Elise Chante
Je vous propose un parcours avec Rothko, ses œuvres et ses
écrits : La réalité de l’artiste (un manuscrit du début des années
40, moment charnière de sa recherche artistique, retrouvé et publié de
façon posthume) et Ecrits sur l’art (recueil de lettres, conférences,
articles, entretiens, etc) dont je vais lire pas mal d’extraits, pour
vous faire entendre le peintre, pour entrer un peu dans son paysage et
pointer les pistes qu’il propose pour penser l’acte de l’artiste. Cela
s’articule avec le thème des dernières journées d’étude, l’artiste
entre réel et représentation.
Associé à l’Ecole de New York, Mark Rothko1 est issu d’une
famille
juive de Russie (actuelle Lettonie) qui a émigré aux Etats-Unis lorsque
Rothko, Marcus Rothkowich de son nom de naissance, était enfant, en
1913. De Portland où est venue vivre sa famille, il part à Yale faire
des études, brillantes, auxquelles il mettra fin prématurément
cependant. Il s’installe à New York, s’inscrit dans une école d’art,
suit les cours du peintre Max Weber, puis devient enseignant d’art
auprès d’enfants.
A la suite d’« une série d’hésitations en vue d’une issue plus claire
», qui le font passer de la figuration à l’abstraction en passant par
une période surréaliste, il acquiert une renommée internationale dans
les années 50 avec ses grands champs lumineux et colorés, nommés par la
critique color field paintings ou formes-couleur.
Peindre « la tragédie,
l’extase, la mort »
Rothko est sans doute le dernier grand peintre à revendiquer que le
sujet du tableau est crucial. Le sujet, subject matter, est le contenu
plastique mais en tant qu’il est signifiant, qu’il représente une
« idée » :
« Nous affirmons que le sujet est essentiel et que le seul sujet
qui vaille la peine est le tragique et l'éternel. Voilà pourquoi nous
revendiquons une affinité spirituelle avec l'art primitif et
archaïque. » (Ecrit sur l’art, p.75).
« Toute expression primitive révèle la conscience constante de
forces puissantes, la présence immédiate de la terreur et de la peur et
l’acceptation de la brutalité du monde naturel aussi bien que
l’éternelle insécurité de la vie.
Malheureusement, c’est un fait que beaucoup de gens partout dans le
monde aujourd’hui font l’expérience de ces sentiments, et pour nous, un
art qui glisse sur ces sentiments-là, où s’en évade, est superficiel et
dépourvu de sens. » (Ibid, p. 83).
Ainsi pour Rothko les tableaux doivent être significatifs, signifier le
drame humain. Ce drame, on peut l’entendre comme désarroi,
détresse, devant une origine et une issue qui sont hors-sens.
« L’art recèle toujours des évocations de la constitution
mortelle », écrit Rothko.
La question qui se pose pour le peintre est : comment
signifier le hors-sens ? Comment représenter ce qui échappe
au dispositif représentationnel ? Et ce, en s’adressant aux
hommes de son temps ? S’il y a bien une Histoire de l’art,
dont Rothko était un amateur érudit, la dimension a-temporelle2
de
l’art transcende « l’anecdote ». Il n’y a pas à chercher à
rompre avec les anciens maîtres, ni avec une mythologie elle-même hors
du temps. Rothko dit s’inscrire dans une continuité avec la tradition
picturale de « sa civilisation », avec surtout l’art grec et l’art de
la Renaissance. Il poursuit leur recherche en adaptant le langage
pictural à sa « réalité de l’artiste », telle qu’elle est inscrite dans
son époque.
Période 1 la figuration
(1924-1939):
Jusqu’en 1939 Rothko s’en tint à une peinture figurative, « des
couleurs sourdes pour dépeindre des scènes urbaines, des
portraits, des nus et d’étranges drames à connotations
psychologiques », écrit Christopher Rothko, son fils. Dès ses
premières toiles, Rothko est en quête d’un symbole
de la permanence, de l’universalité, de l’unité. Les tableaux
de cette période renvoient souvent au sentiment de solitude ;
sentiment qui relève de la condition même de l’humain.
Mais la figure humaine n’a pas, selon Rothko, la portée universelle du
symbole. Le peintre ne s’intéresse à l’individu que comme moyen
d’évoquer le drame humain. Il ne nie pas, au contraire, que l’art de la
Grèce antique ou de la Renaissance parviennent à ce degré
d’universalité à travers les figures, mais l’artiste d’aujourd’hui
doit trouver d’autres formes pour rendre sensible le mythe
à l’homme occidental devenu sceptique.
