Cet article de Lacan, écrit à la demande de Wallon est publié dans l’Encyclopédie Française, tome VIII, en mars 1938.
INTRODUCTION : L’INSTITUTION FAMILIALE
La
famille paraît d’abord comme un groupe naturel d’individus unis par une
double relation biologique : la génération, qui donne les composants du
groupe ; les conditions de milieu que postule le développement des
jeunes et qui maintiennent le groupe pour autant que les adultes
générateurs en assurent la fonction. Dans les espèces animales, cette
fonction donne lieu à des comportements instinctifs, souvent très
complexes. On a dû renoncer à faire dériver des relations familiales
ainsi définies les autres phénomènes sociaux observés chez les animaux.
Ces derniers apparaissent au contraire si distincts des instincts
familiaux que les chercheurs les plus récents les rapportent à un
instinct original, dit d’interattraction.
Structure culturelle de la famille humaine
L’espèce
humaine se caractérise par un développement singulier des relations
sociales, que soutiennent des capacités exceptionnelles de
communication mentale, et corrélativement par une économie paradoxale
des instincts qui s’y montrent essentiellement susceptibles de
conversion et d’inversion et n’ont plus d’effet isolable que de façon
sporadique. Des comportements adaptatifs d’une variété infinie sont
ainsi permis. Leur conservation et leur progrès, pour dépendre de leur
communication, sont avant tout œuvre collective et constituent la
culture ; celle-ci introduit une nouvelle dimension dans la réalité
sociale et dans la vie psychique. Cette dimension spécifie la famille
humaine comme, du reste, tous les phénomènes sociaux chez l’homme. Si,
en effet, la famille humaine permet d’observer, dans les toutes
premières phases des fonctions maternelles, par exemple, quelques
traits de comportement instinctif, identifiables à ceux de la famille
biologique, il suffit de réfléchir à ce que le sentiment de la
paternité doit aux postulats spirituels qui ont marqué son
développement, pour comprendre qu’en ce domaine les instances
culturelles dominent les naturelles, au point qu’on ne peut tenir pour
paradoxaux les cas où, comme dans l’adoption, elles s’y substituent. Cette
structure culturelle de la famille humaine est-elle entièrement
accessible aux méthodes de la psychologie concrète : observation et
analyse ? Sans doute, ces méthodes suffisent-elles à mettre en évidence
des traits essentiels, comme la structure hiérarchique de la famille,
et à reconnaître en elle l’organe privilégié de cette contrainte de
l’adulte sur l’enfant, contrainte à laquelle l’homme doit une étape
originale et les bases archaïques de sa formation morale. Mais
d’autres traits objectifs : les modes d’organisation de cette autorité
familiale, les lois de sa transmission, les concepts de la descendance
et de la parenté qui lui sont joints, les lois de l’héritage et de la
succession qui s’y combinent, enfin ses rapports intimes avec les lois
du mariage – obscurcissent en les enchevêtrant les relations
psychologiques. Leur interprétation devra alors s’éclairer des données
comparées de l’ethnographie, de l’histoire, du droit et de la
statistique sociale. Coordonnées par la méthode sociologique, ces
données établissent que la famille humaine est une institution.
L’analyse psychologique doit s’adapter à cette structure complexe et
n’a que faire des tentatives philosophiques qui ont pour objet de
réduire la famille humaine soit à un fait biologique, soit à un élément
théorique de la société. Ces tentatives ont pourtant leur principe
dans certaines apparences du phénomène familial ; pour illusoires que
soient ces apparences, elles méritent qu’on s’y arrête, car elles
reposent sur des convergences réelles entre des causes hétérogènes.
Nous en décrirons le mécanisme sur deux points toujours litigieux pour
le psychologue. Hérédité psychologique. – Entre tous les groupes
humains, la famille joue un rôle primordial dans la transmission de la
culture. Si les traditions spirituelles, la garde des rites et des
coutumes, la conservation des techniques et du patrimoine lui sont
disputées par d’autres groupes sociaux, la famille prévaut dans la
première éducation, la répression des instincts, l’acquisition de la
langue justement nommée maternelle. Par là elle préside aux processus
fondamentaux du développement psychique, à cette organisation des
émotions selon des types conditionnés par l’ambiance, qui est la base
des sentiments selon Shand ; plus largement, elle transmet des
structures de comportement et de représentation dont le jeu déborde les
limites de la conscience. Elle établit ainsi entre les générations
une continuité psychique dont la causalité est d’ordre mental. Cette
continuité, si elle révèle l’artifice de ses fondements dans les
concepts mêmes qui définissent l’unité de lignée, depuis le totem
jusqu’au nom patronymique, ne se manifeste pas moins par la
transmission à la descendance de dispositions psychiques qui confinent
à l’inné ; Conn a créé pour ces effets le terme d’hérédité sociale. Ce
terme, assez impropre en son ambiguïté, a du moins le mérite de
signaler combien il est difficile au psychologue de ne pas majorer
l’importance du biologique dans les faits dits d’hérédité psychologique. (8.40-4)Parenté
biologique. – Une autre similitude, toute contingente, se voit dans le
fait que les composants normaux de la famille telle qu’on l’observe de
nos jours en Occident : le père, la mère et les enfants, sont les mêmes
que ceux de la famille biologique. Cette identité n’est rien de plus
qu’une égalité numérique. Mais l’esprit est tenté d’y reconnaître une
communauté de structure directement fondée sur la constance des
instincts, constance qu’il lui faut alors retrouver dans les formes
primitives de la famille. C’est sur ces prémisses qu’ont été fondées
des théories purement hypothétiques de la famille primitive, tantôt à
l’image de la promiscuité observable chez les animaux, par des
critiques subversifs de l’ordre familial existant ; tantôt sur le
modèle du couple stable, non moins observable dans l’animalité, par des
défenseurs de l’institution considérée comme cellule sociale.
La famille primitive : une institution.
Les
théories dont nous venons de parler ne sont appuyées sur aucun fait
connu. La promiscuité présumée ne peut être affirmée nulle part, même
pas dans les cas dits de mariage de groupe : dès l’origine existent
interdictions et lois. Les formes primitives de la famille ont les
traits essentiels de ses formes achevées : autorité sinon concentrée
dans le type patriarcal, du moins représentée par un conseil, par un
matriarcat ou ses délégués mâles ; mode de parenté, héritage,
succession, transmis, parfois distinctement (Rivers), selon une lignée
paternelle ou maternelle. Il s’agit bien là de familles humaines dûment
constituées. Mais loin qu’elles nous montrent la prétendue cellule
sociale, on voit dans ces familles, à mesure qu’elles sont plus
primitives, non seulement un agrégat plus vaste de couples biologiques,
mais surtout une parenté moins conforme aux liens naturels de
consanguinité. Le premier point est démontré par Durkheim et par
Fauconnet après lui, sur l’exemple historique de la famille romaine ; à
l’examen des noms de famille et du droit successoral, on découvre que
trois groupes sont apparus successivement, du plus vaste au plus étroit
: la gens, agrégat très vaste de souches paternelles ; la famille
agnatique, plus étroite mais indivise ; enfin la famille qui soumet à
la patria potestas de l’aïeul les couples conjugaux de tous ses fils et
petits-fils. Pour le second point, la famille primitive méconnaît
les liens biologiques de la parenté : méconnaissance seulement
juridique dans la partialité unilinéale de la filiation ; mais aussi
ignorance positive ou peut-être méconnaissance systématique (au sens de
paradoxe de la croyance que la psychiatrie donne à ce terme), exclusion
totale de ces liens qui, pour ne pouvoir s’exercer qu’à l’égard de la
paternité, s’observerait dans certaines cultures matriarcales (Rivers
et Malinovski). En outre la parenté n’est reconnue que par le moyen de
rites qui légitiment les liens du sang et au besoin en créent de
fictifs : faits du totémisme, adoption, constitution artificielle d’un
groupement agnatique comme la zadruga slave. De même, d’après notre
code, la filiation est démontrée par le mariage. À mesure qu’on
découvre des formes plus primitives de la famille humaine, elles
s’élargissent en groupements qui, comme le clan, peuvent être aussi
considérés comme politiques. Que si l’on transfère dans l’inconnu de la
préhistoire la forme dérivée de la famille biologique pour en faire
naître par association ni naturelle ou artificielle ces groupements,
c’est là une hypothèse contre laquelle échoue la preuve, mais qui est
d’autant moins probable que les zoologistes refusent – nous l’avons vu
– d’accepter une telle genèse pour les sociétés animales elles-mêmes. D’autre
part, si l’extension et la structure des groupements familiaux
primitifs n’excluent pas l’existence en leur sein de familles limitées
à leurs membres biologiques – le fait est aussi incontestable que celui
de la reproduction bisexuée –, la forme ainsi arbitrairement isolée ne
peut rien nous apprendre de sa psychologie et on ne peut l’assimiler à
la forme familiale actuellement existante. Le groupe réduit que
compose la famille moderne ne parait pas, en effet, à l’examen, comme
une simplification mais plutôt comme une contraction de l’institution
familiale. Il montre une structure profondément complexe, dont plus
d’un point s’éclaire bien mieux par les institutions positivement
connues de la famille ancienne que par l’hypothèse d’une famille
élémentaire qu’on ne saisit nulle part. Ce n’est pas dire qu’il soit
trop ambitieux de chercher dans cette forme complexe un sens qui
l’unifie et peut-être dirige son évolution. Ce sens se livre
précisément quand, à la lumière de cet examen comparatif, on saisit le
remaniement profond qui a conduit l’institution familiale à sa forme
actuelle ; on reconnaît du même coup qu’il faut l’attribuer à
l’influence prévalente que prend ici le mariage, institution qu’on doit
distinguer de la famille. D’où l’excellence du terme « famille
conjugale », par lequel Durkheim la désigne.
CHAPITRE I
LE COMPLEXE, FACTEUR CONCRET DE LA PSYCHOLOGIE FAMILIALE
C’est
dans l’ordre original de réalité que constituent les relations sociales
qu’il faut comprendre la famille humaine. Si, pour asseoir ce principe,
nous avons eu recours aux conclusions de la sociologie, bien que la
somme des faits dont elle l’illustre déborde notre sujet, c’est que
l’ordre de réalité en question est l’objet propre de cette science. Le
principe est ainsi posé sur un plan où il a sa plénitude objective.
Comme tel, il permettra de juger selon leur vraie portée les résultats
actuels de la recherche psychologique. Pour autant, en effet, qu’elle
rompt avec les abstractions académiques et vise, soit dans
l’observation du behaviour soit par l’expérience de la psychanalyse, à
rendre compte du concret, cette recherche, spécialement quand elle
s’exerce sur les faits de « la famille comme objet et circonstance
psychique », n’objective jamais des instincts, mais toujours des
complexes. Ce résultat n’est pas le fait contingent d’une étape
réductible de la théorie ; il faut y reconnaître, traduit en termes
psychologiques mais conforme au principe préliminairement posé, ce
caractère essentiel de l’objet étudié : son conditionnement par des
facteurs culturels, aux dépens des facteurs naturels. Définition
générale du complexe. – Le complexe, en effet, lie sous une forme fixée
un ensemble de réactions qui peut intéresser toutes les fonctions
organiques depuis l’émotion jusqu’à la conduite adaptée à l’objet. Ce
qui définit le complexe, c’est qu’il reproduit une certaine réalité de
l’ambiance, et doublement. 1° Sa forme représente cette réalité en ce
qu’elle a d’objectivement distinct à une étape donnée du développement
psychique ; cette étape spécifie sa genèse. 2° Son activité répète dans
le vécu la réalité ainsi fixée, chaque fois que se produisent certaines
expériences qui exigeraient une objectivation supérieure de cette
réalité ; ces expériences spécifient le conditionnement du complexe. Cette
définition à elle seule implique que le complexe est dominé par des
facteurs culturels : dans son contenu, représentatif d’un objet ; dans
sa forme, liée à une étape vécue de l’objectivation ; enfin dans sa
manifestation de carence objective à l’égard d’une situation actuelle,
c’est-à-dire sous son triple aspect de relation de connaissance, de
forme d’organisation affective et d’épreuve au choc du réel, le
complexe se comprend par sa référence à l’objet. Or, toute
identification objective exige d’être communicable, c’est-à-dire repose
sur un critère culturel ; c’est aussi par des voies culturelles qu’elle
est le plus souvent communiquée. Quant à l’intégration individuelle des
formes d’objectivation, elle est l’œuvre d’un procès dialectique qui
fait surgir chaque forme nouvelle des conflits de la précédente avec le
réel. Dans ce procès il faut reconnaître le caractère qui spécifie
l’ordre humain, à savoir cette subversion de toute fixité instinctive,
d’où surgissent les formes fondamentales, grosses de variations
infinies, de la culture.
Le complexe et l’instinct. – Si le
complexe dans son plein exercice est du ressort de la culture, et si
c’est là une considération essentielle pour qui veut rendre compte des
faits psychiques de la famille humaine, ce n’est pas dire qu’il n’y ait
pas de rapport entre le complexe et l’instinct. Mais, fait curieux, en
raison des obscurités qu’oppose à la critique de la biologie
contemporaine le concept de l’instinct, le concept du complexe, bien
que récemment introduit, s’avère mieux adapté à des objets plus riches
; c’est pourquoi, répudiant l’appui que l’inventeur du complexe croyait
devoir chercher dans le concept classique de l’instinct, nous croyons
que, par un renversement théorique, c’est l’instinct qu’on pourrait
éclairer actuellement par sa référence au complexe. Ainsi
pourrait-on confronter point par point : 1° la relation de connaissance
qu’implique le complexe, à cette connaturalité de l’organisme à
l’ambiance où sont suspendues les énigmes de l’instinct ; 2° la
typicité générale du complexe en rapport avec les lois d’un groupe
social, à la typicité générique de l’instinct en rapport avec la fixité
de l’espèce ; 3° le protéisme des manifestations du complexe qui, sous
des formes équivalentes d’inhibition, de compensation, de
méconnaissance, de rationalisation, exprime la stagnation devant un
même objet, à la stéréotypie des phénomènes de l’instinct, dont
l’activation, soumise à la loi du « tout ou rien », reste rigide aux
variations de la situation vitale. Cette stagnation dans le complexe
tout autant que cette rigidité dans l’instinct – tant qu’on les réfère
aux seuls postulats de l’adaptation vitale, déguisement mécaniste du
finalisme, on se condamne à en faire des énigmes ; leur problème exige
l’emploi des concepts plus riches qu’impose l’étude de la vie psychique.
Le
complexe Freudien et l’imago. – Nous avons défini le complexe dans un
sens très large qui n’exclut pas que le sujet ait conscience de ce
qu’il représente. Mais c’est comme facteur essentiellement inconscient
qu’il fut d’abord défini par Freud. Son unité est en effet frappante
sous cette forme, où elle se révèle comme la cause d’effets psychiques
non dirigés par la conscience, actes manqués, rêves, symptômes. Ces
effets ont des caractères tellement distincts et contingents qu’ils
forcent d’admettre comme élément fondamental du complexe cette entité
paradoxale : une représentation inconsciente, désignée sous le nom
d’imago. Complexes et imago ont révolutionné la psychologie et
spécialement celle de la famille qui s’est révélée comme le lieu
d’élection des complexes les plus (8.40–6)stables et les plus typiques
: de simple sujet de paraphrases moralisantes, la famille est devenue
l’objet d’une analyse concrète. Cependant les complexes se sont
démontrés comme jouant un rôle d’« organiseurs » dans le développement
psychique ; ainsi dominent-ils les phénomènes qui, dans la conscience,
semblent les mieux intégrés à la personnalité ; ainsi sont motivées
dans l’inconscient non seulement des justifications passionnelles, mais
d’objectivables rationalisations. La portée de la famille comme objet
et circonstance psychique s’en est du même coup trouvée accrue. Ce
progrès théorique nous a incité à donner du complexe une formule
généralisée, qui permette d’y inclure les phénomènes conscients de
structure semblable. Tels les sentiments où il faut voir des complexes
émotionnels conscients, les sentiments familiaux spécialement étant
souvent l’image inversée de complexes inconscients. Telles aussi les
croyances délirantes, où le sujet affirme un complexe comme une réalité
objective ; ce que nous montrerons particulièrement dans les psychoses
familiales. Complexes, imagos, sentiments et croyances vont être
étudiés dans leur rapport avec la famille et en fonction du
développement psychique qu’ils organisent depuis l’enfant élevé dans la
famille jusqu’à l’adulte qui la reproduit.
1. – Le complexe du sevrage
Le
complexe du sevrage fixe dans le psychisme la relation du nourrissage,
sous le mode parasitaire qu’exigent les besoins du premier âge de
l’homme ; il représente la forme primordiale de l’imago maternelle.
Partant, il fonde les sentiments les plus archaïques et les plus
stables qui unissent l’individu à la famille. Nous touchons ici au
complexe le plus primitif du développement psychique, à celui qui se
compose avec tous les complexes ultérieurs ; il n’est que plus frappant
de le voir entièrement dominé par des facteurs culturels et ainsi, dès
ce stade primitif, radicalement différent de l’instinct.
Le
sevrage en tant qu’ablactation. – Il s’en rapproche pourtant par deux
caractères : le complexe du sevrage, d’une part, se produit avec des
traits si généraux dans toute l’étendue de l’espèce qu’on peut le tenir
pour générique ; d’autre part, il représente dans le psychisme une
fonction biologique, exercée par un appareil anatomiquement différencié
: la lactation. Aussi comprend-on qu’on ait voulu rapporter à un
instinct, même chez l’homme, les comportements fondamentaux, qui lient
la mère à l’enfant. Mais c’est négliger un caractère essentiel de
l’instinct : sa régulation physiologique manifeste dans le fait que
l’instinct maternel cesse d’agir chez l’animal quand la fin du
nourrissage est accomplie. Chez l’homme, au contraire, c’est une
régulation culturelle qui conditionne le sevrage. Elle y apparaît comme
dominante, même si on le limite au cycle de l’ablactation proprement
dite, auquel répond pourtant la période physiologique de la glande
commune à la classe des Mammifères. Si la régulation qu’on observe en
réalité n’apparaît comme nettement contre nature que dans des pratiques
arriérées – qui ne sont pas toutes en voie de désuétude – ce serait
céder à une illusion grossière que de chercher dans la physiologie la
base instinctive de ces règles, plus conformes à la nature, qu’impose
au sevrage comme à l’ensemble des mœurs l’idéal des cultures les plus
avancées. En fait, le sevrage, par l’une quelconque des contingences
opératoires qu’il comporte, est souvent un traumatisme psychique dont
les effets individuels, anorexies dites mentales, toxicomanies par la
bouche, névroses gastriques, révèlent leurs causes à la psychanalyse.
