Marie-Christine Salomon-Clisson
« Le
centre
est
Là
d’où
viennent
Les murmures. »
François Cheng – Le livre du vide médian
Il chantonne
Me voici arrivée à ce moment de conclure, de conclure d’un écrit fait
des fragments articulés de ce texte qui ne cesse de s’écrire à mon insu
depuis de nombreuses années. Dans ce procès, je remercie Marc Morali de
m’avoir signalé l’utilisation par J. Lacan du verbe « chantonner » lors
de son séminaire du 19 avril 1977,« L’insu que sait de l’une-bévue
s’aile à Mourre »[i] , me permettant de faire jouer la référence d’un «
je » à la commune mesure du sujet réciproque.[ii]
Je souhaite attirer votre attention sur l’intérêt que nous aurions à
prendre en compte ce que j’ai nommé chantonnement. Lors des journées de
Poitiers « La musique et la psychanalyse ont-elles à apprendre l’une de
l’autre ? », je proposais d’aller au-delà du clivage musique-parole en
y posant tout à la fois la nécessité de prendre en compte leur
différence ainsi que le lien et la coupure obligée entre voix-chantée
et voix-parlée. Je souhaitais également poursuivre la réflexion de
Charles Melman lors des journées sur « l’envers de la psychanalyse » où
il nous rappelait comment Lacan faisait fonctionner ces deux objets « a
» que sont le regard et la voix et nous invitait à insister sur ces
questions qui rejoignent les miennes : quelle est la structure de
l’instance voix ? Comment faire pour qu’une parole demeure vivante,
j’ajouterai vivifiante ? Comment faire pour que le langage soit pris
dans un discours qui l’ordonne, dans un mouvement dialectique de l’Un
vers l’Autre.
Rendre compte d’un savoir-faire inconscient est une tâche difficile,
cet écrit est donc une tentative. Ma proposition est la suivante :
l’accès au chantonnement et son utilisation peuvent faciliter l’entrée
dans la parole et réamorcer l’action de la pulsion invocante.
En premier lieu, les poètes : « Garder l’ouverture » nous dit Edmond
Jabès [iii], « L’homme peut tout inventer hormis le silence qui nous
invente. La plus efficace opposition à la folie du monde est fournie
par le murmure. Ici, le silence est à l’image du glacial et tranchant
couperet », quand St-John Perse[iv], par cet unique vers, acte le
retournement de la pulsion invocante « Parler en maître dit l’Ecoutant
».
La question cruciale qui nous intéresse n’est pas celle de l’origine
mais celle de l’action commençante qui amorce celle de l’acte, de la
fabrication et du bricolage, celle qui occupe J. Lacan quand il nous
propose sa topologie borroméenne. Après nous avoir parlé de la
nécessaire relation triple pour faire exister le nœud borroméen - qu’il
mettait en rapport avec la fonction de la phonation, à savoir de
supporter le signifiant – il reste en suspens sur cette question : « à
partir de quand la signifiance - ce qui est produit directement par
l’image acoustique du mot lui-même - en tant qu’elle est écrite, se
distingue-t-elle des simples effets de la phonation ? Il ajoute, c’est
la phonation qui transmet cette fonction propre du nom »[v]. Notre
difficulté est bien de pouvoir penser l’articulation concernant
l’inscription dans le domaine du sonore impliquant l’objet voix et
l’inscription silencieuse qui se donne à lire en tant qu’écriture.
Pour soutenir un désir en voie de disparition, nous serons dans
l’obligation d’inventer. Dans l’après-coup, j’ai nommé cette invention
chantonnement. De quoi s’agit-il ? De faire jouer, ce quelque chose, ce
presque rien, cet ineffable de la musique avec l’indicible de la
parole. Il s’agit de prononcer à voix haute un mot ou deux surgissant
d’une libre association, en leur donnant une sonorité musicale que l’on
fera varier imperceptiblement dans une répétition « freudienne ». Les
sons émis sont proches du murmure mais nous font entendre le timbre de
la voix.
Chantonner est un acte qui nous révèle sa nécessaire condition : faire
l’hypothèse qu’un Autre pourra vous entendre, qui sera l’expression
d’un futur antérieur exprimant cette action future « quand il m’aura
entendu », action passée qui est antérieure à cette autre action future
« je parlerai ». Le fait que ce chantonnement puisse avoir lieu dans le
silence, dans la non présence effective du corps de l’autre mais dans
une relation transférentielle, me permet d’affirmer que cette
trouvaille peut nous amener à nous dégager de la voix et des paroles
des autres lorsque celles-ci agissent comme des parasites. Il s’agit
bien de créer la possibilité d’habiter un vide pour pouvoir habiter son
nom. C’est une des raisons pour laquelle nous pouvons préférer le
silence à la musique.
