Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance
VII du 10 décembre 2020 ( par vidéo-conférence)
Sommaire
-I- Le projet de ce séminaire.
-II- Quelle définition de la psychosomatique ?
-III- Reprise de quelques questions.
-IV- Le cas Fritz Zorn.
-V- Conclusion.
-I- Introduction
Pour rappel le projet de ce séminaire est de cerner cette notion de
jouissance, on ne la trouve pas explicitement chez Freud. Je ne vais
pas m’y attarder ce soir, un petit texte sera disponible sur le site de
l’ EPCO où je tente de suivre dans l’œuvre de Freud les indices qui
nous permettent d’en supposer une préhistoire. Mais s’il y a un texte
qui peut nous en donner le soupçon, c’est bien celui sur l’« Au-delà du
principe de plaisir » . Il s’y opère un remaniement du dualisme
pulsionnel qui conduit à celui de pulsion de vie opposable à la pulsion
de mort. Nous avons évoqué ce passage l’an passé.
C’est Jacques Lacan qui va introduire cette notion de jouissance, et
lui donner une place de plus en plus importante au fur et mesure de
l’avancée de son invention théorique, au point qu’il a pu penser en son
terme de définir la psychanalyse comme le champ de la jouissance, voire
le champ lacanien . Certain comme Christian Fierens propose même de
concevoir, se situant dans une tradition kantienne, un principe de
jouissance, mais ce n’est pas à mon sens la même chose que de parler de
domaine ou de champ qui évoque plutôt un espace . Nous reprendrons
cette question plus tard.
Nous allons pour l’instant entrer dans ce champ où Lacan a pu convoquer
divers registres, divers domaines de la connaissance, et aussi
construire des outils conceptuels pour labourer ce champ, des écritures
formalisées, des schémas, des figures topologiques afin de rendre
possible un certain accès à cette logique paradoxale de l’inconscient.
Il nous faudrait donc prendre en main ces outils là si nous voulons
quelque peu réduire cette passion si puissante chez l’homme, cette
passion de ne rien vouloir savoir, cette passion de l’ignorance.
Contrairement à ce qu’on pourrait naïvement espérer, l’intuition ne
suffit pas pour nous orienter.
Nous ajouterons selon notre style le recours à la clinique. S’agit-il
d’illustrer la pertinence des constructions théoriques, ou plutôt d’en
interroger au besoin les fondements ? On pourrait le dire comme cela,
mais ce serait plus juste de dire que je ne sais pas faire autrement
que de passer de l’une à l’autre, de la clinique à la théorie, quitte à
en être régulièrement écartelé. J’accorde justement à cet inconfort
certaine vertus, celle entre-autres que la vérité ne saurait se saisir
« toute », et qu’il nous faut donc poursuivre la quête sans pour autant
penser qu’un dévoilement soudain viendrait nous apporter le repos.
C’est bien pourtant de cela que nous rêvons.
C’est en tout cas avec la clinque de ce qu’on appelle « la
psychosomatique » que nous avons commencé de visiter lors de nos
dernières séances, avec la référence lacanienne de la structure du
discours, et la notion d’holophrase, en juin et en novembre, et nous
allons donc poursuivre de ce côté ce soir ce qui nous amènera à nous
pencher sur la question des affections cancéreuse.
-II- Comment définir la psychosomatique ?
On pourrait se dire que c’est là un point de départ essentiel,
incontournable et que faute de cela notre étude risque de tourner à la
confusion. Et pourtant cette dénomination en elle-même est hautement
problématique car elle valide cette distinction entre soma et psyché,
distinction convenue dans la culture occidentale, ce qui n’est pas le
cas dans d’autres traditions, et elle conduit le savoir médical devant
des impasses dont il se tire le plus souvent par une fuite
épistémologique, par une fuite en avant. Mais ce n’est pas non plus
pour faciliter les projets de la psychologie, on le voit bien dans son
effort et son errance à rationaliser le psychique comme autant de
fonctions objectivables, calculables.
Alors prenons les choses simplement, au niveau symptomatique où l’on
convoque cette notion de psychosomatique. Déjà quand on aligne les
affections qui ont pu être situer sous ce vocable on est saisi par
l’extrême diversité des organes ou des fonctions concernées. (Rima
Trabousi en faisait justement la remarque). On va par exemple
volontiers y mettre la pathologie cutanée comme le vitiligo, le
psoriasis, l’ acné, l’eczéma, le chloasma, la pelade, l’ œdème de
Quincke, l’urticaire, les allergies, la maladie de Basedow, le zona,
etc. Et puis on va évoquer la rectocolite hémorragique, la maladie de
Crohn, le torticolis spasmodique, les troubles du parallélisme
binoculaire, l’asthme, certaine forme d’hypertension artérielle, etc.
Et encore les maladies touchant le système auto-immunitaire,
l’épilepsie, la leucémie et bien sûr le cancer. Cela évoque tellement
une liste à la Prévert. On attend juste le raton laveur !
Comment mettre peut-on réunir toute ses affections sous un même
registre étiologique ? Le doute nous saisit. Ne serait-il pas plutôt
préférable d’abandonner cette notion qui apparait comme pouvant manquer
de sérieux, c’est-à-dire qu’à vouloir faire série de cette profusion
nous nous trouvons devant les plus grandes difficultés, les
contradictions les plus franches, et qu’en toute rigueur scientifique,
il nous faut prendre acte d’une fausse piste ? Mais n’est-ce pas aller
trop vite ? Voyons ce qui se passe dans la démarche médicale en
rappelant à grands traits quelques jalons de l’histoire de la médecine.
D’abord en bonne médecine somatique, il est requis de distinguer
l’expression clinique et l’étiologie d’une maladie. On peut, c’est un
exemple parmi d’autre, être porteur d’un virus et ne présenter aucun
symptôme ; et pourtant transmettre ledit virus à son voisin qui lui va
exprimer une pathologie bruyante. Et la voisine du voisin à qui il a
transmis la chose par mégarde se porte comme un charme …Ou encore un
autre exemple, celui de l’hypertension qui ne va pas avoir les mêmes
effets selon les individus.
Et de même dans le champ de la psychopathologie, une structure
névrotique ou psychotique avérée va avoir une expression clinique des
plus variée qui fera classer le sujet proche d’une normalité sociale ou
dans une franche pathologie mentale.
Nous sommes donc, et c’est le plus souvent le cas en clinique, devant
des tableaux complexes, et rarement devant des configurations pures de
la maladie, ce qui peut donner à la définition de la santé par l’OMS un
accent quelque peu naïf ; C’est considéré comme, je cite, « non
seulement comme l’absence de maladie mais comme un état de complet
bien-être physique et moral .»
A l’origine antique de la classification scientifique des maladies, la
nosologie, c’est la notion de forme qui s’est imposé, la même
présentation symptomatique était retenue comme une indication
suffisante pour y reconnaitre une même maladie. Ce qui semblait
pertinent par exemple pour une affection épidémique… comme la peste.
