Yves Duchateau, Journées de Céret : l’artiste et son
acte.
1er et 2 novembre 2018 Enthousiasmes et déconvenues
Céret doit la venue de Picasso à Céret à la présence dans la cité,
depuis l’hiver 1909, de ses amis parisiens, le compositeur languedocien
Déodat de Séverac, le jeune artiste américain, fils d’un riche
porcelainier de Limoges, Frank Burty Haviland et surtout Manolo Hugué
son vieil ami Barcelonais auquel Pablo était lié depuis l’adolescence.
C’est Manolo, venu rejoindre son jeune ami dans la capitale en1901, qui
fera connaître Picasso à Déodat de Séverac que le poète Léon Paul
Fargue lui avait présenté en1902. Et Séverac fera connaître au
Barcelonais, le jeune américain Haviland.
Comme Manolo, Séverac était las de Paris et il lui était par ailleurs
indispensable de trouver un refuge pour s’atteler à la création de la
tragédie lyrique qui lui avait été commandée pour les fêtes d’été aux
arènes de Béziers, à la fin août 1910. Le pays de Maillol aurait bien
pu leur convenir, mais la violente tramontane de décembre sera le signe
du destin : paisiblement blottie dans son cirque de montagne la petite
capitale du Vallespir sera le refuge idéal. (1)
Dès l’installation à Céret, on trouve la vie si agréable dans la
sérénité d’un environnement naturel plein de poésie que Manolo (2) et
Totote sa compagne (Jeanne de Rochette) n’auront de cesse d’inviter
l’ami Pablo à venir à Céret. Il leur faudra attendre deux années, deux
ans qui leur permettront d’être complètement adaptés et adoptés par la
population et aussi d’être célébrés en particulier grâce aux créations
de Déodat de Séverac. (3 )
Séverac était particulièrement heureux de vivre avec sa compagne
Henriette, ce qui lui était impossible dans sa famille de
Saint-Félix-de-Lauragais. Henriette Tardieu était une jeune modiste,
fille de coiffeur de Castelnaudary. Mésalliance impossible avec le
baron de Séverac, de très ancienne noblesse. Et il composera à Céret
dans le bonheur.
Le triomphe d’Héliogabale (4) tragédie lyrique créée à Béziers le 21
août 1910 devant 15000 spectateurs lui assurera à Céret une
considération considérable, d’autant qu’il avait fait entrer (5 ) -
pour la première fois dans un orchestre symphonique – les instruments
catalans qui resteront l’une de ses passions musicales, le tible et la
tenora. Et l’année suivante, la création de la cantate El cant del
Vallespir (6) sur un texte du poète cérétan Jean Amade en fera le plus
connu des Cérétans. Pour ces fêtes musicales qu’il présidait, fêtes
célébrant la catalanité, Séverac avait réussi à réunir et former 220
choristes (150 hommes et 70 femmes), accompagnés par les 80 exécutants
de l’Harmonie du Vallespir dont on fêtait le vingt cinquième
anniversaire. C’était le 2 juillet.
On imagine bien que cette manifestation si réussie donna aux Cérétans
une image tout à fait favorable des Montmartrois, amis de l’étonnant
compositeur. Ils faisaient à coup sûr partie de la population. Manolo
se sentait tout à fait heureux dans une cité chaleureuse où tout lui
rappelait Barcelone. Le terrain était tout préparé pour l’ami Pablo
Picasso qui annonçait son arrivée le 8 juillet.
Les séjours de Picasso à Céret
Juillet /Août 1911
Pablo Picasso quitte Paris bien plus tôt que les étés précédents et il
part seul, sans sa compagne Fernande (7) avec laquelle il vit depuis
1904. Il connaît maintenant une certaine aisance et la belle Fernande
s’embourgeoise depuis que le couple vit dans un spacieux appartement du
boulevard de Clichy.(8) Alors son amour de jeunesse commence à lui
peser, la femme de chambre qu’elle a voulue le gêne avec son tablier
blanc, et le mobilier bourgeois qui l’environne l’excède. Alors il est
pressé de retrouver ses vieux amis du temps du Bateau-Lavoir, (9 10)
atelier des jours de misère qu’il a conservé et dont il a encore la
nostalgie.
