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ETHIQUE DU SUJET EN PSYCHOPATHOLOGIE

Claude Savinaud

Aborder la question éthique du Sujet en psychopathologie, c'est postuler que la psychopathologie n'est pas une savoir objectif sur la « maladie » mentale, mais la manière spécifique dont une « âme » en est affectée dans sa singularité. Certes, il y a dans la souffrance psychique une part de déterminisme, à quoi l'on se réfère en parlant de syndromes, de troubles mentaux, mais on ne peut écarter la part contingente de l'implication du sujet dans sa propre souffrance ou dans celle infligée à autrui. L'engagement de l'individu dans ses conduites pathologiques, quelles qu'en soient les causes, manifeste sa liberté, sa responsabilité et leurs limites, sans lesquelles la dimension de « l'humain » disparaîtrait.
Ramener « l' humain » à cette dimension de contingence de l'action, ou de la pensée, ce n'est pas nier l'appartenance des humains au règne animal, pour lequel la biologie occupe la position d'un savoir constitué sur l'étude expérimentale des fonctions de l'organisme liées à l'espèce. La Médecine s'en préoccupe de plus en plus efficacement. Ce n'est pas non plus ignorer l' anthropologie qui étudie la dimension sociale de l'humanité structurée par des lois qui varient selon les époques. Ces lois sont instituées dans le champ de la culture au sens large du terme, produit de l'histoire et de la langue des groupes d'appartenance dans lesquels l'individu s'inscrit. La culture d'une société donnée, à un moment donné, détermine la relation de l'homme à sa maladie, la compréhension qu'il en a, le sens qu'il lui donne. (chamanisme,etc...) Ce à quoi la psychologie peut objecter que l'histoire comme la langue sont vécues subjectivement avant d'être perçues objectivement. C'est leur appropriation singulière qui constitue le Sujet .
C'est donc prendre en considération en plus, dans un champ qui est proprement celui de la psychologie, le fonctionnement psychique comme une donnée irréductible aux autres paramètres du paradigme humain. L'homme « pense », sans qu'on puisse établir encore avec certitude comment cette pensée qui lui est propre résulte de ses habitudes acquises, de ses besoins innés, du fonctionnement de son appareil neuronal qui vise à établir un équilibre entre les deux catégories de phénomènes dans leurs relations avec l'environnement, ou de tout autre chose. Mystère du chemin tracé par la pensée de l'homme, entre son désir et ses conduites, qu'on ne peut sérieusement réduire à un sillon dans le lobe pariétal en couleur verte sur fond d'I.R.M.
Cette prise en compte supplémentaire de la pensée n'implique pas pour autant la réduction de l'homme à un « cogito »; il n'y a pas d'équivalence de l'humain à un savoir, une conscience, même au second degré, consciente d'elle-même. « L'homme pense qu'il pense », mais c'est une perspective de mise en abîme, à moins d'imaginer que penser que l'on pense viderait du même coup la pensée de tout contenu, en ferait une fonction sans objet : penser la pensée comme pensante. (n'est ce pas l'intention de la pensée mystique de tendre à la contemplation de l'être au delà de tout contenu représentatif?).
Penser, c'est toujours penser à quelque chose, même si cette chose n'existe pas (concept), n'a pas d'image (l'irreprésentable) ou de nom( l'innommable). Ce que semble montrer le phénomène psychopathologique, une pensée qui s'ignore, n'est pas une ignorance de la pensée, autrement dit un défaut de l'appareil cognitif à appréhender certaines choses par manque d'habitude, d'apprentissages, par méconnaissance des besoins ou des exigences de l'environnement. C'est sur cette hypothèse que va s'orienter notre discussion . Après avoir défini ce que nous entendons par Éthique à partir de situations critiques dans le champ du soin nous montrerons leur exemplarité pour délimiter une approche soutenue par la psychanalyse parmi d'autres perspectives inscrites dans une orientation « pragmatique ». Puis nous situerons la problématique du Sujet entre science et philosophie, dans cette interface où s'inscrit la psychanalyse, comme théorie et comme pratique.
Enfin, nous reviendrons sur la psychopathologie en la séparant d'une perspective purement médicale dans laquelle la taxinomie des troubles évacue la question de l'organisation et de la dynamique psychique. Dans un deuxième temps, deux thèmes seront abordés successivement: 1- : "la démarcation de l'éthique psychanalytique en psychopathologie par rapport à la question de la technicité du soin ; la "dépossession" de son acte chez le soignant dans un contexte de rationalisation économique de la Santé". 2- :" qu'est ce qu'une interprétation juste? ", abordant avec la psychanalyse le champ de l'herméneutique qui va de la subjectivité individuelle à la morale sociale en passant par le politique. En repartant d'Aristote et de Platon jusqu'à Marx et Lacan.
Éthique...
Mais auparavant, tentons de définir la notion d'éthique dans notre questionnement du Sujet en psychopathologie. La notion d'éthique découle d'une appréhension de la distinction, essentielle chez l'Homme, entre ce qui est bon et ce qui est mauvais. L'éthique, telle qu'elle apparaît chez un philosophe comme Aristote, n'est pas une connaissance théorique établie sur des principes , le Bon, le Juste, qui seraient définis dans leur essence. Elle ne se présente pas comme un savoir sur des invariants qu'il faudrait apprendre à discerner intellectuellement pour les appliquer mécaniquement. C'est une « science pratique », c'est à dire une mise à l'épreuve de la manière dont un Sujet, dans telles ou telles circonstances, peut acquérir les qualités nécessaires à la réalisation de cet Idéal, la mise en œuvre du bien. La vertu, objectif cardinal du « devenir homme » chez les Grecs, n'est pas une idée, une catégorie de l'entendement, mais une manière de faire jouer les dispositions du caractère, de l'intelligence pour résoudre les problèmes de l'imprévisibilité du cours des affaires humaines, de l'irréductibilité des situations singulières aux règles générales, en matière morale ou politique. On peut ainsi établir une distinction entre la Morale, qui résulterait de l'observance des règles générales de vie en société, et l'Éthique, qui vise à se forger personnellement dans chaque situation une aptitude au discernement, correspondant au « moindre mal », dans le sens d'éviter l' excès, l'ubris. Chez les grecs, l'excès était considéré comme une rupture par rapport à l'ordre social ou cosmologique. Pour ne citer qu'un exemple contemporain évident où l'éthique se distingue de la morale:
- moralement, toute personne en danger de mort doit être secourue.
- Cependant, les soins aux personnes en fin de vie peuvent constituer une atteinte à leur dignité par un prolongement artificiel des fonctions organiques au delà d'une déchéance ou d'une mort clinique. La définition de la reconnaissance objective de la mort clinique fait l'objet d'un débat entre spécialistes. Une discussion sur la déchéance ne peut occulter l'implication du soignant à titre personnel dans l'appréciation de l'état du Sujet, et encore moins de la manière dont ce Sujet singulier peut vivre cet état. (dire: « j'en ai assez » ne signifie pas forcement : « je souhaite en finir »)
- Cette implication induit une réflexion éthique dans laquelle le souci de l'autre, à entendre non seulement comme le prochain, mais aussi comme ce qui échappe à notre compréhension, ou ce qui fait appel à l'altérité du collectif au delà des convictions personnelles, prime sur le strict respect de la règle établie du « primum non nocere », sans pour autant l'abolir.