C’est d’autant plus admissible que la pathologie est visible. Mais la
méthode est vite problématique quand ce n’est plus le cas. En effet la
réalité nosologique n’est pas linéaire pas plus que l’étiologie, la
cause des maladies. De multiples causes peuvent déclencher un mécanisme
pathogénique analogue et des mécanismes différents peuvent provoquer
les mêmes lésions.
En médecine moderne on va distinguer d’un point de vue heuristique les
causes externes et les causes internes. Il faut dire heuristique car ce
n’est jamais aussi simple et que l’ordre des causalités sont multiples
et le plus souvent intriquées.
Pour les externes, nous avons les agent physiques (température,
pression atmosphérique, radiation, etc.), des agent chimiques (en excès
ou en insuffisance), des agent animés (comme les parasites, les
microbes, les virus.)
Pour les internes, on doit à la méthode anatomo-pathologique de sortir
de la médecine moquée par Molière . On va apprécier deux voies selon
l’organe touché (foie, cœur, poumon, intestin, etc.) et selon le type
de lésion : par prolifération comme dans le cancer, par inflammation,
par suppuration, par dégénérescence. Mais la classification anatomique
va trouver ses limites.
Avec les critères biochimiques, le siège organique va perdre de sa
prévalence. C’est à partir du 19 -ème siècle qu’ils sont spécialement
retenus et alors que la physiologie humaine va pouvoir être suspectée
de commettre « des erreurs biochimiques » dans un ensemble cellulaire
géré par des mécanismes chimiques. Ce qui va ouvrir tout un débat sur
les rapports entre une lésion anatomique et le trouble fonctionnel.
Mais enfin Pasteur vint pour calmer la dispute ! La révolution
pasteurienne en effet avec les données de la bactériologie va permettre
de reconnaitre la cause d’un grand nombre de tableaux morbides.
Mais là encore la pure lumière de la simplicité n’est pas atteinte. Il
y a, semble-t-il, comme une sorte de complicité de l’organisme pour
qu’une maladie se déclenche. La présence d’un microbe ne suffit pas à
elle seule, et selon le système immunitaire d’un individu l’impact ne
sera pas le même. Le germe est pathogène quand l’organisme réagit à sa
présence. Il peut lui être indifférent. Si des réactions de défenses
interviennent c’est que déjà qu’il a maladie.
Il reste qu’une indifférence peut se perdre et qu’une immunité peut
s’acquérir, « naturellement » comme on dit, sans action humaine. Cette
sensibilité a un agent extérieur peut advenir à un certain moment alors
qu’il a pu être indifférent à d’autre. Et revenir par la
suite…L’invention géniale de la vaccination a pris la leçon de la
nature, et plus précisément de la logique du vivant. Merci Pasteur !
Mais hélas cette logique ne se laisse pas toujours attraper dans une
éprouvette. Ainsi les maladies allergiques se spécifient par le rôle
déterminant d’un agent extérieur, l’organisme y réagissant d’une
manière automatique par une réaction inflammatoire au niveau de la
peau, par une urticaire, ou un eczéma, au niveau des bronches par une
crise d’asthme, au niveau de la muqueuse nasale par un coryza. Nous
avons bien une lésion spécifique, identifiable, classable. La question
qui s’impose c’est tout de même de savoir comment se règle cette
fameuse sensibilité, comment se met en place cette complicité, cette «
complaisance de l’organisme » comme aurait dit Freud ?
Si elle est permanente on pourra avoir recours alors à des hypothèses
congénitales ou héréditaires qui peuvent avoir leur pertinence, mais
qui n’aura pu apprécier des cas où cette hypothèse avait surtout pour
fonction de soulager l’embarras du médecin.
Alors là encore, alors qu’on avait cru dans la transmission héréditaire
une base immuable, que ADN apportait enfin un support stable, et nous
avions enfin la possibilité d’une lecture sans trébuchement de bien des
pathologies, il est apparu qu’il y avait des instabilités, des
mutations possibles, et même des « erreurs génétiques. »
Alors devant toute ces erreurs de lecture, devant cette dyslexie qui se
relance à chaque fois qu’une découverte vient arracher un bout de
savoir sur ce corps, il arrive parfois que le médecin interroge un
au-delà de ce corps ; s’il le fait c’est à partir d’un découpage du
réel tel que la civilisation occidentale l’a établi, et qu’il va nommer
psyché, âme, psychisme, instance psychologique. Et dans ce lieu on va y
supposer bien des choses irréelles, bien des fonctions imaginaires,
bien des puissances énigmatiques mais pouvant cependant avoir des
effets réels.
Il n’a jamais échappé à quiconque et aux cliniciens en particulier que
la vie émotionnelle pouvait générer des troubles fonctionnels. On va
alors évoquer des facteurs affectifs dans le déclenchement de l’asthme,
de la maladie de Basedow ou de certaines dermatoses mais sans pour
autant pouvoir proposer une étiologie dans le cadre du discours
médical. En tout cas jusqu’ici car on attend dorénavant beaucoup des
neurosciences qui permettraient de mettre en cause des mécanismes
hypothalamiques, endocriniens et neuro-végétatifs. Alors la lumière
nous viendrait -elle de là et de la puissance des microscopes
électroniques, retour soit dit en passant à une clinique du visible.
Et si l’on évoque dans le milieu médical la psychosomatique, ce n’est
jamais sans un accent quelque peu péjoratif : « ce n’est rien, c’est
psychosomatique », entendons qu’il n’y a là pas l’ombre d’une
organicité. Ou alors dans une médecine qui s’affirme comme « humaine »,
c’est une expression qui ouvre à bien des suspicions, car alors il
s’agirait de rétablir une unité de la personne où soma et psyché
justement ne serait plus disjoints, que cette coupure serait abolie.
Aussi aimable soit la proposition, cela a pour conséquence que dans la
plupart des institutions, services, cliniques où des psychologues y
assurent une fonction qu’ils soient pris dans le risque d’une
instrumentalisation, d’autre terme : « Occuper vous de ce psychisme, de
ce rien , nous avons autre chose de plus sérieux à faire ! »
Il serait cependant mal venu d’ironiser sur la recherche médicale et
ses difficultés. Les résultats issus de ces méthodes comptent parmi les
meilleurs progrès de notre civilisation. Mais il nous faut noter
cependant que le mouvement ordinaire du discours de la science confond
savoir et vérité et qu’il y a tout lieu de concevoir que cette
confusion va se poursuivre. Alors en paraphrasant Géronte dans « les
Fourberies de Scapin » disons : « Que Diable viennent faire les
psychanalystes dans cette galère ? » Ou pour reprendre le titre d’un
article de Bernard Vandermersch : Faut-il sauver la psychosomatique ?