Prendre appui sur la mi-voix du chantonnement peut faciliter le mi-dire
de la parole en faisant jouer le continu et le discontinu au sein de la
pulsion invocante. Ce double mouvement, du mot parlé au mot chanté avec
son retournement, peut nous guider pour penser la question de la
discontinuité au sein de la continuité et tenter d’éclaircir ce mystère
de la continuité en regard de l’apport du Vel de l’aliénation apporté
par J. Lacan. Ce faire est une manipulation possible de l’objet voix
que l’on peut considérer comme des morceaux modulatoires se
transformant en lettres que nous pourrons lire.
Rester fidèle au Réel, n’est-ce pas l’acte par lequel la source de la
pulsion invocante demeure intarissable ? Cette affirmation nous permet
de prolonger notre réflexion sur l’apport de J. Lacan : la nomination
d’un nouveau registre, celui du Réel. L’élaboration d’une nouvelle
topologie, prenant en compte, différemment, l’objet « a » placé au
centre du nœud borroméen, nous permet ainsi d’appréhender la présence
du langage dans le Réel à partir d’une nouvelle écriture. A ce moment,
l’objet de la pulsion, tant invocante que scopique, qui est aussi
l’objet cause de désir, ne pourra plus être pensé sans le Réel qui
permet le nouage.
Vladimir Jankelevitch[vi] nous propose d’envisager l’indicible comme se
rapportant à l’inexprimable de la mort et l’ineffable comme ce qui se
rapporte à l’inexprimable de la vie, de l’amour. Je vous invite à les
lier de cette façon : l’ineffable, qu’il soit de l’ordre du sonore, du
visuel ou de ce qui s’appréhende par les sensations à partir d’une
jouissance nécessaire apportée par l’amour d’un Autre incarné,
participerait de ce qui nous pousse, interminablement, infiniment à
dire, à tenter de dire ce qui nous a enchanté et ainsi à pouvoir
affronter la mort en tentant de dire l’indicible qui s’y rapporte par
l’intermédiaire de l’objet voix de la pulsion invocante. C’est bien ce
à quoi répond la poésie dans son essence. C’est bien ce que nous
pouvons expérimenter dans une cure. Il me semble que cet ineffable,
prenant sa source dans le Réel, est tout autant moteur de la pulsion
invocante que de la pulsion scopique.
Si l’ineffable nous pousse à parler et donc à faire que cela ne cesse
pas de s’écrire, pourrions-nous envisager qu’il participe de la
possible transcription des premières inscriptions signifiantes en
d’autres venant constituer l’inconscient, à partir du trou créé par le
refoulement originaire, nous inscrivant de façon indélébile dans ce
mouvement vital porté par la pulsion et nous donnant accès à une
nouvelle Jouissance ?
De l’intérêt de la musique et de la poésie pour éclairer la
psychanalyse.
Créer un atelier d’interprétation de poésie c’est faire en sorte que
celui ou celle qui en aurait le désir puisse interpréter, pour quelques
autres, un poème de son choix, cet acte nécessitant l’appropriation des
signifiants apportés par le poète pour accéder à une énonciation. Pour
se faire, il est nécessaire d’apprendre par coeur. L’expression
allemande « auswendig » rend davantage compte d’une topologie
impliquant le mouvement de retournement de la pulsion et le nouage. Le
mot est construit à partir du verbe « wenden » : se tourner, se
retourner, se diriger vers, aller, partir. Il se rattache à « winden »
: tordre, tresser, natter, qui donnera le mot wand qui signifie mur, ce
mur étant fait de terre tressée à de la paille. « Aus » veut dire vers
le haut, vers l’extérieur. Nous retrouvons avec l’expression «
auswending können », savoir sur le bout des doigts, la question d’un
savoir qui est entré dans la chair à notre insu[vii]. L’obligation de
choix du poème ainsi que de son incorporation nous permettent d’aller
vers le but de ce travail qui consiste en l’interprétation proprement
dite du poème. Nous passons d’une forme à une autre, celle de
l’écriture à l’oralité, dans un mouvement dialectique afin de redonner
à la poésie toute sa force d’action. La source, c’est le poème, ou
plutôt les effets d’énonciation du poète. Il nous fait don de ses
paroles dès lors qu’une voix accepte de les habiter pour les faire
siennes. Osons !