- La qualité de la vie, notion éminemment subjective, devient une considération aussi importante que l'existence de cette vie ; cette équivalence est rendue possible par les moyens technologiques dont on dispose, qui outrepassent les limites de ce qu'on a coutume d'appeler la « mort naturelle ». Peut -on pour autant la définir à partir de critères objectifs, comme par exemple un certain nombre de « facteurs discriminants »? C'est toute la question d'une méthodologie tendant à quantifier la qualité à partir des critères de probabilité d'opinions favorables ou défavorables. Cette technique du »sondage » doit être, comme une autre, épistémologiquement et éthiquement questionnée sur sa scientificité alléguée. Est ce que la réponse ne dépend pas d'abord de qui pose la question, à qui elle s'adresse, et dans quelles conditions? - N'importe quelle quantification n'est pas en soi un critère absolu de vérité. La validation du mesurable va de pair avec une définition préalable et contradictoire de l'objet de cette mesure. (ou alors, la moyenne pondérée de la somme de numéros de plaques minéralogiques des véhicules sur un trajet pourrait être un indicateur de l'état des routes!) On peut aussi prolonger ce questionnement dans le champ des suppléances technologiques à la diminution des capacités physiques ou psychiques par des prothèses nanotechnologiques (puces) pouvant être implantées dans le cerveau. Si certaines atteintes organiques de la capacité mémorielle ou psychomotrice pourraient bientôt être corrigées par ce moyen, on peut s'interroger sur l'opportunité, soit de la « booster » chez des personnes normales pour améliorer leurs performances, ou sur le risque d'imposer à quiconque, par ce moyen, des « souvenirs ou des gestes parasites ». Le « droit à l'oubli », ou à la paresse, est aussi la condition d'une mémoire ou d'une action humaines, subjectives parce que sélectives. Sous un autre angle purement organique, le poumon, le cœur ou le rein artificiels ne semblent pas avoir suscité de controverses sur les bienfaits de leur prescription. Le gain de survie indéniable apporté par certaines prothèses n'ouvre pas de « front secondaire » dans le combat pour le progrès utilitariste proposé comme l'accès au Bien-être général. Si l'utilité de certains soins (esthétiques, de performance sportive ou de confort) peut être interrogée du point de vue sociétal, au regard du coût supporté par la collectivité et ses priorités sanitaires, jusqu'où l'humain peut-il être appareillé sans disparaître sous une robotisation artificielle qui pourrait le déshumaniser?(cf : le personnage de « robocop » au cinéma) Le fauteuil roulant, la communication assistée par ordinateur pour les IMOC ne semblent pas avoir suscité de rejet chez les descendants des chasseurs-cueilleurs que nous sommes, dont la survie était étroitement liée à la locomotion et la communication dans le groupe. Il est probable qu'une éthique collective compassionnelle a de tout temps prévalu sur l'utilité matérielle de l'individu pour le groupe, pour ne pas éliminer tout(s) ce(ux) qui est(sont) contraire à l'optimisation du bien commun. Par contre, une ségrégation accrue semble accompagner le progrès de la technicité, comme si elle pouvait assurer à elle seule un tri « scientifique » des importuns en faisant l'économie du facteur humain. Dans la mesure où nous pourrons bientôt modifier les propriétés du corps humain par l'intervention sur les gènes, nous pouvons envisager de subordonner ces modifications à la prévention des menaces sur la société. Par exemple, comme le préconise une bioéthique libérale, on pourrait provoquer des incompatibilités alimentaires aux protéines animales, réduire la taille des humains par la pré-sélection implantatoire d'embryons sous-dimensionnés, pour amener l'humain à une moindre consommation de viande, facteur de réchauffement climatique, etc... A partir du moment où une conduite est volontairement consentie, et encouragée par des avantages pécuniaires dans le but de protéger les populations de la planète, quel argument « moral » peut s'y opposer? [1]On pourrait pousser l'allégorie en manière de paradoxe absurde, en supposant qu'on aura peut-être aussi des troubles de l'identité à traiter quand on réalisera les premières greffes de cerveau. A qui l'attribuer : au donneur d'organe, ou au corps du receveur? Faudra t'il effectuer post-mortem une révision des pensées du donneur avant d'effectuer l'implantation, pour ne pas disséminer des idées morbides chez un receveur indemne et sans défense, pour cause d'ablation? Doit-on en attendre des progrès dans les méthodes de lavage de cerveau? La science-fiction a souvent traité de ce problème de société sur un mode d'anticipation imaginaire qui projette un éclairage inquiétant sur le futur. Les préposés à l'État Civil devraient probablement d'ores et déjà suivre des séminaires d'éthique au cours de leur carrière ! Plus sérieusement, on ne peut que reconnaître l'actualité, ou la permanence des interrogations que l'Éthique suscite, car on commence à s'apercevoir qu'il n'est pas de pratique de la modernité qui n'ait un impact sur notre statut d'humain comme Sujet et comme Citoyen. Dans le modèle de société démocratique occidentale qui tend à s'universaliser, le second suppose toujours le premier, sans s'y réduire. L'organisation politico-économique qui en assure la gestion ne peut proposer d'autre référentiel que l'individu pour mesurer les écarts entre les valeurs : le bien de tous se réduit à celui de chacun, qui occupe dès lors une position de force, un pouvoir exorbitant de blocage dans toute hiérarchisation de l'action. C'est le point limite d'une démocratisation qui vise à faire de la volonté de l'individu la référence ultime du système. ...
du Sujet...
Mais l'Individu n'est pas le Sujet. On peut se demander si la promotion de l'Ego par l'individualisme libéral ne risque pas à terme, de compromettre la pérennité du second. Une définition ontologique de ce troisième terme ,« Sujet », a été tentée par la philosophie selon plusieurs angles :
- L'aliénation, concept Hégélien définissant le rapport dialectique entre le Sujet et l'Objet, fait référence à sa dépendance aux préjugés dans sa saisie du monde. Le Moi ne peut que s'aliéner les objets pour se constituer en figure objectivée, ce qui le rend immédiatement étranger, autre, par défaut d'accéder directement à la vérité de son être. Selon Hegel, la subjectivité individuelle n'est qu'une partie d'un Sujet absolu qui nous serait restitué comme la résultante de l'aperception globale du réel, que nous ne saisissons jamais que comme l'image d'une partie de nous-même. D'où la nécessité d'en revenir à l'expérience immédiate, phénoménologique : ressentir la chose telle qu'elle est en elle-même dans sa vérité, pour en retrouver intimement le sens, avant de la penser.
