Anne Joos
Poitiers, 2023 Argument
La déconnexion procréation-sexualité opérée par la contraception et
poursuivie par les Procréations Médicalement Assistées a ouvert de
nouvelles possibilités, mais la dimension de l’impossible est-elle pour
autant effacée ? La clinique avec les enfants et les nouveaux parents
nous invite à en penser et à en interroger les effets.
Les représentations de l’arrivée d’un enfant se sont modifiées, au
point qu’il n’est pas rare d’entendre dire qu’« on fait un enfant».
Devenir parent semble aujourd’hui relever d’une programmation, avec une
inclinaison à faire de l’autre du pareil, du même.
Dès lors, comment les nouveaux parents se débrouillent-ils avec cette
idéologie ? C’est à se confronter aux questions inédites soulevées par
les technosciences et le discours sociétal que cette clinique nous
convoque.
Merci
Désolée d’avoir été rattrapée par ce virus
Ce dont je parlerai cette après-midi est issu d’une clinique de la
rencontre avec des couples, des personnes célibataires, des hommes, des
femmes confrontés à la difficulté de ne pas pouvoir concevoir un enfant
comme ils l’auraient voulu, pensé, souhaité.
En plus de trente ans j’ai pu entendre au plus près de ce trou, que
constitue l’enfant-qui-ne-vient-pas , comment ces hommes et ces femmes
rencontrés tentaient de penser, ou pas, ce qui leur arrivait, avec
quelle demande ils s’adressaient aux médecins du service de PMA afin
que ceux-ci puissent les aider à concevoir cet enfant tant attendu,
enfant qui devra encore devenir leur enfant. Cette demande,
s’adresse-t-elle à l’instance de la mère, la bonne mère qui pourvoit
aux besoins de l’enfant, ou est-elle adressée à l’instance paternelle,
comme une demande d’autorisation ?
Des hommes et des femmes au sein d’une société en mutation, et des
pratiques en mutation.
C’est une position privilégiée de pouvoir les rencontrer à ce moment
particulier, moment où justement ce qu’il en est du désir, dans son
rapport à l’objet du manque, est ainsi remis sur le devant de la scène.
Car c’est ce rapport au manque qui fait la différence entre la
psychanalyse et la médecine ; la psychanalyse fait de l’objet du manque
l’essor ou le ressort du désir, et la médecine l’entend comme une
perte, une perte de santé qu’elle tentera de guérir. Manque et perte ne
sont pas pareils, ce qui ne veut pas dire que psychanalystes et
médecins ne peuvent pas travailler ensemble, mais il faudra tenir
compte de ces différences.
Avoir un enfant
Ils s’aimèrent et ils eurent beaucoup d’enfants, disait-on hier.
Aujourd’hui ce n’est plus ainsi que cela se dit, l’enfant n’est plus
déposé dans un claquement d’ailes par la cigogne, il n’est plus non
plus trouvé et cueilli à l’occasion d’une promenade potagère dans les
choux. Aujourd’hui il n’est pas rare d’entendre dire qu’on ‘fait’ un
enfant. Faire un enfant ou recevoir un enfant, ne sont pas du même
registre. C’est de l’Autre que l’on reçoit. Recevoir engage la
dimension de l’Autre, du tiers Autre.
Parfois, on le fabrique en laboratoire quand nécessaire.
Le mot ‘fabrique’ a quelque chose d’un peu choquant, je l’emprunte à
François Ansermet dont le titre de l’ouvrage à ce sujet est ‘La
fabrication des enfants’ . Je me souviens d’un livre plus ancien, de J.
Testart et de quelques collègues ‘Le magasin des enfants’. Ce livre
rassemblait les textes critiques de chercheurs, gynécologues,
philosophes, psychanalystes, écrivains au début des pratiques de PMA.
Ce titre laissait entendre qu’il y avait un lieu où l’on s’adressait
avec une demande d’enfant, mais en effet nous aurons à préciser si
c’est d’une demande ou d’une commande qu’il s’agit.
Il est un fait que depuis quelques décennies des changements assez
importants ont eu lieu par l’avènement des techniques de contraception
et de procréation médicalement assistées. Dont on ne mesure peut-être
pas encore tous les effets sur les humains que nous sommes. Surtout
dans le champ de nos représentations, et j’invite les cliniciens
d’enfants et de jeunes adultes à nous faire part de leurs réflexions à
ce propos qui à leur tour pourront nous enseigner.