L’arrivée de Pablo sur le boulevard (la passejada),( 11) devant le
Grand Café, ne passera pas inaperçue. Veste bleue ouverte sur la
chemise blanche serrée aux hanches d’une ceinture de flanelle, l’œil en
grain de cassis se portant sur tout et sur tous avec un grand bonheur,
suivi de Manolo, Totote et Haviland, Picasso se jette dans les bras de
Séverac qui le fait pénétrer dans l’établissement et le présente aux
autorités de la sous-préfecture.
Certes le peintre n’a pas encore la renommée extraordinaire qui sera
bientôt la sienne. Mais on parle beaucoup de lui dans la presse
spécialisée, il est connu par des critiques violentes ou ironiques le
plus souvent sur l’évolution de son travail. Depuis 1908, il peint des
paysages où la géométrisation s’affirme, la perspective est supprimée
ainsi que le superflu pour mettre en valeur les éléments frappants.
Même démarche pour une baigneuse qui montre simultanément la face
antérieure et la face postérieure. C’est une évolution semblable qu’on
retrouve dans le travail de Braque, style nouveau que l’influent
critique d’art Louis Vauxelles qualifiera par ironie de cubisme
péruvien. Dès ce moment s’esquisse le dialogue entre Braque et Picasso.
Même très éloignés l’un de l’autre, les deux peintres réalisent des
toiles aux similitudes frappantes : maisonnettes et arbres (12) et
maisons à l’Estaque (13)
Pour l’instant Picasso est seul à Céret. Il prend ses repas à l’hôtel
du Canigou où logent Manolo, Totote et le couple Séverac, et il se met
rapidement au travail chez Haviland (14) qui le loge dans la grande
maison qu’il loue au pont du diable, la maison Alcouffe. Dès le 16
juillet, il écrit à D.H. Kahnweiler, son marchand : « Je travaille déjà
j’ai une grande chambre chez Haviland où il fait assez frais. » Et plus
tard : « Je me couche très tard, peut-être plus qu’à Paris et je
travaille la nuit chez Manolo. Je fais des petits dessins à
l’aquarelle, des petites natures mortes. »
En voici quelques exemples :(15) orchestre. Cobla sur son estrade
(16) Buste de cérétane inscription de la main de Picasso amics cantem
la ceretana. De la mar fins al Canigó,ans se cofan a la catalana, es la
perla del Rosselló.
(17) homme à la clarinette de lecture très aisée
Les éléments du sujet sont stylisées à l’extrême, avec toujours une
vague figuration. Il ébauche bien quelques huiles qui seront achevée
plus tard à Paris ou tout simplement abandonnées, mais il attend
impatiemment l’arrivée de Braque à qui il écrit le 25 juillet : «
Dis-moi quand tu viens, et donne-moi des nouvelles de la peinture. »
L’absence de Fernande lui pèse et il souhaite qu’elle fasse le voyage
avec Braque qui le 27 juillet lui indique qu’il souhaite partir de
Paris dans une quinzaine de jours.
Pour accueillir Fernande et l’ami Georges (Braque), il fallait un
logis. Déodat de Séverac sera d’un grand secours pour obtenir ce qu’il
y avait de mieux à Céret. Son ami, le docteur Jacques Delcros, est
propriétaire d’une vaste demeure dans un parc de 2 hectares
(18).Picasso va ainsi louer le premier étage de cette maison de maître,
chambre et atelier pour lui (« 3 ou4 vastes pièces dont une lui servait
d’atelier », note Fernande dans ses Mémoires) « et un atelier pour
Georges », et vue donnant sur un magnifique parc qui semble s’étendre
jusqu’à la montagne. De l’autre versant, c’est l’Espagne et Barcelone
si proche.
Très vite les deux amis se mettent au travail et poursuivent
l’exploration de nouvelles voies dans le langage cubiste de plus en
plus difficile à déchiffrer. Ils atteignent à Céret la forme la plus
abstraite du cubisme dit analytique qui pouvait conduire parfois à des
interprétations amusantes. Ainsi va de L’Accordéoniste(.(19)) que le
premier acquéreur, un Américain, prenait plaisir à contempler,
convaincu que c’était un paysage. Si l’on parvient à discerner les
quelques éléments figuratifs lisibles, on a la possibilité de
comprendre les intentions de l’artiste
Ainsi discerne – t- on au centre du tableau les plis du soufflet de
l’instrument et, sur les extérieurs, les bras du fauteuil dans lequel
est assis l’instrumentiste dont la représentation s’insère dans la
structure en forme d’obélisque. (20) Cette toile a été achevée au début
du séjour de Braque qui répondra à Picasso par une composition presque
symétrique avec L’Homme à la guitare .
