Jean-Louis Sous La coupe de la phrase, bonne lame, simple guillotine à penser. On ne
sait jamais ce qui suffit ou ne suffit pas. Touches Autant dans
l’intitulé de ces journées : L’artiste entre le réel et la
représentation, que dans la citation du violoniste Yehudi Menuhin
rapportée par Michel Robin, comme préliminaire : «la musique, ce n’est
pas les notes mais ce qui est entre les notes», nous est posé la
question de ce qui joue ou se joue dans cet «entre».
Que se passe-t-il, justement, si l’intervalle qui fait la partition, la
mesure, la respiration du sujet porté par «un signifiant qui le
représente auprès d’un autre signifiant» vient à s’amenuiser, se
réduire pour finir par s’abolir totalement ? Ça écrase tout écart
subjectif. Le pas-de-sens vire au hors-sens. Collapsus. C’est peut-être
ce qui est arrivé à Nicolas de Staël…
Alors voilà, je vais essayer de vous présenter ma mise singulière,
l’enjeu que représente pour moi l’intensité de sa peinture par la
composition d’un tryptique articulé autour de trois séries :
1/ Vous dire d’abord ce qui me touche dans la facture de ses tableaux
et dans l’énigme qu’a représenté son dernier acte suicidaire, extrême,
ultime.
2/ Vous parler, ensuite, de l’émotion (au sens latin de remuer,
mouvoir) qui m’a saisi, lorsque j’ai pu voir au Musée d’Antibes, cette
immense toile, Le Grand Concert, éxécutée après que le peintre ait
assisté à un concert de musique sérielle au Domaine Musical du Théâtre
Marigny, à Paris, dirigé par Pierre Boulez. On y donnait les Pièces
pour cordes d’Anton Webern et la Sérénade pour 7 instruments d’Arnold
Schönberg. Et c’est seulement deux jours après, que sa vie s’achève :
il se sera jeté du haut de la terrasse de son atelier.Il vient d’écrire
à son ami Jacques Dubourg, le 16 mars 1955 : «Je n’ai plus la force de
parachever mes tableaux». Y-aurait-il, dans cette dernière toile, la
trace d’un inachèvement ?
3/ Enfin, vous faire part des lettres d’amour de Nicolas de Staël,
adressées autant à la peinture qu’à la femme aimée. Ces lettres d’amur
comme l’a écrit Jacques Lacan ont fini par ne plus laisser l’intervalle
de la valeur métaphorique du mur mais s’avèrer, heurt et choc réel.
Ma méthode[i] s’écartera de toute psycho-biographie, de toute
psychopathologie appliquée (inutile et déplacé d’en rajouter une
couche). Elle s’appuiera sur la littéralité d’un texte, la publication
de l’intégralité de ses lettres aux Éditions Le Bruit du temps (août
2014.) et fera résonner les mutiples correspondances, la force des
intensités, les différences de potentiel qui circulent entre
différentes scènes : acte de peindre, acte d’écrire, déclaration
d’amour. Ce sera comme un accompagnement minimaliste qui s’abstrait de
tout placage ou personnification interprétative tentant de s’accorder
avec le côté épuré de cette peinture.
Si je devais dire, de façon litotique, ce qui me touche dans la
peinture de Nicolas de Staêl, c’est justement sa manière de donner au
monde l’épure de son étrangeté – étrangement simple, simplement étrange
– dans la résonance des formes, la correspondance des couleurs, dont la
composition les fait rythmes, intensités. Faire toucher ce sentiment de
l’étrangement simple, de l’énigme, par cette réduction- même.
Dans Nature morte au chandelier, un simple trait d’étagère horizontale
suspend, fait flotter quelques objets extraits de la trivialité
quotidienne sur un fond de nuit bleutée. Mais comment cela peut-il
tenir, tient ? Ça tient à rien, une tasse grise, à l’anse démesurée (à
plat rectangulaire) fait contrepoids aux trois pots verticaux posés de
l’autre côté. Un bougeoir blanc fait contraste avec une autre cafetière
noire, située au milieu, émaillée et striée de rappels blanchâtres. Le
bec de la cafetière fume-t-il encore, noir bleu ou blanc comme la mèche
de la bougie, ou est-ce vraiment totalement éteint ? Présence d’autant
plus intense des choses qu’elle s’accroche à ce vide, borde l’absence.