Qu’aurait à faire en effet le psychanalyste dans la galère de la
médecine psychosomatique telle qu’elle fut initiée par F. Alexander et
l’Ecole de Chicago qui ambitionne d’intégrer pleinement la psychologie
dans l’appréhension de la maladie organique, d’évaluer le rôle des
facteurs psychologiques dans le processus morbide ? Ce qui a pu
conduire à donner à ces facteurs un rôle déterminant dans le
déclenchement de la maladie et à concevoir que « théoriquement toute
maladie est psychosomatique », ce qui pour parler trivialement est une
bonne manière de retourner la chaussette. Chaque maladie somatique
devait correspondre pour cette école à un type de conflit déterminé ou
à un niveau de fixation libidinale. Si Alexander ne fut pas suivi dans
toutes ces propositions, il est bien resté une intégration de ces
facteurs psychologiques mais selon une conception qui s’affirme comme
essentiellement neuropsychologique. La conception d’une pratique dite
intégrative a actuellement le vent en poupe.
Le psychanalyste s’y retrouvera t’il mieux dans l’orientation de
l’Institut de Psychosomatique de Paris, qui se réfère précisément à
l’héritage freudien, et plus précisément à son énergétique ? Un excès
de stimulation ou une défaillance du fonctionnement mental à accueillir
un événement viendrait faire effraction ; la maladie psychosomatique
serait une réponse sur un mode archaïque et automatique pour faire face
à ce danger réel ou imaginaire.
Il n’y a pas à négliger l’effort de ces deux écoles, et il y aurait
lieu à développer plus précisément le débat sur leurs travaux, mais
pour ne pas perdre le fil de notre question d’une définition de la
psychosomatique, et de prendre en compte d’une certaine manière comment
l’une et l’autre de ces orientations tentent de répondre à l’impasse où
nous conduit cette distinction originelle soma/psyché, à cette coupure
entre soma et psyché.
Alors pour avancer nous pourrions dire que la coupure est mal placée et
qu’il nous faut plutôt la mettre entre être et savoir, entre S1 et S2
pour reprendre le mathème qui nous permet avec Lacan de concevoir cette
supposition d’un sujet de l’inconscient en regard du jeu des
signifiants dans lesquelles il est aliéné et par lesquels il ex-siste
par une opération de séparation.
Alors en guise de définition, je vous donne celle que Bernard
Vandermersch propose dans le Dictionnaire de la psychanalyse :
« Pour les psychanalystes la psychosomatique consiste à prendre en
compte dans le déterminisme des maladies la situation du sujet en
regard de la jouissance et du désir inconscient. En effet, ce que la
médecine, en tant que savoir scientifique, ne peut saisir ce n’est pas
le psychisme mais le corps en tant qu’il jouit. La coupure irréductible
passe entre le corps pour la science ( les connaissances médicales) et
le corps de l’inconscient ( un savoir sur la jouissance] qui seul
compte pour le sujet. »
Reprenons et commentons cette définition très dense :
Pour les psychanalystes : [ il faut entendre les psychanalystes
lacaniens ]
la psychosomatique consiste à prendre en compte dans le déterminisme
des maladies : [ c’est la question de la causalité de la maladie
psychosomatique]
la situation du sujet : [ du sujet et non de l’ individu, du sujet en
tant que sujet de l’ inconscient, du sujet divisé par son inconscient ]
en regard de la jouissance et du désir :[ jouissance et désir ne sont
pas au même niveau ]
du désir inconscient : [ c’est à distinguer d’une envie ou d’un besoin
. ça commence à pointer son nez avec la demande]
En effet , ce que la médecine, en tant que savoir scientifique, ne peut
saisir : [ ne peut saisir : ce n’est pas de la mauvaise volonté, ou une
défaillance de sa méthode ]
ce n’est pas le psychisme : [ quand elle tente de le faire c’est au
titre d’une psychologie, c’est-à-dire d’une réduction , d’une
objectivation en terme de comportement , de tendance, de mécanisme
neuropsychologique ]
mais le corps en tant qu’il jouit : [ voilà ce qui lui échappe, le
corps qui jouit. La sexologie réduit cette jouissance à une machinerie.
Lacan dans le séminaire Ou pire dit ceci : « l’ambigu du corps avec
lui-même est justement le fait de jouir. » ].
La coupure irréductible :[ il y a aucun espoir à nourrir de ce côté-là
puisque de par sa structure le discours médical qui relève du discours
de la science ne veut rien savoir de cela ; par structure il forclot le
sujet ]
passe entre le corps pour la science ( les connaissances médicales) :[
il y a là un savoir orienté , produit par le discours de la science ]
et le corps de l’inconscient ( un savoir sur la jouissance) : [ c’est
la définition qu’il donne à ce corps en tant qu’il est celui d’un sujet
de l’inconscient ]
qui seul compte pour le sujet : [ Du point de vue du sujet, du S barré
, la connaissance médicale ne le fait pas ex-sister, mais le forclos en
tant que sujet. La jouissance, elle est vectorisée par l’objet a. C’est
dans la mesure où pris en charge par le fantasme qu’elle s’organise en
désir. ]
-III- Retour sur quelques questions.
Je vais reprendre des questions restées en souffrance depuis notre
séance de novembre dernier.
1°) Anne de Fouquet : Comment distinguer ce qu’il en serait d’une
pathologie somatique, d’un processus morbide qui affecte le corps dans
son activité physiologique et les conditions psychologiques qui
l’aurait favorisée ou générée ? Que dire en particulier des
circonstances du déclenchement du PPS ?
On a vu que la question peut aussi bien se poser avec les maladies
dites somatiques, soit que le terrain puisse être affecté par un agent
selon certaines conjonctures. En quoi avec le PPS, ce déclanchement
serait repérable à partir d’éléments symboliques ?
Lacan à propos du déclenchement de la psychose avait noté chez Schreber
comment son élection à une fonction éminente dans l’institution
judiciaire avait pu avoir un rôle déterminant ce qui ne veut pas dire
que la structure psychotique n’était pas en place auparavant.
A poursuivre dans ce sens, il nous faudrait chercher en quoi le
déclenchement d’un PPS se spécifie. Les circonstances peuvent être fort
diverses : séparation, deuil, examen, migration, événement traumatique,
ce qui irait alors dans le sens d’une perte, d’une perte de jouissance.
Mais on pourra aussi bien observer un bénéfice comme dans le cas d’une
promotion, d’un héritage, d’un événement heureux.
Nous pourrions avancer l’hypothèse qu’un traitement symbolique de ces
circonstances n’aura pu avoir lieu, et que faute de cette prise en
charge, c’est une réponse dans le réel du corps qui se mettrait en
place.
Mais ça laisse ouverte la question de la durée de l’affection dans ces
PPS, qui peut être réversible, ponctuelle, itérative, voire permanente
?
2°) A partir de remarques de Katia Mesmin, Virgil Ciomos, Anne de
Fouquet : Dans les affections dermatologiques est-il justifié de les
situer dans une problématique spéculaire ? L’analogie avec le grimage
ou le tatouage trouve sa limite dans la mesure où il n’y a pas de
figurabilité. Le PPS est-il toujours situable dans ce registre ?
Il y a certainement à distinguer ce qui serait l’imaginaire d’un
patient psychosomatique, la fantasmatisation ou son absence comme le
suggère la motion de pensée opératoire. Ce qui n’empêche pas qu’une
imaginarisation secondaire puisse se mette en place, qu’une
représentation imaginaire puisse après-coup venir « interpréter » le
processus morbide.
