Accumulation au fur et à mesure de l'oeuvre. Ces mêmes visages de
femmes, paupières closes et bleues. Ces mêmes princes. Accumulation,
répétition. Ces mêmes visages. Ces mêmes couleurs. Répétition
incessante. Entraperçus aussi, dessins d'une schizophrène,
art-thérapie. Un visage de femme année 1930 en gravure de mode, fort
bien dessiné, toujours le même, des mois durant, multiplié et semblable
sur la feuille également. Encore et encore surmontant un corps à la
posture étrange et figée. Là encore toujours semblable, de
trois-quarts, un bras tendu à 45 degrés, incliné et l'autre à demi
plié, quelque chose d'une marionnette. Étrangement dessiné d'une main
d'enfant alors que le visage témoigne de la maîtrise parfaite du crayon.
Répétition, accumulation. Mais en aucun cas, il ne peut s'agir de
décoratif, voire même de série à la façon de Warhol. L'art décoratif,
les séries picturales, organisent leur répétition. Ils en jouent en les
structurant selon des règles. Que celles-ci soient de distances, de
variations de motifs, de dispositions ou de couleurs. Simples ou
complexes, elles déploient la répétition selon un certain un ordre. Au
plus complexe, notre ravissement de le découvrir.
Ici, rien de tel. Une accumulation, un amas, un entassement. Qui
témoigne sans doute, non d'une répétition décorative, ordonnancée, mais
d'une compulsion de répétition au sens freudien.
Et puis l'absence de perspective. Cette perspective qui s'annonce
depuis la Renaissance comme la marque du renouvellement de la place du
sujet, aussi bien dans le monde, le monde vivant et quotidien, que dans
l'univers au regard des étoiles comme à celui de Dieu. Son étude, avec
Panofsky, Alberti, Lacan, Damish, Léonard de Vinci, et l'excellent
cours de P Marcelé, mis par ses soins sur Internet, nous a permis d'en
saisir la caractéristique de référence, de référence symbolique de
cette place subjective. Qu'elle soit purement géométrique, ou purement
atmosphériques, comme l'a élaboré très tôt Léonard de Vinci, de
consister essentiellement dans ce cas en des dégradés de tons et de
couleurs, cf. l'arrière-plan de la Joconde, le spumato. Qu'elle soit
globale, ou limitée, une fenêtre, une lucarne, dans un coin du tableau,
ouvrant sur un paysage extérieur par exemple, alors que l'ensemble de
la toile est sans profondeur se limitant à des modelés ou des aplats.
La perspective est toujours là, comme élément référentiel de cette
place. Même si son indication se limite à un simple reflet dans un
miroir, voire dans un minuscule objet brillant, ou dans sa propre
déformation sous l'apparence de l'anamorphose. Elle est toujours là,
depuis la Renaissance jusqu'à l'abstraction, géométrique ou
atmosphérique, réduite à une simple ligne ou un simple dégradé... Voire
à l'extrême, comme dans l'abstraction surface, présente de par sa
négation même. Or chez Aloïse, elle n'est pas niée, ou déniée, elle n'y
est simplement pas. Elle est absente. Et dans les autres exemples
entraperçus également, la perspective en tant que référence symbolique
de la place du sujet n'est ni réduite ni déniée, mais absente.
Chez Aloïse, et chez ces autres, la perspective absente, nulle place du
sujet.
Et puis encore le regard. Au long des oeuvres d'Aloïse, ses personnages
aux cavités oculaires toutes semblables. Sont-ce des paupières closes
recouvertes du bleu de la nuit ? Sont-ce des creux que la nuit a
remplis ? Cette absence de regard de ce défilé répété de personnages...
Tous ont ces paupières, ou ces orbites, remplis de nuit.
Aloïse, juste une seule fois, elle avait une vingtaine d'années, au
parc de Sans-souci, a croisé le regard de Guillaume II. Elle en est
tombée instantanément amoureuse ; amoureuse folle, passionnée. Elle en
développe un délire érotomane qui restera intact jusqu'à sa mort, plus
de 60 ans plus tard.
Et plus d'un exemple clinique pourrait montrer le déclenchement d'un
délire érotomane d'un simple échange de regards. Mais le « coup de
foudre » ? Y a-t-il si loin du « coup de foudre » à l'érotomanie ? Et
Breton, Nadja, l'amour fou... De quel point commun?
C'était d'être à la recherche du regard comme objet a, cause du désir,
que Lacan analysait la perspective dans le tableau des Ménines.
Le regard et l'amour. Écoutons Aloïse le dire si bien : « Chercher mon
âme dans vos grands yeux où se mire le firmament constellé d'étoiles
des cieux »... Reconnaissance par l'Autre où git l'Idéal...
D'autres exemples, d'autres dessins. L'oeil est là, non clos chez comme
chez Aloïse.. Mais mille fois répété, toujours semblable, habitant des
visages aux traits assez proches. L'oeil est ouvert, mais ne contient
que le point d'une pupille qui, dans la répétition compulsive de son
dessin, n'apparaît pas comme le lieu d'un regard mais comme un point
fixe géométrique répété.
Le regard et l'amour. Oedipe découvrant l'horreur de ses amours!.. Ce
sont ses yeux qu'il arrache. Mais peut-être moins pour être voyant,
comme le veut la légende, moins pour ne plus être spectateur de son
infamie, que sachant qu'ils sont ce par quoi ses amours avaient eu
lieu. « Chercher mon âme... », Jocaste, « dans vos grands yeux où se
mire... »,
Aloïse Corbaz est née à Lausanne le 28 juin 1886. Après avoir suivi des
études secondaires, où elle hésita à se diriger vers le chant lyrique,
elle devient à 25 ans la gouvernante des enfants du chapelain de
Guillaume II. C'est ainsi qu'elle rencontre celui-ci au château de
Postdam. En 1914 la guerre l'a contraint à rentrer en Suisse. À partir
de 1918, elle est internée en établissement psychiatrique où elle
restera jusqu'à sa mort en 1964. C'est à partir des années 1930, 1940
qu'elle commence à dessiner les oeuvres que nous pouvons maintenant
contempler.