Le
sevrage, crise du psychisme. – Traumatisant ou non, le sevrage laisse
dans le psychisme humain la trace permanente de la relation biologique
qu’il interrompt. Cette crise vitale se double en effet d’une crise du
psychisme, la première sans doute dont la solution ait une structure
dialectique. Pour la première fois, semble-t-il, une tension vitale se
résout en intention mentale. Par cette intention, le sevrage est
accepté ou refusé ; l’intention certes est fort élémentaire,
puisqu’elle ne peut pas même être attribuée à un moi encore à l’état de
rudiments ; l’acceptation ou le refus ne peuvent être conçus comme un
choix, puisqu’en l’absence d’un moi qui affirme ou nie ils ne sont pas
contradictoires ; mais, pôles coexistants et contraires, ils
déterminent une attitude ambivalente par essence, quoique l’un d’eux y
prévale. Cette ambivalence primordiale, lors des crises qui assurent la
suite du développement, se résoudra en différenciations psychiques d’un
niveau dialectique de plus en plus élevé et d’une irréversibilité
croissante. La prévalence originelle y changera plusieurs fois de sens
et pourra de ce fait y subir des destinées très diverses ; elle s’y
retrouvera pourtant et dans le temps et dans le ton, à elle propres,
qu’elle imposera et à ces crises et aux catégories nouvelles dont
chacune dotera le vécu.
L’imago du sein maternel
C’est le
refus du sevrage qui fonde le positif du complexe, à savoir l’imago de
la relation nourricière qu’il tend à rétablir. Cette imago est donnée
dans son contenu par les sensations propres au premier âge, mais n’a de
forme qu’à mesure qu’elles s’organisent mentalement. Or, ce stade étant
antérieur à l’avènement de la forme de l’objet, il ne semble pas que
ces contenus puissent se représenter dans la conscience. Ils s’y
reproduisent pourtant dans les structures mentales qui modèlent,
avons-nous dit, les expériences psychiques ultérieures. Ils seront
réévoqués par association à l’occasion de celles-ci, mais inséparables
des contenus objectifs qu’ils auront informés. Analysons ces contenus
et ces formes. L’étude du comportement de la prime enfance permet
d’affirmer que les sensations extéro-, proprio- et intéroceptives ne
sont pas encore, après le douzième mois, suffisamment coordonnées pour
que soit achevée la reconnaissance du corps propre, ni corrélativement
la notion de ce qui lui est extérieur.
Forme extéroceptive : la
présence humaine. – Très tôt pourtant, certaines sensations
extéroceptives s’isolent sporadiquement en unités de perception. Ces
éléments d’objets répondent, comme il est à prévoir, aux premiers
intérêts affectifs. En témoignent la précocité et l’électivité des
réactions de l’enfant à l’approche et au départ des personnes qui
prennent soin de lui. Il faut pourtant mentionner à part, comme un fait
de (8’40-7)structure, la réaction d’intérêt que l’enfant manifeste
devant le visage humain : elle est extrêmement précoce, s’observant dès
les premiers jours et avant même que les coordinations motrices des
yeux soient achevées. Ce fait ne peut être détaché du progrès par
lequel le visage humain prendra toute sa valeur d’expression psychique.
Cette valeur, pour être sociale, ne peut être tenue pour
conventionnelle. La puissance réactivée, souvent sous un mode
ineffable, que prend le masque humain dans les contenus mentaux des
psychoses, parait témoigner de l’archaïsme de sa signification. Quoi
qu’il en soit, ces réactions électives permettent de concevoir chez
l’enfant une certaine connaissance très précoce de la présence qui
remplit la fonction maternelle, et le rôle de traumatisme causal, que
dans certaines névroses et certains troubles du caractère, peut jouer
une substitution de cette présence. Cette connaissance, très archaïque
et pour laquelle semble fait le calembour claudélien de « co-naissance
», se distingue à peine de l’adaptation affective. Elle reste tout
engagée dans la satisfaction des besoins propres au premier âge et dans
l’ambivalence typique des relations mentales qui s’y ébauchent. Cette
satisfaction apparaît avec les signes de la plus grande plénitude dont
puisse être comblé le désir humain, pour peu qu’on considère l’enfant
attaché à la mamelle.
Satisfaction proprioceptive : la fusion
orale. – Les sensations proprioceptives de la succion et de la
préhension font évidemment la base de cette ambivalence du vécu, qui
ressort de la situation même : l’être qui absorbe est tout absorbé et
le complexe archaïque lui répond dans l’embrassement maternel. Nous ne
parlerons pas ici avec FREUD d’auto-érotisme, puisque le moi n’est pas
constitué, ni de narcissisme, puisqu’il n’y a pas d’image du moi ; bien
moins encore d’érotisme oral, puisque la nostalgie du sein nourricier,
sur laquelle a équivoqué l’école psychanalytique, ne relève du complexe
du sevrage qu’à travers son remaniement par le complexe d’Œdipe. «
Cannibalisme », mais cannibalisme fusionnel, ineffable, à la fois actif
et passif, toujours survivant dans les jeux et mots symboliques, qui,
dans l’amour le plus évolué, rappellent le désir de la larve, – nous
reconnaîtrons en ces termes le rapport à la réalité sur lequel repose
l’imago maternelle.
Malaise intéroceptif : l’imago prénatale. –
Cette base elle-même ne peut être détachée du chaos des sensations
intéroceptives dont elle émerge. L’angoisse, dont le prototype apparaît
dans l’asphyxie de la naissance, le froid, lié à la nudité du tégument,
et le malaise labyrinthique auquel répond la satisfaction du bercement,
organisent par leur triade le ton pénible de la vie organique qui, pour
les meilleurs observateurs, domine les six premiers mois de l’homme.
Ces malaises primordiaux ont tous la même cause : une insuffisante
adaptation à la rupture des conditions d’ambiance et de nutrition qui
font l’équilibre parasitaire de la vie intra-utérine. Cette
conception s’accorde avec ce que, à l’expérience, la psychanalyse
trouve comme fonds dernier de l’imago du sein maternel : sous les
fantasmes du rêve comme sous les obsessions de la veille se dessinent
avec une impressionnante précision les images de l’habitat intra-utérin
et du seuil anatomique de la vie extra-utérine. En présence des données
de la physiologie et du fait anatomique de la non-myélinisation des
centres nerveux supérieurs chez le nouveau-né, il est pourtant
impossible de faire de la naissance, avec certains psychanalystes, un
traumatisme psychique. Dès lors cette forme de l’imago resterait une
énigme si l’état postnatal de l’homme ne manifestait, par son malaise
même, que l’organisation posturale, tonique, équilibratoire, propre à
la vie intra-utérine, survit à celle-ci.
Le sevrage : prématuration spécifique de la naissance
Il
faut remarquer que le retard de la dentition et de la marche, un retard
corrélatif de la plupart des appareils et des fonctions, déterminent
chez l’enfant une impuissance vitale totale qui dure au delà des deux
premières années. Ce fait doit-il être tenu pour solidaire de ceux qui
donnent au développement somatique ultérieur de l’homme son caractère
d’exception par rapport aux animaux de sa classe : la durée de la
période d’enfance et le retard de la puberté ? Quoi qu’il en soit, il
ne faut pas hésiter à reconnaître au premier âge une déficience
biologique positive, et à considérer l’homme comme un animal à
naissance prématurée. Cette conception explique la généralité du
complexe, et qu’il soit indépendant des accidents de l’ablactation.
Celle-ci – sevrage au sens étroit – donne son expression psychique, la
première et aussi la plus adéquate, à l’imago plus obscure d’un sevrage
plus ancien, plus pénible et d’une plus grande ampleur vitale : celui
qui, à la naissance, sépare l’enfant de la matrice, séparation
prématurée d’où provient un malaise que nul soin maternel ne peut
compenser. Rappelons en cet endroit un fait pédiatrique connu,
l’arriération affective très spéciale qu’on observe chez les enfants
nés avant terme.
Le sentiment de la maternité. – Ainsi
constituée, l’imago du sein maternel domine toute la vie de l’homme. De
par son ambivalence pourtant, elle peut trouver à se saturer dans le
renversement de la situation qu’elle représente, ce qui n’est réalisé
strictement qu’à la seule occasion de la maternité. Dans l’allaitement,
l’étreinte et la contemplation de l’enfant, la mère, en même temps,
reçoit et satisfait le plus primitif de tous les désirs. Il n’est pas
jusqu’à la tolérance de la douleur de l’accouchement qu’on ne puisse
comprendre comme le fait d’une compensation représentative du premier
apparu des phénomènes affectifs : l’angoisse, née avec la vie. Seule
l’imago qui imprime au plus profond du psychisme le sevrage congénital
de l’homme, peut expliquer la puissance, la richesse et la durée du
sentiment maternel. La réalisation de cette imago dans la conscience
assure à la femme une satisfaction psychique privilégiée, cependant que
ses effets dans la conduite de la mère préservent l’enfant de l’abandon
qui lui serait fatal.
En opposant le complexe à l’instinct, nous
ne dénions pas au complexe tout fondement biologique, et en le
définissant par certains rapports idéaux, nous le relions pourtant à sa
base matérielle. Cette base, c’est la fonction qu’il assure dans le
groupe social ; et ce fondement biologique, on le voit dans la
dépendance vitale de l’individu par rapport au groupe. Alors que
l’instinct a un support organique et n’est rien d’autre que la
régulation de celui-ci dans une fonction vitale, le complexe n’a qu’à
l’occasion un rapport organique, quand il supplée à une insuffisance
vitale par la régulation d’une fonction sociale. Tel est le cas du
complexe du sevrage. Ce rapport organique explique que l’imago de la
mère tienne aux profondeurs du psychisme et que sa sublimation soit
particulièrement difficile, comme il est manifeste dans l’attachement
de l’enfant « aux jupes de sa mère » et dans la durée parfois
anachronique de ce lien. L’imago pourtant doit être sublimée pour
que de nouveaux rapports s’introduisent avec le groupe social, pour que
de nouveaux complexes les intègrent au psychisme. Dans la mesure où
elle résiste à ces exigences nouvelles, qui sont celles du progrès de
la personnalité, l’imago, salutaire à l’origine, devient facteur de
mort.
L’appétit de la mort. – Que la tendance à la mort soit
vécue par l’homme comme objet d’un appétit, c’est là une réalité que
l’analyse fait apparaître à tous les niveaux du psychisme ; cette
réalité, il appartenait à l’inventeur de la psychanalyse d’en
reconnaître le caractère irréductible, mais l’explication qu’il en a
donnée par un instinct de mort, pour éblouissante (8*40 –8)qu’elle
soit, n’en reste pas moins contradictoire dans les termes ; tellement
il est vrai que le génie même, chez Freud, cède au préjugé du
biologiste qui exige que toute tendance se rapporte à un instinct. Or,
la tendance à la mort, qui spécifie le psychisme de l’homme, s’explique
de façon satisfaisante par la conception que nous développons ici, à
savoir que le complexe, unité fonctionnelle de ce psychisme, ne répond
pas à des fonctions vitales mais à l’insuffisance congénitale de ces
fonctions. Cette tendance psychique à la mort, sous la forme
originelle que lui donne le sevrage, se révèle dans des suicides très
spéciaux qui se caractérisent comme « non violents », en même temps
qu’y apparaît la forme orale du complexe : grève de la faim de
l’anorexie mentale, empoisonnement lent de certaines toxicomanies par
la bouche, régime de famine des névroses gastriques. L’analyse de ces
cas montre que, dans son abandon à la mort, le sujet cherche à
retrouver l’imago de la mère. Cette association mentale n’est pas
seulement morbide. Elle est générique, comme il se voit dans la
pratique de la sépulture, dont certains modes manifestent clairement le
sens psychologique de retour au sein de la mère ; comme le révèlent
encore les connexions établies entre la mère et la mort, tant par les
techniques magiques que par les conceptions des théologies antiques ;
comme on l’observe enfin dans toute expérience psychanalytique assez
poussée.
Le lien domestique. – Même sublimée, l’imago du sein
maternel continue à jouer un rôle psychique important pour notre sujet.
Sa forme la plus soustraite à la conscience, celle de l’habitat
prénatal, trouve dans l’habitation et dans son seuil, surtout dans
leurs formes primitives, la caverne, la hutte, un symbole adéquat.
Par
là, tout ce qui constitue l’unité domestique du groupe familial devient
pour l’individu, à mesure qu’il est plus capable de l’abstraire,
l’objet d’une affection distincte de celles qui l’unissent à chaque
membre de ce groupe. Par là encore, l’abandon des sécurités que
comporte l’économie familiale a la portée d’une répétition du sevrage
et ce n’est, le plus souvent, qu’à cette occasion que le complexe est
suffisamment liquidé. Tout retour, fut-il partiel, à ces sécurités,
peut déclencher dans le psychisme des ruines sans proportion avec le
bénéfice pratique de ce retour. Tout achèvement de la personnalité
exige ce nouveau sevrage. Hegel formule que l’individu qui ne lutte pas
pour être reconnu hors du groupe familial, n’atteint jamais à la
personnalité avant la mort. Le sens psychologique de cette thèse
apparaîtra dans la suite de notre étude. En fait de dignité
personnelle, ce n’est qu’à celle des entités nominales que la famille
promeut l’individu et elle ne le peut qu’à l’heure de la sépulture.
La
nostalgie du Tout. – La saturation du complexe fonde le sentiment
maternel ; sa sublimation contribue au sentiment familial ; sa
liquidation laisse des traces où on peut la reconnaître : c’est cette
structure de l’imago qui reste à la base des progrès mentaux qui l’ont
remaniée. S’il fallait définir la forme la plus abstraite où on la
retrouve, nous la caractériserions ainsi : une assimilation parfaite de
la totalité à l’être. Sous cette formule d’aspect un peu philosophique,
on reconnaîtra ces nostalgies de l’humanité : mirage métaphysique de
l’harmonie universelle, abîme mystique de la fusion affective, utopie
sociale d’une tutelle totalitaire, toutes sorties de la hantise du
paradis perdu d’avant la naissance et de la plus obscure aspiration à
la mort.
2. – Le complexe de l’intrusion
La jalousie, archétype des sentiments sociaux
Le
complexe de l’intrusion représente l’expérience que réalise le sujet
primitif, le plus souvent quand il voit un ou plusieurs de ses
semblables participer avec lui à la relation domestique, autrement dit,
lorsqu’il se connaît des frères. Les conditions en seront donc très
variables, d’une part selon les cultures et l’extension qu’elles
donnent au groupe domestique, d’autre part selon les contingences
individuelles, et d’abord selon la place que le sort donne au sujet
dans l’ordre des naissances, selon la position dynastique, peut-on
dire, qu’il occupe ainsi avant tout conflit : celle de nanti ou celle
d’usurpateur. La jalousie infantile a dès longtemps frappé les
observateurs : « J’ai vu de mes yeux, dit Saint Augustin, et bien
observé un tout-petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore
et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle amer de son
frère de lait » (Confessions, I, VII). Le fait ici révélé à
l’étonnement du moraliste resta longtemps réduit à la valeur d’un thème
de rhétorique, utilisable à toutes fins apologétiques. L’observation
expérimentale de l’enfant et les investigations psychanalytiques, en
démontrant la structure de la jalousie infantile, ont mis au jour son
rôle dans la genèse de la sociabilité et, par là, de la connaissance
elle-même en tant qu’humaine. Disons que le point critique révélé par
ces recherches est que la jalousie, dans son fonds, représente non pas
une rivalité vitale mais une identification mentale.
Identification
mentale. – Des enfants entre 6 mois et 2 ans étant confrontés par
couple et sans tiers et laissés à leur spontanéité ludique, on peut
constater le fait suivant : entre les enfants ainsi mis en présence
apparaissent des réactions diverses où semble se manifester une
communication. Parmi ces réactions un type se distingue, du fait qu’on
peut y reconnaître une rivalité objectivement définissable : il
comporte en effet entre les sujets une certaine adaptation des postures
et des gestes, à savoir une conformité dans leur alternance, une
convergence dans leur série, qui les ordonnent en provocations et
ripostes et permettent d’affirmer, sans préjuger de la conscience des
sujets, qu’ils réalisent la situation comme à double issue, comme une
alternative. Dans la mesure même de cette adaptation, on peut admettre
que dès ce stade s’ébauche la reconnaissance d’un rival, c’est-à-dire
d’un « autre » comme objet. Or, si une telle réaction peut être très
précoce, elle se montre déterminée par une condition si dominante
qu’elle en apparaît comme univoque : à savoir une limite qui ne peut
être dépassée dans l’écart d’âge entre les sujets. Cette limite se
restreint à deux mois et demi dans la première année de la période
envisagée et reste aussi stricte en s’élargissant.
Si cette
condition n’est pas remplie, les réactions que l’on observe entre les
enfants confrontés ont une valeur toute différente. Examinons les plus
fréquentes : celles de la parade, de la séduction, du despotisme. Bien
que deux partenaires y figurent, le rapport qui caractérise chacune
d’elles se révèle à l’observation, non pas comme un conflit entre deux
individus, mais dans chaque sujet, comme un conflit entre deux
attitudes opposées et complémentaires, et cette participation bipolaire
est constitutive de la situation elle-même. Pour comprendre cette
structure, qu’on s’arrête un instant à l’enfant qui se donne en
spectacle et à celui qui le suit du regard : quel est le plus
spectateur ? Ou bien qu’on observe l’enfant qui prodigue envers un
autre ses tentatives de séduction : où est le séducteur ? Enfin, de
l’enfant qui jouit des preuves de la domination qu’il exerce et de
celui qui se complaît à s’y soumettre, qu’on se demande quel est le
plus asservi ? Ici se réalise ce paradoxe : que chaque partenaire
confond la partie de l’autre avec la sienne propre et s’identifie à lui
; mais qu’il peut soutenir ce rapport sur une participation proprement
insignifiante de cet autre et vivre alors toute la situation à lui
seul, comme le manifeste la discordance parfois totale entre leurs
conduites. C’est dire que l’identification, spécifique des conduites
sociales, à ce stade, se fonde sur un sentiment de l’autre, que l’on ne
peut que méconnaître sans une conception correcte de sa valeur tout
imaginaire.