Cela peut même donner lieu à des productions culturelles. L’écrivaine
belge Lydia Flem par exemple s’est lancé dans l’écriture d’un nouveau
livre intitulé « la Reine Alice » en hommage à Lewis Caroll alors
qu’elle était atteinte d’un cancer et engagée dans un protocole
thérapeutique. L’héroïne de son roman , Alice souffre de cette même
affection, traverse le miroir et se débat avec des objets magiques et
des personnages extravagants. Elle devient la Reine Alice et règne sur
ce monde fantastique. Par cette invention l’auteure donne figure
métaphorique à son désarroi et lui ouvre un espace de fantaisie, mais
cela passe par une écriture.
On pourrait même interroger le cas de James Joyce qui a souffert toute
sa vie de graves troubles oculaires, et qui est mort suite à un ulcère
duodénal perforé. Si sa production littéraire a pu lui donner une
assise, lui donner un nom, cette suppléance n’était pas aussi stable
que souhaitée et dépendant sans doute de l’accueil qui pouvait en être
fait par les gens de Lettre. La question pourra aussi se poser avec
Frizt Zorn , nous l’évoquerons plus loin.
La question qui reste ouverte est de savoir si dans ces productions,
quel type d’adresse est engagé.
3°) A partir d’une question de M. Robin : Dans quelle mesure la libido
est-elle impliquée d’une manière signifiante dans ces PPS ? comment
concevoir cette incarnation du signifiant dans la libido, cet organe
irréel ?
Ce fut la découverte de Freud de dégager cette implication dans les
somatisations hystériques, mais nous sommes là dans une autre
conjoncture. Il semble bien que la mise en jeu de la parole puisse
avoir des effets sur l’une et l’autre de ces affections, alors que le
maniement du transfert et de l’interprétation y est fort différent.
C’est une question clinique essentielle et complexe car on observe des
PPS qui vont donner un appui à des personnalités hystériques, voir qui
vont pouvoir s’érotiser dans un processus de sublimation.
Cas d’une fillette qui a souffert pendant sa petite enfance entre deux
mois et deux ans environ de trouble ORL sévères, qui présente un asthme
durant sa vie adulte, qui « manque souvent d’air », mais qui est
devenue chanteuse. On pourrait dire que son PPS par une mutation
érotique est devenu son instrument.
4°) Alors qu’est qu’un corps ? C’est la question difficile que nous
pose Sophy Boinard et d’avancer ceci : En tant qu’il est humain, il
nous faut concevoir que l’organisme a été pris en charge par le
signifiant. Ce qui revient à le dénaturer, il n’y aurait plus une
nature du corps intrinsèque. Comment cette affectation par le
signifiant, par le langage, va-t-il infléchir la logique du vivant ?
S’impose alors l’hypothèse d’une sorte de tricotage qui vient faire
consister un nouage de plusieurs registres et s’organiser selon des
modalités de jouissance. Les PPS pourraient-ils nous indiquer que suite
à un certain détricotage, un organe puisse être pris par une jouissance
autonome ? Ce qui autoriserait alors à parler, au moins dans certain
cas, d’une jouissance d’organe.
Quand nous arriverons au Nœud borroméen, en particulier avec ce que
Lacan nous indique dans « La Troisième », nous aurons un support pour
essayer de penser cela. Il y a bien aussi du côté de Grodeck sans doute
des éléments à retenir à ce propos bien qu’il prenne la question à
l’inverse, soit comment le corps affecte le langage . Mais sa manière
d’articuler la pulsion, le symbole et la maladie pourrait nous donner
des pistes à explorer.
Avec le PPS, avons-nous une suppléance qui vient réparer ce détricotage
? C’est ce que Lacan a appelé le sinthome. Est-ce que le PPS a une
structure de sinthome ? Il deviendrait alors une modalité particulière
de guérison. C’est une piste de réflexion que nous aborderons aussi.
Fritz Zorn nous dit quelque chose de cet ordre.
5°) Sabrina Neumann : Dans quelle mesure un PPS viendrait produire un
autre miroir, une autre image, un espace de projection, ce qui
permettrait de générer des liaisons là où il y avait une impossibilité
de mettre des mots sur les sensations ? Cette fonction de liaison
serait alors prise en charge par le PPS.
J’entends deux entrées dans la question : celle de l’autre miroir, et
celle de la liaison. Par « autre miroir », faut-il entendre un reflet
différent qui se distinguerait d’un reflet primitif ? Mon hypothèse
irait plutôt du côté d’un miroir « oublié », d’un miroir « refoulé » .
Je mets des parenthèses car c’est problématique de parler de
refoulement à ce propos. Ma référence ici irait du côté du schéma
optique, cet appareil que Lacan a construit pour développer les
mécanismes imaginaires en jeu dans le stade du miroir. Il y conçoit que
l’image spéculaire est une construction qui implique un réglage entre
une image réelle et une image virtuelle, ou l’intervention du
symbolique est déterminant. Une fois l’image virtuelle mis en place,
cette image réelle échappe. Sauf dans certaines circonstances
d’Umheimlich, de crise d’angoisse et peut être avec certains PPS où
cette image réelle ne va pas se représenter, mais se présenter.
Quant à la liaison, cela nous conduit nous conduit vers la notion de
Verbindung que Freud et Breuer évoquent à propos de l’énergie liée par
les Vorstellung dans les processus secondaires en opposition aux
processus primaires où elles serait déliées. Est-ce qu’avec les PPS
nous serions dans un processus de déliaison, voire de dissociation ? A
suivre ce fil il me semble qu’il faudrait plutôt parler d’un excès de
liaison. Le processus secondaire ne peut valoir qu’avec un certain jeu
entre les représentants de la pulsion. C’est bien ce jeu qui semble
figé avec les PPS.
6°) A partir de remarques de V. Ciomos, K. Mesmin et Mme X : Si on
admet qu’avec le PPS, un signifiant devient corporel, qu’il vient donc
faire trace, le sujet va-t-il être représenté par ce phénomène ? Cela
peut nous conduire à la question de la nomination, un nomination
particulière construite à partir d’une holophrasisation des signifiants
nous suggère Lacan qui évoque à cet endroit le cartouche. Est -ce
qu’alors cela viendrait jouer comme une sorte de suppléance ?
7°) Jean-Jacques Lepitre : Est -ce qu’il n’y aurait pas un certain
forçage à parler d’une nomination par le PPS ? Ne pourrait-on pas
considérer que le PPS aurait une fonction de suppléance logique, ce qui
permettrait d’écarter, de décoller S1 et S2 ?
8°) A partir d’une remarque de Rima Traboulsi. : Le symptôme relève
toujours d’une certaine nécessité même si le sujet en souffre mais il
satisfait à quelque chose. le PPS viendrait-il donner au sujet « une
façon de disparaitre derrière sa maladie ? »
A priori, il n’y a aucune raison d’exclure le PPS de cette dimension
nécessaire à ce phénomène.