Période
2 les thèmes
mythologiques/influence du surréalisme 1940 à
1946:
Craignant que le sujet figuré ne réduise la portée symbolique de
son œuvre, porté par l’influence du surréalisme, Rothko travaille à
partir de thèmes mythologiques - le mythe permettant de rendre compte
du Réel qui est autrement indicible (car hors logos).
Pour Rothko, « sans monstres ni dieux, l'art ne peut figurer un drame »
et « quand ils furent abandonnés comme superstitions intenables, l'art
tomba dans la mélancolie ». Rothko se considérait comme un
« faiseur de mythe » ; son œuvre devait soutenir la
fonction de « soulager le vide fondamental de l’homme moderne,
débarrassé-abandonné des dieux et des mythes ». L’artiste serait
une sorte de héros prométhéen qui s'est donné une tâche : redonner aux
hommes ce dont les dieux les ont privés en se retirant, « peindre
le fini et l’infini ».
Subway
Antigone, 1941
Période 3 les
multiforms (1946-1949):
Les peintures mythologiques seront toutefois abandonnées par Rothko
dans sa quête d’un langage pictural qui puisse extraire l’homme moderne
de la mélancolie. Son œuvre tendra dès lors à s’abstraire de la figure.
La figuration se révèle impropre à rendre compte de l’invisible,
de ce qui échappe à la « clôture de la
représentation » (Derrida) : « la tragédie, l’extase, la
mort » – soit la dimension du Réel. Aussi s’agira-t-il, et
c’est peut-être cela l’acte de l’artiste, d’ouvrir un espace du voir
inédit, un espace représentatif qui fasse signe vers l’irreprésentable.
« Je ne crois pas qu’il ait jamais été question d’être abstrait ou
représentationnel. Il ne s’agit vraiment que de mettre fin à ce silence
et à cette solitude, d’ouvrir une brèche et de tendre encore ses
bras ».
Les colorfield paintings (1949
jusqu’à sa mort en 1970) :
Par le truchement de la série des multiforms, Rothko trouve le langage
pictural qui satisfait ses ambitions.
« La forme suit la nécessité de ce que nous voulons dire. Si vous avez
une vision à neuf du monde, vous aurez à trouver de nouvelles manières
de l’exprimer » (Ecrits sur l’art, p 198).
Cette vision à neuf a en retour des effets sur le monde qu’elle
transforme. Voici un extrait d’une conférence de 1958 au Pratt
Institute (Ecrits sur l’art, p 195):
« J’aimerais parler de la peinture d’un tableau, je n’ai
jamais pensé que peindre un tableau ait un quelconque rapport avec
l’expression libre. C’est une communication sur le monde faite à
quelqu’un d’autre. Une fois que le mode est convaincu par cette
communication, il change. Le monde n’a plus été le même après Picasso
ou Miró. La leur fut une vision du monde qui a transformé notre vision
des choses. Tout l’enseignement sur l’expression de soi est erroné en
art, elle concerne la thérapie. […]
J’aimerais mentionner un livre superbe, Crainte et tremblement de
Kierkegaard, qui traite du sacrifice d’Isaac par Abraham. Le geste
d’Abraham fut absolument unique. Il existe d’autres exemples de
sacrifices […] mais ce que fit Abraham était incompréhensible ; il
n’existait aucune loi universelle qui pardonne un tel geste qu’Abraham
devait accomplir. Aussitôt qu’un acte est commis par un individu, il
devient universel. »
Ce que l‘on peut déjà relever : L’acte de l’artiste est
susceptible de transformer le monde. Il n’est pas l’expression de soi,
voire, il déborde le sujet. « Aussitôt qu’un acte est commis par
un individu, il devient universel », ce n’est pas rien, on peut y
entendre une dimension éthique de l’acte. Et enfin, notons que l’acte
de l’artiste, chez Rothko, n’est pas sans lien avec l’acte sacrificiel.
