Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance II - le 13 février 2020
Lors de la séance de janvier nous avions évoqué l’observation de Freud
sur ce jeune enfant qui jouait avec une bobine et l’enseignement qu’il
avait pu en tirer.
Je vais aujourd’hui vous parler de Petit Pierre. C’est un petit garçon
que j’ai eu le plaisir de rencontrer alors qu’il était âgé de 4 ans. La
demande de consultation s’est faite suite aux conseils de la maitresse
de l’école maternelle qu’il fréquente. Elle parle d’immaturité, il
s’isole, n’est pas très bien adapté à la vie scolaire. Ses parents sont
venus me demander ce que j’en pensais.
C’est le premier enfant d’un couple d’une famille recomposée : Il y a
des enfants du côté du père et il n’y aura pas d’autre enfant dans leur
couple parce que la maman pense qu’elle est maintenant trop âgée. Le
langage s’est mis en place normalement. Cependant il y a un problème au
niveau du contrôle sphinctérien qui n’est pas acquis, il y a des
accidents comme on dit.
Dans l’histoire de la famille il y a eu du fait du travail des parents
divers déménagements. Le père fut absent pendant plusieurs mois au
début de l’année précédente. Et là lors de cette absence l’enfant a
régressé de manière considérable et en même temps il a manifesté de
l’agressivité vis-à-vis du père quand il fut de retour. La mère
m’indiquera « on avait trop pris le pli de vivre à 2 ». Il faut dire
que ce fut un enfant très attendu, la maman rêvait depuis longtemps
d’un garçon, un petit peu potelé, aux cheveux longs, avec une gueule
d’ange, d’un petit Jésus en quelque sorte. Et ce fût exactement cela.
Alors qu’il est nourrisson il a eu différentes nourrices car les 2
parents avaient à se déplacer pour le travail, la mère découchait au
moins 2 fois par semaine, le père plusieurs fois.
Lors de notre premier rendez-vous j’ai reçu les parents bien sûr,
l’enfant restant dans son coin à jouer avec une boite à jouets mis à sa
disposition. Au deuxième rendez-vous je reprends l’entretien avec les
parents et puis au bout d’un moment je propose de recevoir l’enfant
seul. Panique du côté des parents : « Ah ! tu vas être seul avec le
monsieur ? ». Alors je dis à l’enfant « Ecoutez Pierre, je vous propose
que vous alliez installer vos parents dans la salle d’attente, vous
allez leur donner les plus beaux sièges, veillez à ce qu’ils aient de
la lecture, qu’ils soient bien, puis après vous revenez me voir. » Ce
qu’il fit volontiers et quelques instants plus tard, il était de
retour. Paul a repris les petites les voitures avec lesquelles il avait
commencé à jouer. Et là qu’est-ce qui se passe ? Des accidents. ! Des
voitures se heurtent, qui se renversent, qui s’écrasent. Il y a une
voiture « papa », il y a une voiture « Pierre », il y a des
carambolages, des accidents terribles, des courses, ça s’anime
violemment. Et puis il trouve une espèce de bestiole, une sorte de
chien en carton : « Un chien qui fait caca sur le monsieur, c’est trop
drôle ! Et les voitures écrasent la maman, C’est trop drôle ! Le chien
fait un caca sur la voiture à maman c’est trop drôle. » Ce qui va se
poursuivre pendant un bon moment, puis nous retrouvons les parents. Les
parents sont inquiets : «- ça s’est bien passé ? – Formidable ! »
La séance suivante je revois cet enfant seul et il redémarre pareil,
voiture, bruitage, accident, courses. Et puis il ajoute « j’ai pété »,
il lance la voiture au loin. Il me propose de jouer au docteur, et de
me faire une piqure ce que j’accepte. Et là il me raconte qu’un certain
docteur « il me dispute. » et de poursuivre « Crotte de nez, fesses,
manger des fesses, les crottes de fesses. »
Voilà l’échange que nous avons et la troisième fois, même scénario à
peu près, il ajoute « la voiture a pissé ». J’accueille ses propos, je
l’accompagne sans plus. Et là il a le besoin presque d’aller se cacher,
se réfugier, il va en quelque sorte inventer une maison dans un coin du
cabinet, sous un escalier, il va aller se loger là. « C’est la maison.
» Il y apporte divers objets.
Après cette expansion pulsionnelle de type sadique anale, il y a
quelque chose, un autre mouvement qui se met en jeu. Il lui faut se
protéger, se trouver une maison, s’installer dans la maison, y mettre
des objets à l’abri. Et puis finalement il ressort et me propose de
nouveau le jeu du docteur avec les piqures. J’accepte de me prêter à ce
jeu, et à l’injection, je lui paie la consultation.