L’imago du semblable. – Quelle est donc la structure
de cette imago ? Une première indication nous est donnée par la
condition reconnue plus haut pour nécessaire à une adaptation réelle
entre partenaires, à savoir un écart d’âge très étroitement limité. Si
l’on se réfère au fait que ce stade est caractérisé par des
transformations de la structure nerveuse assez rapides et profondes
pour dominer les différenciations individuelles, on comprendra que
cette condition équivaut à l’exigence d’une similitude entre les
sujets. Il apparaît que l’imago de l’autre est liée à la structure du
corps propre et plus spécialement de ses fonctions de relation, par une
certaine similitude objective. La doctrine de la psychanalyse permet
de serrer davantage le problème. Elle nous montre dans le frère, au
sens neutre, l’objet électif des exigences de la libido qui, au stade
que nous étudions, sont homosexuelles. Mais aussi elle insiste sur la
confusion en cet objet de deux relations affectives, amour et
identification, dont l’opposition sera fondamentale aux stades
ultérieurs. Cette ambiguïté originelle se retrouve chez l’adulte,
dans la passion de la jalousie amoureuse et c’est là qu’on peut le
mieux la saisir. On doit la reconnaître, en effet, dans le puissant
intérêt que le sujet porte à l’image du rival : intérêt qui, bien qu’il
s’affirme comme haine, c’est-à-dire comme négatif, et bien qu’il se
motive par l’objet prétendu de l’amour, n’en paraît pas moins entretenu
par le sujet de la façon la plus gratuite et la plus coûteuse et
souvent domine à tel point le sentiment amoureux lui-même, qu’il doit
être interprété comme l’intérêt essentiel et positif de la passion. Cet
intérêt confond en lui l’identification et l’amour et, pour
n’apparaître que masqué dans le registre de la pensée de l’adulte, n’en
confère pas moins à la passion qu’il soutient cette irréfutabilité qui
l’apparente à l’obsession. L’agressivité maximum qu’on rencontre dans
les formes psychotiques de la passion est constituée bien plus par la
négation de cet intérêt singulier que par la rivalité qui paraît la
justifier.
Le sens de l’agressivité primordiale.– Mais c’est
tout spécialement dans la situation fraternelle primitive que
l’agressivité se démontre pour secondaire à l’identification. La
doctrine Freudienne reste incertaine sur ce point ; l’idée darwinienne
que la lutte est aux origines mêmes de la vie garde en effet un grand
crédit auprès du biologiste ; mais sans doute faut-il reconnaître ici
le prestige moins critiqué d’une emphase moralisante, qui se transmet
en des poncifs tels que : homo homini lupus. Il est évident, au
contraire, que le nourrissage constitue précisément pour les jeunes une
neutralisation temporaire des conditions de la lutte pour la
nourriture. Cette signification est plus évidente encore chez l’homme.
L’apparition de la jalousie en rapport avec le nourrissage, selon le
thème classique illustré plus haut par une citation de Saint Augustin,
doit donc être interprétée prudemment. En fait, la jalousie peut se
manifester dans des cas où le sujet, depuis longtemps sevré, n’est pas
en situation de concurrence vitale à l’égard de son frère. Le phénomène
semble donc exiger comme préalable une certaine identification à l’état
du frère. Au reste, la doctrine analytique, en caractérisant comme
sadomasochiste la tendance typique de la libido à ce même stade,
souligne certes que l’agressivité domine alors l’économie affective,
mais aussi qu’elle est toujours à la fois subie et agie, c’est-à-dire
sous-tendue par une identification à l’autre, objet de la violence.
Rappelons
que ce rôle de doublure intime que joue le masochisme dans le sadisme,
a été mis en relief par la psychanalyse et que c’est l’énigme que
constitue le masochisme dans l’économie des instincts vitaux qui a
conduit Freud à affirmer un instinct de mort. Si l’on veut suivre
l’idée que nous avons indiquée plus haut, et désigner avec nous dans le
malaise du sevrage humain la source du désir de la mort, on reconnaîtra
dans le masochisme primaire le moment dialectique où le sujet assume
par ses premiers actes de jeu la reproduction de ce malaise même et,
par là, le sublime et le surmonte. C’est bien ainsi que sont apparus
les jeux primitifs de l’enfant à l’œil connaisseur de Freud : cette
joie de la première enfance de rejeter un objet du champ de son regard,
puis, l’objet retrouvé, d’en renouveler inépuisablement l’exclusion,
signifie bien que c’est le pathétique du sevrage que le sujet s’inflige
à nouveau, tel qu’il l’a subi, mais dont il triomphe maintenant qu’il
est actif dans sa reproduction. Le dédoublement ainsi ébauché dans
le sujet, c’est l’identification au frère qui lui permet de s’achever :
elle fournit l’image qui fixe l’un des pôles du masochisme primaire.
Ainsi la non-violence du suicide primordial engendre la violence du
meurtre imaginaire du frère. Mais cette violence n’a pas de rapport
avec la lutte pour la vie. L’objet que choisit l’agressivité dans les
primitifs jeux de la mort est, en effet, hochet ou déchet,
biologiquement indifférent ; le sujet l’abolit gratuitement, en quelque
sorte pour le plaisir, il ne fait que consommer ainsi la perte de
l’objet maternel. L’image du frère non sevré n’attire une agression
spéciale que parce qu’elle répète dans le sujet l’imago de la situation
maternelle et avec elle le désir de la mort. Ce phénomène est
secondaire à l’identification.
Le stade du miroir
L’identification
affective est une fonction psychique dont la psychanalyse a établi
l’originalité, spécialement dans le complexe d’Œdipe, comme nous le
verrons. Mais l’emploi de ce terme au stade que nous étudions reste mal
défini dans la doctrine ; c’est à quoi nous avons tenté de suppléer par
une théorie de cette identification dont nous désignons le moment
génétique sous le terme de stade du miroir. Le stade ainsi considéré
répond au déclin du sevrage, c’est-à-dire à la fin de ces six mois dont
la dominante psychique de malaise, répondant au retard de la croissance
physique, traduit cette prématuration de la naissance qui est, comme
nous l’avons dit, le fond spécifique du sevrage chez l’homme. Or, la
reconnaissance par le sujet de son image dans le miroir est un
phénomène (8*40 – 10)qui, pour l’analyse de ce stade, est deux fois
significatif : le phénomène apparaît après six mois et son étude à ce
moment révèle de façon démonstrative les tendances qui constituent
alors la réalité du sujet ; l’image spéculaire, en raison même de ces
affinités, donne un bon symbole de cette réalité : de sa valeur
affective, illusoire comme l’image, et de sa structure, comme elle
reflet de la forme humaine. La perception de la forme du semblable
en tant qu’unité mentale est liée chez l’être vivant à un niveau
corrélatif d’intelligence et de sociabilité. L’imitation au signal la
montre, réduite, chez l’animal de troupeau ; les structures
échomimiques, échopraxiques en manifestent l’infinie richesse chez le
Singe et chez l’homme. C’est le sens primaire de l’intérêt que l’un et
l’autre manifestent à leur image spéculaire. Mais si leurs
comportements à l’égard de cette image, sous la forme de tentatives
d’appréhension manuelle, paraissent se ressembler, ces jeux ne dominent
chez l’homme que pendant un moment, à la fin de la première année, âge
dénommé par Bühler « âge du Chimpanzé » parce que l’homme y passe à un
pareil niveau d’intelligence instrumentale.
Puissance seconde de
l’image spéculaire. – Or le phénomène de perception qui se produit chez
l’homme dès le sixième mois, est apparu dès ce moment sous une forme
toute différente, caractéristique d’une intuition illuminative, à
savoir, sur le fonds d’une inhibition attentive, révélation soudaine du
comportement adapté (ici geste de référence à quelque partie du corps
propre) ; puis ce gaspillage jubilatoire d’énergie qui signale
objectivement le triomphe ; cette double réaction laissant entrevoir le
sentiment de compréhension sous sa forme ineffable. Ces caractères
traduisent selon nous le sens secondaire que le phénomène reçoit des
conditions libidinales qui entourent son apparition. Ces conditions ne
sont que les tensions psychiques issues des mois de prématuration et
qui paraissent traduire une double rupture vitale : rupture de cette
immédiate adaptation au milieu qui définit le monde de l’animal par sa
connaturalité ; rupture de cette unité du fonctionnement du vivant qui
asservit chez l’animal la perception à la pulsion.
La
discordance, à ce stade chez l’homme, tant des pulsions que des
fonctions, n’est que la suite de l’incoordination prolongée des
appareils. Il en résulte un stade affectivement et mentalement
constitué sur la base d’une proprioceptivité qui donne le corps comme
morcelé : d’une part, l’intérêt psychique se trouve déplacé sur des
tendances visant à quelque recollement du corps propre ; d’autre part,
la réalité, soumise d’abord à un morcellement perceptif, dont le chaos
atteint jusqu’à ses catégories, « espaces », par exemple, aussi
disparates que les statiques successives de l’enfant, s’ordonne en
reflétant les formes du corps, qui donnent en quelque sorte le modèle
de tous les objets. C’est ici une structure archaïque du monde
humain dont l’analyse de l’inconscient a montré les profonds vestiges :
fantasmes de démembrement, de dislocation du corps, dont ceux de la
castration ne sont qu’une image mise en valeur par un complexe
particulier ; l’imago du double, dont les objectivations fantastiques,
telles que des causes diverses les réalisent à divers âges de la vie,
révèlent au psychiatre qu’elle évolue avec la croissance du sujet ;
enfin, ce symbolisme anthropomorphique et organique des objets dont la
psychanalyse, dans les rêves et dans les symptômes, a fait la
prodigieuse découverte. La tendance par où le sujet restaure l’unité
perdue de soi-même prend place dès l’origine au centre de la
conscience. Elle est la source d’énergie de son progrès mental, progrès
dont la structure est déterminée par la prédominance des fonctions
visuelles. Si la recherche de son unité affective promeut chez le sujet
les formes où il se représente son identité, la forme la plus intuitive
en est donnée, à cette phase, par l’image spéculaire. Ce que le sujet
salue en elle, c’est l’unité mentale qui lui est inhérente. Ce qu’il y
reconnaît, c’est l’idéal de l’imago du double. Ce qu’il y acclame,
c’est le triomphe de la tendance salutaire.
Structure
narcissique du moi. – Le monde propre à cette phase est donc un monde
narcissique. En le désignant ainsi nous n’évoquons pas seulement sa
structure libidinale par le terme même auquel Freud et Abraham, dès
1908 ont assigné le sens purement énergétique d’investissement de la
libido sur le corps propre ; nous voulons aussi pénétrer sa structure
mentale avec le plein sens du mythe de Narcisse ; que ce sens indique
la mort : l’insuffisance vitale dont ce monde est issu ; ou la
réflexion spéculaire : l’imago du double qui lui est centrale ; ou
l’illusion de l’image : ce monde, nous l’allons voir, ne contient pas
d’autrui.
La perception de l’activité d’autrui ne suffit pas en
effet à rompre l’isolement affectif du sujet. Tant que l’image du
semblable ne joue que son rôle primaire, limité à la fonction
d’expressivité, elle déclenche chez le sujet émotions et postures
similaires, du moins dans la mesure où le permet la structure actuelle
de ses appareils. Mais tandis qu’il subit cette suggestion émotionnelle
ou motrice, le sujet ne se distingue pas de l’image elle-même. Bien
plus, dans la discordance caractéristique de cette phase, l’image ne
fait qu’ajouter l’intrusion temporaire d’une tendance étrangère.
Appelons-la intrusion narcissique : l’unité qu’elle introduit dans les
tendances contribuera pourtant à la formation du moi. Mais, avant que
le moi affirme son identité, il se confond avec cette image qui le
forme, mais l’aliène primordialement. Disons que le moi gardera de
cette origine la structure ambiguë du spectacle qui, manifeste dans les
situations plus haut décrites du despotisme, de la séduction, de la
parade, donne leur forme à des pulsions, sado-masochiste et
scoptophilique (désir de voir et d’être vu), destructrices de l’autrui
dans leur essence. Notons aussi que cette intrusion primordiale fait
comprendre toute projection du moi constitué, qu’elle se manifeste
comme mythomaniaque chez l’enfant dont l’identification personnelle
vacille encore, comme transitiviste chez le paranoïaque dont le moi
régresse à un stade archaïque, ou comme compréhensive quand elle est
intégrée dans un moi normal.
Le drame de la jalousie : le moi et l’autrui
Le
moi se constitue en même temps que l’autrui dans le drame de la
jalousie. Pour le sujet, c’est une discordance qui intervient dans la
satisfaction spectaculaire, du fait de la tendance que celle-ci
suggère. Elle implique l’introduction d’un tiers objet qui, à la
confusion affective, comme à l’ambiguïté spectaculaire, substitue la
concurrence d’une situation triangulaire. Ainsi le sujet, engagé dans
la jalousie par identification, débouche (8*40 – 11)sur une alternative
nouvelle où se joue le sort de la réalité : ou bien il retrouve l’objet
maternel et va s’accrocher au refus du réel et à la destruction de
l’autre ; ou bien, conduit à quelque autre objet, il le reçoit sous la
forme caractéristique de la connaissance humaine, comme objet
communicable, puisque concurrence implique à la fois rivalité et accord
; mais en même temps il reconnaît l’autre avec lequel s’engage la lutte
ou le contrat, bref il trouve à la fois l’autrui et l’objet socialisé.
Ici encore la jalousie humaine se distingue donc de la rivalité vitale
immédiate, puisqu’elle forme son objet plus qu’il ne la détermine ;
elle se révèle comme l’archétype des sentiments sociaux. Le moi
ainsi conçu ne trouve pas avant l’âge de trois ans sa constitution
essentielle ; c’est celle même, on le voit, de l’objectivité
fondamentale de la connaissance humaine. Point remarquable, celle-ci
tire sa richesse et sa puissance de l’insuffisance vitale de l’homme à
ses origines. Le symbolisme primordial de l’objet favorise tant son
extension hors des limites des instincts vitaux que sa perception comme
instrument. Sa socialisation par la sympathie jalouse fonde sa
permanence et sa substantialité. Tels sont les traits essentiels du rôle psychique du complexe fraternel. En voici quelques applications.
Conditions
et effets de la fraternité. – Le rôle traumatisant du frère au sens
neutre est donc constitué par son intrusion. Le fait et l’époque de son
apparition déterminent sa signification pour le sujet. L’intrusion part
du nouveau venu pour infester l’occupant ; dans la famille, c’est en
règle générale le fait d’une naissance et c’est l’aîné qui en principe
joue le rôle de patient. La réaction du patient au traumatisme
dépend de son développement psychique. Surpris par l’intrus dans le
désarroi du sevrage, il le réactive sans cesse à son spectacle : il
fait alors une régression qui se révélera, selon les destins du moi,
comme psychose schizophrénique ou comme névrose hypochondriaque ; ou
bien il réagit par la destruction imaginaire du monstre, qui donnera de
même soit des impulsions perverses, soit une culpabilité obsessionnelle. Que
l’intrus ne survienne au contraire qu’après le complexe de l’Œdipe, il
est adopté le plus souvent sur le plan des identifications parentales,
plus denses affectivement et plus riches de structure, on va le voir.
Il n’est plus pour le sujet l’obstacle ou le reflet, mais une personne
digne d’amour ou de haine. Les pulsions agressives se subliment en
tendresse ou en sévérité. Mais le frère donne aussi le modèle
archaïque du moi. Ici le rôle d’agent revient à l’aîné comme au plus
achevé. Plus conforme sera ce modèle à l’ensemble des pulsions du
sujet, plus heureuse sera la synthèse du moi et plus réelles les formes
de l’objectivité. Cette formule est-elle confirmée par l’étude des
jumeaux ? On sait que de nombreux mythes leur imputent la puissance du
héros, par quoi est restaurée dans la réalité l’harmonie du sein
maternel, mais c’est au prix d’un fratricide. Quoi qu’il en soit, c’est
par le semblable que l’objet comme le moi se réalise : plus il peut
assimiler de son partenaire, plus le sujet conforte à la fois sa
personnalité et son objectivité, garantes de sa future efficacité. Mais
le groupe de la fratrie familiale, divers d’âge et de sexe, est
favorable aux identifications les plus discordantes du moi. L’imago
primordiale du double sur laquelle le moi se modèle semble d’abord
dominée par les fantaisies de la forme, comme il apparaît dans le
fantasme commun aux deux sexes, de la mère phallique ou dans le double
phallique de la femme névrosée. D’autant plus facilement se
fixera-t-elle en des formes atypiques, où des appartenances accessoires
pourront jouer un aussi grand rôle que des différences organiques ; et
l’on verra, selon la poussée, suffisante ou non, de l’instinct sexuel,
cette identification de la phase narcissique, soit engendrer les
exigences formelles d’une homosexualité ou de quelque fétichisme
sexuel, soit, dans le système d’un moi paranoïaque, s’objectiver dans
le type du persécuteur, extérieur ou intime. Les connexions de la
paranoïa avec le complexe fraternel se manifestent par la fréquence des
thèmes de filiation, d’usurpation, de spoliation, comme sa structure
narcissique se révèle dans les thèmes plus paranoïdes de l’intrusion,
de l’influence, du dédoublement, du double et de toutes les
transmutations délirantes du corps. Ces connexions s’expliquent en
ce que le groupe familial, réduit à la mère et à la fratrie, dessine un
complexe psychique où la réalité tend à rester imaginaire ou tout au
plus abstraite. La clinique montre qu’effectivement le groupe ainsi
décomplété est très favorable à l’éclosion des psychoses et qu’on y
trouve la plupart des cas de délires à deux.
3. – Le complexe d’Œdipe
C’est
en découvrant dans l’analyse des névroses les faits œdipiens que Freud
mit au jour le concept du complexe. Le complexe d’Œdipe, exposé, vu le
nombre des relations psychiques qu’il intéresse, en plus d’un point de
cet ouvrage, s’impose ici – et à notre étude, puisqu’il définit plus
particulièrement les relations psychiques dans la famille humaine – et
à notre critique, pour autant que Freud donne cet élément psychologique
pour la forme spécifique de la famille humaine et lui subordonne toutes
les variations sociales de la famille. L’ordre méthodique ici proposé,
tant dans la considération des structures mentales que des faits
sociaux, conduira à une révision du complexe qui permettra de situer
dans l’histoire la famille paternaliste et d’éclairer plus avant la
névrose contemporaine.