Continuons…
Avec les
colorfield paintings, l’artiste semble toujours peindre le
même tableau. Bandes colorées avec des variations de proportions et de
poids, ou rectangles horizontaux qu’il décline dans des rythmes
binaires, ternaires ou quaternaires. Ces blocs de couleur s’inscrivent
dans le rectangle vertical de la toile, où ils semblent flotter en
raison des lisières estompées et de la marge qu’ils laissent entre la
figure et les bords du châssis. Les marges sont ce qui, dans sa
peinture, donne du jeu, permet un déplacement ; l’effet de voile
permis par la technique du glacis (répétitions de couches successives,
très fines, très diluées) invite à soulever « la peau des choses »
(Merleau-Ponty). La lumière semble venir de derrière la toile,
prise dans les voiles de la couleur. Les couleurs peuvent être
rayonnantes et pures, immatérielles ou « velvety as poems of the
night»3. Rothko utilise, comme il le dit : « la
vie intime
des couleurs. Certaines paraissent proches et d’autres lointaines. Les
couleurs sont des personnages qui interprètent des drames comme
des acteurs sur une scène ».
« Je pense à mes tableaux comme à des drames » dont « ni
l’action ni les acteurs ne peuvent être anticipés ou décrits d’avance.
Ils commencent comme une aventure inconnue dans un espace inconnu.
C’est au moment de l’achèvement que dans un éclair de reconnaissance,
on les voit posséder la quantité et la fonction que l’on visait. Les
idées et les plans que l’on avait à l’esprit au commencement n’étaient
que l’embrasure de la porte par laquelle on a quitté le monde dans
lequel ils adviennent » (Ecrits sur l’art, p 109).
L’acte ne s’anticipe pas, c’est dans l’après coup, « dans un
éclair », qu’il peut être reconnu comme tel.
Dans ces œuvres « abstraites » qu’il produit à partir
des années 50, il s’agit selon Rothko encore de symboles : il y a
« substitution des symboles antiques par les formes » et non
pas disparition des thèmes mythologiques. « Mon propre art
est simplement un nouvel aspect du mythe éternellement
archaïque ».
Dans la même conférence de 58, Rothko revient sur son parcours (p
196) :
« Je ne suis intéressé par aucune civilisation excepté
celle-ci. Tout le problème en art est de savoir comment établir des
valeurs humaines dans cette civilisation particulière. J’appartiens à
une génération qui s’intéressait fortement à la figure humaine et je
l’ai étudiée. C’est avec la plus grande réticence que j’ai découvert
que celle-ci ne convenait pas à mes besoins. Quiconque l’employait la
mutilait. Je refuse de mutiler et j’ai dû trouver une autre voie pour
m’exprimer. J’ai utilisé la mythologie pendant un moment en substituant
des créatures variées capable d’agir avec intensité, sans embarras.
J’ai commencé à employer des formes morphologiques afin de peindre des
actions que je ne pouvais pas faire faire à des personnes. Mais cela
n’a pas été satisfaisant. Mes tableaux actuels sont concernés par
l’échelle des sentiments humains, par la dimension du drame humain,
autant que je suis en mesure de l’exprimer ».
Si Rothko affirme que l’abstraction constitue pour lui la seule
possibilité de rendre compte de la condition humaine universelle, la
qualification d’abstraction est à utiliser avec précaution:
« L’art abstrait ne m’a jamais intéressé ; j’ai toujours
peint de façon réaliste». Rothko insiste sur l’importance du contenu en
peinture, ironisant sur l’art « qui n’a rien à dire sur
rien ». « Je ne suis pas un abstrait [...]. Ce ne sont
pas les relations de formes et de couleurs qui m'intéressent [...]
mais seulement l'expression des émotions humaines fondamentales -
la tragédie, l'extase, la condamnation, etc. - et le fait que
beaucoup de personnes s'effondrent et pleurent en présence de mes
peintures montre que je communique ces émotions humaines fondamentales
[...]. Et si vous n'êtes émus que par les relations entre les
couleurs, vous passez à côté de l'essentiel ».
Spontanément, si on parle d’acte et de peinture, d’autant plus
s’agissant d’un peintre de l’école de New York, on va penser à l’action
painting. Or l’action painting semble plutôt relever du geste. Rothko
rejette la qualification. Il considère même qu’ « évoquer son
travail en terme d’action painting frise le fantastique » (p.
194).
Voici un autre extrait de « Mark Rothko, tapuscrit d’une
conférence au Pratt Institute, novembre 1958 » (Ecrits sur l’art,
p 200) :
« On m’a qualifié dans un article récent de peintre de l’action
painting. Je ne le comprends pas et je ne pense pas que mon travail ait
quelque chose à voir avec l’Expressionnisme, abstrait ou autre. Je suis
un anti-expressionniste. […]
- Question : tableaux grands formats ?