C’est en écoutant une personne dire un poème que la proposition de
chantonner peut surgir. Chantonner, puis dire, à nouveau. Cela nous
réserve des surprises et nous permet d’entendre de l’inouï. Que peut-il
se passer entre un premier dire, véritable chaos sonore, où nous
n’entendons qu’un flot de mots, sans coupure, un texte insensé porté
par une voix détimbrée dans un corps inhabité et ce moment où, près
avoir accepté de chantonner, le diseur nous fait entendre une voix
singulière, quelqu’un qui nous dit quelque chose, une présence sonore
incarnée où nous pouvons même ouïr du sens.
Cet atelier a été conçu non pas comme atelier thérapeutique mais comme
appartenant au domaine de l’art, une invitation à la sublimation à
partir d’une énonciation. C’est aujourd’hui que je peux le dire de
cette façon et faire écho aux paroles de J. Lacan qui, agacé par un
intervenant, le coupe et lui dit : « j’essaie de dire que l’art, dans
l’occasion est au-delà du symbolisme, l’art est un savoir-faire et le
symbolique est au principe du faire. Je crois qu’il y a plus de vérité
dans le dire de l’art que dans n’importe quel blabla, ça ne veut pas
dire que ça passe par n’importe quelle voie. Ce n’est pas un préverbal,
c’est un verbal à la seconde puissance »[viii]. Se confronter à la
pratique du chant peut nous engager sur la voie de la parole.
L’Insu de Lacan se rapporte à l’énigme du refoulement originaire. C’est
dans ce séminaire qu’apparaît le verbe chantonner au présent de
l’indicatif. Chantonner est un acte qui participe de la possibilité
d’être et de parler par le truchement de l’objet voix, au cœur d’une
situation transférentielle où notre désir est sollicité.
Partons de la parole qui fonde la vérité. Si la vérité réveille ou
endort selon le ton dont elle est dite, il en est de même pour la
poésie et je fais mienne la proposition de Paul Valéry : « … Un poème
est un discours qui exige et qui entraîne une liaison continuée entre
la voix qui est et la voix qui vient et qui doit venir. …. Ôtez la
voix, et la voix qu’il faut, tout devient arbitraire »[ix].
Arrêtons-nous sur cette distinction entre faire sonner et faire
résonner. Une voix qui sonne fait retentir quelque chose et agit comme
voix qui annonce. Elle peut également résonner, c’est-à-dire faire un
retour sur ce qui a retenti et s’est inscrit comme signifiant en y
apportant la possibilité de donner du sens à la parole. Mais nous
savons bien que le sens n’est pas ce qui fait acte dans une
interprétation analytique. La poésie est enseignante à ce sujet.
Pourquoi choisir d’interpréter de la poésie ? Il s’agit de partir d’un
écrit qui aurait à se dire. Il me semble nécessaire que ce texte soit
écrit par un autre que le diseur, quels que soient la forme et le style
employés, que cela en passe par un don accepté et fasse jouer
l’intersubjectivité. En effet, nous découvrons, en l’expérimentant, que
« la poésie s’appelle création par un sujet qui là (dans son écrit)
assume un nouvel ordre de relation symbolique au monde»[x]. Il s’agit
de donner la possibilité, à quelques-uns, de vivre ce quelque chose qui
a pu nous être révélé et - je reprends ici les paroles de Lacan à mon
propre compte - où nous avons été introduit à un monde auquel nous
avons accédé, qui était autre que le nôtre mais qui nous a donné la
notion de la présence d’un être, d’un certain rapport fondamental qui
est devenu le nôtre. Il ne nous faut pas moins que la poésie et son
appropriation dans un dire singulier pour remettre en jeu le sujet de
l’énonciation.
Bien que l’écriture ne soit pas ce par quoi la résonance du corps
s’exprime, J. Lacan nous fait remarquer que les poètes chinois
s’expriment par l’écriture. Nous ajoutons que cette écriture est
toujours liée à la peinture et à la calligraphie, le poème ayant sa
place à l’intérieur du tableau. Ils nous donnent donc à lire cette
liaison de l’objet voix avec l’objet regard, à entendre la liaison de
l’écriture et de la voix liée à l’art du trait. Comment rendre compte
de ce fait ? Par l’imaginaire. En effet, nous ne pouvons appréhender le
monde autrement qu’en l’imaginant c’est-à-dire en nouant l’imaginaire
au symbolique et au réel. Nous ne sommes pas réduits à l’écriture, et
cela est tout à fait perceptible dans ce que F. Cheng nous apporte :
les poètes chinois chantonnent. « Chantonner, qu’est-ce que ça implique
? Ca implique de moduler ». Il faut un contrepoint tonique, une
modulation qui fait que ça se chante »[xi].