Première déconnexion
La contraception a permis une déconnexion de la procréation et de la
sexualité. Elle permet qu’une sexualité active avec un partenaire de
l’autre sexe n’aboutisse pas à une conception. Ce qui ouvre des
modalités de jouissances sexuelles nouvelles, celles-ci n’étant plus
directement liées à la procréation. Disons que cette déconnexion peut
être choisie, tempérée, puisqu’à tout moment un arrêt de la
contraception peut être décidé pour avoir un enfant. A en croire la
clinique, décider n’est pas nécessairement plus simple, cela engage la
responsabilité du sujet à le décider, à assumer leur décision dans
l’incertitude. (les jeunes couples d’aujourd’hui voudraient bien
s’assurer de ce que c’est le bon moment, qu’ils le désirent bien tous
les deux, bref que toutes les conditions soient bien réunies, … ce qui
risque plutôt de les inhiber). Comme si la décision évacuait la
dimension du tiers. Y être autorisé (par un tiers) ou le décider (dans
un duo), ce n’est pas pareil.
Les techniques actuelles en matière de procréation (je vous rappelle le
bébé Louise Brown en 1972 et le bébé Amandine en 1984, ça date déjà)
ont encore accentué cette disjonction entre la sexualité et la
procréation. Puisque la conception peut s’effectuer en laboratoire, et
les embryons réimplantés soit quelques jours plus tard, soit beaucoup
plus tard. Avec ou sans les gamètes de ceux ou celles qui ont le projet
d’avoir un enfant puisque des dons de sperme et des dons d’ovocytes
élargissent les possibles.
Si au départ ces techniques étaient destinées aux couples infertiles,
nous avons assez rapidement été confrontés à des demandes inédites,
celles de couples de femmes homosexuelles, celles de femmes
célibataires, certaines se disant asexuelles, celles de femmes veuves
souhaitant avoir un enfant à partir des gamètes congelés de leur
conjoint, et même celles d’homme et de femme ne vivant pas en couple,
mais désirant avoir un enfant. Il y a des sites de rencontres pour
devenir parents, une parentalité disjointe non seulement disjointe
d’une sexualité mais aussi d’une conjugalité.
Actuellement certaines jeunes femmes demandent qu’on puisse congeler
leur réserves ovariennes afin de pouvoir avoir un enfant plus tard (en
anglais cela se dit Time freeze ! ), tout comme certains soldats
ukrainiens souhaitent faire congeler leur sperme.
Vous entendez comment ces techniques en se développant ont ouvert de
nouvelles possibilités. Sans pour autant s’arrêter sur la complexité de
la fécondité humaine.
Celle-ci, rappelons-le, n’est pas de l’ordre de la reproduction mais de
la procréation , elle ne ressort pas du registre de l’immédiat mais du
registre de la médiation, si l’on veut bien entendre que le corps du
parlêtre est un corps soumis aux lois du langage. La fécondité humaine,
nous le savons, n’est pas uniquement dépendante du taux d’hormones
favorisant la rencontre des gamètes, elle dépend aussi de cet ‘x’ dans
l’ordre du désir, cet ‘x’ qui favorise un autre type de rencontre, (ou
une rencontre d’un autre type), celle que nous pourrions appeler une
rencontre signifiante.
La procréation reste sous ‘gouvernance langagière’ mais cela s’est
effacé et peut-être forclos de nos mémoires. Nous avons pourtant tous
des exemples ou des situations en tête de ce que la fécondité n’est pas
aussi automatique que ça, elle nous surprend parfois, là où on ne
l’attendait pas, ou là où on ne l’attendait plus.
Certains auteurs nous ont transmis des extraits de leurs cliniques où
la dimension transférentielle à l’œuvre n’était pas sans effet, je
pense aux livres de Jean Reboul , gynécologue et psychanalyste, mais
aussi à celui de Pierre Benoit
Je vous en donne un bel exemple. ( Annie Duperey, Le voile noir,
p.173-174)
Technique, méthode, double déconnexion
Certains d’entre vous diront qu’il existait déjà dans l’antiquité des
pratiques contraceptives. En effet on a retrouvé traces de ces
pratiques dans plusieurs civilisations, dans l’Egypte ancienne, dans
certaines contrées en Afrique et en Amérique du Sud. Mais ces pratiques
n’étaient pas instituées en méthode. Le passage d’une pratique,
ritualisée, à une méthode n’est pas sans effet.