- Comme je suis engagé dans l’élément humain, je veux créer un état
d’intimité – une transaction immédiate. Les grands formats vous
prennent en eux. L’échelle est d’une extrême importance pour moi –
l’échelle humaine. Les sentiments ont des poids différents : je
préfère le poids de Mozart à celui de Beethoven à cause de l’esprit et
de l’ironie de Mozart et j’apprécie son échelle. Beethoven a l’esprit
d’une cours de ferme. Comment un homme peut-il avoir du poids sans être
héroïque ? C’est ma question. Mes tableaux sont engagés par ces
valeurs humaines là. […]
- Question : Comment pouvez-vous exprimer des valeurs humaines
sans une expression de soi ?
- L’expression de soi donne souvent lieu à des valeurs inhumaines… […]
La vérité doit se dépouiller elle-même du soi, qui peut être très
décevant ».
On a là une piste de réflexion sur les rapports entre acte et vérité.
Sur la question de l’héroïsme également : ailleurs (cf. La réalité
de l’artiste p 238 et p 250) Rothko écrit sur « le désir d’acte
héroïque » dont on ne saurait priver l’homme…il affirme que
« l’art doit être héroïque », pour, peut-être, faire
passerelle avec une transcendance, « car l’homme ne saurait se
passer des dieux ». Comment l’artiste va pouvoir ré-enchanter le
monde ? Nous verrons que cela n’est pas sans rapport avec le mythe
de Prométhée.
Ce qui a pu déranger le peintre dans la représentation des symboles
antiques c’est la distance (la re-présentation) qu’elle institue avec
son sujet. Rothko voulait que le tableau fasse sentir le drame humain
dans une expérience qui prenne au corps ; qu’il ne soit pas qu’une
illustration du sentiment tragique mais qu’il nous en fasse faire
l’expérience. « La dimension tragique de l’image est toujours présente
à mon esprit lorsque je peins et je sais quand elle est atteinte, mais
je ne pourrais pas l’expliquer – montrer où cela est illustrer. Il n’y
a ni crâne ni os »4.
L’artiste cherche « des formes et des couleurs évocatrices au plan
émotionnel »5. La compréhension de sa peinture ne peut
donc pas
exister en dehors de la relation qui s’établit entre le spectateur et
le tableau, cette « expérience totale ». L’effet
(l’affect) produit sur le sujet est au centre des préoccupations de
l’artiste.
Rothko pense l’acte de l’artiste à partir d’une référence à la tragédie
grecque.
Suivons-le sur cette voie, lui qui affirme que « l'expérience
tragique ragaillardie est pour [lui] la seule source d'art».
Rothko se réfère à l’analyse de Nietzsche dans Naissance de la tragédie
grecque6.
La tragédie grecque vise une représentation de ce qui échappe à l’ordre
représentationnel. L’apollinien (la représentation, on pourrait dire le
Symbolique et l’Imaginaire) tente de prendre en charge le
dionysiaque (le Réel pur, chaotique, extatique, informe), mais
« le Réel insiste » (Lacan) et la relève (Aufhebung)
apollienne échoue partiellement devant le roc
de l’irreprésentable. La tragédie serait paradigmatique de l’œuvre
d’art en général, qui ouvre un lieu pour un autre de la
représentation - l’inexprimable, le Réel - à travers la
représentation même. L’œuvre d’art, dont participe le dionysiaque, est
susceptible de provoquer extase, sentiment du sublime (Kant7),
ou,
selon les termes de Rothko, « expérience du beau », « exaltation
émotionnelle ».
Naissance de la tragédie8 fut le livre de chevet de Rothko
en tant
qu’interrogation sur la possibilité d’avoir accès au dionysiaque,
malgré ou grâce à sa mise en forme apollinienne.
L’apollinien désignant le monde des existants (de l’apparence, de la
réalité comme fiction), et le dionysiaque étant le réel dans son
absoluité, ils ne s’opposent pas comme deux types d’être, ils sont
différents absolument, hétérogènes. Au-delà de l’antithèse - toutes nos
dichotomies représentatives sont du côté apollinien - ils relèvent de
deux ordres sans commune mesure (Dionysos n’est pas seulement la
démesure, il est hors mesure).
Nietzsche y décrit la façon dont on perd le dionysiaque dès lors
qu'on entre dans le domaine de la représentation. Dionysos devient
inaccessible, nous ne pouvons appréhender que le champ du vraisemblable
(ni vérité, ni fiction), dans lequel seulement l’homme peut vivre. Ce
lieu intermédiaire, qui correspond à l’idée d’énigme, est un écran qui
permet de soutenir la vérité, de ne pas être aveuglé par le
dionysiaque. On ne peut avoir affaire qu’avec l’énigme de la vérité.