Ici, le banal est porté à un horizon métaphysique par la seule physique
des pigments. La représentation quitte les hautes sphères symboliques
de l’image, de l’idole, de l’icône pour se faire matière.
Sur La Route, des masses triangulaires posées à plat se touchent à leur
sommet et concourent à tracer une perspective. Des taches noires
couchés sur la toile, légèrement inclinées ou nettement penchées
tombent à points nommés pour faire passer la force du vent. Agrigente
et les paysages de Sicile croisent la sobriété élémentaire (carré,
rectangle, triangle) avec l’empâtement lumineux de masses saturées de
couleurs ensoleillées. Minimalisme extrait à même la matière, couché
sur la toile, au prix de la superposition de multiples couches.
Ne vous méprenez pas : le peintre lui-même nous met en garde[ii] : ce
n’est pas une abstraction qui abstrait de la réalité pour filer vers la
décoration. Ce serait plutôt une tension qui tend à faire passer
l’extrême d’un réel : le situer, le citer par une résonance de traits
au plus près de sa «rythmicité».
La citation de Nicolas de Staël, mise en exergue donne à l’acte de
d’écrire, un risque tranchant, met en permanence l’âme de la pensée sur
le fil du rasoir. La coupure dans la chair des mots, la ponctuation
d’une phrase relèvent plus d’une entame, d’une entaille à coups de
couteau, d’une virgule qui fouette ou frappe que d’un intervalle
symbolique apaisé, distancié ou bien tempéré. Terrible exigence, d’une
pensée à peine capitale ou trop capitale où il est réellement question
de jouer sa tête et sa peau, à la mesure ou la démesure de ce qui
suffit ou ne suffit pas à représenter, présenter le monde. Cet
impératif absolu s’entend aussi dans la manière dont il parle de cet
acte de peindre. Quête perpétuelle et absolu du juste au bord du
vertige et à la limite de l’explosion :
On accorde fort, fin, très fin, valeurs directes, indirectes ou
l’envers de la valeur. Ce qui importe, c’est que ce soit juste. Cela
toujours. Mais l’accès à ce juste, plus il est différent d’un tableau à
l’autre, plus le chemin qui y mène paraît absurde, plus cela
m’intéresse de le parcourir[iii].
Le cheminement vers le «juste» peut paraître opaque, se faire dans
l’absurdité, mais c’est cette voie discordante (ab-surdus en latin) qui
captive le peintre tout autant que le musicien lorsqu’il se livre à cet
exercice de composition. De ce corps à corps avec la toile, sa peau en
garde les traces, les marques voire les stigmates. Les témoignages
recueillis autour de lui ne parlent que d’écorchures, d’estafilades ou
de cicatrices. Dans les moments de doute, d’accablement ou de
désespoir, il peut exploser, de rage, déchirer toutes les esquisses
avec autant de frénésie qu’il amis dans la fulgurance de sa création.
Il parle de cette dure lutte, ce terrible combat, cette bataille
incertaine entre la forme et l’informe :
Bon, je ne suis pas sûr qu’on puisse dire cela comme ça, mais entre la
forme absolue et l’informe absolu, ce qui se touche souvent, il y a un
équilibre que seule la masse perçoit dans son volume. La couleur est
littéralement dévorée, il faut se retirer dans l’ombre des voiles, se
cramponner à chaque plan à peine perceptible si l’on ne veut pas finir
en fresque de Pompéi, en platitude[iv].
Absolutus, dans la langue latine, signe «l’achevé» en tant que parfait
mais renvoie également à un dégagement, une déliaison, un détachement.
Ce qui ne pourrait finir, s’achever sans que cela soit signé de cette
perfection. S’acquitter de la tâche de la peinture au risque de cette
radicale exigence. Sinon, pas de recours à l’absolution, ça se dissout
(solutis), ça fait solution de continuité, ça se résout par
désagrégation et démembrement. Le contact avec la toile, je le perds à
chaque instant, je le retrouve et je le perds… Il le faut bien parce
que je crois à l’accident, je ne peux avancer que d’accident en
accident, dès que je sens une logique trop logique, cela m’énerve
tellement que je vais naturellement à l’illogisme.