Puis les accidents de voitures recommencent, mais il introduit une
dépanneuse, des pompiers.
Il me parle ensuite de « Tra », C’est son doudou qui s’appelle « Tra »
, « il pète dans votre chambre, c’est trop drôle ». Il semble donc je
bénéficie du même traitement que ses imago parentales.
Puis là il a une espèce de torsion du corps, en avant et en arrière, il
est très souple et il met sa tête tout à fait à l’arrière : « j’ai la
tête à l’envers ». Je lui dis « Vous avez raison, ici on peut avoir la
tête à l’envers, on peut dire les choses à l’envers. Ailleurs ça je ne
sais pas... » Il dit « oui la maitresse elle se fâche quand je dis ça
». Il sait donc très bien cet enfant où il est et comment les choses
peuvent se jouer.
Après il trouve dans la boite à jouets un animal qui a une jambe
cassée. Et de poursuivre par une explosion :« Péter, fesses, ah c’est
trop drôle de dire ça. » Il ajoute « je vais casser tout, je vais
casser ta maison, je vais tout casser ». Ma réponse est d’en rigoler
franchement, ce qui le surprend manifestement.
Un enfant de cet âge-là, si on le laisse parler, si on écoute, bien des
mouvements psychiques viennent s’articuler. Sa pulsionnalité, de toute
évidence est pris dans un transfert immédiat avec la figure du docteur,
une figure intrusive sans doute, interdictrice quelque peu, parentale
assurément. Et en même temps il y a une dimension autre qui vient
s’ouvrir, dont il sait que c’est jouable, c’est celle de la destrudo et
surtout celle de la jouissance de la langue qui peut la formuler.
Cet enfant, cet ange, cette figure de l’enfant merveilleux, c’est
quelque chose qui fait partie de nos constructions, de notre imaginaire
sur l’enfance. Mais si on se contente tout simplement d’écouter un
enfant, de l’écouter vraiment, alors il y a autre chose qui surgit. La
position de l’institutrice est tout à fait conséquente. L’éducation en
quelque sorte, d’un enfant, c’est aussi d’avoir à monnayer le principe
de plaisir avec la réalité, avec le social, avec ce qu’on peut dire et
ce qu’on ne peut pas dire évidemment, avec le refoulement en d’autres
termes. Mais dans le cadre analytique, ce n’est pas du tout de cet
ordre-là, ce n’est pas un lieu éducatif. C’est une éducation à l’envers
comme a pu dire Lacan. Il nr s’agit pas de laisse l’enfant passer à
l’acte, il s’agit de le « laissez dire. »
De mettre en place une cure, que cela soit avec un enfant ou avec un
adulte, cela commence par ce « laisser dire », même si cette parole,
ces associations dérogent aux convenances sociales, c’est à partir de
là qu’un travail analytique peut s’engager. Il n’est pas convenable
ordinairement de laisser un enfant dire qu’il veut « péter » la maison
du docteur. Mais dans la mesure où celui-ci est dans une position
d’analyste, il va laisser se développer le propos et soutenir
l’expression de ses fantasmes même les plus osés. C’est ainsi que peut
se dire dans une adresse, dans un transfert, la question pour ce sujet
de son rapport à la jouissance. Et l’expérience montre non seulement
cela n’a pas d’effet pervers mais peut permettre un réaménagement de sa
jouissance qui soit constructive. Ce fut le cas pour Petit Pierre .
Il y a un joli texte qui s’appelle « souvenir d’enfance » que Freud
écrit en 1917, où il va se saisir d’un tel souvenir extrait d’un
ouvrage de Goethe intitulé Fictions et vérités, c’est en fait son
autobiographie. Je vais vous en lire un passage : « Quand on cherche à
se rappeler ce qui nous est arrivé dans la toute première enfance, on
est souvent amené à confondre, ce que d’autres nous ont raconté avec ce
que nous possédons réellement de par notre propre expérience. » C’est
Goethe qui fait cette remarque dans les premières pages de la
biographie qu’il commença de rédiger à 60 ans. Elle n’est précédée que
de quelques mots sur sa naissance, le 28 aout 1749 aux douze coups de
midi. La conjonction des astres lui a été favorable écrit-il. Goethe
était très sensible à la question des astres. Cela lui a été favorable
car il vint au monde tenu pour mort. Cela arrivait souvent à l’époque,
en tout cas il inspirait la plus vive inquiétude et on pensait
effectivement qu’il était mort. Cependant on a procédé à un certain
nombre de manipulations et on a réussi à le ramener à la vie.
L’évocation de cet épisode est suivie d’une courte description de la
maison natale et de l’endroit où lui et sa jeune sœur se tenaient le
plus volontiers. On a des gravures qui nous montre cette maison qui
possède une sorte de terrasse qui avançait sur la rue avec de grandes
baies d’où l’ on pouvait voir à l’ extérieur, et à partir de laquelle
on pouvait échanger avec les gens qui passaient.