Mais l’œuvre d’art serait bien plus radicale que l’énigme, puisque le
dionysiaque y participerait tel qu’en lui-même, dans une hétérogénéité
au monde du sens non dialectisable, sans relève possible. Entre les
deux champs sans commune mesure, nul passage, nulle médiation n’est
possible. L’impossible de l’œuvre tient à cette position
intenable, qui oblige l’artiste à ouvrir une fenêtre sur un lieu, un
non-lieu, inédit.
« Le tableau doit être pour l’artiste, comme pour quiconque en fait
l’expérience plus tard, la résolution inattendue et sans précédant d’un
besoin éternellement familier » (Rothko).
Comment Rothko tente de rendre compte de cet intraitable ? Qui
plus est par le biais d’une représentation qui lui est hétérogène ?
Ecoutons-le, il s’agit d’un court texte daté de 19549 :
« Quand on
commence à spéculer », fragment d’un essai sur Nietzsche et les dieux
grecs.
« […]. Et bien que le langage semble avoir été conçu pour
obscurcir les pensées à cause de sa tendance à la diversion, la nature
des dieux était telle, et telles étaient leurs relations avec les grecs
sur lesquels ils régnaient, que les Grecs pouvaient triompher, avec la
même fourberie et la même duplicité que celles qu’ils pratiquaient les
uns envers les autres, de l’intention des dieux quant à la quantité de
langage que peut supporter la vérité avant de devenir dangereuse. Il
semble que le rôle de l’artiste soit de fouiller et de remuer, au
risque de la destruction, possible récompense pour avoir envahi une
terre interdite. Quelques-uns ont échappé à la destruction et sont
revenus en faire le récit. [déjà on entend que l’acte de l’artiste
n’est pas sans risque]
Il y a maintenant de longues années, j’ai trouvé une réflexion sur
cette relation dans La naissance de la tragédie de Nietzsche. Mon
esprit en a reçu une impression indélébile et cela a coloré la syntaxe
de mes propres réflexions sur les questions d’art. Et si l’on devait
demander pourquoi un essai qui traite de la tragédie grecque devrait
jouer un rôle si important dans la vie d’un peintre (car je ne crois
pas que les arts puissent s’imiter entre eux), je ne peux que dire que
l’intérêt fondamental pour la vie n’est pas différent pour l’artiste,
le poète, et le musicien. Et pour que l’on se souvienne que ce qui peut
être arraché aux dieux ne peut l’être que par ruses, lesquelles ne
peuvent être ni enseignées ni apprises, puisque l’on ne peut jamais
attraper deux fois les dieux de la même manière – j’espère que cela
explique mon enthousiasme.[on ne peut attraper deux fois les dieux de
la même manière : l’acte de l’artiste n’est pas reproductible, il
ne peut être ni enseigné ni appris]
La question de ce qu’on peut arracher, et comment on peut transformer
ça en usage – car comme un bijou volé de grande valeur, on ne peut
l’exposer que sous certaines conditions et certains
déguisements. »
Je mets cette citation en dialogue avec une autre :
« Apollon est peut-être le Dieu de la sculpture. Mais au fond il
est aussi le dieu de la lumière, et dans l’éclat de splendeur non
seulement tout est illuminé, mais à mesure que l’intensité augmente
tout est également balayé. Voici le secret dont je me sers pour
contenir le dionysiaque dans un éclat de lumière. » (Ecrits
sur l’art, p. 223).
Eclat de lumière, bijou de grande valeur, on peut penser à l‘agalma.
Daniel Arasse, dans son article « la solitude de Mark
Rothko »10 y fait référence :
« Objet précieux qui pouvait être offert en offrande aux dieux,
c’était aussi un relais d’échanges, de transmissions mythiques entre
les hommes et les dieux ; convoité par les hommes dont il réglait
le destin, l’agalma était investi d’une brillance qui marquait sa
mystérieuse origine. [Cette brillance] pourrait caractériser la
présence irreprésentable qui habite les toiles de Rothko » (p.92).
Il ne s’agit pas d’imaginariser le Réel, de le représenter, mais de le
rendre présent, dans l’éclat lumineux. Arracher cet éclat, ce bout de
Réel, et permettre au spectateur d’en faire l’expérience, serait l’acte
de l’artiste. L’acte d’un Prométhée dans la version nietzschéenne, un
Prométhée créateur. Ayons à l’esprit que Nietzsche fait de Prométhée un
masque de Dionysos, un des aspects multiples du dieu.
