1.0
Freud affirmait que l'art précédait toujours la psychanalyse.
1.1.1
Au
commencement de cette réflexion, a été mon étonnement d'un petit
scandale parisien. Paul McCarthy, artiste américain, installait place
Vendôme, en 2014, à Paris, une sculpture monumentale, qu'il nommait
"tree", arbre(1). Il s'agissait d'une reproduction, à l'échelle mille,
d'un arbre en plastique tel qu'on pourrait le trouver comme accessoire
de jouets pour enfant, "Playmobil", ou autres. Des voix rapidement
s'élevèrent pour protester contre cette installation, rien de son
inintérêt, voire pour certains de sa laideur, ne venait justifier qu'on
en encombre cette place. D'aucuns, au regard moralisateur plus aigu,
virent dans la forme de cet arbre une ressemblance certaine avec un
plug anal. Ce que l'artiste s'empressa de ne pas démentir.
Transgression et scandale ne sont-ils pas la marque même de l'artiste
contemporain? Sauf que dans ce cas, la transgression me paraissait bien
raplatie, comme un soufflé depuis bien trop longtemps sorti du four,
plus de quarante ans après la révolution sexuelle, elle paraissait bien
dérisoire, voire carrément désuète. Mais ce n'était pas l'oeuvre en
elle-même qui provoquait mon étonnement, non, c'était que pareille
installation, en un tel endroit, n'avait pu se faire qu'avec le
concours officiel des services culturels de la ville de Paris. Sans
cela, elle n'aurait pas été possible. Cela sous-entendait donc que ce
type d'oeuvre, le courant artistique auquel elle appartient, avait plus
que l'approbation des institutions publiques, vus l'emplacement offert
et les moyens mis à disposition. C'était un choix délibéré de ces
instituions. Il en prenait le statut d'art officiel.
1.1.2
Me souvenaient alors ces articles de quotidiens sérieux vantant la
folle modernité d'installations parmi les dorures du château de
Versailles, au milieu de la galerie des glaces, d'oeuvres de Jeff
Koons, Anish Kapoor, Murakami, et autres(2,3,4). Versailles, perle des
Musées Nationaux, dont les conservateurs étaient vantés de cette folle
audace. Installés, au sein des seins, par les responsables même des
choix artistiques de la République. Tous ces artistes appartenaient peu
ou prou au même courant artistique. Ils étaient bien l'art officiel.
1.1.3
Me venait alors la question qui encore aujourd'hui me taraude: d'être
l'officiel, en quoi cet art est-il le reflet, l'expression de
l'idéologie sous-jacente de nos sociétés? Et peut-être plus, de notre
culture, voire de notre inconscient, si celui-ci a à voir avec le
social comme l'évoquait Lacan?
1.1.4
Cet art, ce courant artistique, vous l'avez sans doute reconnu à partir
des quelques noms que j'ai cités: pop art ou néo-pop art. Il y a
énormément de choses à en dire, mais je vais tenter d'être le plus
concis possible afin d'approcher ce qui m'y interroge: est-il le
symptôme d'une agonie?
1.1.5.1
Le pop art est né dans les années 1950-1960 en Angleterre avec
des artistes comme Richard Hamilton(5), et a rapidement traversé
l'Atlantique s'y instituant de façon indépendante avec des artistes
comme Andy Wharol, Roy Lichenstein, Jaspers Johns(6,7,8,9). Une
première remarque, c'est donc un courant artistique éminemment pérenne.
Il dure depuis 50 ou 60 ans. Jamais depuis l'époque romantique un
courant artistique n'a duré si longtemps. Qu'on songe aux
impressionnistes, dadaïstes, surréalistes, les divers courants
abstraits, expressionnistes, réalistes, etc.. Et rien aujourd'hui
n'indique qu'il pourrait connaître un quelconque déclin. Au contraire,
il se présente comme à la pointe de la modernité, de la contestation,
de l'audace, l'exemple de McCarthy le rappelle. Une modernité vieille
de 60 ans. Bien que cela soit peut-être à affiner.