Quant à la nomination, elle n’est ici pas strictement identifiable au
patronyme. Dans la mesure où l’effet du PPS est essentiellement réel
sans qu’il puisse trouver à s’articuler au jeu du signifiant, on
pourrait parler d’une nomination réelle qui prend appui sur le versant
réel du signifiant, c’est-à-dire sur la lettre. Il faudrait pouvoir
préciser son rapport à la trace ce qui me semble garder sa pertinence
dans cette clinique.
L’écart qu’il produirait entre S1 et S2 viendrait produire un
pseudo-vide, un faux trou. A suivre Lacan ce serait dans la mesure où
l’aphanisis du sujet n’a pas pu se produire comme on l’a déjà évoqué.
Toutes ces questions soulignent bien qu’avec les PPS, nous avons une
difficulté étiologique tant du côté de la médecine somatique que de la
psychanalyse et qu’il serait sage d’avancer avec prudence ce qui ne
veut pas dire avec pruderie. Cela est-il à entendre comme un défaut
dans les savoirs ou bien faut-il concevoir que ce mode de refus à se
laisser saisir par le symbolique fait partie de la structure de ces
phénomènes ? En d’autres termes, pourrait-on parler ici d’une
résistance structurelle à la lecture, d’une dyslexie constitutive en
quelque sorte ?
Reprenons le mathème du discours qui articule logiquement le
signifiant, le sujet, et l’objet.
S1 Impossible S2
____ ___
S barré Poinçon du fantasme a
Le rapport entre S1 et S2 est marqué par un impossible. C’est une des
traductions du « Il n’y a pas de rapport sexuel »
Le poinçon vient dire le rapport contradictoire entre le sujet et
l’objet cause du désir. C’est une formalisation de l’opération
d’aliénation/séparation et c’est le fantasme qui prend en charge cette
contradiction.
Avec le PPS nous aurions la configuration suivante :
Sur la ligne du haut : une absence d’impossible, ou plutôt une manière
de déjouer ce rapport impossible, de le suspendre partiellement ;
l’holophrase vient collapser S1 et S2 ; ce qui ouvre à une possible
jouissance qui se fixe en secteur sur des zones spécifiques du corps.
Sur la ligne du bas : Le collapse entre Sujet et objet a produirait une
psychose ; Le PPS vient précisément éviter ce collapse ; Il est alors
nécessaire que le poinçon soit réel.
Je me risque à proposer le mathème suivant :
.
S1 Suspension de l’impossible S2
_____ _____
S barré ( PPS ) a
La division du sujet n’est pas abolie, elle est maintenue à ce prix du
PPS. C’est une manière de payer la dette à régler à l’Autre, mais au
lieu d’être symbolique, elle devient réelle.
L’objet cause du désir pour n’être pas complétement cédé, et pour
n’être pas complétement perdu, perdure. Il perdure sous forme d’éclats,
qui vont prendre consistances, qui vont se positiver (ce qui reprend
une remarque de François Bonnet ) sous forme de PPS. Je dirai que ce
sont les éclats de l’objet a qui se positivent. Ainsi dans les
affections dermatologiques on pourrait concevoir que l’objet scopique y
serait spécialement concerné.
Pour la patiente dont je parlais tout à l’heure, c’est l’objet voix et
tout le système respiratoire qui sont engagés. Une mutation transitoire
peut s’opérer quand d’une certaine manière elle en fait son instrument
; il y a un processus sublimatoire, et l’objet vient alors s’érotiser.
Mais c’est un état instable.
-IV- A propos de Fritz Zorn.
Fritz Zorn est le nom de plume de Frizt Angst. Angst, c’est l’angoisse
en allemand et Zorn la colère. Mars est le titre du seul livre qu’il a
voulu publier . Il est né en avril 1944 à Meilen dans le canton de
Zurich. Il a passé son enfance et sa jeunesse sur la rive droite du lac
de Zurich, qu’on appelle la côte dorée, la « Gold Coast » il en effet
issu d’une famille bourgeoise, très riche, très stricte et très
conformiste. Après avoir terminé ses études secondaires, il a étudié
l'allemand et les langues romanes à l'Université de Zurich. Il écrit
des pièces de théâtre pour l'Université des poèmes, des nouvelles. Il
semble qu’il en ait beaucoup détruit de ses écrits.
Zorn souffre d'une grave dépression et vit dans une solitude amère, sur
laquelle même les succès théâtraux mineurs, les fêtes d'étudiants et
les connaissances occasionnelles ne peuvent pas l'aider. Il a terminé
sa carrière universitaire par un doctorat. Il a eu recours à un
traitement psychiatrique sans hospitalisation et à deux
psychothérapies, mais nous avons aucun élément là -dessus. Il travaille
pendant une courte période comme enseignant dans un lycée de Zurich.
Quand il a eu le cancer, il est contraint d'abandonner son travail. Il
écrit son œuvre autobiographique intitulée Mars dans la première moitié
de l’année 1976. Il a envoyé le manuscrit à l'écrivain Adolf Muschg, et
obtenu une publication chez Kindier Verlag juste avant sa mort.
Il y développe un règlement de compte drastique avec la classe
supérieure zurichoise et blasphématoire avec Dieu et de la plus vive
contestation avec le monde en général. Il en appelle à la révolution.
Fritz Zorn est décédé le 2 novembre 1976 dans une clinique zurichoise.
Mars est devenu le livre culte du mouvement de contestation des années
1980 qui a culminé avec les troubles de la jeunesse zurichoise de mai
1980.
« Je suis jeune et riche et cultivé : et je suis malheureux, névrosé et
seul. Je descends d’une des meilleures familles de la rive droite du
lac de Zurich, ce qu’on appelle aussi la Rive dorée. J’ai eu une
éducation bourgeoise et j’ai été sage toute ma vie.
Ma famille est passablement dégénérée, c’est pourquoi j’ai sans doute
une lourde hérédité et je suis abimé par mon milieu. Naturellement j’ai
aussi le cancer, ce qui va de soi si l’on juge d’après ce que je viens
de dire.
Cela dit, la question du cancer se présente d’une double manière :
d’une part c’est une maladie du corps, dont il est bien probable que je
mourrai prochainement, mais peut-être aussi puis je la vaincre et
survivre ; d’autre part, c’est une maladie de l’ âme, dont je ne puis
dire qu’une chose : c’est une chance qu’elle se soit enfin déclarée. »
C’est ainsi que débute son écrit autobiographique de Fritz Zorn né à
Zurich en 1944 et mort dans cette ville en 1976. Il s’agit pour lui de
tenter de décrire son malheur, de le comprendre et de cerner comment un
« lymphome malin » est venu se loger dans son corps et risque de
l’entrainer vers la mort. Ce qui sera le cas et la publication de son
livre sera posthume.
