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Les avatars de la fonction paternelle

Marie-Christine Forest

Comment Xavier Dolan réussit là ou ses personnages échouent

Je vais vous parler de Mommy, un film magistral, qui illustre magnifiquement les avatars de la fonction paternelle

Le film se passe au Québec. Le spectateur est informé par un bandeau qu’une loi (S 104) vient d’être promulguée. Elle autorise les parents d’enfants souffrants de pathologies et de troubles comportementaux graves à les laisser, les confier aux services sociaux.

Diane Desprès qui se fait appeler D.I.E. récupère son fils Steeve, 15 ans qui est renvoyé d’un centre d’éducation fermé. Il est responsable d’un incendie qui a provoqué de graves brûlures à un autre jeune du centre.

Elle est veuve. Le père de Steeve est mort 3 ans auparavant. Elle vient d’emménager dans une maison meublée où elle s’installe avec son fils.

En face vit Kyla, une enseignante en congé sabbatique. Un burn out 2 ans plus tôt a déclenché un sévère bégaiement, qui la réduit quasi au silence. Le film est l’histoire d’un nouage puis d’un dénouage, entre ces 3 là.

* A deux : La passion et la confusion

Mère et fils vivent tous les deux seuls dans un huis clos spatial et langagier étouffant. Il fait tout pour combler sa mère. Elle reproduit ce qu’était son couple avec le père, fait de shut up, fuck off. Leurs échanges verbaux fournis et bruyants nécessitent toujours un sous titrage (joal). Ils sont dans une grande proximité physique, ils vivent tel un couple dans une relation passionnelle. La violence verbale est constante, son expression physique est toujours sous-jacente. Elle éclate dans des crises qui scandent le drame. Au temps de la passion, ils en viennent aux mains. Steeve menace de tuer sa mère, qui l’assomme avec un bibelot pour se dégager de son emprise.

* A trois : Le détachement

Kyla est à l’opposé de Diane, mesurée, discrète, réservée. Elle accepte de rendre ‘un petit service ’ à Diane, faire cours à Steeve.

D’abord, Steeve décroche, prétend que ça ne lui sert à rien... ll se conduit avec elle comme avec sa mère, il tente de la séduire et/ou de la dominer. Mais Kyla ne cède pas, il la provoque, se moque de son bégaiement, devient pressant, veut lui toucher les seins, et finit par lui arracher son collier. Kyla se jette sur lui, il tombe à terre. Dans un corps à corps où elle le maintient au sol, totalement déterminée, elle lâche cette phrase :

Est ce que je te parle de ton père mort moi ? Alors tu fermes ta gueule, tu poses ton cul sur le canapé et tu bouges plus.

Il s’effondre en larmes et l’insulte. Plus tard, très calme et maitrisé, il lui présente des excuses et lui demande de reprendre les cours. ‘Quand tu m’expliques je comprends .

Est ce que tu peux continuer ?’ Ils continuent. Diane peut se remettre à travailler. Steeve sort faire du long board. Ils se baladent tous les trois, les deux femmes à vélo. Diane accepte d’être absente à son fils et remercie Kyla pour son action. Elle commence à considérer les avances de Paul, un voisin, avocat.

* Seul/e : La chute

Le coup de sonnette de l’huissier annonce la chute. Il remet une mise en demeure de paiement de la somme de 275 000 $. La facture des soins apportés à l’enfant brûlé suite à l’incendie déclenché par Steeve. Diane demande à Paul de l’aider. Ils se retrouvent tous les trois pour une soirée. Ils atterrissent dans une boite de nuit, karaoké, alcool et sexe à gogo.

Steeve ne supporte pas, il est mal à l’aise, s’ennuie, se sent de trop à la table de sa mère et de Paul. Il décide alors de chanter et choisit : Vivo per lei, chanson ultra romantique italienne. Sa candeur et son idéalisme de jeune adolescent dérangent. Pendant qu’il essuie les railleries du public et les provocations d’un ivrogne il a les yeux fixés sur sa mère en voie de rapprochement de Paul. Il ne peut plus se contenir, il saute sur le type qui se fichait de lui, le menace, se bat avec lui. Ils se font sortir de la boite.