Goethe raconte donc ce souvenir d’enfance qui se situe dans sa plus
petite enfance, dans les 4 premières années de sa vie, le seul souvenir
personnel qu’il dit avoir conservé. Ce souvenir est le suivant, il est
assez cocasse : Il raconte qu’il y avait dans le voisinage, 3 frères,
beaucoup plus âgés, sans doute des adolescents qu’il aimait bien, qui
le taquinaient, qui jouaient avec lui. Et un jour, dans la famille on
fait des courses à une foire à la poterie et on a acheté beaucoup de
poterie, des ustensiles pour la cuisine en tout genre, mais aussi pour
les enfants de la petite vaisselle, des jouets pour qu’ils puissent
s’amuser. Dans cet espace, qui donne sur la rue, il est en train de
jouer et là il commence à s’ennuyer, et alors il se met à jeter ses
petits jouets dans la rue. Il y a les trois jeunes voisins qui
aperçoivent de cela et l’encouragent :« encore, encore ». Il en jette
d’autres, « encore, encore », et tout y passe. Et les voisins
l’excitent de nouveau : « encore, encore ». Il va dans la cuisine, il
prend la vaisselle de la maison et il la vire. Jusqu’à ce qu’un adulte
arrête le carnage.
Donc même s’il a été encouragé par ses trois garçons, c’est bien
l’enfant d’abord qui a pris l’initiative de jeter la vaisselle par la
fenêtre. Une petite allusion personnelle : on pourrait dire que c’est
une scène de ménage. Il est rare que les scènes de ménage ne puissent
pas se ponctuer de cette manière-là, par des bris de vaisselle !
Une indication biographique : Johan Wolfgang Goethe et sa sœur Cornelia
furent les survivants les plus âgés d’une série d’enfants fragiles qui
décédèrent en bas âges. La mortalité infantile à l’époque était très
importante.
Pour Freud le fait d’éjecter au dehors n’est surement pas anodin. A
l’époque, c’était l’explication qu’on donnait aux enfants quant aux
naissances, que c’était la cigogne qui apportait un petit frère ou une
petite sœur par la fenêtre. S’agit-il de jeter par la fenêtre un intru
nouvellement arrivé par-là ? C’est une idée qui lui vient mais il n’en
est pas satisfait.
Ce qui le retient, c’est très subtil, c’est que ce soit le seul
souvenir d’enfance qui ait résisté à l’amnésie infantile. Les
neuroscientifiques évoqueraient l’immaturité neuronales, etc. mais cela
laisse entière la question de savoir pourquoi dans tout ce qui est
oublié il y a le petit truc comme ça qui peut paraitre quelque fois
insignifiant qui est resté clair dans le souvenir. Si on fait une
investigation psychanalytique sur ce souvenir, on se rend la plupart du
temps compte qu’il s’agit d’ un souvenir écran. Cela vient dans sa
forme, faire écran à un tas d’autres éléments. Si on peut lever le
refoulement sur ces associations, alors là il y a un bien d’autres
matériaux significatifs qui débarquent.
A l’appui de confidences de ses analysants adultes, du cas du petit
Hans et puis du témoignage de ces collègues, la corrélation entre ces
actions d’éjection et de destruction semblent soutenable à Freud. Donc
il va pouvoir préciser la construction en ramenant des matériaux
biographiques venus par ailleurs, à savoir qu’il y a eu des morts
répétitives dans la fratrie, 4 enfants morts. Herman à 6 ans, Katarina
à 1 ans et demi, Johanna Marianne à 2 ans, George à 8 mois. La scène
évoquée ne correspond pas à la naissance de cette sœur, mais plutôt à
la naissance du petit frère, Goethe a alors 3 ans et 3 mois . Il fait
cette remarque que selon la différence d’âge, les enjeux subjectifs où
se trouve l’enfant ne vont être les mêmes.
Il fut rapporté, par une autre source, que lors de la mort de son frère
cadet, l’enfant n’a versé aucune larme. Et comme sa mère l’interrogea
plus tard à ce propos pour s’en étonner, il lui montra les papiers
couverts de leçon d’histoire qu’il avait lui-même rédigé et destiné à
l’éducation de son petit frère. Il se mettait donc dans une position
d’éducateur par rapport à ce petit frère.
Freud avance que de jeter la vaisselle par la fenêtre était une action
symbolique, voir magique, qui exprimait le souhait d’éliminer l’intrus.
L’enfant trouvait un grand contentement à jeter, à briser ses jouets
puis toute la vaisselle à portée de sa main. Il n’était pas sans savoir
qu’il faisait quelque chose de mal et qu’il allait se faire gronder.