- La fonction de l' Ego cartésien, lieu de la co-(n)naissance à priori, apparaît dès lors comme un moment négatif d'un processus d'humanisation, fermeture à l'autre et à la Vérité. Il est le temps logique de l'annulation de l'objet précédant le retour à une ouverture, à une formulation nouvelle dans l'universel.
- Cette réflexion hégélienne rejoint la psychanalyse quant au rôle d'illusion de l'Ego, du Moi qui se défend contre des désirs inacceptables. C'est la négation (verneinung) qui constitue l'Inconscient à partir des souvenirs refoulés qui en forment le fond représentatif. Ce refoulement est fondamental pour maintenir l' unicité du Moi, sa cohérence. Freud avait mis à jour les phénomènes inconscients (lapsus, rêves, mot d'esprit, actes manqués, symptômes) comme l'expression de la pulsionnalité et de ses représentants siégeant dans une instance (Çà) séparée du Moi. Ce Moi réduit à la conscience-perception, n'est que le siège des conflits entre la pression pulsionnelle et la réalité extérieure, à laquelle vient se substituer très tôt la conscience morale, le Surmoi, d'origine sociale. - Enfin s'intégrait, avec cette notion de conflit interne, la pathologie dans un continuum avec la « normalité » de la vie psychique, qui permettait d'appréhender le « sens » du symptôme restitué dans le phylum de son histoire et non rejeté dans le « hors sens » d'un organe lésé, ou d'un appareil cognitif atrophié. Il s'agit là d'une position éthique, par laquelle la folie ne soustrait pas le malade de son humanité, mais l'y dépose comme témoin d'une conflictualité essentielle à tous, manifestée à chaque fois de façon singulière.
- Avec Lacan s'instaure le rapprochement du sujet de l'inconscient avec le Sujet de la philosophie, dans l'usage même du concept de « Sujet désirant », « Sujet parlant », dans une équivocité qui rejoint la philosophie Hégélienne et son prolongement phénoménologique. Le Sujet est assujetti au discours, mais il le réalise en se disant, et réciproquement, il se réalise en acte de parole. Reprenant ainsi de Freud l'expérience de la pratique psychanalytique comme « talking cure », il logifie la proposition freudienne d'une prédominance de l'articulation littérale sur les contenus perceptifs mémorisés dans l'Inconscient. Si le souvenir refoulé est agissant au présent, c'est parce qu'il s'articule « comme » un langage, qui reste à décripter.
...en psychanalyse.
Aujourd'hui, cette façon psychanalytique d'aborder la question de la souffrance psychique est gravement mise en cause.
Par le fait, une critique radicale de la psychanalyse, au demeurant tout à fait justifiable dans la confrontation générale des idées, trouve son acmé dans les présupposés éthiques qu'elle véhicule. Il s'agirait ici d'en discuter le bien-fondé en dépassant le caractère anecdotique de certaines récriminations, touchant les personnes de ses fondateurs, les institutions qu'elle engendre ou dont elle dépend, toutes choses fortement contextuelles au regard des fondements d'un courant de pensée majeur qui marque la culture au delà de son époque. Si Lacan s'est fait le pygmalion de l'Éthique en psychanalyse dans les années 1959-1960, ce n'est pas pour se poser en moraliste mais pour fonder de nouveau ce qui fait l'incise de la psychanalyse, sa subversion dans le discours bien-pensant d'une certaine forme de réification de la condition humaine. La banalité ou la trivialité de la pensée post-freudienne, qu'il dénonçait à l'époque, s'avère, avec le décalage, si largement entrée dans les mœurs qu'on pourrait se demander laquelle a précédé ou suivi l'autre, de la socialisation du discours psychanalytique ou de la « psy-canalisation » du discours social. Il n'est pas jusqu'au discours médical et principalement psychiatrique auquel elle n'ait étendu son influence. [Ce fût certainement pour son « bien », car l'aliéniste du XIXème siècle avait surtout réduit le monde de la folie à celui d'une dégénérescence ou les préjugés sociaux et moraux avaient valeur de préceptes doctrinaux : la folie, séparée de l'indigence par Pinel, demeurait une tare génétique irrémédiable qui définissait « scientifiquement» la condition de l'exclusion]. Cette fausse adaptation aux normes sociales, fondée sur le malentendu, trouve aujourd'hui, dans ces lieux de soins, son point de rupture comme si elle se retournait contre sa source, son origine, l'observation clinique en médecine. Au nom de la mesure de son efficacité, de la vérification scientifique de ses théories, il y a en médecine post-moderne une volonté de débarrasser la psychopathologie de l'hypothèse prétendue « invérifiable » de l'Inconscient, de l'inter subjectivité qu'elle promulgue, de tourner le dos à la démarche clinique globalisatrice pour fonder enfin une science de l'homme sans Sujet, sur les découvertes de la génétique et de la biologie moléculaire, relayée par les sciences du comportement.
Ainsi, le redécoupage des grandes entités nosographiques en profils de personnalité corrélés à des comportements déviants normés[2], ou le regroupement de troubles du comportement vaguement définis en grands ensembles descriptifs aux contours flous[3], procèdent d'un démembrement de la pensée clinique, sous prétexte de transcender des théorisations divergentes. Pour faire consensus, on prend comme dénominateur commun une représentation factuelle de la folie qui en supprime toute l'intensité dramatique, mais on ne dit pas que cette conception est sous-tendue par une théorisation minimaliste qui prévaut sur toutes les autres conceptions, le behaviorisme watsonien, ni qu'elle sert à la promotion d'un commerce lucratif : les psychotropes. On oublie que la souffrance, l'angoisse, sont probablement les choses qui relient le plus un homme à un autre. Les incertitudes des affects font aussi très peur dans une société aseptisée; on serait en passe de les codifier, à défaut de les interdire. Le paradoxe de la modernité, c'est l'exigence du rétablissement sous contrôle d'un lien social normalisé tout en accentuant les facteurs de discrimination, d'exclusion. Nous entrons ici en débat avec une deuxième source philosophique qui nous est proposée dans la question éthique contemporaine, celle de Kant pour qui il faut agir « en sorte que la maxime de ton action puisse être prise comme maxime universelle ». Il s'agit de faire que la volonté individuelle se plie à l'application d'une règle logique qui ne peut que valoir pour tous. La loi qui y préside n'est pas une loi sociale, mais une loi subordonnée à un ordre naturel défini par la science, qui doit surpasser les intérêts particuliers, donc évacuer tout affect qui infléchirait notre action.
Nous voyons bien en quoi une morale fondée sur ce qui serait scientifiquement défini comme la « nature humaine » nous assurerait à tout coup d'une définition des règles pour atteindre le Bien, mettre la Raison en action contre le Sentiment, facteur de trouble par l'immixtion du particulier, du subjectif. Mais nous percevons immédiatement qu'aucune société ne pourrait s'en prévaloir véritablement, car elles sont construites sur leur transgression.