Appliquée par l’apport des technosciences le principe d’une méthode a
introduit dans ce domaine de la conception non seulement une forme de
contrôle mais surtout l’idée de maitrise dans ce qui jusque-là était
soumis aux lois de la nature et à leur arbitraire. Du coup cela induit
une inquiétude et une demande d’intervention médicale quant l’enfant
attendu n’arrive pas aussi vite que programmé. Certains couples
confrontés à un problème d’infertilité s’engouffrent dans une série de
traitements sans s’arrêter sur ce qui pourrait être entendu comme un
symptôme, c’est-à-dire comme ce qui vient inscrire dans leur
physiologie quelque chose de leur réel.
Maitriser les lois de la nature par nos techniques ne supprime pas pour
autant l’arbitraire, en d’autres mots le Réel.
Ainsi ce couple de femmes venant consulter car elles étaient
confrontées à une déconvenue terrible. Elles disaient n’avoir jamais
envisagé que l’IAD pourrait ‘’ne pas fonctionner’’. Pour elles, la
médecine venait pallier le fait que deux femmes ne peuvent pas procréer
ensemble, l'IAD était une technique pour couvrir ce manque-là. Jamais
elles n’avaient pensé que la technique ne réussit pas tout. Elles
n’avaient pas pensé qu’elles étaient aussi femmes, avec un corps, et
que ce corps peut ne pas répondre tout de go aux stimuli ovariens,
qu’il y a une dimension du corps qui est réelle et qui échappe à la
maitrise.
C’est pourquoi j’ai souligné que nous avions affaire à une double
déconnexion, la première qui vient disjoindre ‘le maillon fragile du
sexe en acte, càd. de l’érotisme à la parenté’ et la seconde qui fait
miroiter un monde sans impossible, du moins dans nos représentations.
C’est ce que les couples résument par, ‘si la médecine le peut, alors
c’est possible’.
Dans cette clinique de la PMA, les ratages de la technique viennent
rappeler de façon insistante et déconcertante cet impossible qui vient
ainsi faire retour dans la réalité. Ce n’est pas parce que de nouveaux
possibles s’ouvrent, que cela évacue la dimension de l’impossible. Ces
nouveaux possibles produisent un imaginaire déconnecté de la dimension
de l’impossible, jusqu’au moment de la butée d’un réel. Comme dans le
cas de ce couple de femmes que je viens d’évoquer.
Les techniques de PMA participent au projet ou au vœu de la science de
ne rien vouloir savoir du réel.
Si le sexuel est un réel, donc un impossible, que la médecine
technoscientifique ne peut prendre en compte, alors nous pourrions
penser que le vœu sous-jacent aux technosciences pourrait être de
réussir l’écriture du rapport sexuel, un rapport sans ratage, sans
réel.
Comme analystes, nous savons que nous avons à prendre en compte la
question du non-rapport sexuel, du moins l’impossibilité de son
écriture. Entre homme et femme il y aura toujours une boiterie, entre
l’un et l’autre du couple, il y aura toujours du ratage, cela manquera
toujours à faire un, quel que soit l’idéal d’harmonie partagé.
Ces nouveaux possibles nécessitent donc d’être pensé.
Il n’y a pas à supprimer la technique. Dans son livre La Technique et
le Temps,[Paris, Galilée] , Bernard Stiegler rappelle que la technique
n'est pas extérieure à l'homme, mais qu’elle est constitutive de
l'homme, qu’elle participe au processus même d'hominisation. ‘’Tous les
savoirs, et les savoir-faire, sont liés à des techniques, depuis le
premier silex taillé jusqu'à l'ordinateur, en passant par l'écriture,
l'imprimerie’’. Notre devenir est lié à la technique. Mais si les
techniques, les artifices, les artefacts, sont donc indispensables à la
vie de l'homme, ils sont des pharmaka, c'est-à-dire à la fois des
remèdes et des poisons, et par conséquent toute technologie est
porteuse du pire comme du meilleur.
Il nous importe donc de penser ces nouveaux possibles, de retrouver ce
qui peut faire repère.
-Est-ce qu’un donneur de sperme participe de la fonction paternelle ?
-Qui va soutenir un avenir et un devenir pour un enfant hors de
l’enceinte maternelle ?
-Et pour les parents nouveaux, y a-t-il moyen de penser leurs
différences subjectives, ou vont-elles rivaliser autour de l’idéal du
même Un ?
Enjeux subjectifs de la famille contemporaine
Cette révolution produite par les possibilités techniques du XXe siècle
est à lire en articulation étroite avec l’évolution qu’a connue notre
société, et je pense d’une part à la place que les femmes y ont prise
en matière d’égalité, de responsabilité et de parité, et d’autre part à
l’affaiblissement du discours patriarcal sur lequel nos sociétés
occidentales étaient fondées.