Cela ne l’arrêta pas pour autant et il chercha ainsi à assurer sa
méchanceté à l’égard de ses parents.
De même Petit Pierre sait très bien que ce n’est pas bien de dire ça.
C’est drôle mais ce n’est pas bien. Il sait qu’il peut se faire fâcher
par la maitresse. Et puis le docteur il apprécie pas du tout. Et donc
cette question de la méchanceté, de l’agressivité, c’est là quelque
chose qui est dirigé à l’égard des parents. Avec le Petit Pierre c’est
limpide.
Quant à la place de ce souvenir de J. W. Goethe dans son
autobiographie, Freud formule ainsi le message refoulé : « je fus un
enfant chéri de la fortune, le destin m’a conservé en vie alors que je
suis venu au monde considéré comme mort. Mon frère, lui, le destin l’a
éliminé si bien que je n’ai pas à partager avec lui l’amour de ma mère
et qu’ainsi j’ai pu faire de mon destin, le parcours glorieux que l’on
connait. »
Il y aurait il me semble à situer la place de son œuvre majeure, son
Faust. On sait qu’il y énonce cette conception selon laquelle « au
début était l’action », (Anfang war die Tat.) Il a écrit deux Faust. Le
premier Faust a donné lieu à un opéra et ce n’est pas le cas pour le
deuxième qui est un texte beaucoup plus complexe, plus énigmatique. En
lisant l’interprétation que Freud donne de ce souvenir d’enfance de
Goethe, je pense qu’il y a un lien à faire avec le deuxième Faust. Nous
verrons cela plus tard.
Revenons donc au fort-da et à l’interrogation de Freud surtout, soit
comment en répétant une expérience désagréable, l’enfant acquiert un
gain de plaisir. « Toutes les manifestations qui relèvent de la pulsion
de mort, bien au-delà du principe de plaisir, ne sont pas
nécessairement en opposition avec lui. » Cette dualité pulsionnelle, il
n’y a pas à la considérer dans un antagoniste. C’est très important de
le rappeler. « Schématiquement l’appareil psychique traite les tensions
internes dont il est mal protégé, de la même façon qu’il tamponne les
excitations venues de l’extérieur ». C’est-à-dire que la fonction de
l’appareil psychique est de lier les charges énergétiques libres. Ces
liaisons nouvelles apportent un soutien au principe de plaisir.
L’essentiel ne serait pas que les transformations s’accompagnent de
plaisir ou de déplaisir, mais que les processus primaires produisent
des sensations beaucoup plus intenses que les processus secondaires.
Pourquoi cela se passe comme ça ? Freud met le principe de plaisir en
corrélation avec cette sensation plus intense avec la jouissance
sexuelle. Mais il parlera aussi de la sublimation qui apporte un
plaisir tout à fait équivalent.
Son attention se porte sur le paradoxe des préliminaires amoureux qui
produisent une élévation de la tension, et donc un déplaisir. Nous
sommes donc là aux confins du plaisir et de son principe. Au-delà de ce
seuil, disons que commence la jouissance dans ses rapports ambigus avec
le plaisir et la douleur. S’il notait que pour l’homme aux rats que la
jouissance étant en excès par rapport aux plaisirs, il confirme dans
Au-delà du principe de plaisir que les impressions douloureuses peuvent
être source d’une jouissance intense.
Si ce grand article apporte une audacieuse remise en cause du principe
de plaisir, la proposition de la nouvelle dualité pulsionnelle conduit
à de nouvelles questions. Il nous invite à la patience, et espèrent que
d’autres recherches apporteront leurs lumières.
Ce qui arrivera 4 ans plus tard, en 1924, avec son article sur « Le
problème économique du masochisme ». Le fait que les pulsions de mort
puissent faire obstacle au principe de plaisir, en se manifestant par
des phénomènes répétitifs engendrant le plaisir dans la douleur, amène
Freud a envisager l’existence d’un masochisme primaire. Jusqu’ici, dans
ses leçons sur les théories sexuelles, il avait considéré le masochisme
comme second, comme le produit d’un retournement d’un sadisme
originaire sur la personne propre. Mais avec ce remaniement théorique
se pose la question suivante : si le plaisir et la douleur peuvent être
les sources d’une satisfaction en eux même, c’est-à-dire être des buts
et non plus seulement des avertissements, des alertes, au regard du
principe de plaisir, alors il serait possible d’envisager l’existence
de tendances masochistes dans la vie pulsionnelle.
Il va décrire 3 formes de masochisme. Premièrement un masochisme
primaire comme mode d’excitation érogène, se caractérisant par le
plaisir de la douleur. Deuxièmement un masochisme comme expression de
l’être qui qualifie la perversion masochiste proprement dite.
