quelque chose qui ne trompe pas.
Melman, dans son texte sur la croyance, insiste dans cette direction. La formulation n'est plus ; il y a quelque part quelque chose qui ne trompe pas, mais quelque part, il y a quelqu'un qui sait. Dans le réel il y a une instance : il y a quelqu'un qui sait.
Ce qui n'est pas sans évoquer ce que dit Freud de cette instance : il est difficile de ne pas lui associer une figure, figure du destin en l'occurrence.
Dans un texte de 1924 qui est tout à fait clinique, puisqu'il s'agit du problème économique du masochisme, Freud évoque le problème de la morale et du surmoi et fait état du destin, comme dernière figure du surmoi. " Puissance obscure que seul très peu d'entre nous parviennent à concevoir de façon impersonnelle . Lorsque le poète hollandais Multatuli remplace la moïra des grecs par le couple divin Logos et Ananké il n'y a guère à redire " Il y a si peu à redire qu'il ne cesse d'en faire part à un certain nombre de ses interlocuteurs et correspondants qui étaient vous le savez nombreux. Par exemple à Pfister, il écrit en 1922 " bien sûr on ne se convertit guère que dans son vieil âge à la terrible dualité divine, Logos et Ananké " ; et dans un entretien à Charles Beaudoin en 1926 " j'ai deux dieux, Logos et Ananké l'inflexible raison le destin nécessaire ". Très clairement Freud oppose au Un, totalisant, harmonisant du monothéisme (ce qu'il dénoncera également d'ailleurs dans la dérive religieuse de l'Suvre Jungienne ) la division que suppose cette dualité Logos et Ananké, terrible dualité divine dont on pressent qu'elle ne peut apporter ni tranquillité ni certitude au sujet et que c'est dans le symptôme que celui ci trouvera un répit relatif et une certaine jouissance.
Tout au long de ses écrits Freud s'appuie sur cette notion d'Ananké. Elle représente la nécessité réelle, la réalité extérieure, ce à quoi l'infans est livré et ce à quoi l'individu sera confronté tout au long de son existence. Freud a recours à ce signifiant grec, qu'il écrit d'ailleurs souvent en lettres grecques pour désigner ce à quoi l'homme ne peut échapper, qui est là pourrions-nous dire, toujours à la même place, un impossible à surmonter, et ce à quoi, pense-t-il, l'homme ne peut que se soumettre. Cette réalité incontournable à partir de laquelle l'infans aura à se positionner dès le début, cette Ananké, n'est pas sans évoquer bien sûr le registre du réel.
C'est dans ce registre du réel qu'il faut entendre, peut être, les remarques de Freud en ce qui concerne les pulsions, et en particulier " son troisième pas ", comme il dit, de la théorie des pulsions concernant l'existence de la pulsion de mort.
Sa théorie de la pulsion de mort et de l'au-delà du principe de plaisir, est cet élément du réel dont nous ne voulons rien savoir et dont d'ailleurs ses collègues de l'époque réfutaient l'existence. Ainsi Jones parle-t-il de son " hypothétique pulsion de mort ", Freud sera à cet égard cinglant ; je le cite : " Il faut être prêt à quitter une voie qu'on a suivie, un certain temps, lorsqu'elle semble conduire à rien de bon. Seuls ces croyants qui demandent à la science de leur tenir lieu de catéchisme qu'ils ont abandonné en voudront aux chercheurs de prolonger ou même de transformer ces vues ".
A l'issue de ces quelques réflexions, le procès en question, en tant qu'il concerne la structure, cet acte de croire, cet acte de foi, s'affirme bien dans le registre symbolique. C'est un acte qui concerne le sujet, voire le fonde.
La foi, ici sollicitée, s'éclaire de la certitude du sujet, telle qu'elle apparaît dans le procès logique de l'assertion subjective.
Lacan dans son article " le temps logique et l'assertion de certitude anticipée ", fait valoir la certitude non pas comme relevant du registre imaginaire paranoïaque, mais comme relevant d'un nouage réussi des trois registres, des trois ronds, du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire.
Néanmoins c'est bien à partir du paranoïaque et de son défaut de Glauben, l'Unglauben, que peut s'entendre la foi en deçà du champ religieux.