La «touche», chez De Staël, n’a pas simplement une valeur plastique ou
musicale, elle est appréhension du «réel» dans une tension extrême
entre saisissement/désaississement. Elle est presque touche réelle dans
sa force haptique de prise/déprise à bras-le-corps. La perte de contact
passe, ici, par la peau de la toile. Il y a toujours, posé
potentiellement, une virtualité d’accident qui, loin d’être
catastrophique, peut potentialiser l’acte créatif.
Dans une lettre datée de mars 1953, dans la même veine, il confie à
Pierre Lecuire, un poète et éditeur qui a fait déjà de nombreux
commentaires sur sa peinture :
Mais le vertige, j’aime bien cela, moi. J’y tiens parfois à tout prix,
en grand. […] La continuité dans le renouvellement, c’est pas croyable,
mais il faut le faire. Chaque chose importante est un événement, doit
en être un. Il n’y a pas à sortir de là, c’est cela qu est impossible
et vrai. Cela doit tomber hors de toute loi connue, comme cela, en
vrac, en ordre, mais cela doit tomber.
La cadence de l’acte créatif est rythmée par l’intensité vertigineuse
(sur le bord, à la limite d’une chute métaphorique) d’un «ça peut
tomber juste» ou «ça peut justement tomber». Dans un autre passage de
sa correspondance, il dit l’extême de cette mise en jeu :
Plus vous saisirez que l’explosion, c’est tout chez moi, comme on ouvre
une fenêtre, plus vous comprendrez que je ne peux pas l’arrêter en
finissant plus les choses. […] Je ne suis unique que dans ce bond que
j’arrive à mettre sur la toile avec plus ou moins de contact[v].
La couleur n’explose que sur le bord d’une fenêtre, le battant, le
battement de son ouverture entre réalité et représentation. Ce
dynamisme, cette énergie ne sauraient tranquillement se clore, se
refermer dans le mesure où cette tension, ce mouvement ne peuvent
cesser. Nicolas de Staël ne referme jamais la fenêtre dans la clôture
d’un apaisement. Ça reste toujours entr’ouvert, entr’aperçu. Pour lui,
sa singularité résiderait dans ce qu’il appelle bond et qu’il laisse
demeurer en suspens en reposant sans cesse la question pneumatique (au
sens d’une possible adhérence à la réalité ou d’un dérapage du réel)
d’un contact maintenu ou perdu avec la toile. Zone de turbulence,
tourbillon vertigineux, tension entre l’achevé ou l’inachevé qu’il
faudrait soutenir en resrant sur le bord de la fenêtre mais dont on ne
sait jamais si ça se terminera par-dessus bord.
Trois fois le Grand Concert Dans cette salle d’Antibes où est exposé,
solitaire, ce tableau, j’eus la chance, ce matin-là, de trouver
dépouillement et silence, propices à se concentrer ou se mettre sous
attention flottante, seul assis, sur la banquette du fond comme
lorsqu’on prend place dans une salle de concert. Déconcertante cette
absence de figuration, de musciens censés prendre pace derrière les
pupitres. Mais alors, à quel moment du concert serions-nous ?
L’Acte I d’un lever de rideau mais avec l’angoisse qui pourrait vous
saisir dans l’attente de savoir si les interprètres vont venir ou pas,
si le concert aura vraiment lieu. Mais qu’est-ce-qui arrive ?
Viendront-ils ? Représentation suspendue, différée, annulée, reportée ?
Non, non, c’est l’entracte, acte II. Le rideau n’a pas été encore tiré,
les instruments de musique (piano, contrebasse) et les partitions ont
été laissés en plan et les musiciens sont repartis en coulisses. Ça va
bientôt reprendre pour la deuxième partie.
À moins que…acte III, il s’agisse plutôt de la fin du concert. Les
musiciens ont salué, les applaudissements crépité, il y a eu de
mutiples rappels et maintenant c’est le silence avant que le rideau ne
se referme définitivement. Et puis, nous ne pouvons pas savoir de quel
côté de la rampe se situe l’à-plat de cette représentation : s’agit-il
d’une mise en scène orchestrale regardée du devant de la scène avec, en
fond, un immense drapé rouge ? Ou un arrière-plan pris des coulisses,
avant que le rideau ne s’ouvre ?