Rothko room de la Phillips
Collection : Le chant tragique des
toiles, 1960
Pour Nietzsche, c'est à partir de la musique que la tragédie prend sa
source et se comprend vraiment. Il est intéressant d’insister sur
l’importance de la musique pour Rothko, qui affirmait d’ailleurs la
préférer à la peinture. (La musique de Mozart, notamment, dont il dit
qu’elle « rit dans les larmes »). Rothko cherche à
donner à ses tableaux le maximum de résonance. L’idée
est de placer le spectateur, et non l’œuvre, au centre du
dispositif - la musique des toiles se faisant écho et parvenant
au visiteur de toutes parts - comme dans la salle Rothko de la Phillips
Collection à Washington que l’artiste trouvait très réussie.
«Rothko a souvent parlé d’un groupe de ses peintures comme s’il
s’agissait d’un opéra, comme si chaque tableau était une voix distincte
dans un opéra, comme si tel ou tel tableau de l’ensemble était pour
ainsi dire Don Giovanni, un autre Elvire, etc. », rapporte Robert
Motherwell11.
Seagram’s painting 1958
En 1958, l'architecte Philip Johnson commande à Rothko neuf peintures
murales destinées à décorer la salle du luxueux restaurant Four
Seasons, dans le Seagram Building de Manhattan.
« Le peintre apporta à ce travail tout son sérieux, le concevant
comme un ensemble méditatif. Mais le malentendu fut total »
(Geneviève Vidal). Rothko refusa finalement de livrer les toiles, il
rendit l’avance, puis, en 1969, donna les tableaux à la Tate Gallery de
Londres. On peut entendre là un certain lien entre l’acte et l’éthique
de l’artiste, Rothko témoignant d’« un profond sens de la
responsabilité vis-à-vis de la vie que [ses] peintures mènent dans
le monde extérieur » (ibidem, p.143).
John Fisher rapporte les conversations qu’il a eues avec le peintre à
ce propos :
« Je n’accepterai plus jamais un boulot comme celui-là, dit-il. En
fait, j’en suis venu à croire qu’aucune peinture ne devrait jamais être
exposée dans un lieu public. J’ai accepté cette tâche comme un défi,
avec des intentions rigoureusement malveillantes. J’espère peindre
quelque chose qui détruira l’appétit de tous les fils de pute qui
viennent manger dans cette salle. Si le restaurant refusait de mettre
au mur mes peintures, ce serait un ultime compliment. Mais ils ne
refuseront pas. Les gens supportent n’importe quoi de nos jours ».
Pour obtenir l’effet oppressant qu’il recherchait, il utilisait une «
palette sombre, plus sombre que tout ce [qu’il avait] essayé auparavant
».
« Après avoir commencé le travail depuis un bon moment, dit-il, j’ai
réalisé que j’étais très influencé inconsciemment par les murs de
Michel-Ange dans l’escalier de la Bibliothèque Médicis à Florence. Il
est parvenu précisément au type de sentiment que je recherche – il fait
en sorte que les spectateurs se sentent pris au piège dans une pièce
dont les portes et fenêtres sont murées, de sorte que tout ce qu’ils
peuvent faire est de se cogner éternellement leurs têtes contre le mur.
» (Ecrits, p. 205).
Voilà pour l’anecdote, mais une fois la colère passée et le travail
terminé, les toiles n’avaient rien d’un mur. « Ce ne sont pas des
tableaux, j’ai construit un lieu » dira Rothko, surpris par son acte.
Ouvrant des fenêtres sur un lieu Autre, plaçant la toile dans
l’entre-deux mondes, il propose dans l’après-coup : « j’ai peint
toute ma vie des temples grecs sans le savoir » (p.215).
Acte et savoir ne s’accordent pas : Rothko pouvait bien nous
livrer les ingrédients d’un travail artistique (cf. Ecrits sur l’art,
p196), « Quand l’unité est convaincante, on ne peut pas dire comment
elle fut atteinte – parce que je ne le sais pas moi-même », avoue-t-il
(p.146). « Les tableaux doivent être miraculeux », peut-on
encore citer (Ibid, p. 109).
« Au fil des deux dernières décennies, nous repérons les
variations suivantes : extension du format, assombrissement de la
couleur, production par frises et séries, disparition des frontières et
des marges au profit d'une séparation tranchée entre deux teintes.