1.1.5.2
Il est né en opposition à ce qui à l'époque dominait la scène
picturale, à savoir l'expressionisme abstrait, avec des gens comme
Pollock(10) et son "action painting", Rothko(11), et d'autres dont
était dénoncé le subjectivisme outrancier. Celui-ci étant la seule
source, la seule origine, y compris et surtout dans sa dimension plus
ou moins pulsionnelle et inconsciente, plus ou moins contrôlée, de ce
qui venait à s'exprimer sur la toile. Le destin tragique des deux
peintres cités, Pollock, Rothko, n'y est peut-être pas étranger. Le pop
art au contraire se veut sans sujet. Sans sujet c'est à dire sans
marque, sans trace de l'artiste ayant réalisé l'oeuvre, à l'inverse de
l'expressionnisme abstrait. Wharol: "Si vous voulez tout savoir d'Andy
Wharol, vous n'avez qu'à regarder la surface de mes peintures. Me
voilà. Il n'y a rien dessous". Et à l'envers de la phrase de P.
Klee que Michel avait mis en exergue à nos journées: "L'artiste ne
reproduit pas le visible, il rend visible". L'artiste pop reproduit,
copie, cite. Il ne produit rien de personnel. Les oeuvres sont sans
sujet à proprement parler, ni allégorie ou portrait, ni nature morte ou
paysage, ni évocation ou composition. Non, elles ne sont que la
duplication du visible de tout un chacun, ces objets de la vie courante
des habitants des grandes villes, des mégalopoles: boîtes de soupe,
bandes dessinées, images de magazine, jouets bon marché, objets de
consommation de supermarché, publicités, etc... Elles ne comportent pas
non plus de point de vue subjectif, celui du spectateur organisé par
une perspective. Elles sont rigoureusement plates. Et pour en pousser
encore l'objectivation, la banalisation, elles peuvent être reproduites
en série, recopiant ainsi la méthode de production industrielle qui ont
vu naître ce qu'elles reproduisent.
1.1.5.3
Du coup l'artiste a changé et son acte aussi bien. Même à la tête d'un
atelier, même lorsqu'il faisait faire à des assistants, des élèves,
qu'on pense à Michel-Ange ou Rodin, l'artiste était impliqué dans
l'acte de réalisation de l'oeuvre qu'il allait signer. De la
représentation interne, de la conceptualisation, pour employer un terme
moderne, à bien souvent l'ébauche ou l'esquisse, l'indication ou la
correction du geste ou de la technique de l'assistant, la réalisation
personnelle des éléments les plus difficiles ou caractéristiques de
l'oeuvre, il était là dans sa pratique créatrice. Aujourd'hui, depuis
que Wahrol en a fait la promotion, l'artiste, au moins certains, est un
entrepreneur, à la tête de sa "factory", qu'on songe aussi bien à Jeff
Koons, à Murakami, à Damien Hirst, à lui-même, et sans doute à
d'autres, l'artiste n'est plus comme l'a été aussi bien l'artisan dans
son temps celui qui se réalise dans son œuvre, par une pratique, dans
sa libre force de travail et de création, mais le concepteur qui
demande à d'autres dont il loue la force de travail, alors aliénée, de
réaliser concrètement son projet comme n'importe quel industriel, y
compris dans la production en série d'oeuvres qui en sont
standardisées.
1.1.5.4
Ce qui fait qu'un des fondements de ce courant artistique, la critique
ironique de la société consumériste qui est la nôtre, au travers de la
mise en exergue de ses objets les plus triviaux, vient sérieusement à
être ébranlée par le mimétisme dont il fait preuve quant à ce qu'il
dénonce. D'où l'ambiguïté souvent présente dans les discours
justificatifs dont il est friand. Ou dans le voile philosophique
hétéroclite dont il se drape. Et si la beauté définie par Kant était
sans finalité, ce mimétisme de réalisation s'accompagne souvent d'un
mimétisme de finalité: le gain financier. Celui des artistes, comme
celui des collectionneurs, souvent grands capitaines d'industrie,
semblant, particulièrement friands de cet art contemporain.