Paul veut le ramener à la raison ; les insultes partent, « tu manipules maman pour qu’elle te suce. » Paul le gifle ; Diane s’interpose et gifle Paul, qui part et les laisse à leur sort.

La mère dégrisée s’adresse alors à son fils sans ambages. Moi je n’ai pas de problèmes ; mon problème dans la vie c’est toi, j’ai plus de vie, j’ai plus de cash, les médicaments la caution pour le centre…elle continue et conclut pour elle-même : Toi, Tape toi le mongol ! se dit-elle

De ce moment, le désir et la foi les quittent. Ils n’y croient plus. Kyla comprend que Diane a renoncé. Steeve le sent. Il s’adresse à sa mère et lui dit : ça s’peut dans la vie que tu m’aimes plus, mais moi j’serai toujours là pour toi ; toi t’es ma priorité. Il celle son serment par un long baiser. Alors qu’ils sont tous les 3 au supermarché, Steeve disparaît, Kyla le trouve au sol. Steeve a tenté de se suicider.

Diane décide d’avoir recours à la loi S104

La mère :

Kyla qui manie bien la langue décrit en quelques mots leur situation : on est , on sait pas où là ; on est en transit. Diane transgressive, pas bordée, violente, elle erre, à tous les sens du terme.

Comme le lui signifie la directrice du centre : après avoir épuisé tous les recours sociaux, maintenant c’est à son tour de s’occuper de son fils. Les premières scènes éclairent d’emblée le rapport de Diane à la castration. Elles montrent combien l’inscription très floue de l’interdit de l’inceste affecte tout son rapport à la loi. Loi symbolique du langage, mais aussi, loi humaine, puisqu’elle est incapable de prendre la mesure du geste attentatoire, hors loi humaine, antisocial de son fils. Elle refuse de faire usage de la loi S104. L’amour pour Steeve est plus fort et la retient.

Diane est une femme, et pas une mère. Une femme provocante, ie qui veut susciter le désir d’un homme qu’elle met ainsi dans la position d’être le phallus. Steeve à ses côtés est l’homme et non le fils. Il lui demande de l’embrasser à sa sortie du centre, elle lui répond : t’es bien comme ton père !

- Un homme insatiable ?

On peut l’entendre ainsi. Un homme qui ‘comme son père’, n’en a jamais assez’.

Sa tenue vestimentaire est celle d’une fille de 20 ans, jeans moulants, mini jupes etc. Rien dans ses gestes, ou dans ses manières n’évoque la moindre retenue vis à vis de Steeve. Dans la même séquence, lui interdit de fumer et lui offre son propre mégot à terminer. Elle le laisse jouer avec le feu, il danse et se frotte contre elle, sans qu’elle ne le repousse. Elle accepte ses baisers. Il faut qu’il se mette à lui caresser les seins pour qu’elle l’arrête. En somme elle n’est pas sans percevoir l’aspect érotisé de leur relation, elle s’en satisfait. C’est elle qui dit la limite, sa limite, mais celle de l’inceste est déjà franchie depuis longtemps entre eux.

A aucun moment elle ne montre qu’elle est en charge d’un enfant qu’il faut protéger et éduquer. Son fils pour elle n’est qu’une charge. Elle est aussi démunie que lui dans ce qu’il en est de soutenir une position subjective. Diane ne peut que s’en remettre aux autres, aux institutions, puis à Kyla, à Paul.

Il est tout à moué, qu’on peut aussi entendre comme : il est à ma merci ; Steeve est son objet. C’est sur ce déni du sujet que se fonde la violence entre eux. Il est le point d’origine de toutes les crises qui éclatent.