Ce serait comme si la temporalité, dans sa diachronie, se faisait
suspension et qu’il n’y avait plus de perspective, de solution de
continuité entre l’intérieur et l’extérieur, mais continuité entre le
dedans et le dehors. Tout serait déjà écrasé. Pourtant, je réalise que
dans cette représentation, tout n’et pas complétement au point mort, il
y a bel et bien du rythme, un rythme, un rythme potentiel et c’est
sûrement cela qui m’a touché. Je vois, je sens ces rectangles, ces
lignes des partitions qui glissent vers le piano et viennent toucher
ses masses sonores et y plaquer un possible accord. De plus, ces formes
rectangulaires s’enchâssent dans la composition noire du châssis du
piano tandis que cette couleur s’amortit, s’irise en nuances de gris
sur le reste de l’orchestre. Il y a réverbération de tonalités. Là, me
semble-t-il est la trouvaille picturale du peintre, la résonance de
touches : que la picturale vaille pour la musicale, qu’elles
s’équivalent, qu’elles soient à la limite de se fondre, se confondre
dans un même ton. La facture abstraite ne serait pas à interprèter (en
tant que vide, manque ou défaut) comme l’absence de traits figuratifs,
de formes humaines mais, à l’inverse, comme l’épure minimaliste d’un
recueillement où pourraient entrer en correspondances les tonalités
musicles en jeu. Nulle figure à voir, autre que des figures rythmiques
à entendre. Pas besoin d’être dérangé, parasité dans un concert, par
une présence humaine qui tousse ou papote, par des échanges de regards
bien superflus dans ce lieu d’écoute[vi]. Infime concision d’une
concentration sur cette portée infinie de sons.
Pourtant, dans un deuxième temps, avant de quitter cette salle, une
impression «d’inachevé» m’envahit. Me taraude l’insatisfaction de ne
pas avoir suffisamment regardé cette zone intermédiaire où les lignes
des partitions chevauchent vraiment les touches du piano. Dans cette
zone trouble de passage, d’interférences, d’estompage, de matière
grisée de blanc, brossée de rouge atténué, le rythme de la portée
équivaut à son instrumentation. Oui, mais justement, comment conclure
que…de ce mélange, de cette turbulence de ce contact, surgira la
justesse de l’interprétation musicale entre la contrebasse, le reste de
l’orchestre et le piano ? Pourra-t-on dire que l’œuvre a été exécutée
justement, au plus près des correspondances de tous ces instruments,
nette et sans bavures ?
C’est alors que…dans un troisième temps, je pouvais me dire que cette
œuvre dite «inachevée» jouxte l’achèvement de la vie de Nicolas de
Staël…comme si ce tableau (ultime mise en abîme) touchait également,
enchâssait, supportait pour le peintre la question-même de la justesse
interprétative du réel par la peinture jusqu’à l’extrême d’une angoise
intenable. L’insupportable de l’à-peu-près, de l’approximation hâterait
la proximité avec la mort de la représentation. L’irreprésentable se
ferait insupportable. Que nous dit la correspondance de De Staël autour
de cette exigence absolu du juste ?
Des lettres d’amur
Entre l’homme et la femme /Entre l’homme et l’amour
Il y a l’amour /Il y a la femme
Entre l’homme et l’amour/ Entre l’homme et la femme
Il y a un monde /Il y a un monde
Entre l’homme et le monde/ Entre l’homme et le monde
Il y a un mur./ Il y a un mur.