Arrêtons-nous un instant sur ce qui peut nous paraître simple mais qui
est justement un point difficile et crucial. En effet, nous avons
coutume de distinguer, d’un côté, l’écrit porté par la lecture d’une
parole ou d’un texte manuscrit et, de l’autre, l’écrit de la partition
porté par l’interprétation du musicien, le texte se rapportant au jeu
de la lettre et du signifiant, la partition aux notes ordonnées dans la
composition de la mélodie et de l’harmonie. Il s’agit bien de pouvoir
penser la coupure autrement qu’entre la musique et la parole puisque
toutes deux impliquent une continuité et une discontinuité en leur sein
même pour pouvoir se développer. En effet, le sonore sans coupure et
sans ordonnancement n’est pas de la musique, c’est une cacophonie. Pas
de musique non plus sans continuité. Par contre, musique et parole
peuvent nous permettent de réfléchir à la notion de la différence. La
modulation est certainement une des façons de rendre compte du Un
comptable, du trait de la différence, du trait unaire. La modulation
est un signifiant employé par Lacan dès son article sur le temps
logique et nous le retrouvons dans de nombreux séminaires. En effet,
pour parler de l’instance du temps, il emploie des termes appartenant
au domaine musical.[xii] Penser que nous pourrions chanter sans pouvoir
parler serait une erreur. Nous ne pouvons vraiment chanter qu’à la
condition d’exprimer quelque chose qui ait valeur de parole prise dans
un discours, car chanter c’est exprimer, en son nom propre, la vie qui
nous habite, dans une adresse à l’Autre supposé. Pas de parlêtre qui ne
puisse chanter, pas de chanteur qui ne soit parlêtre. Et dans les deux
cas, il nous faut donner de la voix.
Choisissant le signifiant contrepoint, fait de « contre » et de « point
» qui caractérise la note, J. Lacan nous indique ce lien de l’écrit
avec la musique qui y est sous-jacente. Dans la conclusion de son
séminaire le sinthome il nous dit : « on pense contre un signifiant,
appendu à la pensée, il y a le signifiant, on s’appuie contre un
signifiant pour penser[xiii]. Pour faire de la musique il faut
s’appuyer sur les notes et respecter leur ordonnancement. Le
contrepoint concerne l’écriture polyphonique, c’est-à-dire ce moment
historique du 13ème siècle où les musiciens découvrent que l’on peut
chanter à plusieurs voix en même temps, dans la simultanéité. Il se
construit à partir de la mélodie de chacune des voix qui s’écrit dans
l’horizontalité tout en prenant en compte la résultante des
superpositions mélodiques qui donneront lieu à de véritables accords.
La polyphonie donnera naissance à l’harmonie qui s’écrit dans la
verticalité, à partir d’une note appelée tonique qui a toute son
importance pour la construction de l’édifice.
La mise en jeu de la phonation est essentielle à la réalisation de la
polyphonie, ce qui peut sembler une lapalissage. Elle est déterminante
pour faire jouer le critère de la justesse avec celui de la différence.
En effet, pour que cela sonne juste, pour que les vibrations de
plusieurs voix entrent en résonance, chacune d’elle doit produire un
son possédant un timbre adéquat à celui des autres notes, produites au
même moment. Car si la note, tout autant que la lettre dans un écrit,
n’est pas différente d’elle-même, le son d’une note peut changer en
fonction d’un choix insu des harmoniques sélectionnées par le chanteur.
C’est donc l’émission du son, la phonation proprement dite qui vient
apporter le critère de la différence. A ce moment la note dans l’acte
phonatoire devient différente d’elle-même, à l’instar du signifiant.
L’expérience de chansons à trois voix égales composées par B. Bartok a
nourri ma réflexion sur le lien entre le son et le sens. Le compositeur
a opéré une sorte d’intensification par redoublement de ce lien du son
au sens en s’appuyant sur la couleur des voyelles de la langue
hongroise qui a la particularité d’être plus directement liée à
l’expression des sentiments, avec, par exemple, l’utilisation de
voyelles sombres d’un mot pour exprimer la douleur ou de voyelles
claires pour la joie. Ma surprise a été celle-ci : il ne suffit pas que
la note fondamentale des trois voix soit émise à la bonne hauteur pour
que cela sonne juste, il faut pouvoir entendre le son produit par les
deux autres pour y ajuster la sienne, en modifiant son timbre. Il y a
donc à prendre en compte trois critères pour la justesse, celle de la
mélodie en elle-même qui tient compte du passage de l’intervalle d’une
note à l’autre, qui doit être croisée à la mélodie des deux autres pour
exprimer la justesse harmonique, et celle qui est liée à
l’intersubjectivité où l’on doit pourvoir se compter Un pour pouvoir
modifier le timbre de sa voix afin qu’elle puisse entrer en résonance
avec les deux autres. Il y a donc un nouage obligatoire, à l’instar du
langage, dans le processus métaphoro-métonymique, qui ne peut opérer
qu’en tenant compte de la phonation.