Wharol allait jusqu'à dire: " Gagner de l'argent est un art, travailler
est un art et faire de bonnes affaires est le plus bel art qui soit".
Cette dimension financière se retrouve dans les circuits de cet art
contemporain: Foires, Ventes aux enchères, Collections. Pinault,
un des principaux collectionneurs mondiaux, s'est acheté la maison de
vente Christie's, afin d'être au plus près du marché. Il y a
aujourd'hui des fonds de placement, non plus seulement en actions ou en
parts immobilières, mais aussi en parts d'art contemporain, gérant et
spéculant sur l'achat et la revente d'oeuvres. Murakami décore les sacs
Louis Vuitton de petites fleurs, ils en coûtent 1000 ou 2000 Euros de
plus.
1.1.5.5
Une autre finalité, apparaissant aussi dans l'ambiguïté, celle d'une
transgression ou d'une
provocation, est la promotion de l'artiste par lui-même et, ou, par son
oeuvre, dans une maîtrise des médias utilisés à souhait. Rejoignant une
dimension de performances, mais aussi l'assimilation des canons
de la communication médiatique, qu'importe si ce qu'on dit est vrai ou
faux, raisonnable ou stupide, l'important est qu'on en parle, que cela
se diffuse. Audimat, politiques, présentateurs, ces artistes sont de
leur monde. Je donnais l'exemple de Paul McCarthy. Dernièrement,
Bansky, détruisant partiellement une de ses oeuvres lors d'une vente
aux enchères, arguait avoir voulu de tous temps dénoncer la
marchandisation de l'art. Ambiguité. Et prétendait avoir de ce fait
installé le mécanisme destructeur au moment même de la réalisation de
l'oeuvre, il y a plus de 10 ans. Or que ce soit au vu de la
miniaturisation du mécanisme, la longévité des batteries nécessaires,
cela n'est pas possible. Comme il n'est pas possible qu'une maison de
ventes aux enchères n'examine pas à la loupe une oeuvre d'une telle
mise à prix, 300 000 Euros, et ne perçoive aucune trace du mécanisme.
De même pour le vendeur, comment pouvait-il ne pas être au courant, le
mécanisme n'ayant pu être installé qu'au temps où il était propriétaire
de l'oeuvre? D'ailleurs l'acheteur, 1 million d'Euros, pour un
dessin
semblant être issu d'un livre pour enfant, peut être heureux,
puisqu'aussitôt il a été dit que la valeur de l'oeuvre avait
doublé(12). Ambiguité.
Autre exemple, Jeff Koons, propose à la ville de Paris une statue en
hommage aux victimes du terrorisme. Statue monumentale, représentant un
bouquet de tulipes, non original, il en a déjà produit de nombreuses
variations. Mais on apprend de plus que ce n'est pas lui qui le
réalisera, mais des ouvriers, il ne fournira que les croquis. Mais que
de plus ce n'est pas lui non plus qui paiera la réalisation de cette
statue, mais des mécènes. Et qu'en plus il exige de la ville de Paris
un emplacement particulièrement prestigieux pour l'installer. Il refuse
par exemple d'être vu dans des arrondissements périphériques, ou sur
les lieux de l'attentat pas assez nobles peut-être. Ambiguité.(13) De
même, Murakami, dans un esprit de provocation désuète semblable à Mc
Carthy, réalise en série, ou plutôt sa "factory", des statues de jeunes
hommes issus de mangas se tenant le pénis d'où jaillit un jet,
sperme ou urine, comme d'une lance de pompier. (14)Ambiguité de
l'obscénité convenue.