Antoine Tudal /Jacques Lacan
Paris en l’an 2000
Il se trouve que ce «truc» qu’avait trouvé Jacques Lacan dans un
almanach avait été écrit par un «type» qui s’appelait donc Antoine
Tudal, alias Antek Teslar et qu’il était le fils de Jeannine et Olek
Teslar, la première alliance de la femme de Nicolas de Staël. Ce
croisement (Tudal/Lacan) a fabriqué la trouvaille homophonique de la
lettre d’amur qui nous donne un précipité entre l’amour, le mur, et le
heurt des deux. Cette ritournelle ou «ballade» a eu une certaine
fortune puisqu’elle est citée à deux reprises par Jacques Lacan, la
seconde fois en rapport avec la célèbre formule du «il n’y a pas de
rapport sexuel». Elle est mise en exergue, pour la première fois, dans
un chapitre de Champ et fonction de la parole et du langage en
psychanalyse[vii] dont l’intitulé commence par : «Les résoances de
l’interprétation». Et justement la transcription de ce poème est
fautive ! Il semblerait que ce soit la substitution femme/amour,
l’inter-version des deux termes qui produisent la transformation du
texte. Dans ce lapsus calami lacanien, la quête de la femme par l’homme
fait que l’amour devient tout un monde entre eux, pour finir par se
herter à un mur. Dans la version de Tudal, c’est plutôt la recherche de
l’amour qui, lui-même, en tant que tel, serait tout un monde et
interposerait un mur. Dans les deux cas, s’entend un glissando, un
dérapage qui entraînent une débandade, un glissement progressif, une
dégringolade vers l’opacité. De la femme ou de l’amour à son «immense
monde de malentendus» et de ce «tout un monde» à l’abrupt du mur.
Est-ce là l’exacte chute du poème ? Non, non…et c’est la seconde
modification opérée par Lacan. Il a centré, cadré le texte sur les
premières strophes pour accentuer la thématique de l’amour, en
tronquant, coupant la suite : Les forts enfoncent les murs Les adroits
l’escaladent Les patients le grattent Pour d’autres Un mur est un mur
Ils le longent sans penser à mal… …ni à bien Le bien et le mal existent
cependant pour eux C’est un mur comme l’autre Qui leur donne son ombre
Aux emmurés tout est mur Même une porte ouverte.
Ici, ça tourne autour du «mur». C’est la dominante du thème qui mine,
progressivement, toute représentation métaphorique. Des verbes disent
les intensités qu’il suscite, les efforts qu’il suppose : enfoncer,
escalader, gratter, longer…et la chute du poème se fait sur l’oxymore
bien cadencé d’un ouvert paradoxalement encore et toujours fermé.
Dans son séminaire de 1972 tenu à Sainte Anne où, dans l’enceinte de
cette chapelle, il jette à la cantonade «qu’il parle aux murs», Jacques
Lacan fait longuement résonner la gamme des associations tournant
autour de cette thématique. Les murs enserrent le vide, le font
résonner, tournent autour de la chose (res en latin) comme le tour du
potier. Il demande même à son auditoire d’écrire cette expression comme
la réson du poète Francis Ponge. Ce qui résonne est-ce l’origine de la
res dont on fait la réalité ?
Chez Nicolas de Staël, il y a du «mur» où se cogne la résonance de
multiples correspondances. Sa déclaration d’amour à la peinture se veut
absolue, possessive, exclusive. Ça le possède, il y cède sa peau, sans
concession au semblant ou à l’approximation. Mais, dans cette
confrontation, il se heurte à tous ces peintres qui l’ont précédé, à
tous ces «monuments» qui paraissent l’écraser de toute la puissance de
leur génie :
Nous sommes des emmurés, oui ! on n’arrête pas de se cogner à des murs.
Devant nous, il y a le mur Kandinsky, le mur Klee, le mur Picasso, le
mur Matisse. Cela fait beaucoup.
Et puis, dans cette quête éperdue du geste juste dans l’acte pictural,
la topologie du mur change de lieu : il n’est plus situé sur la toile
mais entre lui et le monde. Ça se radicalise dans la brutalité de
l’interposition. Le ton d’une de ses dernières lettres, écrite à
Madeleine Haupert, amie de sa jeunesse, est particulièrement émouvant
par l’appel pathétique qu’il lui adresse, par la réponse imposssible
qu’il semble en attendre le rend d’autant plus désespéré :
Entre la réalité et moi, il s’est bâti un mur opaque, lourd, pesant. Il
faut que je vous décrive ce mur. À droite, plus d’ouverture. À gauche,
un peu de lumière. Pour arriver à passer par là, pour trouver la grande
lumière, je dois me débarasser de ma carcasse d’homme…Peignez ce mur,
mon obsession. Peignez-le, su vous pouvez.