C’est l’intrication de cette révolution produite par les technosciences
avec l’évolution des représentations sociales et la fin du patriarcat
qui semble intéressante à souligner en ce qui concerne la façon
d’engager de nouvelles parentalités et les nouveaux rôles au sein de la
famille.
Pour Gauchet nous sommes passés en quelques siècles d’une société où la
famille était un rouage déterminant de l’être-en-société, à une famille
qui consiste par l’accord intime des couples qui décident d’une vie
commune. D’où, dit-il, ‘sa nouvelle popularité mais aussi sa grande
fragilité’. Pour lui, la famille ne fait plus institution, il parle
d’ailleurs de désinstitutionalisation et même de privatisation de la
famille.
Pour de Singly, la famille contemporaine s’est démocratisée, marquée
par l’autonomie de ses membres, au contraire de la famille
traditionnelle marquée par l’imposition d’un ordre, de la hiérarchie et
de l’inégalité.
Comment donc les parents d’aujourd’hui s’en débrouillent-ils ?
Comment pourront-ils s’organiser avec leurs enfants pour que la vie
soit viable, et que ceux-ci acceptent aussi d’apprendre de la
génération qui les précède ce qui les aidera dans leur vie. C’est ce
qu’on appelle le principe d’antériorité. Ou, seront-ils, ces enfants
d’emblée autonomes ? Nous savons pourtant que l’autonomie s’acquiert à
partir de l’autre, qu’un enfant prend langue dans les mots de ceux qui
l’y ont introduit.
Certaines constructions de familles, sous-tendues par un discours
idéologique, sont possibles sur papier, comme quand on signe un
contrat, mais est-ce qu’elles prennent en compte la dimension plus
subjective, plus humaine ? [je pense à une femme qui s’était mis
d’accord avec un couple d’hommes, pour qu’ils aient ensemble un enfant
dont ils auraient la garde partagée dès la naissance,] elle n’avait pas
pris en compte qu’en devenant mère, elle pourrait s’attacher à son
enfant, et que de s’en séparer dès la maternité, était une façon
artificielle d’organiser le trauma d’une séparation précoce, comme dans
les naissances prématurés.
Toutes ces situations cliniques nous ont obligé à les déplier, parfois
de leur plis idéologiques, afin retrouver des appuis pour les penser ;
On ne peut entendre ces nouveaux parents, si l’on ne tient pas compte
de leur immersion dans le monde contemporain.
Ainsi comment faire pour repérer l’amalgame fait par certains couples,
au nom de la parité et de l’égalité entre ce qui relève d’un idéal
citoyen et ce qui relève de la singularité de chaque sujet ?
Autant il me semble que cet idéal citoyen importe sur le plan sociétal,
autant transposé sans ménagement au sein du conjugo, il risque
d’abrasser les différences singulières qui font quand même l’élan du
discours amoureux.
Dans cette clinique il nous est arrivé plus d’une fois d’entendre des
couples se présenter comme deux personnes qui du fait de leur même
anatomie, soutenaient qu’elles étaient les mêmes, avec le même désir
jusqu’à ne pas vouloir se donner des noms distincts puisqu’elles
seraient toutes deux mamans.
Alors il nous a fallu trouver des façons d’ouvrir le questionnement au
sein de ces couples, collés au discours idéologique, pour qu’ils
puissent reconnaitre qu’ils n’étaient pas si pareils que ce qu’ils se
représentaient. Je pense à une femme qui clôturait un entretien en
disant « D’ailleurs, si on n’était pas si différentes, ce serait plutôt
ennuyeux de vivre ensemble ».
Pour naviguer dans ces nouvelles constructions familiales, avec ces
futurs parents ayant épousé le nouvel idéal de symétrie, au prix d’un
gommage de leur dissemblance subjective, il m’a semblé éclairant de
penser que pour accueillir un enfant dans son altérité, il importait,
dans un couple, de pouvoir faire place à la dimension de l’autre et
donc de reconnaitre l’altérité de l’autre.
L’autre, ce n’est pas le pareil, ce n’est pas le même.
Ne pas participer à cet espèce de déni de leur différence, en le leur
soulignant dans les entretiens, fait que ce déni cède très vite pour
laisser place à la reconnaissance de ce que l’un et l’autre ou l’une et
l’autre ne sont pas pareils. Le mot ‘parentalité’ confisque la
différence des places et maintient cette illusion d’une
indifférenciation, comme s’ils étaient interchangeables.