Troisièmement un masochisme moral comme mode de comportement dominé par
le sentiment inconscient de culpabilité poussant le sujet a des
conduites d’auto-punition et d’échec.
En fait, ce masochisme primaire serait une composante fondamentale des
deux autres. Je vous propose qu’on s’arrête pour l’instant sur ce
masochisme primaire. Freud va admettre que la douleur puisse être
ressentie comme plaisir si on considère que la pulsion de mort ne se
manifeste jamais à l’état pur puisqu’elle est étroitement nouée à la
pulsion de vie. Elles se combinent dans des proportions variables.
Cependant il y aurait des cas où le domptage (c’est un terme employé
par Freud) de la pulsion de mort par la libido sera incomplet, et
qu’alors il en résulterait que la douleur et le déplaisir prendrait
nettement une connotation de plaisir. Ce masochisme devient d’une part
une composante de la libido et d’autre part, elle a toujours pour objet
l’être propre de la personne. Ce masochisme primaire serait pour Freud
un vestige du temps de la formation pendant lequel s’est accomplie cet
alliage si important entre la pulsion de mort et la libido Eros.
Ce masochisme érogène va participer à toutes les phases de la libido en
conséquence de quoi même la souffrance névrotique, apparemment bien
éloignée de la sexualité, va tout de même être investie libidinalement.
Cette souffrance va donner satisfaction au sentiment de culpabilité
inconsciente, ce qui représente un bénéfice important de la névrose qui
s’origine du désir refoulé, inavouable, et dont la tendance masochiste
est l’expression la plus tangible.
Je pense que le masochisme chrétien, de ce point de vue-là, est tout à
fait exemplaire. Dans l’avenir d’une illusion, Freud va développer
cette question. Certains sujets qui ne peuvent pas renoncer à la
satisfaction masochiste du sentiment de culpabilité en viennent alors à
opposer les plus vives résistances à la cure analytique qu’ils accusent
d’accentuer leurs malheurs et ils vont éventuellement l’interrompre.
C’est ce qu’on a appelé « la réaction thérapeutique négative. »
Selon Freud, même l’autodestruction de la personne, qui a son origine
dans la pulsion de mort, ne peut pas se produire sans satisfaction
libidinale ce qui me semble soutenable. Cependant il y a je pense à
nuancer. Ainsi le sujet schizophrène qui à partir d’un mot, d’une
remarque, d’une injonction délirante va s’éjecter, c’est tout à fait
différent de ce qu’on peut voir dans certaines formes disons
névrotiques où on peut dire que l’acte ne se fait pas sans une certaine
mise en scène. Avec la paranoïa nous pouvons aussi noter cet aspect,
mais qui commence le plus souvent par la destruction du persécuteur.
Cela nous indique que cet acte n’est de toute façon pas pensable sans
un apport l’Autre ce qui s’engage différemment selon les structures.
La pulsion de mort ne peut pas se réduire au désir de mourir, ou de
donner la mort. Le désir de mort que met en scène le fantasme de
mourir, est en vérité la volonté de s’abolir afin de s’éterniser dans
l’être. Pour passer dans la mémoire des hommes, pour être aimé et
désiré. Ce qui m’évoque un analysant qui était traversé par des idées
suicidaires ; il n’avait de cesse de décrire par le menu ses obsèques
et combien toute la foule assemblée n’avait d’attention que pour lui.
Ces différentes formes de masochismes cliniquement se présentent très
différemment. Avec la perversion masochiste par exemple, nous avons ces
scénarios, ces mises en scènes qui sont nécessaire au sujet pour
obtenir une certaine jouissance, flirtant toujours avec une espèce de
limite, avec la mise en jeu d’un risque mais sans jamais arriver à une
réalisation d’un acte létale, l’important étant semble-t-il que l’Autre
puisse en être affecté, puisse être angoissé. Lacan dit quelque part
que le masochiste cherche à provoquer l’angoisse de l’Autre, et même l’
angoisse de Dieu !
Le masochisme moral c’est le masochisme le plus courant, et beaucoup
s’y reconnaitrons ; c’est notable que notre culpabilité nous amène à
répéter les mêmes impasses, les mêmes échecs, à s’autopunir
inconsciemment.
C’est le masochisme primaire qui est le plus difficile à saisir. Sauf
que justement avec cet enfant à la bobine, grâce à la perspicacité de
Freud, cela nous en dit quelque chose justement. Ce que Lacan reprendra
dans son séminaire I sur Les écrits techniques de Freud où il situe le
masochisme primaire au point de jonction entre l’imaginaire et le
symbolique et d’avancer que c’est une forme structurante. C’est-à-dire
ça participe de la structure, de la structuration d’un sujet humain. Ce
n’est pas un symptôme. Autant le masochisme moral peut être un
symptôme, autant ce masochisme primaire ce n’est pas de cet ordre-là. «
C’est quelque chose de constituant la position fondamentale du sujet
humain » avance Lacan. C’est bien à ce niveau qu’on peut saisir, dans
sa pureté, la manifestation de ce que Freud a appelé la pulsion de
mort.