Dans la chambre, elle rentre sans frapper. Il proteste, Elle ne l’entend pas. Elle virevolte comme une mécanique que rien n’arrête, qui avale tout sur son passage.

Dans le taxi, Steeve propose l’achat d’une voiture, au lieu de lui expliquer ses difficultés, elle le rembarre. Ses débordements langagiers, son agressivité insupportent le chauffeur qui la remet en place sur le même ton. Steeve s’en mêle, pour défendre sa mère.

Dans la scène du collier ; il a fait les courses et lui offre le collier avec l’inscription Mommy. Elle se met en colère immédiatement, commence à crier, le traite de voleur ; il nie, se met en colère à son tour, casse une table en verre qui vole en éclats. Il explose quand elle change de registre et passe sans transition de voleur à mon bébé, mon amour. Maman a peur, tu vas prendre ton médicament. Il est un voleur, ou un bébé, ou un malade. Il n’est pas dupe. En fuyant ce moyen de canaliser la violence qu’est le conflit, elle s’épargne. C’est une forme de négation et d’esquive de sa responsabilité d’adulte. Elle n’e est pas plus capable que de s’engager dans un échange discursif où chacun expose ses arguments.

Dans la boite de nuit : elle n’a aucun égard pour lui. Il n’existe pas, tout occupée qu’elle est à séduire celui dont elle attend qu’il la sorte de cette mouise. Elle n’intervient pas, elle ne voit pas qu’il est l’objet de mauvaises plaisanteries. Et ne pense pas qu’il pourrait avoir besoin de protection.

Par surprise, par ruse, Elle le dépose à la fin comme une marchandise sur ce parking qui n’est pas sans rappeler ceux des supermarchés où s’échangent les objets de consommation.

Jusqu’au bout, elle se dérobe. Jusqu’au bout, elle le traite comme une chose et ne lui dit rien.

Diane est une femme abandonnée, en errance, incapable d’assumer un dire; elle est la reine de l’euphémisme, il s’agit petits services ; elle ne nomme jamais ce qui l’anime ou ce qu’elle veut. A l’appel de son fils, elle est incapable de répondre.

Elle ne s’adresse pleinement à lui que dans les crises. Après leur altercation, après la bagarre dans le bar, après avoir déchargé sa propre violence, elle se lâche, En concluant pour elle même : occupes toi du mongol, elle s’inclut, dans cette unité signifiante qui vient représenter son fils et pointe leur communauté de sort. Il l’entraîne dans cette dégringolade, qui fait d’elle aussi cette merde, cet objet de rebus. Elle est acculée : se séparer ou sombrer avec lui. Pour se sauver, il lui faut le ravaler au rang d’un parasite, un objet immonde. Tel Steeve qui se venge du chauffeur de taxi en le traitant de sale nègre, pour en finir avec son fils, elle le traite de mongol. Pour régler son compte à l’autre, en disposant de si peu pour soutenir sa propre position subjective, il faut aller fouiller dans le remugle nauséabond et se saisir des objets les plus refoulés du discours social. De tout à moué il devient le mongol : il passe d’enfant objet à enfant déchet.

Le fils, celui qui appelle

Il appelle au respect. Mot d’ordre de sa génération : étymo[1] : latin respectus, action de regarder en arrière ; considération, égard. Balzac : « le respect est une barrière qui protège autant un père et une mère que les enfants, en évitant à ceux là des chagrins et à ceux-ci des remords » La vendetta.

Steeve veut des égards à son endroit, égards pour pouvoir se repérer dans la faculté de désirer. Pour compter comme Un.

« Respecte moi ; prend moi comme un adulte. » « C’est mon histoire » « arrête, c’est moi qui explique ». La reconnaissance de l’autre est la condition sine qua non du conflit. En tant qu’obstacle à dépasser, rencontre avec l’altérité et la limite. Le conflit produit le désir qui pousse à la subjectivation. Processus de la haine séparatrice dont parle JP Lebrun[2], mise en lumière par N. Malinconi[3] dans le récit Nous deux. La violence est juste destructive, néantisante.