Le parallélisme est évident. Pour souligner cette identité de vue, et
de démarche Braque dira (21) « Nous étions guidés par une idée commune
…C’était un peu la cordée en montagne »
Ce sera une période d’intense travail (22) que Pablo souhaite très
longue et il demande à Kahnweiler de lui envoyer 1000 francs « pour
rester ici le temps que je veux rester ici pour faire ce que je veux
faire…Braque a déjà des tas de sujets en tête. »(23) Pablo est
profondément heureux de travailler dans l’atmosphère et l’esprit qu’il
aime. En 15 jours les œuvres s’accumulent, huiles sur toiles et nombre
de dessins. Et après de longues séances de travail, qu’il était bon de
déambuler sous les ombrages de ce parc magnifique, de se prélasser en
échangeant sur les problèmes posés par les œuvres en cours d’exécution.
Qu’il était bon… oui, car pour Pablo ces grands moments se sont achevés
bien plus tôt qu’espéré. Le 4 septembre, il est à Paris où il retrouve
Guillaume Apollinaire.(24)
Le 22 ou 23 août, la presse a publié une information qui fait sensation
: On a volé la Joconde. On s’étonne à Céret comme ailleurs et on suit
ce qui se publie au fil des jours sans que cela gêne le travail des
deux peintres. Mais Pablo se trouble à la lecture du Paris- Journal du
30 août quand il lit le témoignage d’un jeune Belge qui révèle
fièrement qu’il a réussi à démontrer qu’il était aisé de voler dans ce
musée bien mal surveillé. Une première fois en 1907, il a dérobé deux
sculptures ibériques qu’il a vendues à un peintre parisien. Et en mai
1911, il a subtilisé une tête ibérique.
Le peintre parisien, passionné d’art nègre comme d’art ibérique, c’est
l’auteur des Demoiselles d’Avignon alors en pleine gestation, le voleur
n’est autre que le secrétaire de Guillaume Apollinaire, Géry Pieret.
Voici Picasso recéleur. Et l’affolement le gagne quand Guillaume
Apollinaire lui apprend que Pieret a laissé rue Gros la statuette volée
en 1911. Les deux artistes risquent l’expulsion s’ils sont impliqués et
dans l’affolement ne voient qu’une solution : se débarrasser des trois
statuettes. Alors, portant les statuettes dans une valise, ils tournent
dans la nuit, hésitant puis finalement renonçant à jeter leur
compromettant colis dans la Seine.
Finalement ils offrent un scoop sensationnel au Paris-Journal qui avait
promis l’anonymat et une forte récompense à qui rapporterait la
Joconde. Bien naifs, nos artistes, et au soir du 8 septembre, la police
perquisitionne le domicile du poète, rue Gros et Apollinaire est
incarcéré à la Santé, accusé de complicité de vol et suspecté
d’appartenir à une bande internationale de trafic d’œuvres d’art.
Et Picasso doit comparaître deux jours plus tard dans le cabinet du
juge d’instruction. Il est affolé de voir son ami arrivé, menotté entre
deux gendarmes, dans un aspect pitoyable après deux jours de détention.
Et alors qu’Apollinaire avait disculpé Pablo en disant qu’il ignorait
la provenance des statuettes, Pablo lui ne sut dire que Apollinaire
était un très grand poète qu’il connaissait, bien sûr, mais que de loin
! Le poète fondit en larmes devant ce qu’il faut bien appeler un
reniement, imité par Pablo que le juge laissa aller.
Ainsi s’achève ce premier séjour à Céret, vécu dans le bonheur et
l’enthousiasme créatif, achevé dans la douleur et l’humiliation. Braque
restera jusqu’au 14 janvier 1912 et quittera Céret définitivement.
Mai/Juin 1912
L’été 1911 n’a pas vraiment renforcé le couple et la passion de Pablo
pour Fernande décline visiblement. S’il revient fréquemment travailler
dans son atelier du Bateau-Lavoir ce n’est pas seulement par nostalgie
du passé. Dès janvier Gertrude Stein découvre Picasso travaillant à son
tableau La table de l’architecte où il vient d’écrire « Ma Jolie ».