Le revirement d'un registre solaire et apollinien à un registre
nocturne, plus empreint, au premier abord, de mélancolie que
d'ivresse dionysiaque, provoque une sorte de trouble et
d'interrogation. […] Son entrée, puis sa progression inlassable
dans la nuit, ont l'allure d'une ascèse, accompagnée d'une extrême
concentration et d'une rigueur parfois abrupte. Le paradoxe du
visible s'en trouve accentué : non seulement voir le monde
intérieur [tel que le propose Scully], mais encore aller vers une
cécité. Parfois, les tableaux deviennent si obscurs, si opaques qu'ils
nous plongent dans une nuit d'avant toute lumière »12.
Rothko Chapel 1964-67
En 1964, les collectionneurs John et Dominique de Menil, fortement
impressionnés par la série du Seagram Building et conquis par la
grandeur tragique de son travail, confient à Rothko la réalisation de
grandes peintures murales, destinées à une chapelle non confessionnelle
située à proximité de la Menil Collection à Houston.
Dans son discours d'inauguration, D. de Menil déclara (citée par G.
Vidal) : « Dans un monde encombré d'images, seul l'art
abstrait, peut nous conduire au seuil du divin ... Rothko fut
prophétique de nous laisser un environnement nocturne. La nuit est
paisible. La nuit est enceinte de la vie. »
Œuvres sur papier 1968
En 1968, on diagnostique au peintre un anévrisme de l'aorte qui
l'affaiblit et l'empêche de travailler durant quelques mois (sur
prescription médicale). Le voilà contraint à n’utiliser que des formats
assez réduits, d’où ces œuvres sur papier, loin de l’effort physique
requis par les tableaux monumentaux qui couvriront, seulement après sa
mort, les parois de la chapelle de Houston.
Black on gray paintings 1969
La dernière année de sa vie, Rothko « produisit une série de
peintures sombres, organisées chacune en deux rectangles séparés par
une mince et nette bande blanche. Nous trouvons le noir
systématiquement situé au-dessus d'un gris ou d'un marron. Cette
froide description ne rend pas compte du bouillonnement,
des nuages, des orages qui animent ces tableaux […]. La ligne
intermédiaire tranchée met fin à l'omniprésence du fond, à l'intervalle
tremblé, à la marge amoureuse » (G. Vidal).
Si l’on a pu dire que les colorfields étaient des fenêtres, avec les
toiles postérieures (les black on gray paintings ou les black paintings
de Houston), la porte a été franchie, on n’en voit plus le chambranle,
les couleurs s’étendent jusqu’au bord de la toile, nous sommes passé de
l’Autre côté.
Voici le peintre « sur un chemin sans retour, un peu plus
dépossédé. Les gris et les noirs accomplissent la
« poignancy », la couleur s'annule » (G. Vidal). La
lumière se retire. Après la violence lumineuse des colorfields,
dont Rothko disait : « Ce sont les couleurs de
l'enfer ! »13, la nuit noire semble nous
rapprocher
de l’origine, silencieuse, accueillante.
Sur le moment, ces toiles ne suscitent guère l'approbation. Lui-même a
du mal à comprendre. Il dit peindre « ce qu’il DOIT peindre »
(Ecrits sur l’art).
Rothko, héros tragique, rappelle qu’il y a une illusion à croire que
l'homme est maître de ses actes. En effet, la tragédie amène une
interrogation générale : quel est le rapport de l'homme à ses actes ?
Dans quelle mesure en est-il réellement l'auteur ?
Deux des proches de Rothko rapportent14 une scène qui se
répétait dans
les dernières années de la vie du peintre, peu avant son suicide en
1970 :
« A l’atelier, pendant ces longues séances d’examen
silencieux, il nous demandait notre avis d’un ton d’apparente humilité.
Rothko, qui venait juste de s’extirper de ses peintures, partageait la
perplexité des spectateurs : “De quoi parlent ces tableaux ? Comment
sont-ils faits. Pourquoi les ai-je peints ? Qu’est-ce qu’ils peuvent
bien vouloir dire ?” »
Il écrit à son ami Clay Spohn (11/05/1948) :
« Je commence à haïr la vie de peintre. On commence par
s’entraîner avec ce qui est à l’intérieur de soi en gardant encore un
pied dans le monde normal. Puis tu es pris d’une frénésie qui t’emporte
au sommet de la folie, aussi loin que tu peux aller sans jamais
revenir. Le retour est une suite de semaines hébétées pendant
lesquelles tu n’es qu’à moitié vivant. C’est l’histoire de mon année
depuis que je t’ai vu. Je commence à sentir qu’il faut bien rompre ce
cycle quelque part. Pour le reste, tu dépenses ton énergie à résister à
la succion des mentalités de boutiquiers pour lesquelles, de toute
évidence, on traverse cet enfer. » (Ecrits sur l’art, p. 115).
