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La quinte du loup

Marc MORALI

Lorsque Charlie Chaplin met en scène la voix d'Hitler, il fait entendre les bruits de bottes, la violence, le mépris, l'ostracisme, la folie de l'histoire. Dans cette imitation, la portée du trait, la caricature va au delà de toute vocalise, de ce que nous pourrions appeler voïcisation, à traduire par voicing, contre-chant, ou contrepoint, par référence à la façon dont Bach fait chanter les voix entre diachronie et synchronie. Ce qui dans cette voix fait bruit, articulation, charrie le matériau identitaire, et révèle le pouvoir fascinant, surmoïque, d'un supposé savoir sur la question de l'origine. Cette " chose " crée un espace quasi hypnotique qui lui confère alors un semblant de consistance, plus encore, la promesse assurée (!) d'une identité garantie.
Il y a donc un écart dans la voix, une scansion opérée par un bruit, la consonne imprononçable seule, sur un espace sonore continu, les voyelles. Cette remarque s'illustre par l'étude de cette particularité nommée " quinte du loup ". Il conviendra pendant ce petit parcours de garder à l'esprit la problématique freudienne des représentations de choses (Sache) et des représentations de mots, problématique apparemment dualiste rapidement subvertie par la question de l'objet (Ding), puis par le tranchant des propos de Lacan en 1975, propos sur lesquels nous reviendrons.

On a donné le nom de " quinte du loup " à une quinte tout à fait particulière. Nous employons aujourd'hui la gamme dite tempérée qui a la particularité de rendre toutes les tonalités visitables. Mais à quel prix ? Entre une note et la quinte qui lui est attribuée, par exemple do et sol, il devrait y avoir toujours le même nombre, exact, de demi-tons. Cet écart fait que la quinte résonne. Si vous parcourez le cercle des quintes (voir note), cet enchaînement ne " retombe " pas sur la note de départ, mais sur une quinte fausse qui ne diffère de la quinte juste que d'un écart minime, néanmoins suffisant pour que cette quinte-là sonne faux, dissone. On dit alors que l'on y entend des battements, des bruits. Cette quinte " fausse ", dite quinte du loup, ne relève pas de l'erreur mais de la structure même, produite par la supposition d'une grammaire harmonieuse. Cela image assez bien la difficulté rencontrée par la mise en présence d'une grammaire et d'un système destiné à produire de l'affect.
Il est intéressant de noter qu'aujourd'hui, pour résoudre ce problème sur des instruments à clavier où les notes sont déjà fabriquées, cet écart est réparti sur l'ensemble du cercle des quintes, ce qui revient à éduquer l'oreille à accepter des quintes fausses & il est des objets partiels qui disparaissent sous prétexte de progrès : peut-être est-ce le signe du passage de la civilisation de la voix à celle du bruit & Reste ce nom étrange. Il nous conduit à émettre l'hypothèse que ce qui fait chez le loup la spécificité de son appel est quelque chose de l'ordre de l'absence radicale de toute discontinuité dans la voïcisation. Pas de bruit ? ou plutôt, pas de frontière entre bruit et cri ?