Aurions nous l'inconséquence de les imposer aux autres sans les respecter nous-mêmes, comme on le voit actuellement, au nom de valeurs universelles comme par exemple « les droits de l'homme », la liberté de circulation des biens et des personnes, voire du droit de jouir du corps d'autrui comme bon nous semble en acceptant la réciprocité(Sade)? Car les moyens de coercition, pour en assurer les impératifs auprès de ceux qui s'y refusent, iraient en contradiction avec l'idéal éthique projeté : ce serait instaurer la tyrannie du Bien. La psychanalyse, comme expérience du Réel, montre que ce bien n'est que relatif au pire auquel il prédispose. La satisfaction (befriedigung) de la pulsion n'est pas un but recherché directement, en quoi elle ne viserait que la disparition de l'objet et de son corrélatif : le Sujet de ce proces. Elle résulte plutôt d'une trajectoire interne au psychisme visant la réduction de la tension par son intégration dans la « réalité psychique » à travers le fantasme qui soutient le désir. Le plaisir, qui est au principe du fonctionnement inconscient, ne peut s'atteindre que marginalement, dans la « dérive » de l'instinct hors d'un assouvissement total dans la consommation de l'objet. C'est dans ce discord entre plaisir et jouissance que l'humain trouve son point d'origine, le désir, qui se construit sur le manque et doit en passer par la demande[4]. C'est là son drame, son pathos qu'aucune orthopédie ne saurait corriger. Il y a là une faille, que Freud a théorisée sous le nom de complexe d'œdipe, manière de symboliser par le mythe les difficultés, essentielles, à saisir dans une rationalité cohérente l'histoire individuelle et collective. Lacan en a repris la structure en l'articulant avec la dépendance de l'humain au langage. Le langage, c'est l'Autre de l'humain, par lequel il est déterminé dans son être comme Sujet séparé de la jouissance de la Chose. A contrario, on assiste actuellement à travers le « comportementalisme » à la promotion universelle d'une conception « utilitariste » du Bien, comme la régulation de ce qui peut s'échanger entre les hommes pour concourir à satisfaire leurs besoins supposés « naturels », s'acquérir par des comportements consommatoires adaptés, par l'apprentissage. Le Bien dépend de l' accumulation des objets pour pouvoir en disposer. Mais ce que la psychanalyse repère dans la relation rivalitaire au prochain, cette accumulation de « biens », n'a d'intérêt pour l'homme que si elle sert à en priver l'autre, puisque c'est cette différence entre ceux qui les ont et ceux qui ne les ont pas qui fait toute leur valeur symbolique. Leur coût sert d'outil de mesure de l'échelle des valeurs qui s'en trouve objectivée dans la valeur ajoutée que ces biens produisent. La morale néo-libérale met en perspective cette « valeur » au niveau d' une doctrine sociale générale : « le profit de l'un fait l'enrichissement de tous ». De là à proposer qu'à un certain niveau du processus, le droit de l'homme à disposer de lui-même ne puisse se réaliser que par sa totale dépendance à la dévaluation de son travail salarié, ou comme déchet de cette sur-consommation de biens manufacturés...

I - TECHNICITE ET DEPOSSESSION SUBJECTIVE DE L'ACTE SOIGNANT
Que voyons nous aujourd'hui s'instaurer sous les auspices de l'impératif kantien ? - l'État assure une codification universelle et chiffrée des « bonnes pratiques »
Il s'agit avant tout d'élaborer la manière la plus opérationnelle de réduire le désordre que représente la maladie, l'erreur de la nature que traduit la morbidité du symptôme, mais aussi la dépense de temps liée à la dimension humaine du soin, dans une perspective de réduction des coûts de la politique de santé publique.
L'éthique soignante, en ses principes, vise l'amélioration générale du bien-être de la personne en souffrance. Ce bien-être va au delà de la réparation technique du corps lésé, en ce qu'il concerne la personne toute entière. La douleur par exemple, longtemps appréhendée comme inhérente à la maladie, voire comme signe indispensable d'un processus évolutif, peut aujourd'hui être soulagée efficacement indépendamment de l'évolution de la pathologie. Le soignant doit non seulement porter toute son attention à son expression mais aussi solliciter le concours du malade pour participer à son évaluation. Il n'est plus un objet de soin mais un partenaire privilégié dans la lutte contre « la maladie » conçue comme un désordre dans le bien-être général.
Pour obtenir cette coopération, on doit aider le malade à collaborer activement au soin, le « responsabiliser » en lui transmettant les informations qui concernent sa maladie. Le dossier de soin devient un outil de communication et d'échange dans lesquelles chaque membre de l'équipe soignante s'engage à assurer la transparence de ses actes, partager les choix thérapeutiques, enregistrer le désaccord éventuel du malade et tendre par l'explication rationnelle à sa réduction, transmettre de façon efficace l'essentiel de l'information. Cette contractualisation du soin met le soignant en position de demandeur d'une aide qu'il doit maîtriser avec les techniques de communication issues du marketing. Ce qu'il perd de son pouvoir, de son savoir-faire ou de son prestige face à un malade en position d'infériorité, il doit le reconquérir non seulement par son « faire savoir » mais par la vérification immédiate de son efficacité. Le soignant doit donc mener de front deux impératifs catégoriques, réussir à traiter efficacement et se faire comprendre, voire accepter comme allié du patient qui jugera de la « qualité du soin ».
Nous avons donc à faire face à deux obligations :
1) utiliser sans réserve mais avec souci d'économie tous les moyens de traitements efficaces
2) obtenir le consentement « éclairé »du patient vis à vis des risques, en faire un partenaire, le prévenir des séquelles et se porter garant de leur limitation au minimum.
Commentaire : la libre disposition pour le soignant de ses outils techniques, de son jugement personnel sur les actes qu'il doit accomplir et les raisons pour lesquels il les effectue, ne peut être qu'une source de défaillances potentielles, d'excès de zèle ou d'inopportunité, au regard d'une administration de la Santé qui assume la position de responsabilité civile et pénale, et s'en dégagera le cas échéant par la mise en cause individuelle du professionnel au regard de normes de qualité consensuellement approuvées. Il est inutile de rappeler ici quelles sont les contraintes budgétaires, d'accréditation des services et de notation des établissements de santé. D'où la mise en place de « programmes » d'hygiène, de training à la gestion du personnel, de schémas d'organisation hiérarchique, de notes de service visant à éliminer les sources d'erreurs, les interprétations personnelles des règlements, les attitudes subjectives pouvant introduire des points de litige.
Devant une telle mise en tutelle de la « geste soignante », la position de repli ou de sauvegarde consiste à s'abstenir de toute initiative, automatiser la pratique, voire peut-être faire jouer la concurrence, mise en route par les évaluations qualitatives dans un cadre de promotion professionnelle et personnelle. Ce style de management issu de l'organisation de la production industrielle et de la démarche commerciale peut avoir des effets bénéfiques à court terme sur les comptes d'exploitation, la mobilité des personnels et leur adaptation rapide aux changements d'organisations, mais aussi quelques conséquences tératogènes dans la pratique et dans la vie professionnelle et collective:
- La compétitivité pour améliorer les coûts de production entraîne la compétition entre équipes ou membres de chaque équipe, laquelle dissout les sentiments d'appartenance à la collectivité, au service du public.