Pour ce qui concerne l’atelier poésie, faire jouer « voix parlée-voix
chantée » permet de renouer le son et le sens. C’est bien à partir d’un
dire nous faisant entendre que ça se chante que nous pouvons entendre
qu’une voix sonne juste ou non. Je l’ai appris dans l’expérience de cet
atelier. Comment peut-on dire qu’une interprétation sonne juste. Cela
s’entend. Si ça ne se chante pas, pourrions-nous dire que ce qui s’est
écrit n’a pas encore pris valeur d’écrit, la phonation n’ayant pas pu
jouer pleinement son rôle, celui de nous faire parler en notre nom
propre, c’est-à-dire qu’un signifiant puisse nous représenter pour un
autre signifiant. Oui, mais à la condition d’avoir pu, par la
phonation, mettre en circuit l’objet voix en tant qu’émetteur afin de
recevoir de l’Autre barré notre propre message sous une forme inversée.
Une tonalité implique une construction à partir d’une tonique, qui est
une note fondamentale. Cette note est exigible pour construire de la
musique, à l’instar d’un signifiant Maître pour entrer dans la chaîne
signifiante et ordonner un discours mais n’y suffit pas. Il est
possible d’inventer quelque chose qui viendrait suppléer à cette
construction, comme l’a fait schoenberg en inventant l’atonalité ou
comme Joyce en inventant une écriture sinthomale par une opération de
raboutage avec ce fil de l’Ego pour faire tenir le nouage. Le passage
de la tonalité à la modulation peut s’entendre comme un glissement,
celui de la métonymie qui indique une opération selon un transfert de
dénomination exigeant deux signifiants pour élaborer un nouveau
signifiant, c’est bien ce que nous fait entendre une modulation. Il y
faut au moins deux sons pour découvrir un autre monde sonore.
R. Jacobson[xiv] nous permet de réfléchir autrement sur ce que peut
être l’interprétation tant psychanalytique que poétique en regard de la
voix intervenant dans la phonation. Ce qui fera dire à J. Lacan :«
métaphore et métonymie n’ont de portée pour l’interprétation qu’en tant
qu’elles sont capables de faire fonction d’autre chose et qu’est-ce que
c’est que cet autre chose dont elles font fonction, c’est ce par quoi
s’unissent étroitement le son et le sens »[xv].
Serait-ce à ce niveau que nous pourrions entrevoir la notion de
continuité, dans une double action l’une qui conjoint, qui associe dans
la simultanéité et une autre qui substitue qui introduit de la
discontinuité au sein de cette continuité. Pour que le discours soit
orienté il serait exigible que le son et le sens soient noués. Lacan se
réfèrant à la lettre 52 de Freud a attiré notre attention, sur les
premières inscriptions signifiantes auxquelles il donne le nom de
signifiants[xvi]. Elles se produisent dans la simultanéité et peuvent
s’entendre comme l’effet d’une métonymie. Nous pourrions parler du
surgissement ou du jaillissement qui met en lumière tout à la fois la
surprise apportée par une création ex-nihilo à partir d’un vide et
l’expression d’une jouissance portée par le mouvement continu de la
pulsion.
Ma première clinique fut celle de l’autisme. J’étais déjà préoccupée
par cette question : comment construire un lien ? Je reviens à la
proposition du Vel de l’aliénation de J. Lacan en me référant à
l’article de Jean-Michel Vappereau[xvii]. Cette opération nous aide à
penser la continuité à partir d’un paradoxe puisqu’il s’agit de la
penser à partir d’une disjonction. J. Lacan s’appuie sur les lois de
Morgan pour penser l’aliénation à partir de la formule symbolique du
Vel qui indique la disjonction qui lui est propre. Cette disjonction se
fait à partir d’une différence qui s’anime de ce qu’un choix forcé la
rende dissymétrique dans les faits. L’aliénation est donc la négation
de l’implication réciproque. Il existe une symétrie différente et non
équivalente. Dans le vel de l’aliénation il n’y a pas d’implication de
la réciprocité. Ce qui nous permet de penser que nous sommes aliénés
par les signifiants, dans une logique propre à la structure du langage
qui implique que nous puissions dire oui à certains signifiants et non
à d’autres en faisant jouer d’une part, l’affirmation et la négation et
d’autre part, dire le vrai ou le faux dans un mi-dire.