Ce masochisme primaire on peut le repérer dans le jeu de l’enfant à la
bobine. L’enfant substitue la tension douloureuse engendré par
l’absence de la mère par un jeu où il va activer lui-même l’alternance
d’absence et de présence de l’objet. En accompagnant son action de
vocalises, ce que les linguistes reconnaissent au fondement du langage
dans la mesure où celles-ci introduisent le principe d’une opposition
élémentaire, nécessaire pour mettre en place une structure langagière.
C’est-à-dire qu’il n’y a pas de langue qui puisse l’éviter, la
structure élémentaire du langage nécessite un jeu d’opposition. C’est
ce que Saussure a pu dire, le signifiant est différent d’un autre
signifiant. C’est à partir de cette structure de différenciation
qu’effectivement on peut concevoir une langue. Justement les enfants
qui ont un retard de langage, rechignent à faire jouer cette
opposition. On reste dans le continu. Certes l’enfant prononce de
manière fort approximative ce qui est reconnu par l’entourage comme «
fort » et « da ». Il faut cette reconnaissance par l’Autre. L’important
n’est pas qu’il prononce mal, mais qu’il puisse transcender cette
alternance de la présence et de l’absence dans une opposition qui se
situe alors sur un plan symbolique. L’enfant se rend maitre de la
chose, c’est-à-dire, que d’une certaine manière, dit Lacan, il l’a
détruite. Ce n’est pas sans reprendre la spéculation de Hegel qui dit
que le mot c’est le meurtre de la chose.
Lacan rend hommage à l’intuition géniale de Freud et la prolonge en
reconnaissant que le moment où le désir s’humanise est celui ou
l’enfant nait au langage. Ce n’est pas seulement que le sujet y assume
une privation, il est effectivement privé de la présence de la mère. Il
l’assume par une maitrise, d’une certaine manière en détruisant
l’objet, en le faisant apparaître et disparaître en scandant son geste
par une pro-vocation, ce qui met en jeu un autre objet, qui est l’objet
voix.
Contrairement à la lecture de Mélanie Klein, qui va faire jouer
l’opposition entre bon et mauvais objet , ce qui peut se concevoir, la
mère qui est bonne est celle qui est là, la mère mauvaise est celle qui
est partie etc. Mais si on écoute l’enfant, ce n’est pas ça qu’il dit.
Pour Lacan ce que l’enfant active et vocalise là, c’est une
provocation. Provocation, par son étymologie c’est provocare, ça a le
sens de défier mais aussi d’appeler. Donc il y a du défi et il y a de
l’appel. Et c’est même une provocation anticipante, puisque c’est pas
du tout une description de ce qui se passe, contrairement à ces
théories stupides qui considèrent que les mots doivent être étiquetés
sur les objets pour que les enfants s’y retrouvent et entrent dans le
langage.
C’est une provocation anticipante puisqu’on anticipe l’absence et la
présence, en effet l’enfant dit « fort » quand l’objet est là et « da »
quand l’objet est absent. Lui-même, quand la mère revient, il dit «
bebi ooo », soit « bébé…parti. » Nous avons donc une dimension de
négativité de la réalité, cette négativité de la présence et l’absence
de la mère avec ces vocables. Cette négativité va apporter par elle une
autre réalité, en produisant ces 2 vocalises élémentaires, « ooo » et «
aaa » nous avons la mise en place d’un couple symbolique qui ne vient
pas de nulle part puisqu’il intègre une dichotomie, une opposition
empruntée au phonème de la langue en usage dans son voisinage. En
regard du phénomène constaté, éprouvé, de la présence et de l’absence,
cet appel au symbole va permettre de renverser les positions, d’où
cette anticipation inversée. C’est le monde du symbole qui permet cette
inversion. La chose existante dans la réalité est annulée au profit de
la réalité d’un monde humain, structuré par le langage.
Ce qui est spécialement remarquable, c’est cette première négativation
qui vient nous indiquer un masochisme primordiale, qui passe par le
meurtre de la chose, mais qui passe aussi par la disparition du sujet,
son aphanisis : le « bébé …parti », et aussi quand il éprouve la
disparition de son image. Si cela est possible c’est par la vertu du
symbolique. Voilà comment à suivre Freud et Lacan, on peut entendre ce
masochisme primaire comme constitutif de l’être.