« Ma Jolie », c’est Marcelle Humbert, la compagne de Louis Marcus,
peintre fauve attiré par le cubisme et qui se plaisait à la
fréquentation de Picasso. Très vite Pablo fut attiré par la frêle
Marcelle, l’absolu contraire de la puissante et léonine Fernande au
point d’en tomber réellement amoureux et de multiplier sur les toiles à
venir ses déclarations d’amour.
Fernande sentant Pablo lui échapper n’avait trouvé d’autre moyen pour
attirer son attention que de multiplier les scènes, en vain. Alors elle
pense à provoquer la jalousie de l’indifférent, quitte l’appartement
avec ses bagages et part rejoindre Ubaldo Oppi, jeune artiste que le
peintre futuriste Sévérini avait présenté à Picasso.
Fatale erreur ! Le jour même, le 18 mai, il écrit à Braque : « Fernande
a foutu le camp avec un futuriste…et je m’en vais un peu en dehors de
Paris… » Et il part sans indiquer sa destination. Le 20 mai il est à
Céret. De la terrasse du Grand Café, il écrit à Kahnweiler pour
l’informer de la situation et surtout de ne donner son adresse à
personne. Et comme il est parti quasiment sans bagages, sans le moindre
matériel, il lui donne ses instructions : rassembler le matériel de la
rue Ravignan et du boulevard de Clichy et le lui envoyer : les pinceaux
(les sales et les propres), les châssis, la palette de la rue Ravignan,
les couleurs et « n’oubliez pas un flacon de siccatif et un paquet de
fusain. » Et il demande enfin que lui soit envoyé le nécessaire complet
de literie, draps, traversins, couvertures, oreillers « et mon linge et
mon kimono jaune à fleurs. »
Le voilà enfin, seul avec celle (25) qu’il aime à la passion et qu’il
rebaptise, comme pour se l’approprier, Eva Gouël, elle qui tenait à ce
qu’on l’appelle Marcelle Humbert sur la Butte. Il lui faudra du temps
pour s’installer et se mettre véritablement au travail. Mais tout va
bientôt mieux et le 7 juin, il écrit : « Ça va pas mal pour le
moment…Mon atelier prend du caractère et j’ai de la place. » Et dans la
solitude de son grand atelier, il poursuit ses recherches qui
l’éloignent un peu de l’austérité du cubisme analytique. Braque lui
manque, leurs
promenades, leurs sentiments et il regrette, écrit-il à
Braque, de ne pas pouvoir écrire sur nos discussions d’art. Il
travaille beaucoup le dessin, (26) au fusain, à la mine de plomb, à
l’encre, au crayon comme Déodat de Séverac au piano. Quelques très
belles huiles aussi, dont Violon portant l’inscription Jolie Eva sur
une partition.(27)
Mais une nouvelle fois le temps va lui être compté !
Alors qu’il vient de faire connaître sa satisfaction à Kahnweiler : «
Ma peinture gagne en robustesse et en clarté » et qu’il lui annonce
être prêt à lui envoyer deux ou trois choses, il conclut : « J’ai
commencé d’autres que je continuerai là où j’irai. » Cette lettre du 19
juin annonce son départ et les raisons de cette décision soudaine : «
J’ai su de bonne source que Fernande viendra ici avec les Pichot et
c’est chose entendue, j’ai besoin d’un peu de tranquillité, j’ai même
droit. »
Il veut surtout protéger Eva, c’est pour la mettre à l’abri qu’il
quitte Céret bien à regret : « Je suis bien embêté de m’en aller d’ici
où j’étais si bien dans ma grande maison où j’avais de la place et le
pays me plaît. Enfin, je suis bien embêté »
Et le 20 juin : « Je vais partir d’ici demain matin pour Perpignan et
de là je vous écrirai… mais ne dîtes à personne, à personne où je
serai. »
Il avait eu le temps de se préparer à ce pénible moment, Braque l’ayant
alerté d’une possible arrivée des Pichot avec Fernande pour s’assurer
de la présence de Pablo à Céret. Dès le 12 juin, il avait écrit à
Kahnweiler : « Je ne voudrais pas que mon grand amour pour Marcelle
souffre en rien des histoires qu’ils pourraient me causer et je ne
voudrais pas non plus qu’elle soit du tout embêtée. Elle est très
gentille, je l’aime beaucoup et je l’écrirai sur mes tableaux… » Et il
conclut : « Avec toutes ces complications, j’aurais besoin d’avoir ici
pour un cas de départ forcé 1000 ou 2000 francs comme réserve. Je ne
voudrais pour manque de quelques sous ne pouvoir partir. Si vous voyez
Fernande, vous pouvez lui dire qu’elle n’a rien à attendre de moi et
que je serais bien content de ne la revoir jamais. »
Le soir même de ce 20 juin, pour goûter une dernière fois aux charmes
d’une soirée à Céret, Pablo et Eva s’étaient installés à la terrasse du
Grand Café ; ils ne le savaient pas, mais les Pichot venaient d’arriver
à Céret.