1.1.5.6
Tous
ces artistes, dans leur dimension de provocation et de transgression,
semblent se heurter au modèle indépassable de Marcel Duchamp répété
pourtant, par eux, à l'infini. Oublieux de ce que sa "fontaine", un
urinoir présenté comme sculpture, dont le titre inversait la fonction,
de récipient en source, avait de véritablement contestataire à son
époque, il y a un sciècle, 1917, oui, un siècle, dans le contexte qui
était le sien, et le mouvement dadaïste auquel il appartenait.(15)
Oublieux aussi de l'anecdote de sa naissance. L'oeuvre fut refusée par
les galiéristes parisiens qui en voyaient la violence contestataire
contre l'art qu'ils représentaient. Traversant l'Atlantique, elle fut
reçue à New York comme oeuvre d'art à part entière, résolument moderne.
Peut-être une prémonition du pop art? Un objet du quotidien élevé au
rang de sculpture. Mme Rubell, avec son mari, fait partie des plus
grands collectionneurs mondiaux d'art contemporain. Ils ont désormais
leur musée privé en Floride. Mme Rubell déclarait à propos des
premières oeuvres de Jeff Koons qu'elle avait acquises à l'époque: "
C'étaient des machines à laver entourées de néon. C'était magnifique de
glorifier ainsi des machines qui avaient libéré des millions de
femmes." Elle n'y percevait aucune ironie, aucun second degré. Alors
est-ce ainsi qu'a été reçue la "fontaine" de Duchamp à New York? Sans
perception de sa contestation? Juste une glorification de son utilité?
Les galeristes de New York avaient-ils des problèmes de prostate les
amenant à révérer pareille fontaine??
1.1.6
Au total, la question me reste, me taraudant. Quelle serait la prostate
de notre société? Quelle serait la prostate des institutions
responsables de l'art officiel? La ville de Paris n'a pas refusé le
cadeau auto-promotionnel de Jeff Koons, et envisage de lui en offrir
l'emplacement ad hoc.
1.1.7
Bien sur, la beauté est récusée par un mouvement comme le pop art. Mais
comme elle l'a été par l'art moderne depuis ses débuts. Mais là où
l'art moderne a pu mettre en avant la crudité, la violence,
l'équilibre, la matière, la couleur, le pop art semble se concentrer
principalement, mais là encore dans une ironie ambiguë, dans un style
"kitch". Le kitch, on n'en trouve que des définitions négatives ou
péjoratives. Il caractérise des objets d'un goût mièvre, clinquant,
baroque, surchargé, de mauvais goût, etc.. Pour en tenter une approche
positive, en pensant aux oeuvres même du pop art, il me semble pouvoir
en cerner quelques caractéristiques. L'emploi principal des couleurs
primaires: rouge, bleu, jaune, et leur dérivés pastels: rose, bleu
pâle, jaune paille. L'emploi du brillant, du scintillant, doré,
argenté. Et des formes plutôt rondes, d'objets rappelant l'enfance:
jouets, bandes dessinées, etc... Or toutes ces caractéristiques
paraissent renvoyer aux éléments qui viennent éveiller les sens, ici
particulièrement visuels, du petit enfant au travers les jouets, les
objets que lui propose la société: hochets divers, jouets du premier
âge et au delà. D'où la dimension affective du kitch peut-être.
2.1
Parvenu à ce point. Butant toujours sur ma question, il me venait à
l'esprit, justement peut-être à propos de la beauté, que ce pop art
s'éclairerait sans doute d'une comparaison avec quelques oeuvres
classiques. Et me venaient en association des artistes qui eux aussi,
citadins comme les maîtres du pop art, en avait porté témoignage en en
donnant des représentations tellement exactes que deux siècles
avant son invention leurs toiles ont une précision photographique, et
ne comportent ni fantaisie, ni allégorie, ni mythologie, mais une
simple représentation fidèle de ce qu'il voyait: des murs, des
bâtiments. C'étaient les "vedute" et les plus célèbres d'entre elles:
"la vue de Delphes" de Vermeer, et les Londres et Venise du
Canaletto.(16,17)
2.2
Le petit pan de mur jaune qui fascine Bergotte, le peintre de "A la
recherche du temps perdu" de Proust. Le petit pan de mur jaune, à
droite, dans cette vue de Delphes, que Bergotte, et peut-être bien
Proust, selon sa correspondance, considérait comme le plus beau tableau
du monde. Le petit pan de mur jaune, en fait un toit, décentre le
regard vers la droite, déjà décentré par une perspective elle-même
déplacée vers la droite, laissant le spectateur face à un paysage sur
sa gauche restant indécis, indéfini, du fait même de son inattention.