Pour les parents d’aujourd’hui comment soutenir la non-symétrie de
leurs positions à l’égard de l’enfant ? Comment penser ‘position
maternelle’ et ‘fonction paternelle’ quand celles-ci ne peuvent plus
être nommées dans le discours contemporain, qui propose ou impose la
version nouvelle, càd. parent 1 et parent 2 ?
Pourtant la différence de ces positions importe pour un enfant. La
position maternelle qu’on pourrait qualifier d’attributive ou de
transitive, est celle que Winnicott appelait ‘la préoccupation
maternelle primaire’ ; et la fonction paternelle est à penser comme un
‘opérateur psychique de séparation’. Fonction qui importe puisqu’elle
introduit l’enfant à la coupure et soutient le décollage ou décollement
d’une trop exclusive attribution maternelle. Une fonction tierce qui
permet aussi de composer avec présence et absence.
Cette fonction dite anciennement ’paternelle’ mais on peut l’appeler
fonction de séparation se situe bien sûr aussi dans le psychisme
maternel, encore n’est-il pas sans importance que cette fonction soit,
dans la vie courante, rappelée par quelqu’un qui veut bien, pour
l’enfant ou pour sa mère, l’incarner. Ce qu’Aldo Naouri résumait à sa
manière parfois provocante, « la meilleure façon d’assumer sa place de
père pour un enfant, c’est d’être l’amant de sa mère ». Une façon de
prendre en charge la jouissance de sa mère et d’en décharger l’enfant.
Vous voyez que ça concerne tous les couples, tant hétéro, qu’homo.
Face à la préoccupation maternelle prolongée, l’énonciation de
celui/celle qui pourra tant la rassurer que la limiter : Ne t’en fais
pas, lâche-lui les baskets…sera bienvenue pour l’enfant.
Je reçois de plus en plus souvent des jeunes couples qui ne s’en
sortent pas dans leur idée d‘homotopie’ parentale, j’ai nommé cela
ainsi, deux parents à la même place. Ils doivent tout faire ensemble,
voire de la même façon, le bain, le biberon, le coucher ritualisé.
Là aussi, comment faire valoir une différence qui ne soit pas malvenue,
qui ne mettra pas à mal l’égalité mais qui soutiendra leur altérité ?
De même pour un couple rencontré à la suite d’une fausse-couche, cette
dame en voulait à son compagnon de ne pas pleurer leur bébé perdu
autant qu’elle ; pour elle cela signifiait qu’il n’aimait pas ce bébé
autant qu’elle… Cet homme était surtout affecté par le chagrin
inconsolable de sa compagne. Nous ne sommes pas égaux dans la douleur,
et il se peut que dans une situation pareille, pour l’ homme et la
femme, la douleur n’ait pas le même objet.
Je marche sur des œufs dans ce climat wokiste pour soutenir le principe
d’une différence, non identitaire, non discriminante ; C’est pourquoi
le travail de Caroline Forrest m’a vraiment intéressé, puisqu’elle
développe dans son livre ‘Génération offensée’ comment d’une police de
la culture on peut passer à une police de la pensée.
Or justement, je le répète, il importe de penser les différences pour
ne pas les opposer, ou les faire se concurrencer sur l’axe de la
rivalité. François Jullien proposait la formule suivante : faire
travailler les écarts plutôt que d’opposer les différences. Dans sa
leçon inaugurale de la Chaire sur l’Altérité , il souligne que le mot
différence se pense à partir de soi, tandis que l’altérité se pense à
partir de l’autre.
Personnellement, c’est en faisant l’hypothèse de leur altérité, et en
m’appuyant sur le schéma de la sexuation introduit par Lacan dans le
séminaire Encore, schéma qui articule des positions sexuées marquées
par la non-symétrie de leurs jouissances, que j’ai pu soutenir le
questionnement dans ces rencontres.
La question de l’amour
Ce questionnement a parfois été balayé du revers de la main par une
réponse univoque : ‘mais il y aura de l’amour’.
Certes. Au début cela nous a agacé.
Puis à force d’entendre les couples soutenir l’importance de l’amour je
me suis dit que cet amour, mis ainsi à l’avant-plan, n’était pas sans
fonction.
- L’amour peut servir à boucher le trou des questions encombrantes.