Qu’était-ce donc que ce couple Pichot ?(28) Ramon Pichot et Germaine
étaient des amis depuis l’arrivée en France de Pablo. Ramon surtout
était un ami cher.(29) Il avait épousé en 1902 Germaine Gargallo,
modèle d’une grande beauté, d’une grande liberté de mœurs également.
Pablo avait peut-être grande attirance(030) (elle avait été son
modèle), mais surtout une rancune mal cicatrisée depuis 1901: elle
était responsable du suicide de son très cher ami et mécène Casagemas.
Néanmoins les deux couples étaient très liés et Pablo avait préféré
passer l’été 1910 chez les Pichot à Cadaquès plutôt que de répondre à
l’invitation de Manolo. Germaine et Fernande étaient très amies.
Ce soir du 20 juin, Déodat de Séverac et Henriette, accoudés à leur
fenêtre, voient arriver les Pichot qui les invitent à finir la soirée à
la terrasse du Grand Café. Henriette fatiguée décline l’invitation ;
Séverac, heureux de passer un moment avec des amis, les accompagne
allègrement. Ce qui va suivre lui fera perdre le sourire.
Surpris et irrité d’être contraint à la confrontation qu’il avait cru
pouvoir éviter, Picasso accueille très froidement les arrivants. Les
jérémiades de Germaine le blessent profondément et quand, pour plaider
la cause de Fernande, elle s’en prend à Marcelle, cette chétive
ensorceleuse qui s’est emparée du naïf Pablo, Picasso éclate. Les
griefs anciens longtemps enfouis renaissent et il l’accuse férocement
de la mort de son cher Casagemas dont elle avait fait son jouet. Et
Germaine, ulcérée, gifle son interlocuteur au moment où il quitte la
terrasse protégeant Eva en pleurs.
Un séjour une nouvelle fois écourté, mais qui ne freinera nullement
Picasso dans ses recherches et son travail. Le couple s’installe à
Sorgues où le rejoindra Braque. Pablo est libéré définitivement de
Fernande et la jolie Eva est définitivement entrée dans la vie de
l’ardent Pablo jusqu’à la mort qui l’enlèvera prématurément en décembre
1915.
Mars/Juin 1913
A leur retour de Paris, Pablo est Eva s’installent à Montparnasse. Eva
à ses côtés, loin de Montmartre et de Fernande, Picasso poursuit
l’approfondissement des procédés et moyens nouveaux découverts avec
Braque : papier, carton, toile, crayon, fusain, eau, sable et la
sculpture en papier ou en carton. Mais il a gardé Céret au cœur, Céret
et la grande et belle propriété du docteur Delcros.
Le 11 mars au train du soir, Eva et Pablo font halte chez Manolo pour
le dîner dont Picasso apprécie de plus en plus le travail et le soir
même, ils retrouvent avec bonheur l’appartement qu’ils avaient quitté
dans la précipitation.
C’est avec Guillaume Apollinaire d’abord qu’il correspond. Les plaies
de 1911(cf vol de la Joconde) ont cicatrisé et le poète fait paraître
son essai sur le cubisme Méditations esthétiques, les Peintres Cubistes
que Picasso reçoit à Céret. Kahnweiler, par ailleurs assez critique
avec l’ouvrage du poète, fait connaître à Pablo les critiques des
opposants systématiques, ce qui n’a rien d’étonnant et qui afflige
cependant le peintre qui écrit le 11 avril : « Vous me donnez de bien
tristes nouvelles des discussions sur la peinture. Moi, j’ai reçu le
livre d’Apollinaire sur le cubisme. Je suis bien désolé de tous ces
potins. ». De son cher Guillaume, il recevra en mai Alcools et il
répond très vite : « Tu sais comme je t’aime et tu sais la joie que
j’ai en lisant tes vers, je suis bien heureux. Moi je travaille. Je
t’envoie dans cette lettre une petite guitare que j’ai faite pour toi. »
Cette petite guitare peut bien être un papier collé car ce printemps
cérétan est une période de créativité intense avec une série
impressionnante d’œuvres utilisant le papier collé sous toutes ses
formes, série qui marque l’apogée de l’utilisation de cette technique.