Il se présente comme un cas typique, c’est-à-dire qu’il adresse cet
écrit en pensant qu’il pourrait avoir un intérêt pour la science, un
peu comme Schreber, que cela pourrait apporter des lumières sur des cas
semblables. Il se considère comme un représentant exemplaire de la
société bourgeoise dont il est issu, société présentée comme un «
Moloch qui dévore ses propres enfants ». Et au-delà, il est
prototypique « [du] déclin de l’Occident ».
C’est un document tout à fait exceptionnel sur la « maladie de l’âme »
dont souffre ce jeune homme. Bien qu’il présente son ouvrage comme «
l’histoire d’une névrose », il serait sans doute imprudent de le
considérer comme un « pur » document clinique, mais y en a-t-il ? il ne
faut sans doute pas minorer comment sa culture littéraire, son
maniement stylistique, les distorsions de son témoignage viennent
aménager le tableau , mais finalement en quoi cela est-il différent de
tout un chacun quand il fait le récit de son roman familial ?
Quand il se lance dans l’écriture de cet ouvrage, il a déjà rédigé onze
pièces de théâtre et dix récits, c’est ce que nous apprenons par
Monique Verrey une de ses rares amies qui a publié une longue lettre
adressée à Zorn ainsi qu’une nouvelle. Hélas je n’ai réussi pour ma
part qu’à retrouver que ce seul récit, les autres n’ayant pas été
publiés ou alors ont-ils été mis au secret ?
Ce récit « Mars » est un brulot, il vient heurter les représentations
conformistes sur la maladie et la santé, sur les bienfaits de la
civilisation, sur l’idée du bonheur.
Zorn est convaincu que son cancer a une origine psychosomatique, qu’il
y a eu une lente incubation, une préparation silencieuse à son cancer.
« Je m’acheminais depuis longtemps inconsciemment vers lui ». Ce qui
est plus spécialement choquant dans son témoignage, c’est quand il
déclare que « la chose la plus intelligente que j’aie jamais faite ,
c’est d’attraper le cancer ». Il sait bien que cela va à l’encontre de
la pensée courante, mais il affirme qu’il va beaucoup mieux depuis
qu’il est malade de son cancer, que la maladie névrotique [ c’est aussi
comme cela qu’il nomme sa maladie de l’ âme] est quelque chose de
beaucoup plus grave, que les souffrances y sont bien plus
insupportables. C’est pourquoi, il se dit « au fond heureux que la
maladie ait enfin éclaté. »
Que dire de son diagnostic ? Avant son lymphome, Zorn allait bien, il
ne présentait pas de pathologie particulière, mis à part un état
dépressif caractérisé par une langueur, un immobilisme, un état de
non-désir qui en faisait un enfant sage, très sage, et qui se
conformait au climat de mon milieu familial. Il suit convenablement ses
études primaires et secondaires, toujours quelques peu à l’écart de ses
pairs, puis c’est l’entrée à l’Université et c’est là que lui apparait
sa difficulté avec la sexualité, ou plus exactement son absence de
sexualité. Il n’a aucun mouvement sentimental, n’a jamais été amoureux,
n’a aucun souhait à satisfaire, n’a aucun plaisir à acheter quoi que ce
soit bien qu’il n’ait aucun problème d’argent. Sa famille est fortunée.
Et pourtant il est dans un état permanent de morosité, « à tout point
de vue je n’ai pas fonctionné » depuis l’enfant jusqu’à l’âge d’homme.
Il admet qu’il n’a aucune raison d’être triste, il ne lui manque rien.
Cela ne correspond pas bien avec ce qui se passe avec un névrosé
ordinaire par exemple qui court infiniment vers ce qui lui manque comme
le remarque J.C. Maleval dans son article sur Zorn. Zorn ne manque de
rien. Il n’a pas de désir, rien ne brille pour lui du côté de l’ Autre.
Il y a cependant une activité qui le mobilise c’est la confection de
marionnettes, de puzzles, de costumes, il écrit des pièces de théâtre,
les met en scène et même y joue quelques fois des rôles. Notons que ces
activités créatrices mobilisent des repères imaginaires et qu’elles ne
sont pas selon les indications de Monique Verney sans lien avec sa mère
avec qui il avait une relation de la plus exceptionnelle intensité.
Elle lui écrit ceci : « Vous vous ressembliez trop pour qu’elle ait pu
se tromper sur le sens, même le plus secret d’un seul de tes regards [
…] Aucune union ne pouvait être plus parfaite que la vôtre et aucun
détachement plus difficile » (p. 24).
Zorn n’est pas sans savoir tout cela et il admet que sa mère incarne
pour lui le mal, et il n’est pas étonné que dans ces rêves il puisse
tuer sa mère. Mais il conçoit bien que c’est comme symbole que cette
tête doit tomber. On entend bien l’ambivalence, le clivage entre une
tendresse et une haine qui ne peut s’exprimer qu’en rêve ou qu’en
vision. Je dirai plutôt vision, ou rêve éveillé qu’hallucination.
Il ne peut semble-t-il se soutenir que dans une attitude de facticité,
de « moi simulé » comme il l’écrit. En effet, dans toute sa longue
enfance, il se maintient dans un moi des plus conformiste, se coulant
dans le discours familial, ne s’engageant dans aucun choix personnel.
Il n’exprime aucun jugement, aucune préférence, aucun goût personnel,
il a perdu « toute aptitude à la spontanéité ». Par exemple il peut
retourner complètement son jugement si un alter-ego en donne un autre.
Il se conforme au dernier avis exprimé ce qui indique bien une
inconsistance quand il aurait à soutenir un désir propre. Il ne peut se
tenir que dans des identifications purement conformistes. Zorn admet
qu’il se retrouve ainsi dans « une normalité presque répugnante » dans
laquelle il faut bien que quelqu’un donne le ton. Et c’est le père qui
va décider de ce qui est bien, qui donne la bonne opinion. La mère
suivait d’une manière inconditionnelle cette ligne de conduite. Ce père
est décrit comme quelqu’un qui se refuse à toute comparaison, à tout
engagement, à toute opinion qui pourrait déroger à la bienséance
bourgeoise.
Que devient la réalité dans ces conditions ? Zorn remarque que si on a
recours sans cesse à des « ou bien, ou bien », il n’y a plus de valeurs
qui se soutiennent, plus de paroles qui tranchent, plus de
significations sur lesquelles trouver une orientation dans l’existence.
Le monde devient irréel. Pour Maleval, il serait tentant d’y voir la
manifestation d’une forclusion du Nom-du-Père. Mais fort justement il
invite à la prudence sur ce genre de jugement. Le vécu de Zorn est une
chose, la structuration psychique en est une autre.
Si sa thèse d’avoir été « éduqué à mort » comme il l’énonce, son frère
ainé aurait pu lui aussi en subir quelques effets, or on ne sait rien
de ce frère. Ce qui ne prouve rien, mais si cela avait été le cas, sa
thèse en aurait été renforcée et il aurait pu certainement en parler.
En tout cas, ce ne sont pas les conditions éducatives qui déterminent
une structure psychique, même si les circonstances semblent favoriser
les choses dans un certain sens, il y a une part peu objectivable qui
relève comme dit Lacan d’une « insondable décision de l’être ».