Unheimlich : l'insolite
La continuité dans les représentations de choses nous renvoie à la naissance mythique de la voix de Dieu, du schofar, mais la puissance d'appel de la " voix " du loup vient masquer/ révéler quelque chose de l'ordre d'une discontinuité, l'horreur d'un vide inconjugable. C'est en cela qu'elle évoque ce que Freud nomme Unheimliche, traduit le plus souvent par inquiétante étrangeté.
Lacan s'appuie sur Emmanuel Kant pour fonder la notion de conscience morale. Pour qualifier la puissance particulière de la voix muette de cette conscience morale, Kant utilise le qualificatif d'unüberschreibar. Ce qui signifie littéralement insurcriable, ce que vous ne pourrez pas faire taire en criant plus fort ! Soit l'équivalent dans le champ du regard de ce fameux Sil de Caïn, regard que l'on pourrait dire insurregardable !
Et cela nous amène à la remarque suivante : dès lors que l'on traduit unheimliche, on nomme littéralement ce qui n'est pas dans le heim, la maison, cet endroit où les petits cochons se cachent pour échapper au loup &, cet espace où le loup n'entre pas. Mais tout cela reste encore dans le monde Sdipien, euclidien, à l'abri du fantasme protecteur. Or justement c'est dans ce monde-là, dans le monde du fantasme, que quelque chose fait effraction. Parce que la voix de la conscience insurcriable, sidérante, va plus loin et signale la frontière même de l'unheimliche. Tout n'est pas symbolisable : il ne faut pas confondre le mur du langage avec l'Unheimliche, présence incongrue d'une absence.
Ce point de l'Unheimliche renvoie à la série des noms de Dieu, dont Schoenberg, dans son opéra " Moïse et Aaron ", fait un leitmotiv : unsichtbar, unverstellbar, invisible, irreprésentable. La voix silencieusement insurcriable du Père mort, du bélier d'Abraham, de l'ancêtre totémique, fait-elle parti de cette série ?
Risquons une autre formulation qui, au regard de la question de l'instance, indiquerait une diffraction de cette instance. Dans instance, nous retrouvons stance, et donc " sta ", la racine européenne présente dans la série vorstellen, darstellen, entstellen, widerstellen, constituant la grammaire de toutes les opérations de la représentation chez Freud, transposable en français, dans les mots instance, consistance, ek-sistance, résistance. Il s'agit de cerner un au-delà des états de l'objet. Entendons Unheimliche comme présence de ce quelque " chose " qui ne se laisse pas grammatiser par rapport à l'objet.

Entre symbolique et Imaginaire
Pour revenir aux figures du loup, le loup-garou participe de deux appartenances, bête et homme, et illustre au regard des croyances populaires une question qui court dans le séminaire de Lacan : y aurait-il un point de conjonction, un rapport possible, un point d'accroche entre le Symbolique et l'Imaginaire ? La réponse de Lacan situe le loup-garou à sa vraie place, celle d'un recouvrement, d'un nouage : pas de conjonction entre Imaginaire et Symbolique mais nouage borroméen à la troisième catégorie, le Réel. Rencontre traumatisme, monstre chimère, (le nSud trèfle, par exemple) lorsque quelque " chose " vient faire irruption, monstration, et non démonstration, à ce point où l'episteme défaille, paradoxalement, cette mise en forme déjà nous protège d'une expérience encore plus radicale. Pour le dire en terme freudien, pas de pont entre représentation de mots et de choses autrement que sur le mode du nouage : Freud partait d'une tentative d'inscrire sur un appareil psychique modélisé les avancées et enseignements issus de sa pratique. La forme la plus aboutie donnera naissance à un manuscrit où il poussera la spéculation jusqu'à l'invention des systèmes neuroniques nécessaires à sa théorie. Aujourd'hui encore, ces constructions ne semblent pas désuètes au regard de la neurobiologie. Pourtant, la rupture passe ailleurs et cette tentative véhicule une notion du corps qui va montrer les limites qu'elle impose à sa théorie. Car Freud s'est empêtré dans la notion de représentation, comme le remarquera Jacques Lacan :
"Cet inconscient auquel Freud ne comprenait rien, ce sont des représentations inconscientes, Unbewuste Vorstellungen. J'ai essayé de fomenter cela pour l'instituer au niveau du symbolique, qui n'a rien n'a faire avec des représentations (...) l'inconscient n'a de corps que de mots (...) L'idée de représentation inconsciente est une idée totalement vide, folle. C'est une abstraction qui ôte au Réel tout son poids concret"
Cette citation est tirée d'une conférence faite à Genève en 1975 intitulée " propos sur le symptôme " : c'est sur ce point précis que Lacan rompt avec l'inconscient freudien.
Nous partirons de l'hypothèse que ce point de défaillance est recouvert par le volet mythique de l'identification primaire dont le statut divise les psychanalystes, non pas simplement pour des problèmes de pouvoir ou théoriques, mais des problèmes d'idéologie, de conception même de la psychanalyse.
C'est cette question que nous allons aborder par un commentaire du film de Beineix, Diva, car ce qui dans le système même de notre musique fait éclat, fait souvent retour dans les mythes qui entourent la voix : elle n'est pas un instrument, même si elle reste soumise à ce qui dans notre oreille relève de la culture. Nous devinons ici la problématique du corps.
Sommes-nous identifié par notre voix, cette voix nous identifie-t-elle ? De quel objet s'agit-il ? Quel est cet "objet voix" ? Pourquoi cet "objet voix" déchaîne-t-il de telles passions ? Il y a pourtant dans l'objet unüberschreibar quelque chose qui loin de faire lien, liant, lieu, est d'une puissance explosive étonnante, qui répond à ce quelque chose que les romantiques allemands ont identifié à travers la notion de Bruchstück , c'est-à-dire fragment, et non morceau ou pars, qui, pour paraphraser Lacan, n'en finit pas de ne pas faire puzzle. Fragment d'aucun tout, il dessine un tout qui ne se laisse pas définir par l'ensemble des fragments qui le compose. Peut-être faut-il ici convoquer ce que Jacques Derrida appelle dissémination.