Et ce petit toit si lumineux fait écho à un ciel immense d'où émane une
lumière diffuse dont le spectateur peut difficilement situer l'origine,
semblant jouer avec les nuages, et faisant écho à l'indécision
concernant la gauche du tableau. Vient-elle de devant, de derrière, de
côté? Cette même lumière diffuse est aussi présente dans les vues du
Canaletto. Elle n'est pas issue d'un point particulier qui orienterait
le regard et lui donnerait signification. Que celle-ci soit religieuse,
mythologique, ou allégorique. A propos du Canaletto, ses vues étant
tellement précises, d'une perspective tellement rigoureuse qu'elles ont
incité des historiens d'art à vérifier, sur place, à Venise, là où
était censé se tenir le peintre pour les réaliser, la coïncidence de la
peinture du Canaletto avec la réalité de la ville. Or il s'est révélé
que pour la plupart des vues du Canaletto, les perspectives plus vraies
que nature qu'il décrit sont des illusions qu'il nous offre. Tel
bâtiment aperçu devrait être ou plus petit ou plus grand, tel autre est
invisible de là où il nous situe, le pont du Rialto est masqué de cet
endroit du Grand Canal. St Marc devrait être plus grand, plus
petit, etc... Canaletto ne reproduit pas le visible. Il en va de même
pour Vermeer. Ses tableaux d'intérieur reprennent des objets plusieurs
fois. Une carte de la région d'Amsterdam. La fenêtre à gauche éclairant
la scène. La veste jaune bordée d'hermine. Et ce fichu tapis marquant
de son obstacle visuel le premier plan. Or ces objets, pourtant les
mêmes, varient à chaque tableau. La carte située à une même distance
est plus ou moins grande, possède ou non une bordure. La fenêtre varie
de taille. La veste portée par diverses femmes change de nuance de
jaune. Et les couleurs et motifs du tapis foncent ou pas, changent
selon les scènes. Vermeer non plus ne reproduit pas le visible. Dans
cette lumière laïque, venant de la fenêtre, des personnages sont
immobilisés par la nécessité même de leur action: écriture, lecture,
précision du geste de la dentellière, concentration avant de toucher le
clavecin, attention attirée par un autre personnage, un détail. Gilles
Aillaud, artiste peintre, dans une étude consacrée à Vermeer nous
montre comment celui-ci nous fait ressentir la matérialité des choses,
la densité du silence, l'immobilité de l'instant, à travers celle de
ses personnages. Vermeer nous fait, dit-il, ressentir la présence.
Présence de l'instant, du monde, des objets, des personnages. Pure
présence. Il est sans pourquoi. Comme la rose d'Angelus Silécius: "La
rose est sans pourquoi, fleurit parce qu'elle fleurit, n'a souci
d'elle-même, ni d'être vue."
2.3
Présence. Présence, terme par lequel François Cheng dans ses
"Méditations sur la beauté" désigne son origine. Présence issue de la
singularité absolue de chaque élément de notre monde. La nature, mère
facétieuse, si elle paraît douée de mathématiques à produire des
structures de construction et des lois de fonctionnement qu'adorent les
sciences: les structures des feuilles de végétaux qui permettent leur
classement, les lois de la physique, etc. La nature, mère facétieuse,
et la vie qui en émane, ne peuvent s'empêcher de créer, de jouer, de
produire, et aux structures qu'elles ont elle-même inventées d'ajouter
des détails, des riens minuscules, des bouts de chromosomes, des
infimes variations. Ainsi chaque feuille d'un même chêne est unique.