Schéma du complexe. – La psychanalyse a
révélé chez l’enfant des pulsions génitales dont l’apogée se situe dans
la 4ème année. Sans nous étendre ici sur leur structure, disons
qu’elles constituent une sorte de puberté psychologique, fort
prématurée, on le voit, par rapport à la puberté physiologique. En
fixant l’enfant par un désir sexuel à l’objet le plus proche que lui
offrent normalement la présence et l’intérêt, à savoir le parent de
sexe opposé, ces pulsions donnent sa base au complexe ; leur
frustration en forme le nœud. Bien qu’inhérente à la prématuration
essentielle de ces pulsions, cette frustration est rapportée par
l’enfant au tiers objet que les mêmes conditions de présence et
d’intérêt lui désignent normalement comme l’obstacle à leur
satisfaction : à savoir au parent du même sexe. La frustration qu’il
subit s’accompagne, en effet, communément d’une répression éducative
qui a pour but d’empêcher tout aboutissement de ces pulsions et
spécialement leur aboutissement masturbatoire. D’autre part, l’enfant
acquiert une certaine intuition de la situation qui lui est interdite,
tant par les signes discrets et diffus qui trahissent à sa sensibilité
les relations parentales que par les hasards intempestifs qui les lui
dévoilent. Par ce double procès, le parent de même sexe apparaît à
l’enfant à la fois comme l’agent de l’interdiction sexuelle et
l’exemple de sa transgression. (8*40 – 12)La tension ainsi
constituée se résout, d’une part, par un refoulement de la tendance
sexuelle qui, dès lors, restera latente – laissant place à des intérêts
neutres, éminemment favorables aux acquisitions éducatives – jusqu’à la
puberté ; d’autre part, par la sublimation de l’image parentale qui
perpétuera dans la conscience un idéal représentatif, garantie de la
coïncidence future des attitudes psychiques et des attitudes
physiologiques au moment de la puberté. Ce double procès a une
importance génétique fondamentale, car il reste inscrit dans le
psychisme en deux instances permanentes : celle qui refoule s’appelle
le surmoi, celle qui sublime, l’idéal du moi. Elles représentent
l’achèvement de la crise œdipienne.
Valeur objective du
complexe. – Ce schéma essentiel du complexe répond à un grand nombre de
données de l’expérience. L’existence de la sexualité infantile est
désormais incontestée ; au reste, pour s’être révélée historiquement
par ces séquelles de son évolution qui constituent les névroses, elle
est accessible à l’observation la plus immédiate, et sa méconnaissance
séculaire est une preuve frappante de la relativité sociale du savoir
humain. Les instances psychiques qui, sous le nom du surmoi et d’idéal
du moi, ont été isolées dans une analyse concrète des symptômes des
névroses, ont manifesté leur valeur scientifique dans la définition et
l’explication des phénomènes de la personnalité ; il y a là un ordre de
détermination positive qui rend compte d’une foule d’anomalies du
comportement humain et, du même coup, rend caduques, pour ces troubles,
les références à l’ordre organique qui, encore que de pur principe ou
simplement mythiques, tiennent lieu de méthode expérimentale à toute
une tradition médicale. À vrai dire, ce préjugé qui attribue à
l’ordre psychique un caractère épiphénoménal, c’est-à-dire inopérant,
était favorisé par une analyse insuffisante des facteurs de cet ordre
et c’est précisément à la lumière de la situation définie comme
œdipienne que tels accidents de l’histoire du sujet prennent la
signification et l’importance qui permettent de leur rapporter tel
trait individuel de sa personnalité ; on peut même préciser que lorsque
ces accidents affectent la situation œdipienne comme traumatismes dans
son évolution, ils se répètent plutôt dans les effets du surmoi ; s’ils
l’affectent comme atypies dans sa constitution, c’est plutôt dans les
formes de l’idéal du moi qu’ils se reflètent. Ainsi, comme inhibitions
de l’activité créatrice ou comme inversions de l’imagination sexuelle,
un grand nombre de troubles, dont beaucoup apparaissent au niveau des
fonctions somatiques élémentaires, ont trouvé leur réduction théorique
et thérapeutique.
La famille selon Freud
Découvrir que
des développements aussi importants pour l’homme que ceux de la
répression sexuelle et du sexe psychique étaient soumis à la régulation
et aux accidents d’un drame psychique de la famille, c’était fournir la
plus précieuse contribution à l’anthropologie du groupement familial,
spécialement à l’étude des interdictions que ce groupement formule
universellement et qui ont pour objet le commerce sexuel entre certains
de ses membres. Aussi bien, Freud en vint-il vite à formuler une
théorie de la famille. Elle était fondée sur une dissymétrie, apparue
dès les premières recherches, dans la situation des deux sexes par
rapport à l’Œdipe. Le procès qui va du désir œdipien à sa répression
n’apparaît aussi simple que nous l’avons exposé d’abord, que chez
l’enfant mâle. Aussi est-ce ce dernier qui est pris constamment pour
sujet dans les exposés didactiques du complexe. Le désir œdipien
apparaît, en effet, beaucoup plus intense chez le garçon et donc pour
la mère. D’autre part, la répression révèle, dans son mécanisme, des
traits qui ne paraissent d’abord justifiables que si, dans sa forme
typique, elle s’exerce du père au fils. C’est là le fait du complexe de
castration.
Le complexe de castration. – Cette répression
s’opère par un double mouvement affectif du sujet : agressivité contre
le parent à l’égard duquel son désir sexuel le met en posture de rival
; crainte secondaire, éprouvée en retour, d’une agression semblable. Or
un fantasme soutient ces deux mouvements, si remarquable qu’il a été
individualisé avec eux en un complexe dit de castration. Si ce terme se
justifie par les fins agressives et répressives qui apparaissent à ce
moment de l’Œdipe, il est pourtant peu conforme au fantasme qui en
constitue le fait original. Ce fantasme consiste essentiellement
dans la mutilation d’un membre, c’est-à-dire dans un sévice qui ne peut
servir qu’à châtrer un mâle. Mais la réalité apparente de ce danger,
jointe au fait que la menace en est réellement formulée par une
tradition éducative, devait entraîner Freud à le concevoir comme
ressenti d’abord pour sa valeur réelle et à reconnaître dans une
crainte inspirée de mâle à mâle, en fait par le père, le prototype de
la répression œdipienne. Dans cette voie, Freud recevait un appui
d’une donnée sociologique : non seulement l’interdiction de l’inceste
avec la mère a un caractère universel, à travers les relations de
parenté infiniment diverses et souvent paradoxales que les cultures
primitives frappent du tabou de l’inceste, mais encore, quel que soit
dans une culture le niveau de la conscience morale, cette interdiction
est toujours expressément formulée et la transgression en est frappée
d’une réprobation constante. C’est pourquoi Frazer reconnaît dans le
tabou de la mère la loi primordiale de l’humanité.
Le mythe du
parricide originel. – C’est ainsi que Freud fait le saut théorique dont
nous avons marqué l’abus dans notre introduction : de la famille
conjugale qu’il observait chez ses sujets, à une hypothétique famille
primitive conçue comme une horde qu’un mâle domine par sa supériorité
biologique en accaparant les femelles nubiles. Freud se fonde sur le
lien que l’on constate entre les tabous et les observances à l’égard du
totem, tour à tour objet d’inviolabilité et d’orgie sacrificielle. Il
imagine un drame de meurtre du père par les fils, suivi d’une
consécration posthume de sa puissance sur les femmes par les meurtriers
prisonniers d’une insoluble rivalité : événement primordial, d’où, avec
le tabou de la mère, serait sortie toute tradition morale et culturelle. Même
si cette construction n’était ruinée par les seules pétitions de
principe qu’elle comporte – attribuer à un groupe biologique la
possibilité, qu’il s’agit justement de fonder, de la reconnaissance
d’une loi – ses prémisses prétendues biologiques elles-mêmes, à savoir
la tyrannie permanente exercée par le chef de la horde, se réduiraient
à un fantôme de plus en plus incertain à mesure qu’avance notre
connaissance des Anthropoïdes. Mais surtout les traces universellement
présentes et la survivance étendue d’une structure matriarcale de la
famille, l’existence dans son aire de toutes les formes fondamentales
de la culture, et spécialement d’une répression souvent très rigoureuse
de la sexualité manifestent que l’ordre de la famille humaine a des
fondements soustraits à la force du mâle. Il nous semble pourtant
que l’immense moisson des faits que le complexe d’Œdipe a permis
d’objectiver depuis quelque cinquante ans, peut éclairer la structure
psychologique de la famille, plus avant que les intuitions trop hâtives
que nous venons d’exposer.
Les fonctions du complexe : révision psychologique
Le
complexe d’Œdipe marque tous les niveaux du psychisme ; mais les
théoriciens de la psychanalyse n’ont pas défini sans ambiguïté les
fonctions qu’il y remplit ; c’est faute d’avoir distingué suffisamment
les plans de développement sur lesquels ils l’expliquent. Si le
complexe leur apparaît en effet comme l’axe selon lequel l’évolution de
la sexualité se projette dans la constitution de la réalité, ces deux
plans divergent chez l’homme d’une incidence spécifique, qui est certes
reconnue par eux comme répression de la sexualité et sublimation de la
réalité, mais doit être intégrée dans une conception plus rigoureuse de
ces rapports de structure : le rôle de maturation que joue le complexe
dans l’un et l’autre de ces plans ne pouvant être tenu pour parallèle
qu’approximativement.
Maturation de la sexualité
L’appareil
psychique de la sexualité se révèle d’abord chez l’enfant sous les
formes les plus aberrantes par rapport à ses fins biologiques, et la
succession de ces formes témoigne que c’est par une maturation
progressive qu’il se conforme à l’organisation génitale. Cette
maturation de la sexualité conditionne le complexe d’Œdipe, en formant
ses tendances fondamentales, mais, inversement, le complexe la favorise
en la dirigeant vers ses objets.
Le mouvement de l’Œdipe
s’opère, en effet, par un conflit triangulaire dans le sujet ; déjà,
nous avons vu le jeu des tendances issues du sevrage produire une
formation de cette sorte ; c’est aussi la mère, objet premier de ces
tendances, comme nourriture à absorber et même comme sein où se
résorber, qui se propose d’abord au désir œdipien. On comprend ainsi
que ce désir se caractérise mieux chez le mâle, mais aussi qu’il y
prête une occasion singulière à la réactivation des tendances du
sevrage, c’est-à-dire à une régression sexuelle. Ces tendances ne
constituent pas seulement, en effet, une impasse psychologique ; elles
s’opposent en outre particulièrement ici à l’attitude
d’extériorisation, conforme à l’activité du mâle. Tout au contraire,
dans l’autre sexe, où ces tendances ont une issue possible dans la
destinée biologique du sujet, l’objet maternel, en détournant une part
du désir œdipien, tend certes à neutraliser le potentiel du complexe
et, par là, ses effets de sexualisation, mais, en imposant un
changement d’objet, la tendance génitale se détache mieux des tendances
primitives et d’autant plus facilement qu’elle n’a pas à renverser
l’attitude d’intériorisation héritée de ces tendances, qui sont
narcissiques. Ainsi en arrive-t-on à cette conclusion ambiguë que, d’un
sexe à l’autre, plus la formation du complexe est accusée, plus
aléatoire paraît être son rôle dans l’adaptation sexuelle.
Constitution de la réalité
On
voit ici l’influence du complexe psychologique sur une relation vitale
et c’est par là qu’il contribue à la constitution de la réalité. Ce
qu’il y apporte se dérobe aux termes d’une psychogenèse
intellectualiste : c’est une certaine profondeur affective de l’objet.
Dimension qui, pour faire le fond de toute compréhension subjective, ne
s’en distinguerait pas comme phénomène, si la clinique des maladies
mentales ne nous la faisait saisir comme telle en proposant toute une
série de ses dégradations aux limites de la compréhension. Pour
constituer en effet une norme du vécu, cette dimension ne peut qu’être
reconstruite par des intuitions métaphoriques : densité qui confère
l’existence à l’objet, perspective qui nous donne le sentiment de sa
distance et nous inspire le respect de l’objet. Mais elle se démontre
dans ces vacillements de la réalité qui fécondent le délire : quand
l’objet tend à se confondre avec le moi en même temps qu’à se résorber
en fantasme, quand il apparaît décomposé selon l’un de ces sentiments
qui forment le spectre de l’irréalité, depuis les sentiments
d’étrangeté, de déjà vu, de jamais-vu, en passant par les fausses
reconnaissances, les illusions de sosie, les sentiments de devinement,
de participation, d’influence, les intuitions de signification, pour
aboutir au crépuscule du monde et à cette abolition affective qu’on
désigne formellement en allemand comme perte de l’objet (Objektverlust). Ces
qualités si diverses du vécu, la psychanalyse les explique par les
variations de la quantité d’énergie vitale que le désir investit dans
l’objet. La formule, toute verbale qu’elle puisse paraître, répond,
pour les psychanalystes, à une donnée de leur pratique ; ils comptent
avec cet investissement dans les « transferts » opératoires de leurs
cures ; c’est sur les ressources qu’il offre qu’ils doivent fonder
l’indication du traitement. Ainsi ont-ils reconnu dans les symptômes
cités plus haut les indices d’un investissement trop narcissique de la
libido, cependant que la formation de l’Œdipe apparaissait comme le
moment et la preuve d’un investissement suffisant pour le « transfert ». Ce
rôle de l’Œdipe serait corrélatif de la maturation de la sexualité.
L’attitude instaurée par la tendance génitale cristalliserait selon son
type normal le rapport vital à la réalité. On caractérise cette
attitude par les termes de don et de sacrifice, termes grandioses, mais
dont le sens reste ambigu et hésite entre la défense et le renoncement.
Par eux une conception audacieuse retrouve le confort secret d’un thème
moralisant : dans le passage de la captativité à l’oblativité, on
confond à plaisir l’épreuve vitale et l’épreuve morale. Cette
conception peut se définir une psychogenèse analogique ; elle est
conforme au défaut le plus marquant de la doctrine analytique :
négliger la structure au profit du dynamisme. Pourtant l’expérience
analytique elle-même apporte une contribution à l’étude des formes
mentales en démontrant leur rapport – soit de conditions, soit de
solutions – avec les crises affectives. C’est en différenciant le jeu
formel du complexe qu’on peut établir, entre sa fonction et la
structure du drame qui lui est essentielle, un rapport plus arrêté.
Répression de la sexualité
Le
complexe d’Œdipe, s’il marque le sommet de la sexualité infantile, est
aussi le ressort de la répression qui en réduit les images à l’état de
latence jusqu’à la puberté ; s’il détermine une condensation de la
réalité dans le sens de la vie, il est aussi le moment de la
sublimation qui chez l’homme ouvre à cette réalité son extension
désintéressée. Les formes sous lesquelles se perpétuent ces effets
sont désignées comme surmoi ou idéal du moi, selon qu’elles sont pour
le sujet inconscientes ou conscientes. Elles reproduisent, dit-on,
l’imago du parent du même sexe, l’idéal du moi contribuant ainsi au
conformisme sexuel du psychisme. Mais l’imago du père aurait, selon la
doctrine, dans ces deux fonctions, un rôle prototypique en raison de la
domination du mâle. Pour la répression de la sexualité, cette
conception repose, nous l’avons indiqué, sur le fantasme de castration.
Si la doctrine le rapporte à une menace réelle, c’est avant tout que,
génialement dynamiste pour reconnaître les tendances, Freud reste fermé
par l’atomisme traditionnel à la notion de l’autonomie des formes ;
c’est ainsi qu’à observer l’existence du même fantasme chez la petite
fille ou d’une image phallique de la mère dans les deux sexes, il est
contraint d’expliquer ces faits par de précoces révélations de la
domination du mâle, révélations qui conduiraient la petite fille à la
nostalgie de la virilité, l’enfant à concevoir sa mère comme virile.
Genèse qui, pour trouver un fondement dans l’identification, requiert à
l’usage une telle surcharge de mécanismes qu’elle paraît erronée.
Les
fantasmes de morcellement. – Or, le matériel de l’expérience analytique
suggère une interprétation différente ; le fantasme de castration est
en effet précédé par toute une série de fantasmes de morcellement du
corps qui vont en régression (8*40 – 14)de la dislocation et du
démembrement, par l’éviration, l’éventrement, jusqu’à la dévoration et
à l’ensevelissement. L’examen de ces fantasmes révèle que leur série
s’inscrit dans une forme de pénétration à sens destructeur et
investigateur à la fois, qui vise le secret du sein maternel, cependant
que ce rapport est vécu par le sujet sous un mode plus ambivalent à
proportion de leur archaïsme. Mais les chercheurs qui ont le mieux
compris l’origine maternelle de ces fantasmes (Mélanie Klein), ne
s’attachent qu’à la symétrie et à l’extension qu’ils apportent à la
formation de l’Œdipe, en révélant par exemple la nostalgie de la
maternité chez le garçon. Leur intérêt tient à nos yeux dans
l’irréalité évidente de leur structure : l’examen de ces fantasmes
qu’on trouve dans les rêves et dans certaines impulsions permet
d’affirmer qu’ils ne se rapportent à aucun corps réel, mais à un
mannequin hétéroclite, à une poupée baroque, à un trophée de membres où
il faut reconnaître l’objet narcissique dont nous avons plus haut
évoqué la genèse : conditionnée par la précession, chez l’homme, de
formes imaginaires du corps sur la maîtrise du corps propre, par la
valeur de défense que le sujet donne à ces formes, contre l’angoisse du
déchirement vital, fait de la prématuration.
Origine maternelle
du surmoi archaïque. – Le fantasme de castration se rapporte à ce même
objet : sa forme, née avant tout repérage du corps propre, avant toute
distinction d’une menace de l’adulte, ne dépend pas du sexe du sujet et
détermine plutôt qu’elle ne subit les formules de la tradition
éducative. Il représente la défense que le moi narcissique, identifié à
son double spéculaire, oppose au renouveau d’angoisse qui, au premier
moment de l’Œdipe, tend à l’ébranler : crise que ne cause pas tant
l’irruption du désir génital dans le sujet que l’objet qu’il
réactualise, à savoir la mère. À l’angoisse réveillée par cet objet, le
sujet répond en reproduisant le rejet masochique par où il a surmonté
sa perte primordiale, mais il l’opère selon la structure qu’il a
acquise, c’est-à-dire dans une localisation imaginaire de la tendance. Une
telle genèse de la répression sexuelle n’est pas sans référence
sociologique : elle s’exprime dans les rites par lesquels les primitifs
manifestent que cette répression tient aux racines du lien social :
rites de fête qui, pour libérer la sexualité, y désignent par leur
forme orgiaque le moment de la réintégration affective dans le Tout ;
rites de circoncision qui, pour sanctionner la maturité sexuelle,
manifestent que la personne n’y accède qu’au prix d’une mutilation
corporelle. Pour définir sur le plan psychologique cette genèse de
la répression, on doit reconnaître dans le fantasme de castration le
jeu imaginaire qui la conditionne, dans la mère l’objet qui la
détermine. C’est la forme radicale des contrepulsions qui se révèlent à
l’expérience analytique pour constituer le noyau le plus archaïque du
surmoi et pour représenter la répression la plus massive. Cette force
se répartit avec la différenciation de cette forme, c’est-à-dire avec
le progrès par où le sujet réalise l’instance répressive dans
l’autorité de l’adulte ; on ne saurait autrement comprendre ce fait,
apparemment contraire à la théorie, que la rigueur avec laquelle le
surmoi inhibe les fonctions du sujet tende à s’établir en raison
inverse des sévérités réelles de l’éducation. Bien que le surmoi
reçoive déjà de la seule répression maternelle (disciplines du sevrage
et des sphincters) des traces de la réalité, c’est dans le complexe
d’Œdipe qu’il dépasse sa forme narcissique.