On sent l’impuissance à dire par les mots, l’impossibilité à figurer
par les formes et les couleurs, tant le passage par là est mince comme
un «boyau» ténu. Pour y accéder, pour approcher ce lieu, il faudrait
même se dépouiller de sa carcasse, la laisser tomber. Est quasiment
cassée la figure de toute représentation dont, par ailleurs, il pouvait
dénoncer le côté trompe-l’œil. Dans des notes adressées en avril 1950 à
un vieil ami belge, Robert van Gindertael, il confie encore ses
impressions sur la peinture :
Chez Rembrandt, un turban des Indes deveint brioche, Delacroix le voit
comme une meringue glacée. Corot, tel un biscuit sec, et ce n’est ni
turban, ni brioche, ni rien qu’un trompe-la vie, comme sera toujours la
peinture pour être.
La pulsion de mort, nommée poétiquement par De Staël trompe-la vie (en
contrepoint d’un trompe-la-mort qui déjoue tous les pièges de son
attraction) serait cette façon de renouveler sans cesse une contrefaçon
aux formes de cette vie, d’en déjour le semblant et ses reflets, la
tromperie de ses artifices. En extraire le «réel», toucher son
intensité, au-delà des apparences. Son geste final (le meurtre de soi)
serait-il un acte ultime de trompe-la-vie, de brisure de tout semblant
? Serait-ce un acte qui achève le semblant, la tromperie ? Un acte qui
ne trompe plus, qui ne trompe pas, qui est posé dans la supposition de
ne plus tromper ?
D’autant que sa déclaration d’amour à la femme aimée s’accompagne aussi
de cette thématique du «mur» et de la fausseté et vient produire une
effet de saturation de toutes ses intensités désirantes : Mon amour La
foi dans ta pureté La foi dans ta masse unique, nue. Le foi dans ton
orgueil. Je t’aime. Toi.
Si loin je sens qu’inconsciemment depuis ton enfance, tu as compris
combien le trouble de la perversité, le mensonge sublimait la féminité
de tes murs.
[…] Je crois que tu es à présent prête à refaire de tes mains le plus
définitivement possible à ton cœur ces mêmes murs, pour mieux sentr
jusqu’où tu peux voler[viii].
[…] Veux-tu tranquillement dire à ton mari que tu m’aimes et me verras
toujours avant d’aller à Grasse. Tout s’arrangera malgré les murs
imaginaires ou pas.
je t’aime. Tu passeras dans la vie mon amour, vraiment sans avoir rien
compris de profond, de vrai.
Je t’aime désespérément.
J’ai, tu le sais, l’infinie faiblesse de la force totale de mon amour
pour toi qui sait qu’il traversra tous les murs[ix].
La fausseté de cet amour de Jeanne l’achève en redoublant la question
du «juste» dans chaque touche de l’existence. Cet engagement absolu ne
saurait souffrir une once de mensonge, le moindre semblant. D’autant
plus que le peintre se laisse pièger dans cette mascaradre, cette
«salade» comme il le dit, où il se sent stupide, vraiment idiot
d’entretenir ce leurre. Cette «garce» qui lui donnait la rage[x], la
force, la grâce de de peindre, lui donne le coup de grâce. Ça se
retourne, se renverse, anagrammatiquement contre lui.
Oxymore d’amour : la souffrance est d’autant plus aïgue qu’il est
ridicule. Amour niais.
L’entrelacs Dans L’Oeil et L’Esprit, Merleau-Ponty décrit sous forme de
chiasme optique, la façon dont le corps du peintre serait aux prises
avec la vibration de choses, la palpitation du réel
C’est en prêtant au monde son corps que le peintre change le monde en
peinture, c’est un entrelacs de vision et de mouvement. […] L’énigme
tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible. Il est
pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose. la
vision est prise et se fait au milieu des choses et je serai bien en
peine de dire où est le tableau que je regarde. Je le vis du dedans, je
suis englobé. Après tout, le monde est autour de moi, non devant moi.