‘D’où je viens ?’ ‘Tu es un bébé de l’amour.’ Oui, certes, mais ce
n’est peut-être pas ça qu’un enfant questionne.
- Il se pourrait aussi que l’amour invoqué là serve à recouvrir le Réel
de la conception. ‘Ils s’aimèrent longtemps et eurent beaucoup
d’enfants.’
Dans les Pma, ce n’est pas le Réel sexuel mais le Réel des
technosciences qui doit être recouvert.
Il se pourrait donc que l’amour soit avancé non seulement pour
recouvrir la disjonction, mais serve à faire jonction, par une forme de
suppléance.
- Il m’a semblé aussi, que cette inflation de l’amour était à mettre en
lien avec le discours contemporain. Au fur et à mesure que les appuis
symboliques qui soutiennent les fonctions parentales mais également les
fonctions d’autorité s’effritent, ils sont remplacés par ceux de
l’amour. Il suffit d’entendre comment les enfants sont invités à aimer
leur instituteur/trice ; pareil pour les adultes, soumis au diktats des
like et des love.
Une dame me disait qu’elle n’avait pas eu de père, et vu mon étonnement
elle poursuivit en disant qu’il partait du matin au soir, il
travaillait tout le temps, il n’avait jamais joué avec ses enfants.
‘Vous appelez-ça un père ?’, dit-elle. Dans cette confusion entre
filiation et amour, son ressenti l’emportait sur ce qui néanmoins était
inscrit, elle portait le nom de son père. Peut-être avait-elle été
déçue, c’est possible, delà à en faire une dénégation…
Nous savons que l’amour est exigeant et souvent à sens unique. Nous
savons combien la composante narcissique de l’amour, cette demande
d’être aimé par l’autre, est partie prenante et largement présente dans
les projections que font les futurs parents.
La difficulté, avec l’amour narcissique, c’est de pouvoir supporter les
moments de désamour. Ceux-ci sont inévitables dans les interactions
parents-enfants. Et l’amour n’est pas continu, alors que la filiation
ne s’efface pas au gré des humeurs passagères ; du moins jusqu’à
présent.
Je conclurai en disant qu’il n’y a pas à tirer à boulets rouges sur ces
nouvelles conceptions des couples, parents et familles. Au contraire,
ils et elles essaient tant bien que mal d’inventer de nouvelles
configurations tenables.
Mais nous n’avons pas à céder aux pentes du discours contemporain, si
celles-ci empêchent de penser ce qui fait re-père, et au contraire, il
me semble que là où nous sommes amenés à rencontrer ceux et celles qui
forment ces nouvelles familles, il importe de soutenir un lieu
d’élaboration et de questionnement, tâche peut-être plus ardue, mais
lieu d’où le sujet n’est pas évincé comme dans le prêt-à-porter de
l’idéologie contemporaine.
Mars 2023
‘L’enfant-qui-ne-vient-pas’ pourrait être ce qui vient révéler la
structure du trou, de la béance qui angoisse.
Fr. Ansermet, La fabrication des enfants, Un vertige technologique
Collectif sous la direction de J. Testart, Le magasin des enfants, Ed.
François Bourin, 1990
La législation belge a renommé les centres de PMA en CMR : Centre
médical de la reproduction. Ce glissement sémantique a fait passer à la
trappe le signifiant de procréation au profit de celui de la
reproduction. Changement qui opère une bascule, ignorant ainsi que
l’humain, du fait qu’il est un parlêtre, introduit une différence
radicale dans le règne animal. Car si le signifiant de procréation
renvoie à la dimension du nouveau, de l’inédit, celui de reproduction
renvoie à la dimension du même et de l’identique. Un enfant, en tant
que sujet supposé, est toujours de l’ordre de l’inédit..
Jean Reboul, De la clinique de l’infertilité au rendez-vous du désir,
Erès, 2018
Pierre Benoit, Chroniques médicales d’un psychanalyste, Rivages, 1988
Ainsi, dit-il, Bernard Stiegler recourt à la figure mythologique
d'Épiméthée, le frère jumeau de Prométhée, comme image symbolique de
l'homme sans essence et inachevé, dont « le défaut d'origine » le rend
toujours perfectible, dans un devenir lié à la technique.
La = la préoccupation maternelle
Caroline Forrest, Génération offensée, Grasset, 2020
Fr. Jullien, L’écart et l’entre. Leçon inaugurale de la chaire sur
l’altérité, paris, Galilée, 2012
J. Lacan, Encore, Séminaire 1972-73, Ed. de l’ALI, leçon du 13 mars 1973