Sublimation de la réalité
Ici
s’introduit le rôle de ce complexe dans la sublimation de la réalité.
On doit partir, pour le comprendre, du moment où la doctrine montre la
solution du drame, à savoir de la forme qu’elle y a découverte, de
l’identification. C’est, en effet, en raison d’une identification du
sujet à l’imago du parent de même sexe que le surmoi et l’idéal du moi
peuvent révéler à l’expérience des traits conformes aux particularités
de cette imago.
La doctrine y voit le fait d’un narcissisme
secondaire ; elle ne distingue pas cette identification de
l’identification narcissique : il y a également assimilation du sujet à
l’objet ; elle n’y voit d’autre différence que la constitution, avec le
désir œdipien, d’un objet de plus de réalité, s’opposant à un moi mieux
formé ; de la frustration de ce désir résulterait, selon les constantes
de l’hédonisme, le retour du sujet à sa primordiale voracité
d’assimilation et, de la formation du moi, une imparfaite introjection
de l’objet : l’imago, pour s’imposer au sujet, se juxtapose seulement
au moi dans les deux exclusions de l’inconscient et de l’idéal.
Originalité
de l’identification œdipienne. – Une analyse plus structurale de
l’identification œdipienne permet pourtant de lui reconnaître une forme
plus distinctive. Ce qui apparaît d’abord, c’est l’antinomie des
fonctions que joue dans le sujet l’imago parentale : d’une part, elle
inhibe la fonction sexuelle, mais sous une forme inconsciente, car
l’expérience montre que l’action du surmoi contre les répétitions de la
tendance reste aussi inconsciente que la tendance reste refoulée.
D’autre part, l’imago préserve cette fonction, mais à l’abri de sa
méconnaissance, car c’est bien la préparation des voies de son retour
futur que représente dans la conscience l’idéal du moi. Ainsi, si la
tendance se résout sous les deux formes majeures, inconscience,
méconnaissance, où l’analyse a appris à la reconnaître, l’imago
apparaît elle-même sous deux structures dont l’écart définit la
première sublimation de la réalité. On ne souligne pourtant pas
assez que l’objet de l’identification n’est pas ici l’objet du désir,
mais celui qui s’y oppose dans le triangle œdipien. L’identification de
mimétique est devenue propitiatoire ; l’objet de la participation
sado-masochique se dégage du sujet, prend distance de lui dans la
nouvelle ambiguïté de la crainte et de l’amour. Mais, dans ce pas vers
la réalité, l’objet primitif du désir paraît escamoté. Ce fait
définit pour nous l’originalité de l’identification œdipienne : il nous
paraît indiquer que, dans le complexe d’Œdipe, ce n’est pas le moment
du désir qui érige l’objet dans sa réalité nouvelle, mais celui de la
défense narcissique du sujet. Ce moment, en faisant surgir l’objet
que sa position situe comme obstacle au désir, le montre auréolé de la
transgression sentie comme dangereuse ; il apparaît au moi à la fois
comme l’appui de sa défense et l’exemple de son triomphe. C’est
pourquoi cet objet vient normalement remplir le cadre du double où le
moi s’est identifié d’abord et par lequel il peut encore se confondre
avec l’autrui ; il apporte au moi une sécurité, en renforçant ce cadre,
mais du même coup il le lui oppose comme un idéal qui, alternativement,
l’exalte et le déprime. Ce moment de l’Œdipe donne le prototype de
la sublimation autant par le rôle de présence masquée qu’y joue la
tendance, que par la forme dont il revêt l’objet. La même forme est
sensible en effet à chaque crise où se produit, pour la réalité
humaine, cette condensation dont nous avons posé plus haut l’énigme :
c’est cette lumière de l’étonnement qui transfigure un objet en
dissolvant ses équivalences dans le sujet et le propose non plus comme
moyen à la satisfaction du désir, mais comme pôle aux créations de la
passion. C’est en réduisant à nouveau un tel objet que l’expérience
réalise tout approfondissement. Une série de fonctions antinomiques
se constitue ainsi dans le sujet par les crises majeures de la réalité
humaine, pour contenir les virtualités indéfinies de son progrès ; si
la fonction de la conscience semble exprimer l’angoisse primordiale et
celle de l’équivalence refléter le conflit narcissique, celle de
l’exemple paraît l’apport original du complexe d’Œdipe.
L’imago
du père. – Or, la structure même du drame œdipien désigne le père pour
donner à la fonction de sublimation sa forme la plus éminente, parce
que la plus pure. L’imago de la mère dans l’identification (8*40 –
15)œdipienne trahit, en effet, l’interférence des identifications
primordiales ; elle marque de leurs formes et de leur ambivalence
autant l’idéal du moi que le surmoi : chez la fille, de même que la
répression de la sexualité impose plus volontiers aux fonctions
corporelles ce morcelage mental où l’on peut définir l’hystérie, de
même la sublimation de l’imago maternelle tend à tourner en sentiment
de répulsion pour sa déchéance et en souci systématique de l’image
spéculaire. L’imago du père, à mesure qu’elle domine, polarise dans
les deux sexes les formes les plus parfaites de l’idéal du moi, dont il
suffit d’indiquer qu’elles réalisent l’idéal viril chez le garçon, chez
la fille l’idéal virginal. Par contre, dans les formes diminuées de
cette imago nous pouvons souligner les lésions physiques, spécialement
celles qui la présentent comme estropiée ou aveuglée, pour dévier
l’énergie de sublimation de sa direction créatrice et favoriser sa
réclusion dans quelque idéal d’intégrité narcissique. La mort du père,
à quelque étape du développement qu’elle se produise et selon le degré
d’achèvement de l’Œdipe, tend, de même, à tarir en le figeant le
progrès de la réalité. L’expérience, en rapportant à de telles causes
un grand nombre de névroses et leur gravité, contredit donc
l’orientation théorique qui en désigne l’agent majeur dans la menace de
la force paternelle.
Le complexe et la relativité sociologique
S’il
est apparu dans l’analyse psychologique de l’Œdipe qu’il doit se
comprendre en fonction de ses antécédents narcissiques, ce n’est pas
dire qu’il se fonde hors de la relativité sociologique. Le ressort le
plus décisif de ses effets psychiques tient, en effet, à ce que l’imago
du père concentre en elle la fonction de répression avec celle de
sublimation ; mais c’est là le fait d’une détermination sociale, celle
de la famille paternaliste.
Matriarcat et patriarcat
L’autorité
familiale n’est pas, dans les cultures matriarcales, représentée par le
père, mais ordinairement par l’oncle maternel. Un ethnologue qu’a guidé
sa connaissance de la psychanalyse, Malinowski, a su pénétrer les
incidences psychiques de ce fait : si l’oncle maternel exerce ce
parrainage social de gardien des tabous familiaux et d’initiateur aux
rites tribaux, le père, déchargé de toute fonction répressive, joue un
rôle de patronage plus familier, de maître en techniques et de tuteur
de l’audace aux entreprises. Cette séparation de fonctions entraîne
un équilibre différent du psychisme, qu’atteste l’auteur par l’absence
de névrose dans les groupes qu’il a observés aux îles du nord-ouest de
la Mélanésie. Cet équilibre démontre heureusement que le complexe
d’Œdipe est relatif à une structure sociale, mais il n’autorise en rien
le mirage paradisiaque, contre lequel le sociologue doit toujours se
défendre : à l’harmonie qu’il comporte s’oppose en effet la stéréotypie
qui marque les créations de la personnalité, de l’art à la morale, dans
de semblables cultures, et l’on doit reconnaître dans ce revers,
conformément à la présente théorie de l’Œdipe, combien l’élan de la
sublimation est dominé par la répression sociale, quand ces deux
fonctions sont séparées. C’est au contraire parce qu’elle est
investie de la répression que l’imago paternelle en projette la force
originelle dans les sublimations mêmes qui doivent la surmonter ; c’est
de nouer en une telle antinomie le progrès de ces fonctions, que le
complexe d’Œdipe tient sa fécondité. Cette antinomie joue dans le drame
individuel, nous la verrons s’y confirmer par des effets de
décomposition ; mais ses effets de progrès dépassent de beaucoup ce
drame, intégrés qu’ils sont dans un immense patrimoine culturel :
idéaux normaux, statuts juridiques, inspirations créatrices. Le
psychologue ne peut négliger ces formes qui, en concentrant dans la
famille conjugale les conditions du conflit fonctionnel de l’Œdipe,
réintègrent dans le progrès psychologique la dialectique sociale
engendrée par ce conflit.
Que l’étude de ces formes se réfère à
l’histoire, c’est là déjà une donnée pour notre analyse ; c’est en
effet à un problème de structure qu’il faut rapporter ce fait que la
lumière de la tradition historique ne frappe en plein que les annales
des patriarcats, tandis qu’elle n’éclaire qu’en frange – celle même où
se maintient l’investigation d’un Bachofen – les matriarcats, partout
sous-jacents à la culture antique.
Ouverture du lien social. –
Nous rapprocherons de ce fait le moment critique que Bergson a défini
dans les fondements de la morale ; on sait qu’il ramène à sa fonction
de défense vitale ce « tout de l’obligation » par quoi il désigne le
lien qui clôt le groupe humain sur sa cohérence, et qu’il reconnaît à
l’opposé un élan transcendant de la vie dans tout mouvement qui ouvre
ce groupe en universalisant ce lien ; double source que découvre une
analyse abstraite, sans doute retournée contre ses illusions
formalistes, mais qui reste limitée à la portée de l’abstraction. Or
si, par l’expérience, le psychanalyste comme le sociologue peuvent
reconnaître dans l’interdiction de la mère la forme concrète de
l’obligation primordiale, de même peuvent-ils démontrer un procès réel
de l’« ouverture » du lien social dans l’autorité paternaliste et dire
que, par le conflit fonctionnel de l’Œdipe, elle introduit dans la
répression un idéal de promesse. S’ils se réfèrent aux rites de
sacrifice par où les cultures primitives, même parvenues à une
concentration sociale élevée, réalisent avec la rigueur la plus cruelle
– victimes humaines démembrées ou ensevelies vivantes – les fantasmes
de la relation primordiale à la mère, ils liront, dans plus d’un mythe,
qu’à l’avènement de l’autorité paternelle répond un tempérament de la
primitive répression sociale. Lisible dans l’ambiguïté mythique du
sacrifice d’Abraham, qui au reste le lie formellement à l’expression
d’une promesse, ce sens n’apparaît pas moins dans le mythe de l’Œdipe,
pour peu qu’on ne néglige pas l’épisode du Sphinx, représentation non
moins ambiguë de l’émancipation des tyrannies matriarcales, et du
déclin du rite du meurtre royal. Quelle que soit leur forme, tous ces
mythes se situent à l’orée de l’histoire, bien loin de la naissance de
l’humanité dont les séparent la durée immémoriale des cultures
matriarcales et la stagnation des groupes primitifs. Selon cette
référence sociologique, le fait du prophétisme par lequel Bergson
recourt à l’histoire en tant qu’il s’est produit éminemment dans le
peuple juif, se comprend par la situation élue qui fut créée à ce
peuple d’être le tenant du patriarcat parmi des groupes adonnés à des
cultes maternels, par sa lutte convulsive pour maintenir l’idéal
patriarcal contre la séduction irrépressible de ces cultures. À travers
l’histoire des peuples patriarcaux, on voit ainsi s’affirmer
dialectiquement dans la société les exigences de la personne et
l’universalisation des idéaux : témoin ce progrès des formes juridiques
qui éternise la mission que la Rome antique a vécue tant en puissance
qu’en conscience, et qui s’est réalisée par l’extension déjà
révolutionnaire des privilèges moraux d’un patriarcat à une plèbe
immense et à tous les peuples.
L’homme moderne et la famille conjugale
Deux
fonctions dans ce procès se réfléchissent sur la structure de la
famille elle-même : la tradition, dans les idéaux patriciens, de formes
privilégiées du mariage ; l’exaltation apothéotique que le
christianisme apporte aux exigences de la personne. L’Église a intégré
cette tradition dans la morale du christianisme, en mettant au premier
plan dans le lien du mariage le libre choix de la personne, faisant
ainsi franchir à l’institution familiale le pas décisif vers sa
structure moderne, à savoir le secret renversement de sa prépondérance
(8*40 – 16)sociale au profit du mariage. Renversement qui se réalise au
XVème siècle avec la révolution économique d’où sont sorties la société
bourgeoise et la psychologie de l’homme moderne. Ce sont en effet
les rapports de la psychologie de l’homme moderne avec la famille
conjugale qui se proposent à l’étude du psychanalyste ; cet homme est
le seul objet qu’il ait vraiment soumis à son expérience, et si le
psychanalyste retrouve en lui le reflet psychique des conditions les
plus originelles de l’homme, peut-il prétendre à le guérir de ses
défaillances psychiques sans le comprendre dans la culture qui lui
impose les plus hautes exigences, sans comprendre de même sa propre
position en face de cet homme au point extrême de l’attitude
scientifique ? Or, en notre temps, moins que jamais, l’homme de la
culture occidentale ne saurait se comprendre hors des antinomies qui
constituent ses rapports avec la nature et avec la société : comment,
hors d’elles, comprendre et l’angoisse qu’il exprime dans le sentiment
d’une transgression prométhéenne envers les conditions de sa vie, et
les conceptions les plus élevées où il surmonte cette angoisse en
reconnaissant que c’est par crises dialectiques qu’il se crée, lui-même
et ses objets.
Rôle de la formation familiale. – Ce mouvement
subversif et critique où se réalise l’homme trouve son germe le plus
actif dans trois conditions de la famille conjugale. Pour incarner
l’autorité dans la génération la plus voisine et sous une figure
familière, la famille conjugale met cette autorité à la portée
immédiate de la subversion créatrice. Ce que traduisent déjà pour
l’observation la plus commune les inversions qu’imagine l’enfant dans
l’ordre des générations, où il se substitue lui-même au parent ou au
grand-parent. D’autre part, le psychisme n’y est pas moins formé par
l’image de l’adulte que contre sa contrainte : cet effet s’opère par la
transmission de l’idéal du moi, et le plus purement, nous l’avons dit,
du père au fils ; il comporte une sélection positive des tendances et
des dons, une progressive réalisation de l’idéal dans le caractère.
C’est à ce procès psychologique qu’est dû le fait des familles d’hommes
éminents, et non à la prétendue hérédité qu’il faudrait reconnaître à
des capacités essentiellement relationnelles. Enfin et surtout,
l’évidence de la vie sexuelle chez les représentants des contraintes
morales, l’exemple singulièrement transgressif de l’imago du père quant
à l’interdiction primordiale exaltent au plus haut degré la tension de
la libido et la portée de la sublimation. C’est pour réaliser le
plus humainement le conflit de l’homme avec son angoisse la plus
archaïque, c’est pour lui offrir le champ clos le plus loyal où il
puisse se mesurer avec les figures les plus profondes de son destin,
c’est pour mettre à portée de son existence individuelle le triomphe le
plus complet contre sa servitude originelle, que le complexe de la
famille conjugale crée les réussites supérieures du caractère, du
bonheur et de la création. En donnant la plus grande différenciation
à la personnalité avant la période de latence, le complexe apporte aux
confrontations sociales de cette période leur maximum d’efficacité pour
la formation rationnelle de l’individu. On peut en effet considérer que
l’action éducative dans cette période reproduit dans une réalité plus
lestée et sous les sublimations supérieures de la logique et de la
justice, le jeu des équivalences narcissiques où a pris naissance le
monde des objets. Plus diverses et plus riches seront les réalités
inconsciemment intégrées dans l’expérience familiale, plus formateur
sera pour la raison le travail de leur réduction. Ainsi donc, si la
psychanalyse manifeste dans les conditions morales de la création un
ferment révolutionnaire qu’on ne peut saisir que dans une analyse
concrète, elle reconnaît, pour le produire, à la structure familiale
une puissance qui dépasse toute rationalisation éducative. Ce fait
mérite d’être proposé aux théoriciens – à quelque bord qu’ils
appartiennent – d’une éducation sociale à prétentions totalitaires,
afin que chacun en conclue selon ses désirs.
Déclin de l’imago
paternelle. – Le rôle de l’imago du père se laisse apercevoir de façon
saisissante dans la formation de la plupart des grands hommes. Son
rayonnement littéraire et moral dans l’ère classique du progrès, de
Corneille à Proudhon, vaut d’être noté ; et les idéologues qui, au
XIXème siècle, ont porté contre la famille paternaliste les critiques
les plus subversives ne sont pas ceux qui en portent le moins
l’empreinte. Nous ne sommes pas de ceux qui s’affligent d’un
prétendu relâchement du lien familial. N’est-il pas significatif que la
famille se soit réduite à son groupement biologique à mesure qu’elle
intégrait les plus hauts progrès culturels ? Mais un grand nombre
d’effets psychologiques nous semblent relever d’un déclin social de
l’imago paternelle. Déclin conditionné par le retour sur l’individu
d’effets extrêmes du progrès social, déclin qui se marque surtout de
nos jours dans les collectivités les plus éprouvées par ces effets :
concentration économique, catastrophes politiques. Le fait n’a-t-il pas
été formulé par le chef d’un état totalitaire comme argument contre
l’éducation traditionnelle ? Déclin plus intimement lié à la
dialectique de la famille conjugale, puisqu’il s’opère par la
croissance relative, très sensible par exemple dans la vie américaine,
des exigences matrimoniales. Quel qu’en soit l’avenir, ce déclin
constitue une crise psychologique. Peut-être est-ce à cette crise qu’il
faut rapporter l’apparition de la psychanalyse elle-même. Le sublime
hasard du génie n’explique peut-être pas seul que ce soit à Vienne –
alors centre d’un État qui était le melting-pot des formes familiales
les plus diverses, des plus archaïques aux plus évoluées, des derniers
groupements agnatiques des paysans slaves aux formes les plus réduites
du foyer petit-bourgeois et aux formes les plus décadentes du ménage
instable, en passant par les paternalismes féodaux et mercantiles –
qu’un fils du patriarcat juif ait imaginé le complexe d’Œdipe. Quoi
qu’il en soit, ce sont les formes de névroses dominantes à la fin du
siècle dernier qui ont révélé qu’elles étaient intimement dépendantes
des conditions de la famille. Ces névroses, depuis le temps des
premières divinations Freudiennes, semblent avoir évolué dans le sens
d’un complexe caractériel où, tant pour la spécificité de sa forme que
pour sa généralisation – il est le noyau du plus grand nombre des
névroses – on peut reconnaître la grande névrose contemporaine. Notre
expérience nous porte à en désigner la détermination principale dans la
personnalité du père, toujours carente en quelque façon, absente,
humiliée, divisée ou postiche. C’est cette carence qui, conformément à
notre conception de l’Œdipe, vient à tarir l’élan instinctif comme à
tarer la dialectique des sublimations. Marraines sinistres installées
au berceau du névrosé, l’impuissance et l’utopie enferment son
ambition, soit qu’il étouffe en lui les créations qu’attend le monde où
il vient, soit que, dans l’objet qu’il propose à sa révolte, il
méconnaisse son propre mouvement.