Il y faut en quelque sorte ce moment logique où l’être peut
s’apercevoir comme celui qui aurait pu ne pas être. Ce que les
adolescents sortent sur un autre mode, dans un autre temps, dans les
moments de crise : « J’ai jamais demandé à naitre. » ce qui n’est pas
sans interroger effectivement la question du désir de l’Autre. Ce
moment particulier de l’adolescence n’est pas sans enjeux, sans
dramatisme, sans risque aussi.
Ce point de radical annulation, le meurtre de la chose, qui est tout à
fait corrélatif du non-être. L’enfant au miroir, qui joue à se faire
disparaitre, n’est pas sans lien avec le jeu du coucou. Il y a
évidemment dans le jeu du coucou une érotique, une manière de jouer de
la disparition, au regard de la mère principalement et du surgissement
Je te perds et je te retrouve et c’est délicieux.
Avec ce masochisme primaire, c’est une proposition théorique mais où
nous pouvons y reconnaitre cette négativité fondamentale comme moment
constitutif de la subjectivité. Pas de sujet, pas de sujet du désir,
pas de sujet divisé par son inconscient, sans l’ hypothèse de ce
moment, cette position plus logique que clinique, du non-être.
Dans ce destin si riche, celui de Goethe, ce souvenir d’enfant peut
nous indiquer en quelque sorte que c’est dans le mesure où, il a pu
être dans cette position, de détruire l’objet, et en même temps dans
cet acte-là, jouer en quelque sorte avec sa propre disparition. On est
là sur le bord de questions qui peuvent paraitre un peu difficile à
admettre car on y pressent un bord. En même temps c’est tout à fait
homogène avec l’idée qu’aucune vitalité humaine ne peut se soutenir
s’il n’y a pas, dans le rapport de l’ être à ce qu’il signifie dans le
monde, cette dimension de la négativité.
A partir du moment où un enfant entre dans le langage, il assume
complètement en quelque sorte l’idée qu’effectivement les choses ne
sont pas les choses, qu’une bobine n’est pas une bobine, qu’une
vaisselle n’est pas une vaisselle. De par le fait qu’il vit dans un
monde symbolique, le sujet humain est introduit à cette négativité
fondamentale. C’est comme cela que j’entends ce masochisme primaire
dont Freud fait l’hypothèse.
Si on veut aborder cette question de la jouissance il faut
effectivement en passer par là. Ce qui est destructeur, pour un enfant,
ce n’est pas qu’il casse la vaisselle, ce n’est pas qu’il rêve de chier
sur sa mère, ce n’est pas qu’il imagine les pires accidents à ses
parents, ce n’est pas de songer à faire disparaitre l’enfant
nouveau-né.
Dans le scénario de Pierre par exemple qui est tout à fait œdipien, ce
qui est compliqué et dangereux pour lui c’est le risque, comme dit la
mère, qu’il n’y ait pas de plis entre lui et elle. Le risque, c’est que
toute cette pulsionnalité, doivent en passer par un refoulement qui
sera d’autant plus sévère que l’enjeu pulsionnel aura été puissant. Et
ce refoulement viendra constituer une névrose, avec ce qui fera retour
après, dans la vie du sujet, sous une forme qui sera celui d’un
masochisme moral.
Par un retour du refoulé, cela va organiser un conflit inconscient où
la culpabilité inconsciente va emboliser toute une existence. Plus vous
répondez à l’injonction surmoïque de payer pour sa faute et plus il
faut encore et encore payer. De ce point de vue-là, les mystiques
peuvent nous en apprendre.
Autre chose est la perversion masochiste, qui peut aussi nous
enseigner. Mais d’être dans la compagnie d’un pervers cela engage à
bien des tourments. Il y a toujours dans cette perversion, mais cela
vaut aussi pour le sadisme, un scénario, plus ou moins élaborés, plus
ou moins fixés. Il suffit de lire les ouvrages de Sade, vous n’êtes pas
obligé de tomber amoureux/amoureuse d’un pervers. En tout cas chez
Sade, c’est exemplaire. Dans sa Philosophie dans le boudoir, ce sont
des scènari qui se construisent, puis on a toute une spéculation, puis
la scène se met en place, puis une fois les jouissances assouvies, tout
se défait , la spéculation reprend , et ainsi de suite.
Mon hypothèse, c’est que dans la structure perverse, il y a quelque
chose au niveau du fantasme fondamentale qui est resté problématique.
Le fantasme est ce qui organise un sujet dans son rapport au désir, ce
qui se met en place à partir d’une perte, d’un objet perdu, et qui va
causer le désir. Ce que Lacan formalisera comme l’objet petit a . Le
désir humain se structure à partir de ce fantasme fondamental. C’est ce
qui vous amène à avoir un rapport plus ou moins tumultueux avec
l’autre, parce que ce n’est jamais ça bien sûr, c’est ce qui fait qu’il
n’y a pas de rapport sexuel.