" Diva ", identification primaire et lien social
La question de Diva pourrait se formuler ainsi : l'identification primaire est-elle une opération symbolique ou réelle ?
C'est une querelle jamais vidée. Peut-être est-ce une bêtise, c'est-à-dire qu'il faut espérer que d'une certaine façon elle résiste à la technique et à la science, et peut-être aux psychanalystes eux-mêmes & Rappelez-vous : " si la psychanalyse éteint le symptôme qu'elle est, alors elle disparaîtra ".
Est-ce déjà une image de la voix que l'on entend à travers un micro ? Etes-vous sûrs d'entendre ma voix ou son image dans le micro, déjà passée à la moulinette de la technique, privée des harmonies, ou augmentée, avec de l'écho ? Doit-on dire auteur ou propriétaire de la voix ?
Une première remarque concerne le développement des différentes valeurs dont l'objet a est successivement affecté par Lacan au fil de ses travaux : imaginaire, réelle, symbolique, et enfin ectopique. A ce moment ultime de son élaboration, l'objet a signale une extraterritorialité dont on pourrait peut-être dire qu'elle est une expatriation, peut-être par rapport à la question de la jouissance phallique ou une ex-matriation, du côté de la jouissance Autre.
Remarquons également que Jean-Jacques Beinex vient récemment de déclarer, à propos du succès de " Loft story ", qu'une centaine d'intellectuels ne pouvaient avoir raison devant plusieurs millions d'individus & La question est de savoir si Loft story est une bêtise. Ecrire des scénarios hystériques ne suffit pas pour que le spectacle que l'on propose mette en scène de l'hystérie. On pourrait même imaginer que les scénarios hystériques à cet endroit-là fonctionnent un petit peu comme il est dit dans les cours de sciences naturelles : l'eau prend la forme du récipient qui la contient. Il n'est donc pas sûr qu'un scénario hystérique comme récipient contienne une eau très hystérique. Malgré l'apparente psychoplasticité, on sent bien que même si le récipient venait à être troué, elle ne se répandrait pas toute & Rigorisme, ou rigidité ?