Il appelle Mommy, une maman et une famille. Je pense tout l’temps à toi. Comme le montre son cadeau qu’il destine à sa mère. Il n’a pas choisi un collier au nom de Diane. Mais du côté de ‘maman’ ça ne répond pas. ‘ne m’appelle pas « mon amour ». Le lien familiale n’apparaît pas entre eux, tant le réel de l’inceste entrave l’existence de ce lien symbolique.

Diane ne répond pas en tant que mère d’un fils adolescent. Dans le taxi il réfléchit à des solutions pour résoudre un problème de voiture, elle, elle le renvoie à ses petites voitures ; Parle moi comme à un adulte. i.e. Si je suis à côté de la plaque, explique moi, j’ai 15 ans, apprends moi la vie. L’altercation avec le chauffeur lui enseigne le contraire. Il n’a pas les moyens symboliques d’objecter, lui manquent autant qu’à elle, les mots qui pourraient lui permettre d’argumenter. Il s’arque-boute sur le plus petit territoire où il est phallicisé : son appartenance au groupe dominant des blancs.

Il appelle un père et des repères.

C’est à la mort de son père, qu’il a commencé à perdre pied. Il se met à commettre des actes de vandalisme. Il a 12 ans environ.

Où sont les photos de mon père ; il les sort d’un carton, il les dispose dans la chambre de sa mère, pas dans la sienne.

En ouvrant l’armoire, il sort d’une housse un blouson d’homme qu’il enfile ; il se contemple, content devant le miroir, mais comme les photos, le miroir est muet. Le père est mort, pas de réponse de ce côté là.

Steeve appelle une place, un ‘lieu à soi’

Il appelle l’asymétrie des places qui lui en donnerait une. Dans la boite de nuit, il est le seul jeune de son âge, le malaise est flagrant. Sa place n’est pas là, il appartient au monde adolescent chargé de rêves d’amours pures.

Leur team est un couple auquel ne manque que le passage à l’acte sexuel. Mais pour le reste, il est son partenaire. Il la complimente « T’es une bombe, t’es de plus en plus belle », remplit le frigo, la défend (face au chauffeur de taxi), la console (quand elle perd son job), l’embrasse amoureusement, se montre jaloux de ceux qu’il perçoit comme des prédateurs, lui jure fidélité.

Il finit par se convaincre que sa place n’est nulle part. Quand il comprend qu’elle a renoncé à s’occuper du mongol, il tente de se suicider. Ce qui lui reste à la fin c’est être sa chose : Tu m’balances là comme un déchet. Elle ne répond pas plus lorsqu’il lui téléphone de l’asile; dans son message il lui dit : Tu mérites mieux qu’un mongol.

Mais jusqu’au bout elle reste sa priorité.

Isolement social de Steeve. Il n’est plus dans le centre fermé, mais il n’intègre pas le monde, la société des égaux. Il voit de loin des jeunes de son âge qui jouent au foot, il demande une cigarette, à un garçon accompagné d’une fille, visiblement sensible à lui. Il ne tente rien pour entrer en relation. VDM à propos d’un jeune patient disait : c’est ça l’isolement, il se sent isolé parce qu’il n’est pas dans la course phallique avec les autres. Cet isolement est aussi solitude et hilflosigkeit ; la scène dans la boite de nuit en est révélatrice

La question de l’identification et de la transmission: « il n’y a pas d’identité à soi sans altérité », dit Lacan [4]. Steeve est en quête du réel du père ; il trouve des signes, rien qui n’ait vocation signifiante (photos qu’il laisse dans la chambre de sa mère, photos d’un mari plus que d’un père). Ce que lui en dit sa mère est inconsistant : un homme sexuellement insatiable, ou infantile, petit. Un inventeur incapable de valoriser son invention, et qui a fait faillite. Un CD compil qui s’appelle ‘mix for ever’.