-Chaque soignant est dissocié de sa condition d'humain faillible, dans laquelle le patient pourrait lui-même se reconnaître. Pas plus que leur corps, leur esprit ne leur appartiennent, sauf à en faire une entité étrangère manipulée de l'extérieur par un service de gestion des ressources humaines, ils ne peuvent non plus faire face à la singularité de la confrontation à l'expérience de la souffrance. (le turn over des soignants et leur mobilité introduisent dans les soins une discontinuité dommageable à l'établissement d'une relation durable soignant-soigné).
-Collectivement ou individuellement, la déchéance, la souffrance et la mort devient ce qui fait obstacle à l'illusion d'immortalité, de toute-puissance, elle est évacuée du tableau de la vie hospitalière, parfois c'est le patient lui-même qui est considéré comme un « intrus » dans le système de santé. Quand nous voyons ces nouvelles normes sanitaires transférées au domaine de la Santé Mentale, nous ne pouvons qu'enregistrer leurs incompatibilités avec une approche psychanalytique de la psychopathologie:
1)Sur la transparence:
- La révélation du diagnostic, première étape de la mise en condition pour l'observance du traitement médical, vient s'opposer à une conception de la pathologie comme émergence d'un conflit psychique : si l'acquisition d'un savoir du patient sur la maladie somatique peut le rassurer et favoriser une maîtrise du stress, l'hypothèse de l'inconscient fonde la pathologie sur un non-savoir au centre du Sujet[5], que les connaissances intellectuelles vont tendre à recouvrir, retardant d'autant son émergence comme expérience de l'altérité en soi et prolongeant indéfiniment le recours au symptôme.
La « demande » d'aide ne peut être pré-formulée mais doit être acheminée dans les mots, ou dans les silences du discours du Sujet.
- La contractualité qui donne une place d'égalité dans l'échange entre soignant et soigné ne peut être la même en pathologie mentale, non parce que le « malade mental » serait incapable d'en assumer la place pour des raisons d' incapacité intellectuelle, mais parce que le principe même de la cure psychanalytique repose sur le transfert, lequel suppose un savoir du côté du thérapeute pour se mettre en place. Désamorcer ce déséquilibre par des manifestations d'ajustement du rapport de place ne peut que renforcer l'impression d'une confrontation d'individualités, là où le transfert s'institue sur une ouverture offerte par la place « vide », in interprétable, du thérapeute. Ce vide n'est pas une indifférence, une dérobade, mais une béance permettant à ce savoir insu d'advenir. C'est parce que son « lieu » reste opaque que l'interprétation du Sujet va s'y engouffrer, dévoilant dans ce mouvement les éléments signifiants de sa problématique.
- La confidentialité est une règle fondamentale en médecine, concernant la divulgation d'informations personnelles, mais elle est subordonnée aux règles concernant le respect de la vie privée (par exemple, on peut appeler quelqu'un par son nom dans une salle d'attente sans contrevenir au secret médical, mais on ne peut divulguer à autrui le nom de sa maladie). En psychopathologie, l'objet même du travail clinique consiste en un discours dont le sujet lui-même ne possède pas la clé (association libre). Si la règle de stricte confidentialité est indispensable à la mise en place d'une relation de confiance entre le patient et son thérapeute, elle ne suffit pas à préserver la parole de l'usage qui pourrait en être fait par un tiers, par la personne du thérapeute lui-même. Car cette parole est indissociable de son adresse, et c'est la manière dont le thérapeute va en être investi qui va déterminer la « résolution de l'énigme », la mise en signification des symptômes. Il y a donc en plus du secret, une règle supplémentaire « d'abstinence », de retenue par rapport à la jouissance, on peut même accentuer le terme par sa disjonction en « jouis-sens », qui ne peut être que le fruit d'un travail personnel du thérapeute sur son rapport à celle-ci. Que cette position de thérapeute soit difficile, voire intenable, n'empêche pas quelqu' UN remplissant cette fonction, reconnue par quelques AUTRES, de se proposer à l'assurer, à condition de savoir au moins à quoi il s'engage.
- Le partage des « informations » entre soignants dans le travail d'équipe souffre d'autant de limitations que celles dues au respect du secret professionnel. Là où le médical enjoint à chaque « technicien » de fournir une part de connaissance aux autres à partir de son champ d'expertise, la pratique d'une psychopathologie d'orientation psychanalytique met en avant le partage du manque à savoir, de l'effet révélateur d'avoir à en dire quelque chose de son rapport singulier à ce « réel » du symptôme, à ce qui échappe à l'emprise du langage. Il s'agit de cerner cette béance à travers une parole singulière, dans le collectif d'une réunion de synthèse comme dans une supervision de groupe ou individuelle, et non d'apporter une superposition de couches de savoir, de démultiplication de points de vue pour asseoir une « compréhension exhaustive du malade ». Cet accueil de la singularité suppose la mise en place des conditions minimales de neutralité requises par le dispositif analytique, et rarement obtenues dans un cadre institutionnel régi par une tutelle administrative omniprésente.
- Dans le même champ, la dissociation de la demande du patient et de celle de son entourage fait partie des conditions de respect de la singularité de l'écoute, de la reconnaissance d'une place pour le Sujet.
Si le modèle médical, révisé à la « sauce » épidémiologique moderne, prend en compte l'implication environnementale au titre de la prophylaxie, comme pour les épidémies virales ou microbiennes, c'est pour en faire un problème de régulation de la charge économique ou éducative de la pathologie mentale, d'insertion sociale du handicap, et non un problème d'inter-subjectivité conflictuelle. Il y a, cependant, nécessité à penser le concept psychopathologique dans ce sens comme un ensemble de représentations psychiques (au sein du couple, de la famille etc..) qui interagissent entre elles. Chez l'enfant, l'adolescent, cette nécessité fait loi au sens de la protection des mineurs. Mais elle est aussi sous-tendue par certaines hypothèses heuristiques quant à la généalogie des troubles. Bien souvent les parents, les proches, doivent être entendus séparément dans leur souffrance particulière, par un dispositif pluraliste de modes d''approche, ou au contraire en se centrant sur l'interdépendance groupale comme objet du traitement (thérapies familiales). La question de la différenciation entre les demandes n'est pas réglée, comme on pourrait le croire naïvement, par l'obtention d'une séparation physique du patient « symptôme » de son environnement, et il est souvent nécessaire de moduler ce processus (par un travail psychique) de séparation plutôt que de l'imposer physiquement d'autorité. Mais il est parfois impossible d'en envisager l'hypothèse, tant la famille peut, ou successivement ou alternativement, se sentir responsable des troubles et détachée de toute implication. La paradoxalité de la situation est incontournable car elle est nourrie de l'ambivalence fondamentale humaine. L'ignorer serait une forme d'aveuglement par rapport à sa résonance dans sa propre expérience intime. Il est parfois étonnant de constater un déni de l'importance de la relation parent-enfant sous la demande de rééducation des dysfonctionnements mentaux, comme si l'enfant « à problèmes », à partir du moment où on n'arrive pas à s'en rendre maître, est destitué de sa place d'enfant pour ne devenir qu'un problème, demandant une résolution mécanique et non affective (cf: comme l'indique le nom d'une association comme « Vaincre l'Autisme », ou par ex. l'incompréhension suscitée par le praticien qui demande à une mère si elle a désiré son enfant lors de la grossesse).