Pour Zorn, il y a un moment décisif c’est le passage du Lycée à
l’Université. Il a quitté d’une certaine manière la facticité de
l’harmonie familiale, mais alors la question du sexuelle n’est plus
alors évitable. A mesure de la progression dans ses études supérieures,
il ne peut que constater qu’il n’est pas comme les autres et le point
le plus clair de cette différence c’est l’absence de vie sexuelle. Le
réel du sexe le confronte à la carence du désir. « Je savais aussi au
fond que si j’étais un raté, c’est parce que je n’avais pas de femme,
puisque « femme », c’est tout bonnement le symbole et le point cruciale
de tout ce qui me faisait défaut, mais cela aussi je me le camouflais
et j’inventais une foule d’autres raisons pour lesquelles j’étais
terriblement déprimé » Nous pouvons entendre ici avec nos propres
repères combien faute que le phallus symbolique se soit mis en place
par la métaphore du Nom-du-Père alors le sexe va se présenter comme un
réel traumatique.
On peut être impressionné par la finesse de ses observations, ce qui
pourrait indiquer que le savoir inconscient n’a pas de secret pour lui.
Un autre trait va dans ce sens, c’est une mémoire hors du commun :
Monique Verrey nous apprend qu’il avait appris par cœur le dictionnaire
de portugais même pour les termes inusités, ce qui impressionnait ses
professeurs, mais est-ce ainsi que nous pouvons entrer dans une langue ?
Il y a aussi un investissement considérable de la pratique des puzzles
; il en construisait aussi lui-même. Cette manière si obstinée de
s’affronter avec une image morcelée n’est pas sans évoquer un trouble
de l’image spéculaire, mais aussi une tentative de réparation.
La nouvelle intitulé « Le premier puzzle de Zurich » (daté de 1973)
apporte sur ce point une indication précieuse. C’est l’histoire
fantastique de l’arrivée dans la ville de Zurich du premier puzzle, ses
habitants vont se prendre de passion pour ce jeu, au point d’envahir
toute la vie sociale, culturelle, familiale, intime. Rien n’échappa
plus bientôt à cette pratique, la pensée elle-même va s’y générer, la
politique, la religion, et même la nature vont se trouver à se
développer selon cette logique du puzzle, la langue va être bientôt
envahi par un vocable « puzzlique » uniformisant dorénavant la cité
dans une langue totalisante.
Un premier extrait de cette nouvelle, p. 79 :
Et ce ne fut pas que la littérature mais toute la vie culturelle de la
ville qui changea d'aspect. A l'Université, les anciennes facultés
avaient depuis longtemps fait place aux disciplines plus modernes
qu'étaient la puzzologie, la puzzlosophie, l'odontopuzzlie, la
théopuzzlie, la puzzlagogie et la puzzlistique. La puzzléneutique et la
puzzlanalyse étaient florissantes. L'Ecole Puzzlotechnique aussi
s'occupait de nouvelles taches, elle formait de sérieux jeunes Ing.
puzzl.
Un deuxième p. 79 :
Et le peuple puzzlait. Ces temps étaient heureux quoique bien
compliqués. A combien d'occasions la circulation ne fut-elle pas
entravée, voire entièrement bloquée par des gens qui puzzlaient sur les
rails du tram ? Il n'était pas rare que les trains aient des heures de
retard, mais les voyageurs s'en apercevaient à peine, car ils étaient
eux-mêmes occupés à puzzler. Et bien trop souvent le conducteur du
train ne voulait pas reprendre sa course après le dépuzzlement du
parcours, parce qu'il était justement en train de puzzler. Oui,
l'ordre, la discipline et le sens du devoir des gens n'étaient plus ce
qu'ils avaient été ; mais le peuple était en bonne santé et heureux.
Pour la première fois depuis bien des années, le cortège du 1er mai
n'avait pas eu lieu; par contre le Jeûne fédéral avait été étendu à une
semaine de puzzle. Les gens étaient devenus beaucoup plus pieux et
pratiquants qu'autrefois.
Et un troisième p. 94-95 :
Dans la langue des puzzles, il est très simple de ramener le nombre pi
à un nombre rationnel si bien qu'on peut enfin espérer réaliser la
fameuse quadrature du cercle. Le mot puzzle est chaque mot, et donc
logiquement aussi tout explication sensée de ce mot. Ainsi toute notion
pensable, toute action pensable et tout état pensable prennent un sens.
La seule notion qui soit inconnue aux Zurichois est celle de l'absurde.
Dans ce contexte on s'est déjà servi du terme théologique de la grâce.
La ville et ses habitants se sont transformés eux-mêmes en puzzle,
beaucoup de parties dans un tout, un tout grâce à beaucoup de parties.
Cette harmonie du puzzle fonctionne de façon organique, puzzle, est
puzzlée, se puzzle elle-même sans jamais se dépuzzler.
Moi-même, Johann Heinrich Schindler, deuxième Puzzlarche de la ville de
Zurich, ai fait déclarer par concile le puzzle comme expression de la
parousie. Cette inter pénétration infinie et omniprésente de individuel
et du général, ce chaos à l'intérieur d'une idée pouvant tout
concilier, cet état paradisiaque d’illumination mystique, bref, voilà
pour moi image la plus éloquente, la plus exacte et la plus totale de
Dieu.
Il est remarquable alors qu’il se décrit lui-même dans Mars comme «
détruit, castré, brisé, déshonoré, bafoué » par une sorte de méchanceté
endormie et amorphe, par une pieuvre aux mille tentacules, qui cherche
à l’anéantir il accorde une place logique à Dieu, et y trouve même un
appui pour se nommer comme étant « le carcinome de Dieu », soit le
cancer de Dieu. Schreber lui se disait appelé à être la femme de Dieu,
ce qui laisse un peu plus d’espoir.
Mais cela revient malgré tout à la notion d’un Autre jouisseur.
Un autre élément du matériel qu’il nous fournit ce sont des visions qui
lui arrivent pendant les nuits d’insomnie, avec des histoires de
famille qui se poursuivent de génération en génération, avec des
personnages terrassés par la tristesse où il reconnait volontiers sa
propre mélancolie. Une figure dans cette procession insiste, c’est
celle d’une femme figée dans la douleur, et même si elle se présente
différemment selon les époques, c’est toujours celle de « la Grande
Affligée ». Dans cette figure allégorique, Zorn y identifie l’image de
son âme, une âme qui lance un appel. Il pourra dire plus tard que si
son cri de détresse avait été entendu peut-être que son destin aurait
pu être autre.
Notons que c’est une image féminine qui pourrait nous indiquer ce que
Lacan repère comme le pousse-à-la-femme comme processus psychotique, ce
qui est très manifeste chez Schreber, mais qui l’est moins ici. C’est
articulé à des visions et non à un délire ; le processus psychotique
serait -il resté à mi-chemin du fait de l’apparition du lymphome ? Je
laisse la question ouverte.