Son insistance pour la contenir, l’écarter, lui dire de rester à sa place n’est relayée par personne.

De sa mère il attend quelque chose. Il la voudrait forte et courageuse, capable de soutenir sa propre force et son courage : c’est le sens du pacte qu’il lui propose : la team. A plusieurs reprises, il en appelle à eux deux s’en sortant seuls. Il veut qu’elle lui transmette quelque chose qu’elle n’a pas, quelque chose qui est de l’ordre du désir de désirer, pour grandir, se construire, pour partir aimer et vivre ailleurs. Lech, le-cha : pars, pars vers toi. Va à la découverte du monde et de toi même, dit le père Lehman, homme très religieux à son premier fils quand il l’envoie en Amérique, dans la pièce de Stefano Massini, les chapitres de la chute. Saga des Lehman Brothers. Steeve n’a personne devant. On peut parler de hilflosigskeit. Il est celui qui appelle en vain.

La fonction paternelle opère en reconnaissant l’autre et en lui supposant une capacité à recevoir l’héritage, pour le transmettre à son tour. Depuis Tchékhov, en passant par Kafka les exemples des fils qui ont reproché à leurs pères de ne leur avoir rien transmis, faute de les avoir reconnus, ne manquent pas. La toute première pièce de Tchékhov, connue aujourd’hui sous le titre de Platonov[5], s’intitulait : Sans père. Il (mon père) me tenait pour une tête creuse…/… Je n’aime pas cet homme. Kafka[6] dans sa célèbre Lettre au père écrit : Il eut été concevable que nous nous fussions retrouvés tous deux dans le judaïsme ou même que nous en fussions sortis unis. Mais que m’as-tu transmis en fait de judaïsme ! …pour ce que je pouvais en voir, c’était vraiment une bagatelle, une plaisanterie, pas même une plaisanterie Tel était donc le matériel constituant la foi qui m’a été transmis.

La vie qui n’a pas été symboliquement adoptée par la reconnaissance du désir de l’Autre, qui a été repoussée, refusée, vécue comme une gêne, un trouble, une blague du destin, est une vie qui aura tendance à aller à sa perte. C’est une vie qui pourra être sauvée uniquement si elle rencontre un autre lien, qui rend possible une nouvelle inscription symbolique dans le désir de l’autre. [7]

La rencontre avec Kyla Elle est à l’opposé de Diane, mesurée, discrète, réservée, très classique, coincée. La rencontre aurait pu – avec le temps - rendre possible une inscription. En elle il trouve quelqu’un qui répond ; Qui le considère. Elle s’adresse à lui comme à un Un. Elle lui manifeste de l’intérêt dans sa singularité de sujet. Elle lui suppose des goûts, un savoir, un sens de la responsabilité, on a une entente lui rappelle t-elle. Elle se tient à ses propres engagements. Elle lui explique ce dont il a/aura besoin pour construire sa vie.

Dans un nouvel espace qui crée un écart entre lui et sa mère – un espace où il accède à la culture, au maniement de la langue commune – Steeve arrive à formuler une demande : continuer les cours. Il expérimente une place où il peut être sujet, dans un lieu où il écoute ce qui lui est transmis des lois du langage qu’il peut à son tour investir pour se faire entendre.

Il accepte la dissymétrie des places, nécessaire à tout apprentissage: J’aime ça quand tu m’enseignes.

Il apprend à se repérer dans son propre désir, il prépare sa sortie, faire des études d’art aux USA.


La loi S104

Tout d’abord, si la loi S104 émane bien d’une fiction, X Dolan a expliqué que l’idée lui était venue après avoir vu un reportage à la télé, où il était question d’un tel dispositif dans un état nord américain. C’est dans l’air, donc. Qu’est ce que cette loi? Une norme sanitaire[8] pour reprendre les mots de R. Gori qui contient les ferments d’un nouvel eugénisme. On peut y voir les prémisses d’une mutation anthropologique.