Ainsi ces Paysages de Céret (031) très différents mais utilisant l’un
et l’autre du papier peint, du papier de couleur collé ou épinglé, avec
graphisme au fusain ou à la craie ou au pastel. Le premier est composé
d’éléments enchevêtrés pas toujours identifiables. (032)L’autre très
lisible qui fait penser à un décor de théâtre est la représentation sur
le boulevard Saint-Roch du bureau de tabac, de la gendarmerie et des
platanes.
Il y a aussi un grand nombre de guitares, tout ou partie de papier ou
de papier peint collé comme cette guitare (033).Et quelques grandes
Huiles comme cet Homme à la guitare. (034)
Picasso travaille avec passion, il a la douce Eva à ses côtés et la
lecture d’Apollinaire, mais les discussions avec Braque lui manquent.
Il déplore, en lui souhaitant la Saint-Georges, que le téléphone ne
parvenant pas encore à Céret, il ne puisse avoir avec lui une bonne
causerie artistique.
Les fêtes de Pâques donnent l’occasion à Totote et Manolo de régaler
leurs amis. Frank Haviland, bien sûr, est de la partie ; mais il n’est
pas seul, il est éperdument amoureux(35) de la brune Joséphine qu’il
voulait sans tarder présenter à Eva et Pablo.
Eva trouve en Joséphine une amie précieuse. Il y a Totote aussi qui
accompagne souvent les deux jeunes femmes dans leurs longues promenades
champêtres. Mais jamais Eva n’est aussi heureuse qu’en compagnie de la
jeune cérétane, si naturelle, si différente dans sa candeur de toutes
ses amies parisiennes. Elle est pleinement heureuse dans ce Céret dont
Joséphine lui fait découvrir les charmes secrets pendant l’absence de
Pablo.
Tout va changer à son retour d’un court séjour chez ses parents à
Barcelone. Il est revenu bien taciturne et écrit à Braque : « Ne
t’étonne pas si je n’écris pas plus souvent, mais je suis très
préoccupé avec la maladie de mon père. Il ne va pas très bien. » Eva
espace ses promenades et l’entoure de son affection, mais elle ne peut
combler l’angoisse et le sentiment de solitude qui l’accable. Pablo
travaille mais l’inspiration semble faire défaut.
La solitude de l’ami Max Jacob à Paris lui donne l’occasion de faire
plaisir à celui qui l’a constamment assisté, admiré et soutenu. Il
écrit à Kahnweiler le 11 avril : « Max doit venir à Céret, voulez-vous
être assez aimable pour lui donner l’argent du voyage et de l’argent de
poche pour ses frais ? Vous mettrez ça sur mon ardoise. »
Pendant plus de deux mois, Max Jacob (036) va résider à la maison
Delcros et vivre avec Pablo la plus longue période d’intimité que les
deux hommes aient connue depuis les mois de misère du boulevard
Voltaire, dix ans auparavant ; une intimité qu’ils ne connaîtront plus
jamais.
Je ne dirai pas toutes les facéties de ces deux joyeux compagnons,
assistés parfois du facétieux Manolo si ce n’est cet extrait de la
première que le poète envoie à son éditeur, Kahnweiler. Il a redonné à
Picasso le sourire et le goût du déguisement : « M. Picasso s’est
déguisé en Tyrolien du Moulin Rouge avec le petit feutre vert d’Eva en
retroussant le bas de son pantalon de velours et avec mille accessoires
très spirituellement accommodés. »
Mais ces facéties ne sont que brefs moments de détente dans une vie de
travail qui n’a rien de déréglée. Et le séjour de Max Jacob en donne un
témoignage précieux. Dans sa « cellule » de la maison Delcros, « J’ai
une table et une chambre royale » confie – t – il à Apollinaire, il
commence l’écriture du dernier des romans de la série des Matorel Le
siège de Jérusalem qui sera illustré par trois eaux-fortes de Picasso.