Ce chiasme suppose d’aimer cette énigme, de soutenir l’écart, maintenir
l’intervalle entre la chair du monde et le corps du peintre. Là où il
est inclus comme tache dans l’étoffe du réel, il advient dans sa tâche
et son acte de peindre. Sino, le chiame s’aplatit, écrase tout reflet,
toute perspective, tout trajet pulsionnel du regard où se fait le tour
de la chose. Il se fait alors fantasme d’interversion ou de
retournement. : le croisement, la séparation, la coupure sujet :objet
ne tiennent plus.
Fin d’un praticable
Dans le tableau de René Magritte, intitulé la Condition humaine, le
rideau d’une scène de théâtre s’ouvre sur une fenêtre à travers
laquelle on peut apercevoir, au loin, un paysage représenté, là, tout
près, sur un tableu posé sur un chevalet et qui se superpose,
s’enchâsse à ladite réalité. Toutes les modalités de la représentation
se tiennent au chevet de ce réel et font se chevaucher ses différents
modes d’appréhension : est-ce la répétition d’un semblant, d’un décor ?
Est-ce le cadre d’une fenêtre qui encadre son naturel paysager ? À
moins que ce ne soit sa figuration picturale…
Nicolas de Staël nous a quittés, en quittant la scène du monde et de la
représentation. S’il ne peut plus «parachever» ses tableaux, alors le
praticable de la peinture ne peut plus exercer sa fonction de châssis,
de «trompe-la-vie» qui laissait à l’acte de peindre une part
irréductible de simulacre, de trompe-l’œil. Feu l’artifice ! D’autant
que il ne demeure aucune illusion sur le «semblant» d’un amour
inabouti. Concert d’inachévements. Cumulation, accumulation, saturation
de pertes. Que reste-t-il à embrasser ? Brisure. Le mur contre lequel
il se cognait déjà serait devenu, à partir de là, trop réel.
Tout est
désormais mur.
Entre le monde et la peinture Il y a un mur
Entre l’homme et la femme Il y a un mur
Entre l’homme et le monde
Il y a un mur.
De quel bord de la fenêtre pouvait-il encore regarder le
monde et son histoire ? Les battants écartés de de l’embrasure
n’ouvriront plus sur le battement du monde. La fenêtre s’est ouverte
sur le rabattement du corps plaqué à terre, à l’angle mort de la rue.
Le tableau a chuté dans la fenêtre entraînant la fermeture du rideau.
Tableau, fenêtre, rideau, chute. Ce seront mes derniers mots.
Jean
Louis Sous
[i] Jean Louis Sous, Nicolas de Staël, Portées d’un acte,
Paris, EPEL,
2015.
[ii] En septembre 1950, De Staël écrit à un conservateur de musée,
Bernard Dorival : « Merci de m’avoir écarté du gang de l’abstraction
avant». Ce trait d’esprit fait allusion à cette bande de peintres
décoratifs (Matthieu, Hartung, Soulages) dont il juge la peinture
médiocrement superficielle. C’st en outre un clin d’œil à ces gangsters
en traction-avant qui avaient défrayé la chronique par leurs audacieux
braquages, hold-up et cambriolages. Le sculpteur Arman, dans la série
de ses compressions, ena proposé une installation intitulé : Traction
avant, après, qui joue, par son emboutissement, sur l’avant et l’après
de l’état du véhicule, aboutissant à sa possible mise à la casse.
[iii] Lettre à Douglas Cooper, Antibes, janvier 1955.
[iv] Lettre à Jacques Dubourg, Le Lavandou, juin 1952.
[v] Lettre à Jacques Dubourg, 17 février 1955.
[vi] Quand le pianiste de jazz, Brad Mehldau joue, il est rare qu’il
échange un regard complaisant avec les musiciens de son trio, tout
absorbé qu’il est dans le flux musical de son instrument.
[vii] J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, p.289-299.
[viii] Lettre à Jeanne Polge, Paris, mi-avril 1954.
[ix] Lettre à Jeanne Polge, Paris, été 1954.
[x] Lettre à Jacques Dubourg, Lagnes, le 12 octobre 1953 : «Je peins
déjà dix fois trop comme on écrase le raisin et non comme on boit un
vin».