- dans cette voie, on ne peut que souligner la surenchère morale et juridique dans la « prévention » des adultes, au double sens de protéger et d'être prévenu (voire inculpé) des risques, ce pourquoi on prive alors l'enfant des manifestations affectives considérées comme des débordements confinant à l'abus, que l'on va rechercher de façon inquisitoire, au mépris du respect de l'intégrité des personnes. Les sévices corporels à enfant ont été considérablement judiciarisés ces derniers temps. Non seulement toute intervention d'un adulte sur le corps d'un enfant est aujourd'hui suspectée de violence, mais on est en passe de « sanctuariser l'enfant » au point d'en interdire tout rapprochement affectif au nom du risque d'abus sexuel. On peut se demander légitimement si nous n'assistons pas à une « réalisation » du fantasme incestueux (au sens de le rendre réel dans toute intention), alors même que les théories behavioristes s'instaurent sur un démenti formel de sa pertinence comme élément fondamental, décrit par la psychanalyse, dans la structuration du désir humain. Un discours ultra-hygiéniste interprète toute marque d'affection comme signe de déviance. L'automatisation des sanctions, la déconnexion du discours de son registre conatif au profit d'une dénotation iconique, comme on le voit dans les méthodes cognitive-comportementales, s'adaptent parfaitement à des processus de déshumanisation du lien qui pérennisent les processus défensifs à l'œuvre dans les symptômes les plus régressifs. La privation de ces marques d'attachement indispensables au développement infantile concoure à renforcer la pathologie (troubles du comportement) dont elle est un élément déterminant, alors même qu'elle est censée les réduire. On peut parler de « complaisance praxique » de la méthode rééducative à la problématique du « handicap », à l'instar de la « complaisance somatique » qui lie l'organe lésé à la souffrance psychique chez l'hystérique. C'est cette adéquation de la technique aux modalités d'expression du trouble qui lui confère son éfficacité dans le cadre restreint de l'aménagement symptomatique, et la reconnaissance de sa valeur opératoire dans ces limites définies.
2) Sur la technicité :
A partir du moment où la rationalisation du soin repose sur la mise en place de procédures standardisées, adaptées à une nomenclature statistique de « cas » répertoriés, avec repérage des « incongruités » (incompatibilités) entre symptôme et traitement, l'autonomie de décision n'appartient plus au praticien, qui doit s'en référer à la liste officielle des indications et non à son savoir-faire clinique particulier acquis par expérience.
Ce qui était la règle hippocratique implicite de l'obligation de moyen (tout mettre en œuvre humainement pour soulager le malade) devient une obligation de résultat : c'est la gestion « à la performance », par laquelle l'administratif dicte au médical le « bon usage » de son outil de travail en fonction de l' épidémiologie officielle (classification des signes pathologiques) directement corrélée aux normes économiques du traitement approprié selon le rapport coût-efficacité. En lui proposant d'être lui-même « acteur » de ses propres normes, en participant à l'auto-évaluation et en en faisant un vivier d'informations sur l'évolution du contrôle social sur la maladie, le praticien dans ce champ est réduit à être l'auxiliaire d'une politique économique libérale de Santé, c'est à dire de compétitivité qui, en même temps, le laisse dans un statut de fonctionnaire déresponsabilisé. Il doit produire des résultats chiffrés en fonction des objectifs nationaux, régionaux etc... et se conformera donc aux résultats attendus, voire les fabriquera de toute pièce. La pratique psychanalytique, si elle veut rester fidèle à la conception fondamentale de son champ d'intervention, l'inconscient, ne peut prétendre chiffrer son effet, à moins d'entrer dans une pratique de la réduction du symptôme. Elle souligne l'importance du symptôme comme métonymie du Sujet du désir, et comme métaphore de son objet[6], et l'importance d'en maintenir l'ouverture dans le discours du Sujet et non l'objectiver. C'est ce qui pousse le Sujet au devant de (à la rencontre de) son Être et souvent la justification de son existence. On peut aussi entendre que, du point de vue du patient, ou de son entourage, une telle ouverture n'est pas sa première préoccupation dans sa demande, mais plutôt qu'on l'en soulage. Il semble même que cela représente un « progrès » de civilisation, d'être débarrassé illusoirement de tout ce qui peut entraver la jouissance, mouvement déjà historiquement tangible dans les expériences totalitaires qui peuvent servir de prototype (éradiquer le dissident, l'allogène, l'impur, qui fait obstacle à la perfection du modèle). Ce à quoi la psychanalyse promet l'avènement du pire si on renonce à la préservation du désir singulier, en ce qu'il introduit un défaut, une faiblesse, un manque au centre de l'être, répondant au manque dans l'Autre, et assurant la pérennité du « Malaise dans la civilisation ».
3) sur l'influence :
La question de l'impact de l'influence bonne ou néfaste exercée par quiconque sur le jugement du malade, considéré a priori en position de faiblesse, fait partie de la déontologie médicale. Son autorité ne rejette pas une certaine dose de persuasion pour l'engager sur la voie de la guérison. Le « paternalisme » semble avoir perdu de son magnétisme, et l'on s'achemine vers une contractualisation du soin sur la base d'une explicitation des clauses pour donner le choix au patient. Dans une perspective de consommation du soin, on peut comparer une large gamme de traitements, des effets secondaires, des inconvénients pécuniaires ou des astreintes temporelles, comme dans une carte de restaurant, on peut opter pour le plat unique avec ou sans dessert ou le menu gastronomique avec spécialités locales. L' accès à une information largement diffusée par les médias (internet) procure au malade la possibilité de négocier avec le praticien le diagnostic, les examens complémentaires, le contenu de l'ordonnance, et de changer de médecin à sa convenance. La suggestion opère selon les mêmes règles que dans l'hypnose : la notoriété du prescripteur, la communication ciblée sur des images fortes et répétitives, la présentation d'un idéal de guérison sous des aspects de gains immédiats. Il va de soi qu'une psychopathologie fondée sur la maladie présentée comme résultant d' un déficit cognitif ou de mauvaises habitudes acquises, implique une induction rééducative pour combler les lacunes, corriger les comportements aberrants. La collaboration du patient est requise, mais surtout dans le sens d'une réduction de la dissonance, c'est à dire de la non-conformation de l'individu à ses « intérêts » bien compris, ceux que la théorie du déficit ou de la déviance lui pré-suppose. Le thérapeute et son patient doivent non seulement en partager la conviction, mais aussi la renforcer réciproquement par le constat du progrès du traitement.