Malgré les fortes pluies de cette fin avril 1913, Max aime la vie
paisible qu’il mène à Céret, loin des folles soirées et des tentations
parisiennes et il en donne le déroulement à Kahnweiler :
« Lever pour moi à six heures ! Quelque poème en prose pour me mettre
en train. A huit heures, M. Picasso en robe bleu foncé ou en simple
coutil vient m’apporter le phospho-cacao accompagné d’un lourd et
tendre croissant ; il jette un coup d’œil trop indulgent sur mes
travaux et se retire discrètement. Après son départ, lecture… Le
déjeuner nous réunit tous les trois et nous faisons nos efforts pour
l’agrémenter par une conversation générale. Après déjeuner, cigarette,
plaisanteries. A deux heures, travail en cellules séparées. Vers six
heures, excursion chez les Manolo… A sept heures cuisine puis dîner :
les repas sont succulents, l’alimentation du pays est à base
d’artichauts, de salades, régime qui convient à mes goûts et à ma santé
? Après dîner promenade quand le temps le permet puis coucher. »
Cette vie saine et réglée apaise le poète. Il se plonge dans la lecture
des œuvres religieuses découvertes au grenier, bercé par la pluie
battante pendant que Picasso travaille, Eva lisant, Frika (la chienne
qui accompagne Pablo dans tous ses voyages) accroupie à ses pieds. Ce
calme de l’âme du corps, il la doit à ses hôtes sur lesquels il porte
un regard chargé d’affection : « On ne connaît ses amis qu’après avoir
vécu chez eux. J’apprends tous les jours à admirer la grandeur du
caractère de M. Picasso, la véritable originalité de ses goûts, et sa
modestie vraiment chrétienne. Eva est d’un dévouement admirable dans
ses humbles travaux ménagers. Elle aime rire et rit facilement ; son
caractère est égal et elle porte son attention à satisfaire un hôte
assez sale naturellement et flegmatique quand il n’est pas ridiculement
fou ou imbécile. »
Il parle aussi de son travail de poète mais aussi de peinture. S’il est
satisfait de la poésie, il est vraiment déçu de ce qu’il appelle « ses
essais cubistes » qui ne semblent pas vraiment satisfaire Picasso.
Cette vie sereine et laborieuse va bientôt être troublée par le deuil
et la maladie. Les pluies de printemps ont raison de la santé de la
fragile Eva qui ne résiste pas à l’humidité pénétrante. Une forte
angine la cloue au lit alors même que Pablo doit gagner d’urgence
Barcelone où son père se meurt. José Ruiz Blasco s’éteint le 3 mai.
Serrant dans ses bras sa mère éplorée, la seule à ne pas l’avoir
découragé à partir à Paris, Pablo se reproche amèrement de n’avoir
jamais tenté de se faire comprendre de ce père qu’il avait cruellement
déçu. Il est si profondément affligé qu’il lui est impossible de
reprendre le travail et il se mure dans le silence. Avec les beaux
jours revenus, un voyage à Figuères et Gerona pour redonner le sourire
mais dont Picasso revient très malade et doit quitter Céret d’urgence
pour Paris , le 20 juin.
Troisième départ dans la précipitation.
C’est très certainement une grave intoxication alimentaire qui cloue
Picasso au lit et la presse parisienne s’en alerte. Il faudra attendre
le 22 juillet pour apprendre une amélioration : « Picasso est entré en
convalescence et a pu recevoir quelques intimes. » Picasso supporte
sans doute très mal d’avoir eu à nouveau l’obligation de quitter
d’urgence Céret puisque Eva annonce : « Nous partirons probablement
vers le milieu du mois d’août à Céret, puis nous irons à Barcelone si
toutefois Pablo ne change pas d’avis. »
Août 1913
Pablo avait hâte de retrouver Céret et le charme de la maison Delcros.