Elle émane d’un nouvel ordre social qui réduit ‘père et mère’ à une nomination contingente, révocable. Elle fait d’eux des techniciens qui exercent leur maitrise sur des objets vivants. Il ne s’agit plus d’un Autre social qui « nomme à » qui assigne à un destin, assignation à laquelle il est permis de se soumettre ou de s’opposer. Un A social qui s’engage à assister des parents, le cas échéant. Diane n’est pas nommée à être mère de son enfant, elle est nommée à une fonction dont elle peut être relevée; Pour cette société là, elle n’est qu’une éducatrice de plus auprès de son fils, gratuite, qui plus est. Cf JPL P128 .

Le spectateur comprend très vite que cette loi est là pour que l’on s’en serve. Les parents informés de l’existence de ce dispositif sauront dès lors qu’ils peuvent en user. D’emblée il est évident qu’il peut s’appliquer au cas de Steeve. Ces gestes font de lui un sujet immonde, impropre au monde, un indomptable et pas un rebelle.

On peut imaginer que la procédure ne fait l’objet d’aucune décision, qui relèverait d’un acte de parole et de pensée. Elle résulterait plutôt de la somme des réponses positives apparues au bas d’une grille d’évaluation des conduites et des risques. Les ethnologues ont établi qu’une classification ne pouvait échapper à des considérations affectives et sociales

Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt [9] écrit: Pour mesurer la victoire de la société aux temps modernes, il est bon de rappeler que sa science initiale l’économie, a finalement aboutit à la prétention totale des sciences sociales, qui en tant que « sciences du comportement », visent à réduire l’homme pris comme un tout, dans toutes ses activités au niveau d’un animal conditionné à comportement prévisible. …L’avènement « des sciences du comportement » signale clairement le dernier stade de cette évolution, quand la société de masse a dévoré toutes les couches de la nation et que le « comportement social » est devenu la norme de tous les domaines de l’existence.

X Dolan a parlé de malaise devant cette loi, son malaise est le nôtre, raison qui amène à parler de mutation anthropologique.



Xavier Dolan

Entre sa mère et lui l’écran du cinéma.

Dolan est le nom de sa mère.

Elle est employée dans l’administration ; son père Manuel Tadros a fait toute sa carrière dans le cinéma et le spectacle.

Ses parents divorcent quand il est très jeune. Il est élevé par des femmes. Au collège il devient interne. Il voit peu son père. Enfant nos rapports sont houleux ; à l’adolescence ça s’inverse, aujourd’hui avec ma mère c’est beaucoup plus compliqué.

Il connaît le milieu du cinéma depuis qu’il est enfant ; il a tourné dans des pubs, fait beaucoup de doublages comme son père ;

A à 17 ans quitte l’école, se retrouve seul, ses amis sont en formation ou études. Il se met alors à écrire. Il fait une rencontre et se travaille l’écriture du scénario de son premier film, J’ai tué ma mère. Acquièrt une solide culture cinématographique. X D est un homme opiniâtre, qui travaille très fort. Il dit que pour arriver où il est il a beaucoup sacrifié.



Entre sa mère et lui un écran

Son choix professionnel s’inscrit dans la transmission familiale paternelle. Le cinéma n’est certainement pas l’art de la satisfaction immédiate. Les temps sont longs, la répétition est une exigence, la coupure une nécessité.

Avec J’ai tué ma mère, il voulait punir la sienne, avec Mommy, il la venge.

Son sujet en 5 films est constant : ce sont les femmes et les mères ; toujours marginalisées, elles ont une place à conquérir ; elles se battent pour se faire entendre dans la société. Il s’intéresse à elles et aux gens rejetés par le système, aux amours éphémères.

Interrogé sur la relation mère/fils présente dans toutes ses histoires, lui qui est très prolixe, sèche. Dans chacun de ses films la relation mère/fils comporte une dimension incestueuse. Curieusement ni la presse, ni la critique ne le relève et le terme d’inceste n’apparaît jamais; comme s’il n’existait pas pour désigner ces liens, ou bien parce que ces liens sont si banalisés qu’ils ne valent pas d’être nommés.