Douées d'une même structure, chacune a été par la vie dôtée de
variations qui lui sont propres: plus grande, plus petite, plus ou
moins échancrée, plus ou mois dentellée, résistant plus ou moins au
soleil, à la pluie. Et de combien de nuances différentes de vert au
printemps, de bruns à l'automne? Et de même chaque chêne de la forêt
est unique. Il en est ainsi pour chaque être que produit la vie. Songer
aux plus semblables, aux jumeaux homozygotes, la nature ne peut pas
s'en empêcher, elle a besoin de créer, d'inventer, elle a rajouté un ou
deux détails pour que leur mère puisse les distinguer. Du grain de
sable à l'organisme le plus complexe, chacun est unique. C'est cela la
présence, et dont l'artiste doit rendre compte, et Vermeer nous le
montre, et qui serait le fond de la beauté.
On entend à quel point cela est au strict opposé du pop art. Lui qui ne
se veut que stricte reduplication d'objets, d'images, produits en
séries, rigoureusement standardisés, et multipliés à l'identique de la
même façon par ses soins.
2.4
C'est cette présence, en suivant l'exemple de Vermeer, dont
témoignerait l'art. Mais comment?
Reprenons la phrase de P.Klee que Michel a mis en exergue de nos
journées: " L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible."
Il rend visible quoi? Ce que Valéry montrait (dans son "Introduction
à la méthode de Léonard de Vinci" ) de notre aveuglement d'être
porteur des lunettes du concept. Avant même que d'avoir perçu, savouré
cette surface blanchâtre, trapézoïdale, avec ce triangle gris sur un de
ses bords, et ces rectangles sombres et scintillant à la fois, et cette
masse orange qui la surmonte et la surligne, déjà le mot m'est venu. Le
mot a rassemblé les divers éléments en une synthèse où ils ont perdu
leur singularité propre. Mais cette synthèse a aussi d'emblée perdu la
singularité qui aurait pu être la sienne de ce que le mot la rangeant
sous sa bannière, elle y rejoint le régiment de toutes celles de mon
savoir. "Maison". Elle est devenue un élément de la série de ce savoir.
Mais le peintre, l'artiste ont su résister à l'appel du concept. Ils
ont su garder, traduire quelque chose de cette singularité, de cette
présence sur la toile. Leur maison, sous le soleil du midi, garde la
singularité de cette surface blanchâtre, de cette toiture orange, qu'on
songe à Cézanne, à Van Gogh. Ils ont su rester à la frontière de ce
moment où l'avènement du signifiant vient à recouvrir la "Chose en soi"
et produire le Réel, au sens lacanien, comme reste. Et ils nous en
restituent l'existence singulière dans leur oeuvre.
Là encore, nous sommes à l'antipode du pop art, lui qui ne fait oeuvre
que des concepts et des symboles recueillis dans le social ordinaire,
quitte en un second tour, mais par forcément, ce peut-être à la lettre,
à en produire une nouvelle conceptualisation.
2.5
Sommes-nous arrivés à la fin de l'art?
On peut s'interroger. Le pop art dans sa production issue de la société
technico-médiatique, pris dans des logiques et des finalités
semblables, apparaît bien proche du design, visant la production en
série et standardisée d'objets à prétention esthétique. A l'opposé de
l'acte artistique qui consistait dans la mise en avant de la
singularité absolue de la présence dans la résonnance du réel qui la
constitue.
Est-ce la fin de l'art? C'était dès le début du 19ème siècle,
l'intuition de Hegel. L'art avait fait son temps, avait rempli sa
mission dans l'Histoire, celle de montrer, de transmettre, de façon
sensible, perceptible, les valeurs constituantes du corps social:
l'équilibre, l'harmonie, l'idéal, à travers la beauté. Il avait été
dans son rôle progressivement remplacé par la religion, mais
surtout par la philosophie qui, parvenant à conceptualiser ces valeurs,
leurs fondements et leurs rôles, le rendait caduque et historiquement
dépassé. Il en voyait pour preuve, à son époque, le romantisme
naissant, où la dimension sociale de l'art, de sa visée,
disparaissaient au profit de la centration autour de la subjectivité
individuelle de l'artiste. En peinture, en France, Delacroix y serait
un moment charnière.