C’est au début août que se fera le voyage, un fameux voyage! Tel un
maître entouré de ses disciples, il est accompagné des fidèles du
Bateau-Lavoir, Auguste Herbin,(037) Juan Gris et un jeune peintre de
Montparnasse auquel on faisait fête aux terrasses du Dôme et de la
Rotonde, Moïse Kisling.(038)
La presse parisienne, désormais attachée aux pas de Picasso, rendra
compte de ce déplacement, tout particulièrement le Figaro avec l’ironie
qui convient aux détracteurs du cubisme. Qu’on en juge : (039)
« La petite ville de Céret est en liesse. Pour y prendre un peu de
repos bien gagné, le maître cubisme est arrivé. Maints disciples
respectueux l’escortent : ces jeunes artistes, vers la fin juillet, se
rendent chaque année dans la sous-préfecture des Pyrénées orientales,
tels les musiciens à Bayreuth. » Et l’ironie touche maintenant au
dénigrement de bas étage. » Le maître a voyagé en première, ses amis
avec sa bonne en troisième ; et comme il s’agit non de prendre des
vacances mais presque d’un pèlerinage, ils sont prêts à tous les
sacrifices. »
Ce séjour sera encore plus court que celui de 1912 (1 mois). Dès le 19
août, Picasso écrit à Kahnweiler : « Nous avons eu des batailles et
nous avons aimé mieux rentrer à Paris pour être tranquilles… ». Très
court et dernier séjour à Céret, une bonne quinzaine de jours.
La raison de l’urgence de ce départ. ? Que veut dire l’artiste par «
nous avons eu des batailles. »Des dissensions entre artistes ? Jamais
Picasso n’a fui les controverses et il ne s’est jamais offusqué des
critiques même les plus acerbes.
Le Gil Blas du 2 décembre, lui, écrit : « Nos Fauves se déplacent. A
Céret on se bat pour avoir une place à la table d’hôte… Justement
dégoûté, le grand artiste qu’est Picasso a fui ce coin montagnard
charmant qu’il avait découvert. »
Le peintre a toujours aimé être entouré, je ne crois pas qu’il ait
voulu fuir les admirateurs à la table d’hôte.
Non, la raison de ce départ définitif me semble plutôt lié, comme l’été
précédent, à la présence de Germaine et Ramon Pixot.
Les deux premières semaines du mois d’août ont certainement été les
plus animées, les plus fertiles en discussions passionnées depuis
l’arrivée des premiers artistes à Céret qui était véritablement « La
Mecque du Cubisme » cette année là. Il ne manquait que Braque resté
fidèle à Sorgues.
Pablo Picasso n’oubliera jamais Céret et correspondra toujours avec les
Manolo. Et à la mort de son mari, Totote entretiendra toujours des
relations épistolaires avec Pablo. C’est elle qui permettra de créer
des liens avec les Lazerme de Perpignan chez qui Picasso se rendra à
plusieurs reprises et à ces moments là de brefs passages à Céret. Il y
découvrira le musée d’art moderne qu’il a aidé son cher Haviland et
Pierre Brune à créer et il rapportera des poteries et la série des
coupelles (vingt huit moments d’une corrida, réalisées en avril 1953 à
Vallauris). C’était à l’automne 1953. (040)
Il reviendra à la Saint-Ferréol 1954 à l’invitation de Pierre Brune
pour un repas au cours duquel il proposera d’édifier un Temple de la
Paix alors qu’il travaillait à la réalisation à Vallauris d’un diptyque
monumental, un panneau la Guerre, un panneau La Paix pour la décoration
d’une chapelle qui prendra le nom de Temple de la paix
Alors on le conduit jusqu’aux crêtes frontalières d’où l’on devine la
mer et la baie de Rosas. C’est là-haut que devrait être planté le
Temple de la Paix comme un défi à Franco, le généralissime haï. (041)
Accoudé au belvédère de Fontfrède, Picasso contemple, rêveur, le
village qu’il a quitté précipitamment quarante ans auparavant pour
protéger la douce et fragile Eva. Et d’Eva sa pensée va à Germaine
Pichot qui l’a humilié à la terrasse du Grand Café. Est-ce pour lui
faire payer le prix de cette humiliation qu’il a conduit un jour sa
jeune maîtresse, Françoise Gilot, chez elle, rue des Saules. Il est
apparu au bras de cette splendide jeune femme devant la vieille femme
malade pour échanger quelques mots et lui laisser l’aumône de quelques
sur la table de nuit. En sortant il dit à Françoise : « Cette femme
s’appelle Germaine Pichot. Elle est vieille, sans dents, pauvre et
malheureuse. Mais lorsqu’elle était jeune, elle était très jolie et
elle a tant fait souffrir un peintre de mes amis qu’il s’est suicidé. »
Le temple de la paix ne verra pas le jour et Picasso quittera
définitivement le village où il a trop peu mais bien vécu.
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