II - L'INTERPRETATION « JUSTE », UN ART DU BIEN-DIRE
Il est à noter que la psychanalyse s'est constituée à partir de l'abandon de la pratique de l'hypnose.
Quand Freud a abandonné la recherche du trauma initial[7] dans les souvenirs de ses patients pour la règle de « l'association libre », il aurait détaché la pratique psychanalytique de tout endoctrinement psychologique. Le patient est libre de « croire » ou ne pas croire à la théorie qui la sous-tend. Le thérapeute est aussi convié à l' « oublier » pour ne pas faire écran à « l'inouï » du discours du Sujet. De plus, le constat d'une amélioration symptômale ne renvoit plus à un progrès dans la cure, mais plutôt à une « résistance » au transfert. Une réflexion épistémique traverse l'œuvre de Freud dans une dialectique entre théorisation et élaboration progressive des pratiques, pour aboutir à de véritables enjeux éthiques. Ainsi, contrairement à Jung, il renonce à l'explicitation exhaustive du rêve, de l'acte manqué, du symptôme selon une grille de lecture universelle, (le « symbolisme » du rêve). La psychanalyse laisse place à la singularité du récit s'appuyant sur l'effet en retour du discours « hic et nunc »,dans son adresse à celui qui l'écoute. La vérité du Sujet qui tente de s'y dévoiler n'est pas du ressort d'un savoir pré-conçu qui va combler son ignorance, mais résulte d'un mi-dire émergent dans l'équivoque du langage. Comme on peut opposer Savoir et Vérité, on opposera un langage à fonction d'in-formation, de transmission de messages, à un langage versus métaphorique, qui joue sur la pluralité des sens dans son pouvoir d'évocation a priori illimité. Si la transmission de message s'apparente à un enseignement, la « poiëtique» du maniement du signifiant jusque dans le trébuchement, la déformation ou l'incongruité, débouche sur une création singulière où le désir se laisse piéger dans une forme changeante et toujours singulière. Il est bien évident que la présentation de la psychanalyse sous cet angle laisse un certain nombre d'interrogations en suspens. Bien rares sont ceux qui viennent à la psychanalyse sans en avoir jamais entendu parler, et leur représentations viennent vicarier l'objectif d'une stricte neutralité quant à un contenu « idéologique » sous-jacent plus ou moins introjecté.
La suggestion peut se reproduire à un autre niveau, social et culturel, et conduire à une symptomatologie « nosocomiale » humoristiquement décrite par Woody Allen dans ses films.[8] Un tel biais ne devrait représenter qu'une difficulté passagère dans le champ d'une pratique psychanalytique de la cure type, par le maintien d'un cadre strict d'analyse de la demande qui en écarte progressivement les artefacts de la reconnaissance sociale, du statut professionnel, ou de la mode pour se centrer sur la souffrance réelle du Sujet. Travail de sculpteur, por via di levare, qui dégage les couches successives de formations symptomatiques pour accéder au noyau de la névrose.
Quand Freud en vient à s'interroger sur les limites entre ce qui est remémoré et ce qui est construit en séance[9], il touche à une véritable aporie de l'epistémé psychanalytique qui remet en marche la question de la suggestion. En effet, Freud a toujours affirmé que le récit du souvenir, ou le récit du rêve, n'est pas le souvenir ou le rêve. Il en est toujours une reconstruction. C'est sur ces « vestiges archéologiques » réutilisés dans une « architecture » contemporaine que l'analyse porte son regard, pour reconstituer l'ensemble du « monument antique », supposé préexister aux formes actuelles. L'infantile n'est pas une « histoire » dont les faits passés peuvent trouver un semblant de preuve dans l'anamnèse, mais un fantasme originel qui fait retour parce qu'il structure l'organisation de la psyché.
Que le Sujet y amalgame des bribes de souvenirs, imaginés ou entendus racontés par des tiers, n'est qu'une manière de s'en approprier le sens de façon personnelle dans sa restitution à l'adresse de l'analyste. La réalité projetée dans la séance n'est « que » psychique, elle fait appel à une construction qui peut être le produit de l'évolution de la relation transférentielle, sans qu'aucune vérification effective n'ait d'incidence dans son cours. La vérité du Sujet peut surgir d'un énorme mensonge sans pour autant que sa portée de transformation en soit affectée. Le problème, c'est « d'y croire », et là s'achève le compagnonnage de la psychanalyse avec les sciences exactes. La différence se creuse dans l'observation des faits, entre une recherche des causes et une recherche du sens, qui se réfère non aux faits eux-mêmes mais à la cohérence intrinsèque du discours sur ces faits. Pour autant, cette herméneutique mène t-elle aux sphères obscures de l'ésotérisme? L'influence de l'analyste, et de ses pré-jugés sur l'étiologie va t'elle orienter l'évolution du travail dans le sens d'une induction d'une compréhension doctrinale qui serait la limite de son savoir et de son pouvoir? Travail de peintre, por via di pore, il viendrait déposer sur une toile blanche les couleurs de sa névrose personnelle revue à l'aune d'une théorie préfabriquée pour la circonstance. Il n'y a pas moyen de sortir de la suggestion, mais seulement possibilité d'en faire le tour.