Jacques M. LACAN, Ancien chef de clinique à la Faculté de Médecine.
CHAPITRE II
LES COMPLEXES FAMILIAUX EN PATHOLOGIE
Les
complexes familiaux remplissent dans les psychoses une fonction
formelle : thèmes familiaux qui prévalent dans les délires pour leur
conformité avec l’arrêt que les psychoses constituent dans le moi et
dans la réalité ; dans les névroses, les complexes remplissent une
fonction causale : incidences et constellations familiales qui
déterminent les symptômes et les structures, selon lesquels les
névroses divisent, introvertissent ou invertissent la personnalité.
Telles sont, en quelques mots, les thèses que développe ce chapitre. Il
va de soi qu’en qualifiant de familiales la forme d’une psychose ou la
source d’une névrose, nous entendons ce terme au sens strict de
relation sociale que cette étude s’emploie à définir en même temps qu’à
le justifier par sa fécondité objective : ainsi ce qui relève de la
seule transmission biologique doit-il être désigné comme « héréditaire
» et non pas comme « familial », au sens strict de ce terme, même s’il
s’agit d’une affection psychique, et cela malgré l’usage courant dans
le vocabulaire neurologique.
1. – Les psychoses à thème familial
C’est
dans un tel souci de l’objectivité psychologique que nous avons étudié
les psychoses quand, parmi les premiers en France, nous nous sommes
attaché à les comprendre dans leur rapport avec la personnalité : point
de vue auquel nous amenait la notion, dès lors de plus en plus
reconnue, que le tout du psychisme est intéressé par la lésion ou le
déficit de quelque élément de ses appareils ou de ses fonctions. Cette
notion, que démontraient les troubles psychiques causés par des lésions
localisables, ne nous en paraissait que plus applicable aux productions
mentales et aux réactions sociales des psychoses, à savoir à ces
délires et à ces pulsions qui, pour être prétendus partiels, évoquaient
pourtant par leur typicité la cohérence d’un moi archaïque, et dans
leur discordance même devaient en trahir la loi interne.
Que
l’on se rappelle seulement que ces affections répondent au cadre
vulgaire de la folie et l’on concevra qu’il ne pouvait s’agir pour nous
d’y définir une véritable personnalité, qui implique la communication
de la pensée et la responsabilité de la conduite. Une psychose, certes,
que nous avons isolée sous le nom de paranoïa d’autopunition, n’exclut
pas l’existence d’une semblable personnalité, qui est constituée non
seulement par les rapports du moi, mais du surmoi et de l’idéal du moi,
mais le surmoi lui impose ses effets punitifs les plus extrêmes, et
l’idéal du moi s’y affirme dans une objectivation ambiguë, propice aux
projections réitérées ; d’avoir montré l’originalité de cette forme, en
même temps que défini par sa position une frontière nosologique, est un
résultat, qui, pour limité qu’il soit, reste à l’acquis du point de vue
qui dirigeait notre effort.
Formes délirantes de la
connaissance. – Le progrès de notre recherche devait nous faire
reconnaître, dans les formes mentales que constituent les psychoses, la
reconstitution de stades du moi, antérieurs à la personnalité ; si l’on
caractérise en effet chacun de ces stades par le stade de l’objet qui
lui est corrélatif, toute la genèse normale de l’objet dans la relation
spéculaire du sujet à l’autrui, ou comme appartenance subjective du
corps morcelé, se retrouve, en une série de formes d’arrêt, dans les
objets du délire. Il est remarquable que ces objets manifestent les
caractères constitutifs primordiaux de la connaissance humaine :
identité formelle, équivalence affective, reproduction itérative et
symbolisme anthropomorphique, sous des formes figées, certes, mais
accentuées par l’absence ou l’effacement des intégrations secondaires,
que sont pour l’objet sa mouvance et son individualité, sa relativité
et sa réalité. La limite de la réalité de l’objet dans la psychose,
le point de rebroussement de la sublimation nous paraît précisément
donné par ce moment, qui marque pour nous l’aura de la réalisation
œdipienne, à savoir cette érection de l’objet qui se produit, selon
notre formule, dans la lumière de l’étonnement. C’est ce moment que
reproduit cette phase, que nous tenons pour constante et désignons
comme phase féconde du délire : phase où les objets, transformés par
une étrangeté ineffable, se révèlent comme chocs, énigmes,
significations. C’est dans cette reproduction que s’effondre le
conformisme, superficiellement assumé, au moyen duquel le sujet
masquait jusque là le narcissisme de sa relation à la réalité. Ce
narcissisme se traduit dans la forme de l’objet. Celle-ci peut se
produire en progrès sur la crise révélatrice, comme l’objet œdipien se
réduit en une structure de narcissisme secondaire – mais ici l’objet
reste irréductible à aucune équivalence et le prix de sa possession, sa
vertu de préjudice prévaudront sur toute possibilité de compensation ou
de compromis : c’est le délire de revendication. Ou bien la forme de
l’objet peut rester suspendue à l’acmé de la crise, comme si l’imago de
l’idéal œdipien se fixait au moment de sa transfiguration – mais ici
l’imago ne se subjective pas par identification au double, et l’idéal
du moi se projette itérativement en objets d’exemple, certes, mais dont
l’action est tout externe, plutôt reproches vivants dont la censure
tend à la surveillance omniprésente : c’est le délire sensitif de
relations. Enfin, l’objet peut retrouver en deçà de la crise la
structure de narcissisme primaire où sa formation s’est arrêtée.
On
peut voir dans ce dernier cas le surmoi, qui n’a pas subi le
refoulement, non seulement se traduire dans le sujet en intention
répressive, mais encore y surgir comme objet appréhendé par le moi,
réfléchi sous les traits décomposés de ses incidences formatrices, et,
au gré des menaces réelles ou des intrusions imaginaires, représenté
par l’adulte castrateur ou le frère pénétrateur : c’est le syndrome de
la persécution interprétative, avec son objet à sens homosexuel latent. À
un degré de plus, le moi archaïque manifeste sa désagrégation dans le
sentiment d’être épié, deviné, dévoilé, sentiment fondamental de la
psychose hallucinatoire, et le double où il s’identifiait s’oppose au
sujet, soit comme écho de la pensée et des actes dans les formes
auditives verbales de l’hallucination, dont les contenus
autodiffamateurs marquent l’affinité évolutive avec la répression
morale, soit comme fantôme spéculaire du corps dans certaines formes
d’hallucination visuelle, dont les réactions-suicides révèlent la
cohérence archaïque avec le masochisme primordial. Enfin, c’est la
structure foncièrement anthropomorphique et organomorphique de l’objet
qui vient au jour dans la participation mégalomaniaque, où le sujet,
dans la paraphrénie, incorpore à son moi le monde, affirmant qu’il
inclut le Tout, que son corps se compose des matières les plus
précieuses, que sa vie et ses fonctions soutiennent l’ordre et
l’existence de l’Univers.
Fonction des complexes dans les délires
Les
complexes familiaux jouent dans le moi, à ces divers stades où l’arrête
la psychose, un rôle remarquable, soit comme motifs des réactions du
sujet, soit comme thèmes de son délire. On peut même ordonner sous ces
deux registres l’intégration de ces complexes au moi selon la série
régressive que nous venons d’établir pour les formes de l’objet dans
les psychoses.
Réactions familiales. – Les réactions morbides,
dans les psychoses, sont provoquées par les objets familiaux en
fonction décroissante de la réalité de ces objets au profit de leur
portée imaginaire : on le mesure, si l’on part des conflits qui mettent
aux prises électivement le revendicateur avec le cercle de sa famille
ou avec son conjoint – en passant par la signification de substituts du
père, du frère ou de la sœur que l’observateur reconnaît aux
persécuteurs du paranoïaque – pour aboutir à ces filiations secrètes de
roman, à ces généalogies de Trinités ou d’Olympes fantastiques, où
jouent les mythes du paraphrénique. L’objet constitué par la relation
familiale montre ainsi une altération progressive : dans sa valeur
affective, quand il se réduit à n’être que prétexte à l’exaltation
passionnelle, puis dans son individualité quand il est méconnu dans sa
réitération délirante, enfin dans son identité elle-même, quand on ne
le reconnaît plus dans le sujet que comme une entité qui échappe au
principe de contradiction.
Thèmes familiaux. – Pour le thème
familial, sa portée expressive de la conscience délirante se montre
fonction, dans la série des psychoses, d’une croissante identification
du moi à un objet familial, aux dépens de la distance que le sujet
maintient entre lui et sa conviction délirante : on le mesure, si l’on
part de la contingence relative, dans le monde du revendicateur, des
griefs qu’il allègue contre les siens – en passant par la portée de
plus en plus existentielle que prennent les thèmes de spoliation,
d’usurpation, de filiation, dans la conception qu’a de soi le
paranoïaque – pour aboutir à ces identifications à quelque héritier
arraché de son berceau, à l’épouse secrète de quelque prince, aux
personnages mythiques de Père tout-puissant, de Victime filiale, de
Mère universelle, de Vierge primordiale, où s’affirme le moi du
paraphrénique. Cette affirmation du moi devient au reste plus
incertaine à mesure qu’ainsi elle s’intègre plus au thème délirant :
d’une sthénie remarquablement communicative dans la revendication, elle
se réduit de façon tout à fait frappante à une intention démonstrative
dans les réactions et les interprétations du paranoïaque, pour se
perdre chez le paraphrénique dans une discordance déconcertante entre
la croyance et la conduite. Ainsi, selon que les réactions sont plus
relatives aux fantasmes et que s’objective plus le thème du délire, le
moi tend à se confondre avec l’expression du complexe et le complexe à
s’exprimer dans l’intentionnalité du moi. Les psychanalystes disent
donc communément que dans les psychoses les complexes sont conscients,
tandis qu’ils sont inconscients dans les névroses. Ceci n’est pas
rigoureux, car, par exemple, le sens homosexuel des tendances dans la
psychose est méconnu par le sujet, encore que traduit en intention
persécutive. Mais la formule approximative permet de s’étonner que ce
soit dans les névroses où ils sont latents, que les complexes aient été
découverts, avant d’être reconnus dans les psychoses, où ils sont
patents. C’est que les thèmes familiaux que nous isolons dans les
psychoses ne sont que des effets virtuels et statiques de leur
structure, des représentations où se stabilise le moi ; ils ne
présentent donc que la morphologie du complexe sans révéler son
organisation, ni par conséquent la hiérarchie de ses caractères. D’où
l’évident artifice qui marquait la classification des psychoses par les
thèmes délirants, et le discrédit où était tombée l’étude de ces
thèmes, avant que les psychiatres y fussent ramenés par cette impulsion
vers le concret donnée par la psychanalyse. C’est ainsi que d’aucuns,
qui ont pu se croire les moins affectés par cette influence, rénovèrent
la portée clinique de certains thèmes, comme l’érotomanie ou le délire
de filiation, en reportant l’attention de l’ensemble sur les détails de
leur romancement, pour y découvrir les caractères d’une structure. Mais
seule la connaissance des complexes peut apporter à une telle
recherche, avec une direction systématique, une sûreté et une avance
qui dépasse de beaucoup les moyens de l’observation pure. Prenons
par exemple la structure du thème des interprétateurs filiaux, telle
que Sérieux et Capgras l’ont définie en entité nosologique. En la
caractérisant par le ressort de la privation affective, manifeste dans
l’illégitimité fréquente du sujet, et par une formation mentale du type
du « roman de grandeur » d’apparition normale entre 8 et 13 ans, les
auteurs réuniront la fable, mûrie depuis cet âge, de substitution
d’enfant, fable par laquelle telle vieille fille de village s’identifie
à quelque doublure plus favorisée, et les prétentions, dont la
justification paraît équivalente, de quelque « faux dauphin ». Mais que
celui-ci pense appuyer ses droits par la description minutieuse d’une
machine d’apparence animale, dans le ventre de laquelle il aurait fallu
le cacher pour réaliser l’enlèvement initial (histoire de Richemont et
de son « cheval extraordinaire », citée par ces auteurs), nous croyons
pour nous que cette fantaisie, qu’on peut certes tenir pour
superfétatoire et mettre au compte de la débilité mentale, révèle,
autant par son symbolisme de gestation que par la place que lui donne
le sujet dans son délire, une structure plus archaïque de sa psychose.
Déterminisme de la psychose
Il
reste à établir si les complexes qui jouent ces rôles de motivation et
de thème dans les symptômes de la psychose, ont aussi un rôle de cause
dans son déterminisme ; et cette question est obscure. Pour nous, si
nous avons voulu comprendre ces symptômes par une psychogenèse, nous
sommes loin d’avoir pensé y réduire le déterminisme de la maladie. Bien
au contraire, en démontrant dans la paranoïa que sa phase féconde
comporte un état hyponoïque : confusionnel, onirique, ou crépusculaire,
(8*42–3)nous avons souligné la nécessité de quelque ressort organique
pour la subduction mentale où le sujet s’initie au délire. Ailleurs
encore, nous avons indiqué que c’est dans quelque tare biologique de la
libido qu’il fallait chercher la cause de cette stagnation de la
sublimation où nous voyons l’essence de la psychose. C’est dire que
nous croyons à un déterminisme endogène de la psychose et que nous
avons voulu seulement faire justice de ces piètres pathogénies qui ne
sauraient plus même passer actuellement pour représenter quelque genèse
« organique » : d’une part la réduction de la maladie à quelque
phénomène mental, prétendu automatique, qui comme tel ne saurait
répondre à l’organisation perceptive, nous voulons dire au niveau de
croyance, que l’on relève dans les symptômes réellement élémentaires de
l’interprétation et de l’hallucination ; d’autre part la préformation
de la maladie dans des traits prétendus constitutionnels du caractère,
qui s’évanouissent, quand on soumet l’enquête sur les antécédents aux
exigences de la définition des termes et de la critique du témoignage. Si
quelque tare est décelable dans le psychisme avant la psychose, c’est
aux sources mêmes de la vitalité du sujet, au plus radical, mais aussi
au plus secret de ses élans et de ses aversions, qu’on doit la
pressentir, et nous croyons en reconnaître un signe singulier dans le
déchirement ineffable que ces sujets accusent spontanément pour avoir
marqué leurs premières effusions génitales à la puberté. Qu’on
rapproche cette tare hypothétique des faits anciennement groupés sous
la rubrique de la dégénérescence ou des notions plus récentes sur les
perversions biologiques de la sexualité, c’est rentrer dans les
problèmes de l’hérédité psychologique. Nous nous limitons ici à
l’examen des facteurs proprement familiaux.
Facteurs familiaux.
– La simple clinique montre dans beaucoup de cas la corrélation d’une
anomalie de la situation familiale. La psychanalyse, d’autre part, soit
par l’interprétation des données cliniques, soit par une exploration du
sujet qui, pour ne savoir être ici curative, doit rester prudente,
montre que l’idéal du moi s’est formé, souvent en raison de cette
situation, d’après l’objet du frère. Cet objet, en virant la libido
destinée à l’Œdipe sur l’imago de l’homosexualité primitive, donne un
idéal trop narcissique pour ne pas abâtardir la structure de la
sublimation. En outre, une disposition « en vase clos » du groupe
familial tend à intensifier les effets de sommation, caractéristiques
de la transmission de l’idéal du moi, comme nous l’avons indiqué dans
notre analyse de l’Œdipe ; mais alors qu’il s’exerce là normalement
dans un sens sélectif, ces effets jouent ici dans un sens dégénératif. Si
l’avortement de la réalité dans les psychoses tient en dernier ressort
à une déficience biologique de la libido, il révèle aussi une
dérivation de la sublimation où le rôle du complexe familial est
corroboré par le concours de nombreux faits cliniques. Il faut noter
en effet ces anomalies de la personnalité dont la constance dans la
parenté du paranoïaque est sanctionnée par l’appellation familière de «
nids de paranoïaques » que les psychiatres appliquent à ces milieux ;
la fréquence de la transmission de la paranoïa en ligne familiale
directe, avec souvent aggravation de sa forme vers la paraphrénie et
précession temporelle, relative ou même absolue, de son apparition chez
le descendant ; enfin l’électivité presque exclusivement familiale des
cas de délires à deux, bien mise en évidence dans des collections
anciennes, comme celle de Legrand du Saulle dans son ouvrage sur le «
délire des persécutions », où l’ampleur du choix compense le défaut de
la systématisation par l’absence de partialité. Pour nous, c’est
dans les délires à deux que nous croyons le mieux saisir les conditions
psychologiques qui peuvent jouer un rôle déterminant dans la psychose.
Hormis les cas où le délire émane d’un parent atteint de quelque
trouble mental qui le mette en posture de tyran domestique, nous avons
rencontré constamment ces délires dans un groupe familial que nous
appelons décomplété, là où l’isolement social auquel il est propice
porte son effet maximum, à savoir dans le « couple psychologique »
formé d’une mère et d’une fille ou de deux sœurs (voir notre étude sur
les Papin), plus rarement d’une mère et d’un fils.
2. – Les névroses familiales
Les
complexes familiaux se révèlent dans les névroses par un abord tout
différent : c’est qu’ici les symptômes ne manifestent aucun rapport,
sinon contingent, à quelque objet familial. Les complexes y remplissent
pourtant une fonction causale, dont la réalité et le dynamisme
s’opposent diamétralement au rôle que jouent les thèmes familiaux dans
les psychoses.