Dans ce « pas l’un sans l’autre » du son et du sens, que l’on peut
écrire « pas l’Un sans l’Autre », retournons à Freud et son article «
Die Verneinung »[xviii] : pas de création du symbole de la négation
sans « Bejahung », sans affirmation. La liaison faite de l’articulation
des deux nous semble fondamentale. Lors d’une intervention sur la
Dénégation, je faisais remarquer un vers de Paul Celan « parle mais ne
sépare pas le non du oui ». Il a échoué en cela : il n’a pu les tenir
ensemble et le lien d’aliénation fondamentale s’est rompu. Il s’est
suicidé.
La possibilité de créer un monde nouveau dans un acte d’énonciation est
la marque même de l’apparition d’un nouveau sujet lors de ce troisième
temps de retournement de la pulsion invocante, se faire entendre. Les
effets de cette vérité poétique se font entendre dans la cure tout
comme dans le dire de la poésie, nous y reconnaissons la justesse.
La justesse est à distinguer de la beauté. En effet, une belle voix et
une bonne technique ne suffisent pas à vous faire entendre quelque
chose qui sonne juste. Et bien souvent nous devenons sourd quand la
beauté vient recouvrir quelque chose que nous ne pouvons plus entendre
et que nous souhaitons entendre. Il ne s’agit pas qu’une interprétation
soit jolie, il s’agit d’entendre de l’inouï, du encore-jamais-entendu,
qui surgit à l’insu du diseur ou du chanteur, qui est la marque même du
sujet dont nous avons fait l’hypothèse et qui nous ouvrira, tant pour
celui qui le dit que pour celui qui écoute, à un monde nouveau. A moins
de faire jouer le signifiant beauté d’une façon radicalement
différente, comme nous le propose F. Cheng dans les cinq méditations
qui s’y rapportent[xix].
Quand nous parlons, nous ne pouvons utiliser qu’un système d’opposition
lié à la loi du discours mais nous pouvons oublier que cette loi se met
en place à partir de la greffe de signifiants qui se caractérise par la
différence d’avec lui-même. « Contre » peut tout aussi bien signifier «
en alliance » que « en opposition ». Le paradoxe se fait à partir d’une
liaison. La continuité ne se fait pas avec le pareil mais avec le même
qui exige une différence. Si « l’Un ne commence que de son manque »,
(22), qui le divise, il y faut une liaison continuée avec l’Autre. Ce
qui nous bouleverse, en tant qu’auditeur d’un patient ou d’un poète,
c’est cette justesse qui n’est jamais la résultante d’un plus ou d’un
moins mais une articulation subtile basée sur l’équivoque portée par
une voix qui nous fait entendre le jeu des signifiants dans une chaîne.
Quant au musicien, bien qu’il ne soit pas dans le jeu de l’équivocité,
ne nous fait-il pas entendre la justesse d’une vérité qui lui échappe ?
A l’écoute d’un patient.
Il joue de la basse mais ne s’est jamais vraiment autorisé à - il le
dit de cette façon - aller vers son désir. Quelques jours auparavant,
il a branché l’amplificateur de sa basse pour l’entendre résonner. Il a
joué une heure, il était heureux, il s’entendait. Il s’est passé
quelque chose pour moi, me dit-il, c’était un véritable plaisir. Il est
routier. Le lendemain, dans son camion, il repense à ce moment. Il me
dit : « je me fais des monologues intérieurs et tout à coup, je me suis
entendu me prononcer à moi-même : c’est la première fois que tu
t’exprimes de cette façon, c’est la première fois que tu t’autorises à
t’entendre ». Nous pouvons faire ici l’hypothèse d’une remise en jeu de
l’affirmation primordiale de la Bejahung et l’apparition du troisième
temps de la pulsion invocante. « J’ai été bouleversé par ce que j’étais
en train de me dire intérieurement et brusquement, j’ai éclaté en
sanglots. J’ai eu le sentiment de toucher à quelque chose de décisif,
quelque chose s’est ouvert pour moi, une autre dimension, l’envie
d’aller vers mon désir». Ce patient nous fait bien entendre
l’acceptation d’une perte de jouissance qui l’entraînait vers la mort
et supplantée par un plaisir nous indiquant un oui à la vie. Il
acceptait de se faire entendre, certes par lui-même, mais en faisant
jouer l’altérité du sujet divisé qui suppose une adresse à un Autre
barré. Ce patient fait partie de ceux qui m’oblige à réfléchir à
l’aliénation et à la continuité, en lien avec la problématique de la
nomination.
C’est l’objet Voix que le nourrisson met en jeu dès qu’il se met à
crier, passant du milieu aquatique au milieu aérien. Cri de détresse
comme le faisait remarquer Freud, de cet enfant qui ne peut vivre sans
les soins et l’attention d’un Autre. Ce cri va-t-il être entendu par
quelqu’un qui pourra faire caisse de résonance et l’humaniser ? Ce
premier Autre devra être en mesure de faire cette double hypothèse pour
que la pulsion invocante se mette en route : son enfant lui fait une
demande parce qu’il fait lui-même l’hypothèse qu’il l’entend. Le
dispositif de cet Atelier m’a permis de faire jouer ce
transitivisme[xx]. Les effets stupéfiants ne sont pas sans nous
retourner, si je puis dire.