Remarque à propos de la localisation de l’affection. Alors qu’il est
adolescent un de ses passe-temps favori nous dit-il était de considérer
le spectacle de la rue, spectacle pour lui seul réservé. Il observait
les passants et les jugeait avec sévérité, il était plein de dédain. Et
aussitôt il avait la conviction que tous ces gens-là faisait de même
sur sa propre personne. Il avait alors la crainte qu’on remarque ses
vêtements sales et sa mine antipathique.Il avait aussi cette
formulation mentale que sans doute il « portai[t] une corneille morte
accrochée à son cou. » On peut donc noter que dans son fantasme cette
corneille morte ( tôte Kräle en allemand ) avait donc le pouvoir de
capter les regards de l’entourage, d’orienter le champ de vision de l’
Autre, de contraindre à accommoder la vision sur ce déchet . Cet objet
immonde appendu à son cou, collé à son corps nous indique que quelque
chose dans le regard n’est pas tombé, en d’autres termes que l’objet a
reste dans la continuité du corps, qu’il n’a pas chu.
Quand le cancer se déclare il a aussitôt « un bon diagnostic » qui
s’impose à lui : « Toutes les larmes que je n’avais pas pleurées et
n’avais pas voulu pleurer au cours de ma vie se seraient amassées dans
mon cou et auraient formé cette tumeur… ». Mais il ne propose pas
d’association avec la corneille morte ni avec les larmes rentrées. Il
n’y a pas en fait de mise en jeu de la métaphore, pas de séparation
entre les signifiants. Ce sont des objets réels, des présentifications
du regard, et la jouissance vient se localiser là, le lymphome venant
tenter cette connexion avec le signifiant, avec une certaine réussite
d’ailleurs. Ce qui expliquerait que Zorn soit moins douloureux
psychiquement après l’émergence de la maladie, la torture mélancolique
s’en trouve allégée. Que la jouissance de l’Autre ait pu trouver à se
localiser a un effet apaisant. Je le cite : « La chose épouvantable qui
m’avait torturé toute ma vie sans avoir de nom à présent en avait un,
et personne ne contestera que ce qui est terrible et connu vaut
toujours mieux que ce qui est terrible et inconnu. »
Zorn affirme avec force que son cancer lui a procuré une amélioration
de son état psychique : « un beau jour la dépression n’était plus là. »
Il sait bien que cette affirmation est surprenante, il modère : « A
vrai dire je ne suis pas heureux mais au moins je ne suis pas
malheureux. » Dans l’après-coup de l’apparition de sa pathologie
cancéreuse, il a manifestement une orientation de son existence : «
Mille choses m’oppressent, […] mais au moins je vis quelque chose. » Il
devient Zorn soit la colère et atteint une certaine clairvoyance. : «
je vois, affirme-t-il, la nécessité de ma position présente. » et
estime que la cause de sa mort « sera claire pour tout le monde ».
Cette clarté, cette transparence à l’Autre n’est pas sans évoquer comme
cette toute jouissance de l’ Autre en passe par le scopique.
-V- Pour conclure provisoirement.
Il me semblerait bien imprudent d’avancer d’une manière péremptoire que
le cancer de Fritz Zorn aurait des causes essentiellement névrotiques
comme il le revendique, psychosomatique comme le propose Jean Guir ,
associé à une psychose selon l’hypothèse de J.C. Maleval, ou comme
relevant d’un mécanisme psycho-neuro-immunologique qui met en avant
l’impact des événements psychiques sur le système immunitaire.
Il serait tout aussi imprudent de ma part de m’avancer dans un domaine
médical qui n’est pas de ma compétence. Mais rien ne nous empêche de
chercher à nous informer. Il est déjà remarquable de prendre en compte
que pour les spécialistes le phénomène cancéreux se développe en
plusieurs étapes, et la plupart du temps sous « l’action successive de
plusieurs facteurs » (Tubiana, 1991). Il est maintenant admis qu’il
faut au moins deux étapes, et sans doute plus, mais au moins deux ,
celle de l’initiation et ensuite celle de la promotion du processus
morbide. (cf Beremblum ). Il est constaté que l’exposition à un agent
carcinogène ne provoque pas un cancer en une seule fois mais que
plusieurs étapes doivent être franchies successivement avant qu’on
assiste à la transformation d’une cellule précancéreuse en véritable
cellule cancéreuse.
Tubiana explique cela par la sélection de cellules malignes qui parfois
n’apparaissent pas et les pré-cancers alors disparaissent. Il est
évidemment tentant de penser ici qu’une dimension psychologique peut
intervenir dans le passage d’une lésion précancéreuse à un cancer
véritable, moment où les mécanismes de régulation habituels de
l’organisme vont faire défaut.
Il est un fait que face à la maladie cancéreuse les patients ont
tendance à en chercher le sens, ce qui ne semble pas le cas dans
d’autre maladie. C’est le cas dans les pathologies rénales observe
Katia Mesmin. Il est possible qu’avec le cancer intervienne le mode
particulier de la manifestation de la maladie : être envahi par quelque
chose qui semble hors de contrôle est particulièrement angoissant.
Cette image est sans doute susceptible d’attiser plus facilement des
analogies avec des souffrances existentielles que d’autres types de
maladie.
Notons que pour Frit Zorn, ce ne sont pas des analogies. Il n’y a pas
cet écart de la métaphore. Il y a une pointe de certitude.
Dans la littérature psychosomatique, les maladies auto-immunes
suscitent un engouement particulier probablement par les analogies
qu’elles suscitent : « je retourne contre moi-même un mécanisme de
défense censé pourtant me protéger. Pourquoi cette auto-agression ? »
Un chose est de s’interroger dans une perspective psychosomatique toute
manifestation somatique, autre chose est de considérer la production
imaginaire qu’elle favorise. Le cas De Fritz Zorn nous pose cette
question.
Il semblerait pour les spécialistes que la dimension psychosomatique
n’interviendrait pas dans les toutes premières étapes de cancérisation,
au niveau des lésions précancéreuses, dues à l’action de virus où
d’agents physicochimiques divers, mais seulement dans les étapes
ultérieures. Sur base des propos des cancérologues et biologistes que
j’ai consultés ( Debray, Tubiana, Israël ) il me semble préférable de
ne pas considérer, comme on l’entend souvent, que le système
immunitaire serait LE système chargé de détecter et d’éliminer les
cellules cancéreuses et que sa faiblesse, notamment dans des situations
de souffrance psychologique, serait à l’origine des cancers. Cependant
il est admis que la genèse d’un cancer, à côté des facteurs
cancérogènes avérés, est également due à la faillite des nombreux
systèmes de défense, faillite d’un système général d’homéostasie.
Mais comment apprécier dans quelle mesure plus précisément ces
mécanismes de régulation habituels de l’organisme seraient en cause
dans le processus cancéreux, c’est une question où la réflexion
psychosomatique pourrait avoir sa place. Les cancérologues dont j’ai
consulté les écrits n’écartent pas cet effet, non pas au niveau du
phénomène primaire, mais dans le développement du processus.
Mais n’est-ce pas une manière de réintroduire cette division
corps-psyché ?