Symptôme névrotique et drame individuel. – Si
Freud, par la découverte des complexes, fit œuvre révolutionnaire,
c’est qu’en thérapeute, plus soucieux du malade que de la maladie, il
chercha à le comprendre pour le guérir, et qu’il s’attacha à ce qu’on
négligeait sous le titre de « contenu » des symptômes, et qui est le
plus concret de leur réalité : à savoir à l’objet qui provoque une
phobie, à l’appareil ou à la fonction somatique intéressés dans une
hystérie, à la représentation ou à l’affect qui occupent le sujet dans
une obsession. C’est de cette manière qu’il vint à déchiffrer dans
ce contenu même les causes de ces symptômes : quoique ces causes, avec
les progrès de l’expérience, soient apparues plus complexes, il importe
de ne point les réduire à l’abstraction, mais d’approfondir ce sens
dramatique, qui, dans leur première formule, saisissait comme une
réponse à l’inspiration de leur recherche. Freud accusa d’abord, à
l’origine des symptômes, soit une séduction sexuelle que le sujet a
précocement subie par des manœuvres plus ou moins perverses, soit une
scène qui, dans sa petite enfance, l’a initié par le spectacle ou par
l’audition aux relations sexuelles des adultes. Or si d’une part ces
faits se révélaient comme traumatiques pour dévier la sexualité en
tendances anormales, ils démontraient du même coup comme propres à la
petite enfance une évolution régulière de ces diverses tendances et
leur normale satisfaction par voie auto-érotique. C’est pourquoi, si
d’autre part ces traumatismes se montraient être le fait le plus commun
soit de l’initiative d’un frère, soit de l’inadvertance des parents, la
participation de l’enfant s’y avéra toujours plus active, à mesure que
s’affirmaient la sexualité infantile et ses motifs de plaisir ou
d’investigation. Dès lors, ces tendances apparaissent formées en
complexes typiques par la structure normale de la famille qui leur
offrait leurs premiers objets. C’est ainsi que nul fait plus que la
naissance d’un frère ne précipite une telle formation, en exaltant par
son énigme la curiosité de l’enfant, en réactivant les émois
primordiaux de son attachement à la mère par les signes de sa grossesse
et par le spectacle des soins qu’elle donne au nouveau-né, en
cristallisant enfin, dans la présence du père auprès d’elle, ce que
l’enfant devine du mystère de la sexualité, ce qu’il ressent de ses
élans précoces et ce qu’il redoute des menaces qui lui en interdisent
la satisfaction masturbatoire. Telle est du moins, définie par son
groupe et par son moment, la constellation familiale qui, pour Freud,
forme le (8*42–4)complexe nodal des névroses. Il en a dégagé le
complexe d’Œdipe, et nous verrons mieux plus loin comment cette origine
commande la conception qu’il s’est formée de ce complexe. Concluons
ici qu’une double instance de causes se définit par le complexe : les
traumatismes précités qui reçoivent leur portée de leur incidence dans
son évolution, les relations du groupe familial qui peuvent déterminer
des atypies dans sa constitution. Si la pratique des névroses manifeste
en effet la fréquence des anomalies de la situation familiale, il nous
faut, pour définir leur effet, revenir sur la production du symptôme.
De
l’expression du refoulé à la défense contre l’angoisse. – Les
impressions issues du traumatisme semblèrent à une première approche
déterminer le symptôme par une relation simple : une part diverse de
leur souvenir, sinon sa forme représentative, au moins ses corrélations
affectives, a été non pas oubliée, mais refoulée dans l’inconscient, et
le symptôme, encore que sa production prenne des voies non moins
diverses, se laissait ramener à une fonction d’expression du refoulé,
lequel manifestait ainsi sa permanence dans le psychisme. Non seulement
en effet l’origine du symptôme se comprenait par une interprétation
selon une clef qui, parmi d’autres, symbolisme, déplacement, etc.,
convînt à sa forme, mais le symptôme cédait à mesure que cette
compréhension était communiquée au sujet. Que la cure du symptôme tînt
au fait que fût ramenée à la conscience l’impression de son origine, en
même temps que se démontrât au sujet l’irrationalité de sa forme – une
telle induction retrouvait dans l’esprit les voies frayées par l’idée
socratique que l’homme se délivre à se connaître par les intuitions de
la raison. Mais il a fallu apporter à la simplicité comme à l’optimisme
de cette conception des corrections toujours plus lourdes, depuis que
l’expérience a montré qu’une résistance est opposée par le sujet à
l’élucidation du symptôme et qu’un transfert affectif qui a l’analyste
pour objet, est la force qui dans la cure vient à prévaloir. Il
reste pourtant de cette étape la notion que le symptôme névrotique
représente dans le sujet un moment de son expérience où il ne sait pas
se reconnaître, une forme de division de la personnalité. Mais à mesure
que l’analyse a serré de plus près la production du symptôme, sa
compréhension a reculé de la claire fonction d’expression de
l’inconscient à une plus obscure fonction de défense contre l’angoisse.
Cette angoisse, Freud, dans ses vues les plus récentes, la considère
comme le signal qui, pour être détaché d’une situation primordiale de
séparation, se réveille à la similitude d’un danger de castration. La
défense du sujet, s’il est vrai que le symptôme fragmente la
personnalité, consisterait donc à faire sa part à ce danger en
s’interdisant tel accès à la réalité, sous une forme symbolique ou
sublimée. La forme que l’on reconnaît dans cette conception du symptôme
ne laisse en principe pas plus de résidu que son contenu à être
comprise par une dynamique des tendances, mais elle tend à transformer
en termes de structure la référence du symptôme au sujet en déplaçant
l’intérêt sur la fonction du symptôme quant aux rapports à la réalité.
Déformations
spécifiques de la réalité humaine. – Les effets d’interdiction dont il
s’agit constituent des relations qui, pour être inaccessibles au
contrôle conscient et ne se manifester qu’en négatif dans le
comportement, révèlent clairement leur forme intentionnelle à la
lumière de la psychanalyse ; montrant l’unité d’une organisation depuis
l’apparent hasard des achoppements des fonctions et la fatalité des «
sorts » qui font échouer l’action jusqu’à la contrainte, propre à
l’espèce, du sentiment de culpabilité. La psychologie classique se
trompait donc en croyant que le moi, à savoir cet objet où le sujet se
réfléchit comme coordonné à la réalité qu’il reconnaît pour extérieure
à soi, comprend la totalité des relations qui déterminent le psychisme
du sujet. Erreur corrélative à une impasse dans la théorie de la
connaissance et à l’échec plus haut évoqué d’une conception morale. Freud
conçoit le moi, en conformité avec cette psychologie qu’il qualifie de
rationaliste, comme le système des relations psychiques selon lequel le
sujet subordonne la réalité à la perception consciente ; à cause de
quoi il doit lui opposer d’abord sous le terme de surmoi le système,
défini à l’instant, des interdictions inconscientes. Mais il nous
paraît important d’équilibrer théoriquement ce système en lui
conjoignant celui des projections idéales qui, des images de grandeur
de la « folle du logis » aux fantasmes qui polarisent le désir sexuel
et à l’illusion individuelle de la volonté de puissance, manifeste dans
les formes imaginaires du moi une condition non moins structurale de la
réalité humaine. Si ce système est assez mal défini par un usage du
terme d’« idéal du moi » qu’on confond encore avec le surmoi, il suffit
pourtant pour en saisir l’originalité d’indiquer qu’il constitue comme
secret de la conscience la prise même qu’a l’analyste sur le mystère de
l’inconscient ; mais c’est précisément pour être trop immanent a
l’expérience qu’il doit être isolé en dernier lieu par la doctrine :
c’est à quoi cet exposé contribue. Le drame existentiel de
l’individu. – Si les instances psychiques qui échappent au moi
apparaissent d’abord comme l’effet du refoulement de la sexualité dans
l’enfance, leur formation se révèle, à l’expérience, toujours plus
voisine, quant au temps et à la structure, de la situation de
séparation que l’analyse de l’angoisse fait reconnaître pour
primordiale et qui est celle de la naissance. La référence de tels
effets psychiques à une situation si originelle ne va pas sans
obscurité. Il nous semble que notre conception du stade du miroir peut
contribuer à l’éclairer : elle étend le traumatisme supposé de cette
situation à tout un stade de morcelage fonctionnel, déterminé par le
spécial inachèvement du système nerveux ; elle reconnaît dès ce stade
l’intentionalisation de cette situation dans deux manifestations
psychiques du sujet : l’assomption du déchirement originel sous le jeu
qui consiste à rejeter l’objet, et l’affirmation de l’unité du corps
propre sous l’identification à l’image spéculaire. Il y a là un nœud
phénoménologique qui, en manifestant sous leur forme originelle ces
propriétés inhérentes au sujet humain de mimer sa mutilation et de se
voir autre qu’il n’est, laisse saisir aussi leur raison essentielle
dans les servitudes, propres à la vie de l’homme, de surmonter une
menace spécifique et de devoir son salut à l’intérêt de son congénère. C’est
en effet à partir d’une identification ambivalente à son semblable que,
par la participation jalouse et la concurrence sympathique, le moi se
différencie dans un commun progrès de l’autrui et de l’objet. La
réalité qu’inaugure ce jeu dialectique gardera la déformation
structurale du drame existentiel qui la conditionne et qu’on peut
appeler le drame de l’individu, avec l’accent que reçoit ce terme de
l’idée de la prématuration spécifique.
Mais cette structure ne
se différencie pleinement que là où on l’a reconnue tout d’abord, dans
le conflit de la sexualité infantile, ce qui se conçoit pour ce qu’elle
n’accomplit qu’alors sa fonction quant à l’espèce : en (8*42
–5)assurant la correction psychique de la prématuration sexuelle, le
surmoi, par le refoulement de l’objet biologiquement inadéquat que
propose au désir sa première maturation, l’idéal du moi par
l’identification imaginaire qui orientera le choix sur l’objet
biologiquement adéquat à la maturation pubérale. Moment que
sanctionne l’achèvement consécutif de la synthèse spécifique du moi à
l’âge dit de raison ; comme personnalité, par l’avènement des
caractères de compréhensibilité et de responsabilité, comme conscience
individuelle par un certain virage qu’opère le sujet de la nostalgie de
la mère à l’affirmation mentale de son autonomie. Moment que marque
surtout ce pas affectif dans la réalité, qui est lié à l’intégration de
la sexualité dans le sujet. Il y a là un second nœud du drame
existentiel que le complexe d’Œdipe amorce en même temps qu’il résout
le premier. Les sociétés primitives, qui apportent une régulation plus
positive à la sexualité de l’individu, manifestent le sens de cette
intégration irrationnelle dans la fonction initiatique du totem, pour
autant que l’individu y identifie son essence vitale et se l’assimile
rituellement : le sens du totem, réduit par Freud à celui de l’Œdipe,
nous paraît plutôt équivaloir à l’une de ses fonctions : celle de
l’idéal du moi.
La forme dégradée de l’Œdipe. – Ayant ainsi tenu
notre propos de rapporter à leur portée concrète – c’est-à-dire
existentielle – les termes les plus abstraits qu’a élaborés l’analyse
des névroses, nous pouvons mieux définir maintenant le rôle de la
famille dans la genèse de ces affections. Il tient à la double charge
du complexe d’Œdipe : par son incidence occasionnelle dans le progrès
narcissique, il intéresse l’achèvement structural du moi ; par les
images qu’il introduit dans cette structure, il détermine une certaine
animation affective de la réalité. La régulation de ces effets se
concentre dans le complexe, à mesure que se rationalisent les formes de
communion sociale dans notre culture, rationalisation qu’il détermine
réciproquement en humanisant l’idéal du moi. D’autre part, le
dérèglement de ces effets apparaît en raison des exigences croissantes
qu’impose au moi cette culture même quant à la cohérence et à l’élan
créateur. Or les aléas et les caprices de cette régulation
s’accroissent à mesure que le même progrès social, en faisant évoluer
la famille vers la forme conjugale, la soumet plus aux variations
individuelles. De cette « anomie » qui a favorisé la découverte du
complexe, dépend la forme de dégradation sous laquelle le connaissent
les analystes : forme que nous définirons par un refoulement incomplet
du désir pour la mère, avec réactivation de l’angoisse et de
l’investigation, inhérentes à la relation de la naissance ; par un
abâtardissement narcissique de l’idéalisation du père, qui fait
ressortir dans l’identification œdipienne l’ambivalence agressive
immanente à la primordiale relation au semblable. Cette forme est
l’effet commun tant des incidences traumatiques du complexe que de
l’anomalie des rapports entre ses objets. Mais à ces deux ordres de
causes répondent respectivement deux ordres de névroses, celles dites
de transfert et celles dites de caractère.
Névroses de transfert
Il
faut mettre à part la plus simple de ces névroses, c’est-à-dire la
phobie sous la forme où on l’observe le plus fréquemment chez l’enfant
: celle qui a pour objet l’animal. Elle n’est qu’une forme
substitutive de la dégradation de l’Œdipe, pour autant que l’animal
grand y représente immédiatement la mère comme gestatrice, le père
comme menaçant, le petit-frère comme intrus. Mais elle mérite une
remarque, parce que l’individu y retrouve, pour sa défense contre
l’angoisse, la forme même de l’idéal du moi, que nous reconnaissons
dans le totem et par laquelle les sociétés primitives assurent à la
formation sexuelle du sujet un confort moins fragile. Le névrosé ne
suit pourtant la trace d’aucun « souvenir héréditaire », mais seulement
le sentiment immédiat, et non sans profonde raison, que l’homme a de
l’animal comme du modèle de la relation naturelle. Ce sont les
incidences occasionnelles du complexe d’Œdipe dans le progrès
narcissique, qui déterminent les autres névroses de transfert :
l’hystérie et la névrose obsessionnelle. Il faut en voir le type dans
les accidents que Freud a d’emblée et magistralement précisés comme
l’origine de ces névroses. Leur action manifeste que la sexualité,
comme tout le développement psychique de l’homme, est assujettie à la
loi de communication qui le spécifie. Séduction ou révélation, ces
accidents jouent leur rôle, en tant que le sujet, comme surpris
précocement par eux en quelque processus de son « recollement »
narcissique, les y compose par l’identification. Ce processus, tendance
ou forme, selon le versant de l’activité existentielle du sujet qu’il
intéresse – assomption de la séparation ou affirmation de son identité
– sera érotisé en sadomasochisme ou en scoptophilie (désir de voir ou
d’être vu). Comme tel, il tendra à subir le refoulement corrélatif de
la maturation normale de la sexualité, et il y entraînera une part de
la structure narcissique. Cette structure fera défaut à la synthèse du
moi et le retour du refoulé répond à l’effort constitutif du moi pour
s’unifier. Le symptôme exprime à la fois ce défaut et cet effort, ou
plutôt leur composition dans la nécessité primordiale de fuir
l’angoisse. En montrant ainsi la genèse de la division qui introduit
le symptôme dans la personnalité, après avoir révélé les tendances
qu’il représente, l’interprétation FREUDienne, rejoignant l’analyse
clinique de Janet, la dépasse en une compréhension dramatique de la
névrose, comme lutte spécifique contre l’angoisse.
L’hystérie. –
Le symptôme hystérique, qui est une désintégration d’une fonction
somatiquement localisée : paralysie, anesthésie, algie, inhibition,
scotomisation, prend son sens du symbolisme organomorphique – structure
fondamentale du psychisme humain selon Freud, manifestant par une sorte
de mutilation le refoulement de la satisfaction génitale. Ce
symbolisme, pour être cette structure mentale par où l’objet participe
aux formes du corps propre, doit être conçu comme la forme spécifique
des données psychiques du stade du corps morcelé ; par ailleurs
certains phénomènes moteurs caractéristiques du stade du développement
que nous désignons ainsi, se rapprochent trop de certains symptômes
hystériques, pour qu’on ne cherche pas à ce stade l’origine de la
fameuse complaisance somatique qu’il faut admettre comme condition
constitutionnelle de l’hystérie. C’est par un sacrifice mutilateur que
l’angoisse est ici occultée ; et l’effort de restauration du moi se
marque dans la destinée de l’hystérique par une reproduction répétitive
du refoulé. On comprend ainsi que ces sujets montrent dans leurs
personnes les images pathétiques du drame existentiel de l’homme.
(8*42–6)La
névrose obsessionnelle. – Pour le symptôme obsessionnel, où Janet a
bien reconnu la dissociation des conduites organisatrices du moi –
appréhension obsédante, obsession-impulsion, cérémoniaux, conduites
coercitives, obsession ruminatrice, scrupuleuse, ou doute obsessionnel
– il prend son sens du déplacement de l’affect dans la représentation ;
processus dont la découverte est due aussi à Freud. Freud montre en
outre par quels détours, dans la répression même, que le symptôme
manifeste ici sous la forme la plus fréquente de la culpabilité, vient
à se composer la tendance agressive qui a subi le déplacement. Cette
composition ressemble trop aux effets de la sublimation, et les formes
que l’analyse démontre dans la pensée obsessionnelle – isolement de
l’objet, déconnexion causale du fait, annulation rétrospective de
l’événement – se manifestent trop comme la caricature des formes mêmes
de la connaissance, pour qu’on ne cherche pas l’origine de cette
névrose dans les premières activités d’identification du moi, ce que
beaucoup d’analystes reconnaissent en insistant sur un déploiement
précoce du moi chez ces sujets ; au reste les symptômes en viennent à
être si peu désintégrés du moi que Freud a introduit pour les désigner
le terme de pensée compulsionnelle. Ce sont donc les superstructures de
la personnalité qui sont utilisées ici pour mystifier l’angoisse.
L’effort de restauration du moi se traduit dans le destin de l’obsédé
par une poursuite tantalisante du sentiment de son unité. Et l’on
comprend la raison pour laquelle ces sujets, que distinguent
fréquemment des facultés spéculatives, montrent dans beaucoup de leurs
symptômes le reflet naïf des problèmes existentiels de l’homme.
Incidence
individuelle des causes familiales. – On voit donc que c’est
l’incidence du traumatisme dans le progrès narcissique qui détermine la
forme du symptôme avec son contenu. Certes, d’être exogène, le
traumatisme intéressera au moins passagèrement le versant passif avant
le versant actif de ce progrès, et toute division de l’identification
consciente du moi paraît impliquer la base d’un morcelage fonctionnel :
ce que confirme en effet le soubassement hystérique que l’analyse
rencontre chaque fois qu’on peut reconstituer l’évolution archaïque
d’une névrose obsessionnelle. Mais une fois que les premiers effets du
traumatisme ont creusé leur lit selon l’un des versants du drame
existentiel : assomption de la séparation ou identification du moi, le
type de la névrose va en s’accusant. Cette conception n’a pas
seulement l’avantage d’inciter à saisir de plus haut le développement
de la névrose, en reculant quelque peu le recours aux données de la
constitution où l’on se repose toujours trop vite : elle rend compte du
caractère essentiellement individuel des déterminations de l’affection.