A l’écoute des poètes.
Que nous disent les poètes sur la place qu’ils accordent à la voix dans
leur écriture. Marina Tsvetaeva, dont la mère était pianiste et
souhaitait qu’elle soit musicienne, a choisi d’être une musicienne de
la langue. Voilà ce qu’elle entendait par le « métier » de poète : «
c’est le métier de la chanson, bien sûr, qui exige une coïncidence
organique, une consonance entre le moi du poète et le moi du peuple.
Toute mon écriture n’est qu’écoute mais il faut bien entendre l’air ;
l’air m’est donné par les mots, je les cherche…. Pour qu’une « chose »
dure, il faut qu’elle devienne chanson, la chanson comporte en
elle-même son propre accompagnement, son accompagnement musical, c’est
pourquoi elle est parfaite, accomplie. J’écris pour atteindre l’essence
et la mettre en évidence. Et là, aucune place pour le son en dehors du
mot ni le mot en dehors du sens. Il s’agit d’une trinité»[xxi]. Dans
une recherche inlassable de signifiants, elle recrée le langage. Son
style est très singulier, facilement identifiable. Elle construit des
phrases qui nous donnent une impression de mouvement accéléré, son
rythme restant audible après la traduction. Il s’agit, à l’écouter et
en nous confrontant à l’interprétation de ses poèmes, d’une voix
inouïe, ou « le ciel brûle » comme l’indique le titre d’un de ses
recueils. C’est une voix tragique qui s’impose par ses élisions et ses
coupures mais qui a chuté par son impossibilité de maintenir une
certaine continuité.
Sylvia Baron Supervielle[xxii] écrit, après une intervention
chirurgicale, « je reviens à ma table, l’écriture de la voix me reprend
parfaitement. Elle emploie une langue incompréhensible, fondue dans la
montée du chant. » En effet, le chant est toujours orienté, structuré,
faisant jouer l’intersubjectivité d’un discours même si l’autre est
absent. Je vous propose un autre fragment : « je poursuis le trajet du
chant. Le chant qui s’écrit doit se concentrer avec des mots ». Je me
suis souvent poser cette question est-ce que la musique ça existe sans
mots, sans signifiants ? J’ai découvert qu’il existait des chants
traditionnels sans parole, et je pouvais moi-même inventer des mélodies
sans paroles mais est-ce à dire qu’elles n’étaient pas sous-tendues par
des signifiants même s’ils n’apparaissent pas comme tels dans la
production musicale ? Je laisse la question ouverte. Et pour terminer :
« Suffirait-il des mots ? Il se peut que je choisisse les mots non pas
pour leur sens mais pour les sons qui s’en échappent lorsque l’écriture
se lance dans le vide ». Nous retrouvons ici le vide médian dont nous
parle François Cheng, la béance d’où s’engendre l’Un.
De quelques propositions pour mettre les interprètes sur la voie.
Inviter le diseur à se poser cette question : qu’est-ce qui t’a fait
choisir ce poème : un mot, un son, un vers, une ambiance etc… ? Et à y
répondre, surtout pour lui-même, sans aucune obligation de nous en
faire part. L’inviter à nous dire son poème avec un ou deux gestes,
mais très peu, ou bien à nous le dire avec quelques sons, une mélodie
infime, presque rien mais quelque chose qui soit musical puis l’inviter
à interpréter le poème choisi. Ces propositions ne se font qu’en
fonction de ce que nous entendons et de ce qui nous semble pertinent,
au moment même, pour l’interprète. Le simple fait de poser cette
question du choix suffit à transformer l’interprétation du diseur. Il
s’agit en effet de mettre en lumière et d’intensifier le, les
signifiants qui sont le fil conducteur du diseur, le reliant à une note
fondamentale qui facilite le déplacement des signifiants dans la chaîne.
De l’atelier poésie à la cure.