Et bien, dans la structure perverse, ce sont des sujets pour qui ce
fantasme fondamental ne s’est pas constitué. Ce qui fait que dans leurs
scénari, il y a la construction d’un pseudo fantasme qui fait croire,
parce que c’est évidemment une fiction, c’est du trompe l’œil, qui fait
croire que l’objet est là. Que le phallus est là. Que c’est là, que
c’est ça. Alors que l’expérience du sujet névrosé, c’est évidemment que
ce n’est jamais tout à fait ça. Il y a dans la structure du pervers, la
construction avec ce scénario d’un néo-fantasme, qui tient lieu du
fantasme, ce qui permet que s’aménage une modalité de jouissance.
Le masochisme primaire, c’est une hypothèse, c’est un point d’épure
dans la construction, on peut évidemment en discuter. Certaines
cliniques sont plus éloquentes que d’autre de ce point de vue.
Avec les enfants autistes ou psychotiques par exemple, qui vont aller
se cogner la tête contre un mur, c’est insupportable pour l’entourage,
cela nous en donne une petite idée. Je me souviens d’une gamine, cette
enfant se déchirait les mains, elle se grattait jusqu’au sang, c’était
à vif. Et donc la solution que le père avait trouvée c’était de lui
bander les mains. Il faisait des bandages extrêmement serrés, mais ça
ne l’empêchait pas de les déchirer pour pouvoir atteindre le corps, le
gratter, le perforer. Alors le père rebandait sa fille, et ainsi de
suite. Il y avait manifestement un drôle de jeu qui était engagé entre
eux deux.
Comment faire avec cette agressivité tournée vers le corps propre ? On
peut l’entendre comme un appel, comme une provocation comme dit Lacan ;
Il ne fait guère de doute que dans ces cas la jouissance du sujet
s’organise autour de cette destrudo du corps. Bien sûr ce n’est pas
sans l’Autre, il y a de l’appel, il y a du défi, et ce n’est pas
toujours possible de faire que cette jouissance se négocie autrement.
Parfois on ne peut faire autrement que d’intervenir dans la réalité et
de contenir physiquement d’une manière ou d’une autre. Dans d’autre cas
il est possible de mobiliser l’entourage dans un travail de parole.
Jean Bergès disait que l’enfant qui va se frapper la tête contre le
mur, c’est un appel au transitivisme. C’est-à-dire qu’il faut que
l’éprouvé soit de l’autre côté. Le transitivisme ordinaire c’est la
maman qui a froid pour son enfant, qui anticipe effectivement les
sensations, l’inconfort de son enfant, j’ai froid pour toi. Je te donne
mon éprouvé. Il faut que l’éprouvé soit chez l’autre pour que l’enfant
puisse en quelque sorte s’en saisir et se situer par rapport à ça.
Mon hypothèse serait que dans ces cas ce transitivisme de l’Autre
maternel n’a pu pas pu se faire, ou pour reprendre la terminologie de
Freud que le travail de liaison de la pulsion n’a pu s’effectuer
suffisamment, et que c’est la pulsion de destruction en tant que
modalité de la pulsion de mort qui n’est pas alors bridé par la pulsion
de vie, qui n’est pas domptée, qui va orienter la jouissance de ce
sujet.
Je me souviens d’un cas raconté par Françoise Dolto : elle avait en
cure un enfant très agressif, une boule de fureur et en séance il
essayait effectivement de frapper cette brave Françoise. Alors elle
avait fait une intervention assez étonnante, elle lui avait dit « moi
je ne veux pas que vous me frappiez parce que j’aime mon corps. » Ce
qui l’avait arrêté.
Une psychothérapeute qui suivait des enfants et qui se plaignait de se
faire tabasser par les mômes, en séance. Je lui avais dit écoutez Dolto
elle a fait comme ça, peut-être que vous pourie essayer. Mais de toute
évidence cette thérapeute n’avait pas envie que ça s’arrête. Peut-être
qu’elle n’aimait pas asse son corps ? Ça venait en tout cas satisfaire
quelque chose chez elle.
C’est évidemment tout à fait scandaleux de dire des choses pareils, que
le symptôme ça satisfait à quelque chose, c’est différent selon les
structures, selon les cas, mais ça satisfait à quelque chose. Ça
devient de moins en moins politiquement correct. Puisque le discours à
la mode c’est de dire : je n’ai pas de chance, les autres sont
méchants, je suis une victime, je suis maltraité etc. En tenant ce
propos on est en tout cas à contre-courant de la culture dominante.
Poitiers, Février 2020, Alain Harly
Transcription assurée par C. Boutoundou et relecture par Nicole
Harly-Bergeon.