Il faut maintenant en venir au film de Jean-jacques Beinex
Diva, c'est-à-dire Cynthia H. cantatrice exceptionnelle, tant par la voix que par la beauté, est fascinée par sa propre voix. Les divas présentifient quelque chose qui justement, pour être, de par la performance artistique tout entière contenue dans le champ de la jouissance phallique, n'en figure pas moins ce que pourrait être la femme dite non barrée, c'est à dire la mise en scène de l'apparition d'un au-delà de la jouissance phallique. C'est ainsi, par exemple que les castrats représentaient (en leur temps) ces voix qu'aucune femme normale ! ne pouvait posséder. Le film récent consacré au prodige Farrinelli illustre jusque dans sa fabrique le mythe d'une continuité dans la tessiture de la voix qui comble l'irréductible de la différence des sexes.
Il y a du sacré dans la voix, c'est-à-dire qu'elle contient quelque chose qui revient à la même place, et fait signe à celui qui sait le lire. Ce qui revient à la même place, c'est le Réel ; le sacré est l'espace dans lequel le prêtre, l'initié, sait (prétend ?) lire les signes du Réel.
Diva participe de cette hystérie collective qui se trouve déclenchée par un trait dans sa propre voix, qui l'identifie pour les autres, à laquelle elle s'identifie. Qu'il soit possible de l'entendre sans qu'elle soit présente est ressenti comme un vol, ce qui entraîne son refus d'être enregistrée. Le fantasme, fragment de choses vues et entendues, dans le même temps, la même action, sur la même scène, renvoie non pas à la tragédie grecque mais à la tragédie classique française (unité de lieu, d'action et de temps).
Ce trait dont elle est elle-même porteuse va rejouer à chaque fois sur scène le même scénario : voir sortir de ce corps-là cette voix-là, beauté inouïe, et voix éblouissante ! C'est cette conjonction qui réalise chaque soir sur scène quelque chose de la naissance de la voix, c'est-à-dire par exemple le fait que le sujet, ça parle.
Un petit facteur amoureux enregistre subrepticement cette voix, sur une cassette qui attire les convoitises de l'économie de marché sous la forme de malfrats japonais. Et, troisième boucle du nouage, une prostituée assassinée laisse sur une seconde bande magnétique un testament qui donne la liste de ses meurtriers. L'Suvre d'art, prise dans la question de l'économie, entre commerce financier et commerce amoureux rencontre le proxénétisme et le déchet, dans un entrecroisement des deux cassettes qui ont exactement la même fonction que celle de la lettre dans " La Lettre volée " d'Edgar Poe, et bien sûr, la cassette, comme la lettre, arrive toujours à destination ! Trois femmes, trois modalités de jouissance, trois vertus, l'espérance, la foi et la charité. Le commentaire en serait intéressant, mais le plus surprenant reste la mise en scène de la traversée du moment passionnel que réalise Diva. Voilà qui nous renvoie tout droit à ce qu'Aristote tente déjà de théoriser dans " La Poétique ", à partir du rôle politique que tient la tragédie dans la cité grecque.
Crainte/pitié, aliénation/séparation, poinçon du fantasme, totem/tabou, notre hypothèse est qu'il s'agit toujours de la même structure, et que les différentes présentations renvoient donc au contexte historique de leur production, toujours entre démocratie et science. Aristote donne une définition de l'hystérie collective a contrario : pour qu'il y ait purgation des passions du politique, quelques conditions sont nécessaires :
- Le spectacle doit s'adresser à chacun sans produire ni groupe ni foule. Sans quoi, l'événement bascule du côté de l'hypnose ou de l'endormissement. Il s'agit donc de partir du religio pour mettre en place du un par un.
- Le nouage de ces passions nécessite que l'imitation (la représentation) soit traversée par le trait de la différence : pas d'identification au leader, ni à l'acteur, mais à l'action.
- Freud y ajoutera un troisième ingrédient, le transfert, l'amour de transfert, mais justement, que devient le transfert quand la technique décrit le monde ?

Voici cette scène : Diva est sur scène. De la salle vide, d'un endroit d'où personne n'est plus là pour la regarder, lui revient sa voix enregistrée. Elle écoute silencieusement cette voix, puis dit : " I never heard myself singing ". Soulignons la fonction de ce myself, ce " moi-même ", quasiment intraduisible en français, qui indique le moment de la production, de la chute de l'objet a : elle peut enfin s'entendre chanter d'un lieu où elle n'est pas.
Vous trouverez donc là la condition, déjà aperçue par Aristote, pour que l'hystérie collective laisse parfois quelque espoir de subjectivité : le publicum, s'abstrait, et n'est plus habité que de la présence au sens que donne Lacan à ce qu'il appelle présence de l'analyste : ni mystique, ni religieuse ; c'est un trajet, d'un autre à l'Autre, que le mouvement social actuel, sous l'emprise de la connerie, à savoir le bord obscène de la bêtise, rend quelque peu incertain.


Questions dans la salle : que représente Diva ?

On pourrait tout aussi bien dire finalement que la diva, sur scène, authentifie, représente quelque chose, et que cette représentation vient boucher un trou dans la question de l'irreprésentable. Lacan disait, à un moment, quelque chose comme " la femme est un des Noms du Père ". Cela veut dire que devant cette espèce d'hémorragie possible, il faut bien une représentation qui vienne à cet endroit-là donner consistance à notre système de représentation.
Or justement on a là affaire à quelque chose qui soutient en même temps le champ du politique, et d'une certaine façon souligne le caractère de semblant, de mise en scène, de représentation.

Question dans la salle : Est-ce par sublimation qu'une voix déchaîne toutes ces passions ?

Marc Morali : Je ne pense pas qu'il s'agisse là de la sublimation. Pour Freud, contrairement à ce qu'on pense, ce n'est pas un circuit long. La sublimation serait un court-circuit.
La question du sinthome paraît légitime, mais reste à savoir si la voix relève d'un symptôme ou d'un sinthome.