Ma première patiente m’a tout de suite mise au travail en parcourant un
chemin fait de ses pleurs intriqués à sa parole jusqu’au silence, en
passant par le cri mais aussi par le souvenir des vibrations de la voix
de sa mère qui chantait en la portant dans ses bras. Un des moments
déterminant de sa cure fut celui où elle m’a dit : « ici, j’aime le
silence. Je n’ai jamais aimé le silence dans ma famille ». Nous pouvons
entendre ici le vide nécessaire qu’elle peut solliciter pour y loger sa
parole. Sa mère s’est suicidée, quand elle avait 7 ans, en se jetant
dans le puits. Elle était présente quand son père l’a remontée et
allongée sur le carrelage de la cuisine. Elle m’a parlé, à plusieurs
moments, de son cri, de ce hurlement dont elle avait l’impression qu’il
ne lui appartenait pas. Elle ne savait pas d’où il venait, ni même ce
que c’était et elle ne pouvait pas s’arrêter ; et, toujours stupéfaite,
me disait : « personne n’a prêté attention à moi ». Son cri s’est
répandu, sans qu’il puisse être bordé par des parois qui fassent
résonance de quelque chose. Ce cri ne pouvait se loger nulle part. Il
produisait une sorte de dépersonnalisation et elle revenait sur sa
question : « il vient d’où ce hurlement ? » Olivier Douville m’a fait
remarqué qu’il n’y avait plus possibilité pour elle d’être dans le
silence car le silence était une sorte de cri rétracté et n’avait pas
valeur de silence. Son cri n’a pas trouvé d’adresse, il ne rencontrait
que l’abîme. Il y faut au moins un autre à qui l’on peut s’adresser et
qui nous suppose. Je pense à Rilke : « Qui, si je criais, qui donc
entendrait mon cri parmi les hiérarchies des Anges ? »[xxiii]. Mais je
suis prévenue dès la première séance : « je viens pour faire cesser ce
flot de larmes qui m’envahit mais je ne veux surtout pas que vous
m’enleviez mes émotions ». Cela résonne avec « je te demande de me
refuser ce que je t’offre parce que ça n’est pas ça»[xxiv]. Elle
revenait en permanence sur le « vu », par le biais de ses nombreux
rêves dont elle mettait les images au premier plan, indices de ce
moment catastrophique où il y a eu désintrication de l’objet voix et de
l’objet regard. Puis elle est passée du voir à l’entendre, curieuse de
ses signifiants. Il s’agissait, dans cette cure, de pouvoir créer un
silence vivant, d’installer un vide habitable qui fasse chuter l’image
terrifiante. Si le silence de l’analyste peut permettre à l’analysant
de parler, il peut aussi lui permettre de se taire, sans risque de voir
revenir le cadavre et de se mettre à hurler pour tenter d’exister. Le
dispositif de la cure peut rendre possible cet acte : donner de la voix
à partir du silence dans une adresse qui ordonnera un discours.
Merci à tous ces passeurs - et particulièrement Alain Didier-Weill -
qui me permettent de continuer à faire ce double mouvement, du silence
à la parole et de la parole au silence, d’y affirmer et de prolonger, à
ma manière, ce que m’a apporté l’expérience de la cure, dont parle si
bien J. Lacan : « l’expérience psychanalytique a retrouvé dans l’homme
l’impératif du verbe comme la loi qui l’a formé à son image. Elle manie
la fonction poétique du langage pour donner à son désir sa médiation
symbolique. Qu’elle vous fasse comprendre enfin que c’est dans le don
de la parole que réside toute la réalité de ses effets ; car c’est par
la voie de ce don que toute réalité est venue à l’homme et par son acte
continué qu’il la maintient ».[xxv]
Le chantonnement est à lire en regard des quatre concepts fondamentaux
de la psychanalyse Il participe de la pulsion invocante, fait jouer la
répétition dans une situation transférentielle où l’inconscient a droit
de cité. Cette trouvaille m’a fait découvrir une voie d’accès à un
nouveau nouage sinthomal passant par la manipulation de l’objet voix
pour construire le trait de la différence ouvrant à l’identification
symbolique par le surgissement du Un comptable à partir du silence et
de la parole d’un Autre manquant. Il participe certainement à la mise
en place d’une autre jouissance, celle qui lie l’audition au sens, et
qui est une des formes que peut prendre la sublimation que ce soit dans
une production artistique ou dans la cure.
Marie-Christine Salomon-Clisson
[i] Transcription de l’ALI, p. 119
[ii] J. Lacan, Les Ecrits, le temps logique et l’assertion de certitude
anticipée, p. 211. « la vérité se manifeste dans cette forme comme
devançant l’erreur et s’avançant seule dans l’acte qui engendre sa
certitude ; inversement l’erreur, comme se confirmant de son inertie,
et se redressant mal à suivre l’initiative conquérante de la vérité.
Mais à quelle sorte de relation répond une telle logique ? A une forme
d’objectivation qu’elle engendre dans son mouvement, c’est à savoir à
la référence d’un « je » à la commune mesure du sujet réciproque, ou
encore : des autres en tant que tels, soit : en tant qu’ils sont autres
les uns pour les autres ».