Freud retourne à son avantage l'interrogation, en marquant du sceau de l'inédit ce qui advient dans une cure sous l'effet du transfert. D'une interprétation qui n'est pas une simple relecture du passé à la lueur du présent, il fait la découverte conjointe du psychanalyste et du patient de l'Inconscient in situ, d'un inconscient qui ne serait pas la trace de l'éprouvé refoulé, mais d'un non-vécu structural qui trouve à s'actualiser dans le cadre du traitement, et par là entraîner un remaniement de la structure psychique dans ses possibilités intrinsèques de transformation. Le psychanalyste comme passeur n'en est que l'instrument ; il a vocation à s'effacer sans trop rien(?) y comprendre. L'analysant s'étonne de découvrir quelque chose et de « l'avoir toujours su ». L'interprétation est un art de la « coupure » et non une astreinte à l'exégèse. Elle suppose d'être traversée par le flot des sens pour se saisir du point de bascule, plutôt que de s'arrêter au mot à mot. Elle trouve son efficace non dans le comment-taire mais dans l'usage opportun de la ponctuation, de l'interjection.(le silence est, comme en musique, un élément de la portée et donne son efficace à l'usage de la parole, de la voix) Freud ajoutera plus tard à son exposé « technique » sur le transfert une considération dont on n'a pas encore mesuré toute la portée[10]. Il en vient à évoquer les phénomènes délirants aigus comme l'expression de cet « inédit » de la structure psychique qui vient par exemple s'actualiser dans la bouffée oniroïde. Elle pourrait être entendue comme une manifestation de ce qui n'a pas été intégré dans la psyché, (forclos, pourrait-on dire?) et vient à se mettre en acte comme dans un transfert sauvage. Beaucoup d'actes pathologiques ne relèvent-ils pas d'épisodes hallucinatoires non repérés? Il y a là une ouverture à ce que peut devenir la psychanalyse, comme voie d'accès à des troubles qui n'étaient pas jusque là accessible à la cure type, dont l'expression de « psychoses atypiques » est loin de rendre compte. Mais elle est aussi une réponse possible à la question de l'inactualité de la psychanalyse, parfois formulée dans un regret d'une perte de clientèle « normosée » au profit d'une diversité structurale de patientèle en terme d'addiction, de dépression ou de perversion qui trouve son lit commun dans la notion d'état-limite, peu compatible avec la rigueur du divan. Pas plus qu'on ne peut donc « prescrire » une psychanalyse, on ne peut prétendre qu'elle « réponde » de ce qui ne va pas, du point de vue de l'ordre social. Est-ce à dire qu'elle doit s'effacer devant des pratiques présentées comme plus fiables, plus efficaces qui permettraient cette adéquation d'un but thérapeutique à une visée hygiénique de la vie sociale? Si l'on maintient une éthique du Sujet dans le monde soignant de la post-modernité, ce qui n'est pas acquis d'emblée, ce ne pourra être sans la psychanalyse ; non comme une pratique généralisable à tous, ce qu'elle a cru devoir accomplir à la suite de Freud, dans l'éducation, la gouvernance politique, ni comme ascèse, recherche d'une vérité en soi, mais comme « discipline », formation personnelle de cliniciens orientant des pratiques plus ou moins éloignées de la cure type, mais se référant toujours à son principe actif, le transfert. C'est à cette condition qu'elle continuera sa tâche humaniste d'un soutien à l'existence du Sujet et à sa reconnaissance dans le monde médical.

CONCLUSION
S'il y a encore place pour une psychopathologie psychanalytique aujourd'hui, ce ne peut être que corrélative d'une pratique de la psychothérapie s'en inspirant pour aborder ces problématiques qui « résistent » au modèle freudien des grandes entités morbides classiques. Rien ne s'oppose à la coexistence d'une part, d'une psychanalyse « laïque », centrée sur l'accueil et l'écoute de troubles « à la limite du dispositif », soutenue par une formation et une recherche de problématisations nouvelles, et d'autre part, la sauvegarde d'un corpus « sacré » de doctrines qui limiterait à la psychanalyse « pure » ses indications, comme on protège un patrimoine par un site classé. C'est une question de choix et d'appétence personnelle, donc d'éthique. Mais la pertinence reconnue du regard clinique psychanalytique ne se résoudra pas dans l'introduction du « plomb de la suggestion dans l'or de la pratique de l'analyse », ni de l'évaluation statistique par des protocoles standardisés « ad hoc » pour se conformer aux normes internationales en vigueur. Les pédagogues dont c'est le cœur de métier seront toujours mieux armés que les psychanalystes pour donner des éléments de repérages, en terme d'évaluation de l' adaptation, de modalités d'apprentissage dans le champ social. Si l'on peut leur reconnaître la pertinence d'affirmer qu'il n'y a pas d'humain sans éducation, ils doivent en retour admettre que tout l'humain ne s'y résume pas, et qu'en matière de pathologie psychique, l'essentiel résiste à une approche exclusive par la rationalité comme levier pour modifier ce qui leur apparaît comme une aberration. Pour notre part, il ne nous semble pas suffisant d'attendre stoïquement que les illusions positivistes et scientistes s'estompent pour qu'une reconnaissance de la dimension du Sujet, telle qu'elle est apportée par la réflexion psychanalytique, renaisse de ses cendres. L'Éthique est un combat, dont les « stratégies» logiques doivent être en adéquation avec les buts visés, et aussi avec le terrain. Dans le champ du soin balisé par le médical, la marge de manœuvre est étroite, et nous aurions tort de refuser l'engagement dans le seul qui nous est encore favorable, celui de l'Université.

Claude SAVINAUD professeur (E.R.) de psychologie clinique et de psychopathologie Maulais, le 16 Avril 2012

Bibliographie sommaire:

Aristote : sur la justice : Éthique à Nicomaque Livre V Édition GF Flammarion (2008)
Guyomard P. (1998) : la jouissance du tragique champs Flammarion
Freud S. (1937) Constructions dans l'analyse in Résultats, Idées, Problèmes II PUF 1995
Lacan,J; (1959-1960) l'éthique de la psychanalyse le séminaire Livre VII Seuil (2000)
Ogien A., Laugier S (2010) : pourquoi désobéir en démocratie? édition la découverte
Platon : Le banquet : GF Flammarion (1999)

[1] Pour en plaisanter, on peut toujours citer Boris Vian et « l'appareil à faire les pilules » du professeur Mangemanche. Ce lapin, transformé en machine à faire des crottes pharmaceutiques, a tendance à reprendre le dessus sur l'appareillage mécanique qu'on lui a adjoint pour optimiser la performance et la régularité. D'où l'obligation pour le Professeur de l'abattre à coup de fusil quand il redevient animal.
[2] DSM 4,
[3] Exemple : « l'Autisme »de Kanner est ainsi réduit dans le vocabulaire psychiatrique comme une expression historiquement datée, à laquelle il faudrait préférer celle de « troubles envahissants du développement »(T.E.D). Si cette subtilisation d'un terme à un autre est justifiée par une difficulté à regrouper sous un même vocable des « formes »différentes d'expression (et de niveau) des troubles, elle assure l'escamotage de ce qui faisait leur tronc commun, le retrait, « souffrance subjective de l' isolement », pour mettre en avant « l'envahissement de comportements », qui, dès lors, en fait un trouble de l'adaptation comme un autre, et dans lesquels on peut faire entrer n'importe quoi, de la bouderie insidieuse à la violence morbide. La référence à la « pathologie » est élidée au profit de la rééducation du comportement inadapté.
[4] Ce qui peut se résumer de cet aphorisme freudien: « l'homme ne montre aucune disposition naturelle au bonheur. »
[5] ...Ou plutôt à un savoir-non-su du Sujet...
[6] Le symptôme est à la fois un signifiant qui représente le Sujet pour un autre signifiant, et une partie du Sujet valant pour le tout, en ce qu'il est reconnaissable à ce trait d'identité qui le désigne dans son ensemble comme indexé à son désir, et différent d'un autre.
[7] Appelée généralement « neurotica »
[8] Effet « Zélig »
[9] Freud S. (1914)remémoration, répétition et élaboration in la technique psychanalytique PUF 1970 p.105-115
[10] Freud S. (1937) Constructions dans l'analyse in Résultats, Idées, Problèmes II PUF 1995