Si les névroses montrent, en effet, par la nature des complications
qu’y apporte le sujet à l’âge adulte (par adaptation secondaire à sa
forme et aussi par défense secondaire contre le symptôme lui-même, en
tant que porteur du refoulé), une variété de formes telle que le
catalogue en est encore à faire après plus d’un tiers de siècle
d’analyse – la même variété s’observe dans ses causes. Il faut lire les
comptes rendus de cures analytiques et spécialement les admirables cas
publiés par Freud pour comprendre quelle gamme infinie d’événements
peuvent inscrire leurs effets dans une névrose, comme traumatisme
initial ou comme occasions de sa réactivation – avec quelle subtilité
les détours du complexe œdipien sont utilisés par l’incidence sexuelle
: la tendresse excessive d’un parent ou une sévérité inopportune
peuvent jouer le rôle de séduction comme la crainte éveillée de la
perte de l’objet parental, une chute de prestige frappant son image
peuvent être des expériences révélatrices. Aucune atypie du complexe ne
peut être définie par des effets constants. Tout au plus peut-on noter
globalement une composante homosexuelle dans les tendances refoulées
par l’hystérie, et la marque générale de l’ambivalence agressive à
l’égard du père dans la névrose obsessionnelle ; ce sont au reste là
des formes manifestes de la subversion narcissique qui caractérise les
tendances déterminantes des névroses. C’est aussi en fonction du
progrès narcissique qu’il faut concevoir l’importance si constante de
la naissance d’un frère : si le mouvement compréhensif de l’analyse en
exprime le retentissement dans le sujet sous quelque motif :
investigation, rivalité, agressivité, culpabilité, il convient de ne
pas prendre ces motifs pour homogènes à ce qu’ils représentent chez
l’adulte, mais d’en corriger la teneur en se souvenant de
l’hétérogénéité de la structure du moi au premier âge ; ainsi
l’importance de cet événement se mesure-t-elle à ses effets dans le
processus d’identification : il précipite souvent la formation du moi
et fixe sa structure à une défense susceptible de se manifester en
traits de caractère, avaricieux ou autoscopique. Et c’est de même comme
une menace, intimement ressentie dans l’identification à l’autre, que
peut être vécue la mort d’un frère. On constatera après cet examen
que si la somme des cas ainsi publiés peut être versée au dossier des
causes familiales de ces névroses, il est impossible de rapporter
chaque entité à quelque anomalie constante des instances familiales.
Ceci du moins est vrai des névroses de transfert ; le silence à leur
sujet d’un rapport présenté au Congrès des psychanalystes français en
1936 sur les causes familiales des névroses est décisif. Il n’est point
pour diminuer l’importance du complexe familial dans la genèse de ces
névroses, mais pour faire reconnaître leur portée d’expressions
existentielles du drame de l’individu.
Névroses de caractère
Les
névroses dites de caractère, au contraire, laissent voir certains
rapports constants entre leurs formes typiques et la structure de la
famille où a grandi le sujet. C’est la recherche psychanalytique qui a
permis de reconnaître comme névrose des troubles du comportement et de
l’intérêt qu’on ne savait rapporter qu’à l’idiosyncrasie du caractère ;
elle y a retrouvé le même effet paradoxal d’intentions inconscientes et
d’objets imaginaires qui s’est révélé dans les symptômes des névroses
classiques ; et elle a constaté la même action de la cure
psychanalytique, substituant pour la théorie comme pour la pratique une
conception dynamique à la notion inerte de constitution. Le surmoi
et l’idéal du moi sont, en effet, des conditions de structure du sujet.
S’ils manifestent dans des symptômes la désintégration produite par
leur interférence dans la genèse du moi, ils peuvent aussi se traduire
par un déséquilibre de leur instance propre dans la personnalité : par
une variation de ce qu’on pourrait appeler la formule personnelle du
sujet. Cette conception peut s’étendre à toute l’étude du caractère,
où, pour être relationnelle, elle apporte une base psychologique pure à
la classification de ses variétés, c’est-à-dire un autre avantage sur
l’incertitude des données auxquelles se réfèrent les conceptions
constitutionnelles en ce champ prédestiné à leur épanouissement. La
névrose de caractère se traduit donc par des entraves diffuses dans les
activités de la personne, par des impasses imaginaires dans les
rapports avec la réalité. Elle est d’autant plus pure qu’entraves et
impasses sont subjectivement plus intégrées au sentiment de l’autonomie
personnelle. Ce n’est pas dire qu’elle soit exclusive des symptômes de
désintégration, puisqu’on la rencontre de plus en plus comme fonds dans
les névroses de transfert. Les rapports de la névrose de caractère à la
structure familiale tiennent au rôle des objets parentaux dans la
formation du surmoi et de l’idéal du moi. Tout le développement de
cette étude est pour démontrer que le complexe d’Œdipe suppose une
certaine typicité dans les relations psychologiques entre les parents,
et nous avons spécialement insisté sur le double rôle que joue le père,
en tant qu’il représente l’autorité et qu’il est le centre de la
révélation sexuelle ; c’est à l’ambiguïté même de son imago,
incarnation de la répression et catalyseur d’un accès essentiel à la
réalité, que nous avons rapporté le double progrès, typique d’une
culture, d’un certain tempérament (8*42–7)du surmoi et d’une
orientation éminemment évolutive de la personnalité. Or, il s’avère
à l’expérience que le sujet forme son surmoi et son idéal du moi, non
pas tant d’après le moi du parent, que d’après les instances homologues
de sa personnalité : ce qui veut dire que dans le processus
d’identification qui résout le complexe œdipien, l’enfant est bien plus
sensible aux intentions, qui lui sont affectivement communiquées de la
personne parentale, qu’à ce qu’on peut objectiver de son comportement. C’est
là ce qui met au premier rang des causes de névrose la névrose
parentale et, encore que nos remarques précédentes sur la contingence
essentielle au déterminisme psychologique de la névrose impliquent une
grande diversité dans la forme de la névrose induite, la transmission
tendra à être similaire, en raison de la pénétration affective qui
ouvre le psychisme enfantin au sens le plus caché du comportement
parental. Réduite à la forme globale du déséquilibre, cette
transmission est patente cliniquement, mais on ne peut la distinguer de
la donnée anthropologique brute de la dégénérescence. Seule l’analyse
en discerne le mécanisme psychologique, tout en rapportant certains
effets constants à une atypie de la situation familiale.
La
névrose d’autopunition. – Une première atypie se définit ainsi en
raison du conflit qu’implique le complexe d’Œdipe spécialement dans les
rapports du fils au père. La fécondité de ce conflit tient à la
sélection psychologique qu’il assure en faisant de l’opposition de
chaque génération à la précédente la condition dialectique même de la
tradition du type paternaliste. Mais à toute rupture de cette tension,
à une génération donnée, soit en raison de quelque débilité
individuelle, soit par quelque excès de la domination paternelle,
l’individu dont le moi fléchit recevra en outre le faix d’un surmoi
excessif. On s’est livré à des considérations divergentes sur la notion
d’un surmoi familial ; assurément elle répond à une intuition de la
réalité. Pour nous, le renforcement pathogène du surmoi dans l’individu
se fait en fonction double : et de la rigueur de la domination
patriarcale, et de la forme tyrannique des interdictions qui
resurgissent avec la structure matriarcale de toute stagnation dans les
liens domestiques. Les idéaux religieux et leurs équivalents sociaux
jouent ici facilement le rôle de véhicules de cette oppression
psychologique, en tant qu’ils sont utilisés à des fins exclusivistes
par le corps familial et réduits à signifier les exigences du nom ou de
la race. C’est dans ces conjonctures que se produisent les cas les
plus frappants de ces névroses, qu’on appelle d’autopunition pour la
prépondérance souvent univoque qu’y prend le mécanisme psychique de ce
nom ; ces névroses, qu’en raison de l’extension très générale de ce
mécanisme, on différencierait mieux comme névroses de destinée, se
manifestent par toute la gamme des conduites d’échec, d’inhibition, de
déchéance, où les psychanalystes ont su reconnaître une intention
inconsciente ; l’expérience analytique suggère d’étendre toujours plus
loin, et jusqu’à la détermination de maladies organiques, les effets de
l’autopunition. Ils éclairent la reproduction de certains accidents
vitaux plus ou moins graves au même âge où ils sont apparus chez un
parent, certains virages de l’activité et du caractère, passé le cap
d’échéances analogues, l’âge de la mort du père par exemple, et toutes
sortes de comportements d’identification, y compris sans doute beaucoup
de ces cas de suicide, qui posent un problème singulier d’hérédité
psychologique.
Introversion de la personnalité et schizonoïa. –
Une seconde atypie de la situation familiale se définit dans la
dimension des effets psychiques qu’assure l’Œdipe en tant qu’il préside
à la sublimation de la sexualité : effets que nous nous sommes efforcés
de faire saisir comme d’une animation imaginative de la réalité. Tout
un ordre d’anomalies des intérêts s’y réfère, qui justifie pour
l’intuition immédiate l’usage systématisé dans la psychanalyse du terme
de libido. Nulle autre en effet que l’éternelle entité du désir ne
paraît convenir pour désigner les variations que la clinique manifeste
dans l’intérêt que porte le sujet à la réalité, dans l’élan qui
soutient sa conquête ou sa création. Il n’est pas moins frappant
d’observer qu’à mesure que cet élan s’amortit, l’intérêt que le sujet
réfléchit sur sa propre personne se traduit en un jeu plus imaginaire,
qu’il se rapporte à son intégrité physique, à sa valeur morale ou à sa
représentation sociale. Cette structure d’involution
intra-psychique, que nous désignons comme introversion de la
personnalité, en soulignant qu’on use de ce terme dans des sens un peu
différents, répond à la relation du narcissisme, telle que nous l’avons
définie génétiquement comme la forme psychique où se compense
l’insuffisance spécifique de la vitalité humaine. Ainsi un rythme
biologique règle-t-il sans doute certains troubles affectifs, dits
cyclothymiques, sans que leur manifestation soit séparable d’une
inhérente expressivité de défaite et de triomphe. Aussi bien toutes les
intégrations du désir humain se font-elles en des formes dérivées du
narcissisme primordial. Nous avons pourtant montré que deux formes
se distinguaient par leur fonction critique dans ce développement :
celle du double et celle de l’idéal du moi, la seconde représentant
l’achèvement et la métamorphose de la première. L’idéal du moi en effet
substitue au double c’est-à-dire à l’image anticipatrice de l’unité du
moi, au moment où celle-ci s’achève, la nouvelle anticipation de la
maturité libidinale du sujet. C’est pourquoi toute carence de l’imago
formatrice de l’idéal du moi tendra à produire une certaine
introversion de la personnalité par subduction narcissique de la
libido. Introversion qui s’exprime encore comme une stagnation plus ou
moins régressive dans les relations psychiques formées par le complexe
du sevrage ce que définit essentiellement la conception analytique de
la schizonoïa.
Dysharmonie du couple parental. – Les analystes
ont insisté sur les causes de névroses que constituent les troubles de
la libido chez la mère, et la moindre expérience révèle en effet dans
de nombreux cas de névrose une mère frigide, dont on saisit que la
sexualité, en se dérivant dans les relations à l’enfant, en ait
subvertit la nature : mère qui couve et choie, par une tendresse
excessive où s’exprime plus ou moins consciemment un élan refoulé ; ou
mère d’une sécheresse paradoxale aux rigueurs muettes, par une cruauté
inconsciente où se traduit une fixation bien plus profonde de la libido. Une
juste appréciation de ces cas ne peut éviter de tenir compte d’une
anomalie corrélative chez le père. C’est dans le cercle vicieux de
déséquilibres libidinaux, que constitue en ces cas le cercle de
famille, qu’il faut comprendre la frigidité maternelle pour mesurer ses
effets. Nous pensons que le sort psychologique de l’enfant dépend avant
tout du rapport que montrent entre elles les images parentales. C’est
par là que la mésentente des parents est toujours nuisible à l’enfant,
et que, si nul souvenir ne demeure plus sensible en sa mémoire que
l’aveu formulé du caractère mal assorti de leur union, les formes les
plus secrètes de cette mésentente ne sont pas moins pernicieuses. Nulle
conjoncture n’est en effet plus favorable à l’identification plus haut
invoquée comme névrosante, que la (8’42–8)perception, très sûre chez
l’enfant, dans les relations des parents entre eux, du sens névrotique
des barrières qui les séparent, et tout spécialement chez le père en
raison de la fonction révélatrice de son image dans le processus de
sublimation sexuelle.
Prévalence du complexe du sevrage. – C’est
donc à la dysharmonie sexuelle entre les parents qu’il faut rapporter
la prévalence que gardera le complexe du sevrage dans un développement
qu’il pourra marquer sous plusieurs modes névrotiques. Le sujet sera
condamné à répéter indéfiniment l’effort du détachement de la mère – et
c’est là qu’on trouve le sens de toutes sortes de conduites forcées,
allant de telles fugues de l’enfant aux impulsions vagabondes et aux
ruptures chaotiques qui singularisent la conduite d’un âge plus avancé
; ou bien, le sujet reste prisonnier des images du complexe, et soumis
tant à leur instance léthale qu’à leur forme narcissique – c’est le cas
de la consomption plus ou moins intentionnalisée où, sous le terme de
suicide non violent, nous avons marqué le sens de certaines névroses
orales ou digestives ; c’est le cas également de cet investissement
libidinal que trahissent dans l’hypocondrie les endoscopies les plus
singulières, comme le souci, plus compréhensible mais non moins
curieux, de l’équilibre imaginaire des gains alimentaires et des pertes
excrétoires. Aussi bien cette stagnation psychique peut-elle manifester
son corollaire social dans une stagnation des liens domestiques, les
membres du groupe familial restant agglutinés par leurs « maladies
imaginaires » en un noyau isolé dans la société, nous voulons dire
aussi stérile pour son commerce qu’inutile à son architecture.
Inversion
de la sexualité. – Il faut distinguer enfin une troisième atypie de la
situation familiale, qui, intéressant aussi la sublimation sexuelle,
atteint électivement sa fonction la plus délicate, qui est d’assurer la
sexualisation psychique, c’est-à-dire un certain rapport de conformité
entre la personnalité imaginaire du sujet et son sexe biologique : ce
rapport se trouve inversé à des niveaux divers de la structure
psychique, y compris la détermination psychologique d’une patente
homosexualité. Les analystes n’ont pas eu besoin de creuser bien
loin les données évidentes de la clinique pour incriminer ici encore le
rôle de la mère, à savoir tant les excès de sa tendresse à l’endroit de
l’enfant que les traits de virilité de son propre caractère. C’est par
un triple mécanisme que, au moins pour le sujet mâle, se réalise
l’inversion : parfois à fleur de conscience, presque toujours à fleur
d’observation, une fixation affective à la mère, fixation dont on
conçoit qu’elle entraîne l’exclusion d’une autre femme ; plus profonde,
mais encore pénétrable, fût-ce à la seule intuition poétique,
l’ambivalence narcissique selon laquelle le sujet s’identifie à sa mère
et identifie l’objet d’amour à sa propre image spéculaire, la relation
de sa mère à lui-même donnant la forme où s’encastrent à jamais le mode
de son désir et le choix de son objet, désir motivé de tendresse et
d’éducation, objet qui reproduit un moment de son double ; enfin, au
fond du psychisme, l’intervention très proprement castrative par où la
mère a donné issue à sa propre revendication virile. Ici s’avère
bien plus clairement le rôle essentiel de la relation entre les parents
; et les analystes soulignent comment le caractère de la mère s’exprime
aussi sur le plan conjugal par une tyrannie domestique, dont les formes
larvées ou patentes, de la revendication sentimentale à la confiscation
de l’autorité familiale, trahissent toutes leur sens foncier de
protestation virile, celle-ci trouvant une expression éminente, à la
fois symbolique, morale et matérielle, dans la satisfaction de tenir
les « cordons de la bourse ». Les dispositions qui, chez le mari,
assurent régulièrement une sorte d’harmonie à ce couple, ne font que
rendre manifestes les harmonies plus obscures qui font de la carrière
du mariage le lieu élu de la culture des névroses, après avoir guidé
l’un des conjoints ou les deux dans un choix divinatoire de son
complémentaire, les avertissements de l’inconscient chez un sujet
répondant sans relais aux signes par où se trahit l’inconscient de
l’autre.
Prévalence du principe mâle. – Là encore une
considération supplémentaire nous semble s’imposer, qui rapporte cette
fois le processus familial à ses conditions culturelles. On peut voir
dans le fait de la protestation virile de la femme la conséquence
ultime du complexe d’Œdipe. Dans la hiérarchie des valeurs qui,
intégrées aux formes mêmes de la réalité, constituent une culture,
c’est une des plus caractéristiques que l’harmonie qu’elle définit
entre les principes mâle et femelle de la vie. Les origines de notre
culture sont trop liées à ce que nous appellerions volontiers
l’aventure de la famille paternaliste, pour qu’elle n’impose pas, dans
toutes les formes dont elle a enrichi le développement psychique, une
prévalence du principe mâle, dont la portée morale conférée au terme de
virilité suffit à mesurer la partialité. Il tombe sous le sens de
l’équilibre, qui est le fondement de toute pensée, que cette préférence
a un envers : fondamentalement c’est l’occultation du principe féminin
sous l’idéal masculin, dont la vierge, par son mystère, est à travers
les âges de cette culture le signe vivant. Mais c’est le propre de
l’esprit, qu’il développe en mystification les antinomies de l’être qui
le constituent, et le poids même de ces superstructures peut venir à en
renverser la base. Il n’est pas de lien plus clair au moraliste que
celui qui unit le progrès social de l’inversion psychique à un virage
utopique des idéaux d’une culture. Ce lien, l’analyste en saisit la
détermination individuelle dans les formes de sublimité morale, sous
lesquelles la mère de l’inverti exerce son action la plus
catégoriquement émasculante. Ce n’est pas par hasard que nous
achevons sur l’inversion psychique cet essai de systématisation des
névroses familiales. Si en effet la psychanalyse est partie des formes
patentes de l’homosexualité pour reconnaître les discordances
psychiques plus subtiles de l’inversion, c’est en fonction d’une
antinomie sociale qu’il faut comprendre cette impasse imaginaire de la
polarisation sexuelle, quand s’y engagent invisiblement les formes
d’une culture, les mœurs et les arts, la lutte et la pensée.
Jacques M. LACAN, Ancien chef de clinique à la Faculté de Médecine.