Ici le « je » se perds, s’indétermine dans le
« on » ou se confond au « tu ». De quoi mieux
comprendre cette phrase sans appel : « Je déteste
peindre ! » C’est bien le « je » qui n’aime pas son
acte, se confronter à l’inconnu au risque de s’y
dissoudre, « possible récompense pour avoir envahi une terre
interdite », pour reprendre les mots du peintre.
Ce qui semble d’abord soutenir Rothko au-dessus, ou à côté, du vide,
c’est son attachement au symbolique, à l’apollinien, qu’il affirme
perpétuer dans ses œuvres dites classiques, lorsque les couleurs
sont encore les « interprètes du drame ». Mais lorsque petit
à petit les couleurs mêmes le quittent, ou qu’il ne reste qu’un rouge,
un noir et parfois un gris, pour se donner la réplique, alors le
rideau rouge - Red on Red, dernière toile de l’artiste avant son
suicide (son passage à l’acte comme on dit) - tombe sur la scène
finale, laissant place à l’abîme.
« Il ne s’agit vraiment que de mettre fin à ce silence et à cette
solitude, d’ouvrir une brèche et de tendre encore ses bras ».
Ouvrir une brèche et tendre encore ses bras…cela se passe, cette fois,
dans le réel du corps.
« Tout commence comme une aventure inconnue dans un lieu inconnu. »
Tout termine comme cela a commencé. Mais l’artiste nous laisse
témoignage de ce lieu. Ses toiles sont bien des lieux, vibrants d’une
présence absente. L’absolu s’y rend visible dans son retrait. Héros
tragique, héros prométhéen - y compris peut-être dans sa dimension
sacrificielle - qui a su voler aux dieux l’irreprésentable de la
représentation, le sublime.
Bibliographie
Principale :
* Rothko, M. La réalité de l’artiste. (2004), Paris : Flammarion.
* Rothko, M. Ecrits sur l’art, 1934-1969. (2007), Paris : Flammarion.
* Nietzsche, F. (1872). « La vision dionysiaque du monde », (Fragments
posthumes), In Naissance de la tragédie grecque. Paris : Gallimard.
Secondaire :
* Arasse, D. « La solitude de Mark Rothko », In Anachroniques. Paris:
Gallimard, 2006.
* Vidal, G. Mark Rothko peintre de la nuit rouge.
http://pagesperso-orange.fr/vidal.genevieve/rothko/ :
1 Né en 1903 à Dvinsk, aujourd’hui Daugavpils – décédé en 1970 à New
York.
2 « L’art est hors du temps » rappelle Rothko (Ecrits sur l’art, p. 67)
3 Dore Ashton, conservateur de musée.
4 Rothko, M. Ecrits sur l’art, 1934-1969. (2007), Paris : Flammarion,
p. 199.
5 Note d’une interview par William Seitz, Ecrits sur l’art, p. 148.
6 Nietzsche, F. (1872). Naissance de la tragédie grecque. Paris :
Gallimard.
7 Selon Kant, il peut y avoir des attestations de l’absolu par des
voies autres que conceptuelles. L’affect n’est pas pris dans la
représentation, dans la clôture, mais à la charnière de l’illimité et
de la limite ; l’affect nous livre le sentiment d’un au-delà de la
représentation.
8 Notamment le chapitre « La vision dionysiaque du monde » (Fragments
posthumes).
9 « Quand on commence à spéculer », fragment d’un essai sur Nietzsche
et les dieux grecs In Ecrits sur l’art, 2007, p.175.
10 Arasse, D. « La solitude de Mark Rothko », In Anachroniques. Paris :
Gallimard, 2006.
11 Motherwell, R. Sur Mark Rothko. Paris, L’Echoppe, 2005. Avec une
préface de Dore Ashton.
12 Vidal, G. Mark Rothko peintre de la nuit rouge.
http://pagesperso-orange.fr/vidal.genevieve/rothko/
13 « Il disait souvent que personne ne voyait la somme d’agression
qu’il y avait dans ses peintures », rapporte Motherwell. Cf.
Motherwell, R. (1967 et 1969). Sur Mark Rothko. Paris : L’Echoppe, 2005.
14 Témoignage que l’on trouve dans le Catalogue de l’exposition à
Hambourg. Edition Paris-musées.