Mais c'est surtout au temps suivant, celui des impressionnistes, que
s'affirme comme prépondérante la vision subjective de l'artiste, ses
impressions perceptives devenant les valeurs affirmées de son art. On
sait qu'à partir de là, de ce retournement sur la subjectivité de
l'artiste, l'interrogation artistique portant sur les conditions de
cette vision, sur ses constituants, ses supports, vont très vite amener
tous les bouleversements artistiques qui vont suivre au 20ème siècle.
Je l'avais montré lors de journées consacrées à Joyce. Même, si on peut
objecter à Hegel que cette centration de l'artiste sur sa propre
subjectivité fait peut-être bien partie encore de la mission qu'il
assignait à l'art, de montrer, de transmettre des valeurs, de façon
sensible, de n'être pas encore conceptualisées, au sein de la société
où il se produit, n'a t-il pas malgré tout raison aujourd'hui? Le pop
art récuse toute subjectivité, et n'a d'autre valeur que celles de la
société dont sont issus les objets qu'il utilise, y compris
l'autopromotion de ses artistes, objets médiatiques ordinaires. Il ne
transmet ou n'avance aucune valeur qui ne soit pas déjà incluse dans la
société. A la différence de l'art moderne en son temps depuis
l'impressionnisme, indiquant à la société la subjectivité comme valeur
en devenir.
3.1
Comment s'est faite l'association avec la psychanalyse? De ce que son
histoire est parallèle et simultanée à celle de l'art. Elle est
née au temps de l'impressionnisme. Comme celui-ci, elle pose la
primauté de la subjectivité. C'est par la parole que le patient
exprimant son conflit intérieur, de son point de vue subjectif, atteint
une possible guérison. Freud découvre que ce conflit, dont le symptôme
névrotique est l'expression, a bien souvent pour origine une opposition
entre des motions pulsionnelles, libido, d'où s'originent les désirs
personnels, individuels, et des instances morales, censure, puis
surmoi, intériorisées, à partir de figures parentales, et éducatives,
par lesquels se transmettent les lois et coutumes sociales. Il y a donc
un double mouvement de promotion de l'individu. Le premier autour de
son dire en tant que possibilité de l'émergence de la vérité du sujet,
et par le sujet, à partir de laquelle pourrait se résoudre le conflit.
Cette vérité, même insue, n'est plus de l'ordre d'un énoncé social,
Hegel avait raison, mais d'un énoncé issu de l'individu, de son
histoire personnelle. Le second mouvement tient à ce que le fondement
du désir de chacun, la libido, y compris dans son histoire, non
seulement s'avère conflictuelle avec les intérêts sociaux, au nom de ce
qu'elle est au fondement du désir du sujet, mais aussi se distingue des
désirs socialisés qui n'en apparaissent que dérivés. Lacan allait
jusqu'à dire, la seule éthique de l'analyse: " c'est ne pas céder sur
son désir". La psychanalyse apparaît donc dans son trajet historique
ayant non seulement accompagné la promotion de l'individu au long du
20ème siècle, mais, peut-être bien, en ayant été un moteur important.