Le jeune cinéaste

Manie parfaitement les lois du langage cinématographique. Ses films sont salués par la critique, les récompenses nombreuses, dont le prix du Jury au dernier Festival de Cannes.

La construction narrative du scénario de Mommy est classique et soignée, tout est écrit. Les références sont nombreuses, Nan Goldin,[10] lui a inspiré les couleurs. Il cite Jane Campion, Won Kar Wai, Spielberg entre autres.

Le rythme des séquences est soutenu, étudié. Dans Mommy la question du cadrage atteste d’une assurance et d’une grande maitrise. Il utilise le format 1X1 qui est le format du portrait. Le regard est toujours au centre et l’œil de la caméra fixé sur les personnages. Mais parfois, l’écran s’élargit. Cette invention donne une imperceptible sensation de vertige, puisque le format de l’écran habituellement fixe, varie. Dans une très belle scène, Steeve sur son long board, pousse et écarte les bords du cadre, carré, étroit, emprisonnant, au cri de ‘liberté’ Les rares et très poétiques moments de bonheur s’affichent en plein écran, on voit soudain le ciel, les arbres, les chemins, la vie.

Les personnages du film s’abondent réciproquement, lorsque le langage s’en mêle. Kyla retrouve de la fluidité dans son expression, elle se lâche, sa coiffure est moins stricte, sa tenue plus souriante. Diane retrouve le sourire, du temps pour elle, elle respire. Steeve devient désirant, ses projets peut-être des rêves irréaliste, sont néanmoins vrais désirs d’avenir.

X. Dolan a laissé les mots de la fin à D.I.E. ‘je l’ai placé là, c’est parce que je suis remplie d’espoir. Le monde est plein d’espoir ! La société qui édicte des lois, comme la S104, a perdu l’espoir, au plutôt ne veut lui laisser aucune place. La dernière image s’arrête sur Steeve, il court de toutes ses forces après avoir échappé à la surveillance de l’infirmier. Qu’est ce qui l’attends au bout du couloir ?

Chacun selon son inclinaison, son propre être au monde aura une réponse, son interprétation. Mais chacun aura aussi à faire avec le dire de Max Ernst[11]. Premier commandement : chaque chose doit être libérée de sa coque.



Marie-Christine Forest

La Rochelle, le 21 mars 15


[1] A. Rey Dictionnaire culturel, Le Robert 2005

[2] J P Lebrun Les couleurs de l’inceste Denoël 2013. Le livre pourrait être cité dans son ensemble puisqu’il propose une analyse en profondeur des avatars de la fonction paternelle.

[3] N. Malinconi Nous deux, p. 17 et suivantes. Espace nord 2012

[4] J. Lacan, La logique du fantasme, p. 60 ed ALI

[5] A. Tchékhov, Théâtre, p. 189 et suivante Robert Laffont, 1996

[6] F. Kafka Lettre au père. P. 95 et suivantes Folio Bilingue Gallimard, 1995

[7] Massimo Recalcati Que reste t-il du père ? La paternité à l’époque hypermoderne. Érès 2014

[8] « Une conception anthropologique qui à la fois rend compte et détermine les relations sociales à partir d’un style de raisonnement propre à notre culture moderne et post moderne…. (Conception qui se fonde) sur le modèle animal des comportements humains en recodant nos sensibilités psychologiques et sociales pour identifier le vivant et le politique… Identification destinée à spécifier les missions et les opérations biopolitiques. » R Gori le savoir médicobiologique : un nouveau style anthropologique ? in La place de la vie sexuelle dans la médecine. éd Etudes freudiennes ss direction Danièle Brun, 2007.

[9] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, p 84,85

[10] Photographe américaine contemporaine qui a photographié sa vie quotidienne dans des couleurs très chaudes.

[11] L’art du surréalisme p.129 Editions place des victoires