Qu'on songe aussi bien aux libérations sexuelles, aux contestations de
la figure patriarcale. Alors aujourd'hui, alors qu'au travers la
philosophie des droits de l'homme, la dimension individuelle est
affirmée: tout individu, comme individu, c'est à dire unité, quelque
soit sa race, sa couleur, son sexe, son origine, ses particularités,
doit avoir et a les mêmes droits. Droit au mariage, droit d'avoir un
enfant, d'avoir des études, etc, etc... Aujourd'hui que cette dimension
de l'individu est affirmée, et y compris dans ce qu'il détient sa
propre vérité. ( Dernièrement, des parents suédois ont porté plainte
contre le coach d'une équipe enfantine masculine de foot au motif qu'il
refusait leur enfant parce que c'était une fille, estimant qu'il était
coupable d'une discrimination transgenre vis à vis de leur enfant, 8 ou
9 ans, celle-ci ayant toujours voulu être un garçon). Aujourd'hui donc,
que cette individualité est affirmée, la psychanalyse semble bien avoir
rempli la mission qui était la sienne au sens historique de Hegel. Et
les attaques qu'elle subit ne sont peut-être que le signe de son
dépassement. Ayant atteint son but, et même au delà, si on en croit
certaines réactions inquiètes de psychanalystes, elle serait simplement
caduque au regard de l'Histoire, où elle aura été un agent de cette
grande émergence de l'individu dans nos sociétés.
3.2
Est-ce tout? Peut-être pas. Y a t-il un rapprochement analogique entre
ce temps qui serait d'après l'histoire pour l'art et la psychanalyse?
Dans leur vulgarisation, leur dilution, leur réduction à une dimension
symbolique? On le soupçonne pour l'art. Qu'en serait-il pour la
psychanalyse? Elle n'a jamais été autant décriée, on s'inquiète ou se
réjouit, de sa disparition aussi bien des lieux de soin psychiatrique,
que des références cliniques, voire de la pensée. Pourtant, dans le
même temps, il n'y a jamais eu autant de "psys", leurs cabinets en
libéral se bousculent, ils sont auxiliaires dans de multiples services
médicaux, sociaux, policiers, judiciaires, ou autres. Tous, loin s'en
faut, ne se réclament pas de la psychanalyse. Pourtant tous se fondent
sur le présupposé affirmé par Freud que par la seule parole un individu
peut être soulagé d'un mal-être, voire d'un symptôme. Tous, peu ou
prou, supposent un inconscient, qui, même de n'être pas strictement
freudien, est au moins un insu qu'il faut lever d'une façon ou d'une
autre, qu'il soit nommé défaut cognitif, gestalt ou autre. La
psychanalyse est devenue un élément de la culture générale. On en
apprend les rudiments au lycée. Tout journaliste aujourd'hui entendant
un politique faire un lapsus dans son discours fait part freudiennement
aux téléspectateurs du sens caché qu'il y soupçonne. Le verbe refouler
lui-même est devenu un élément de langage ordinaire. Les cellules
d'urgence psychologique, organismes créés par l'état, sont de pures
applications institutionnalisées de concepts analytiques sans que cela
soit dit. (La nécessité que le réel du traumatisme puisse être
symbolisé afin que ne perdure pas son effet morbide.) Si les analystes
ont pu en un temps se réjouir que se diffusent certains éléments de
leur théorie et de leur pratique, signe de leur succès, ils semblent
aujourd'hui débordés par cette vulgarisation où ces éléments sont
noyés, déformés dans des pratiques et théories qui leur paraissent
totalement étrangères. Mais n'en est-il pas de même pour l'art?
Le pop art n'a t-il pas repris les concepts de l'art avant lui? En en
détournant la visée?
4.1
Alors, y a t-il lieu d'enregistrer leur décès? Faut-il préparer leur
catafalque? Ma question me reste et me taraude encore. Peut-être
serait-ce sur la piste du signifiant, sa prépondérance, ce que nous dit
le pop art, le discours de la science, l'informatisation généralisée,
ces thérapies où toute chose doit être nommée, évaluée... Peut-être
est-ce sur cette piste qu'une ébauche de réponse pourrait se dessiner.
Faut-il préparer leur catafalque?
4.2
Il existe des artistes, qui, encore aujourd'hui, rappellent quelle est
la spécificité de l'art. Et peut-être même au sein du pop art, comme
déraillage. Mais aussi à côté, comme étant leur propre chemin.
Deux exemples peut-être de ceux là qui n'ont suivi que leur route.
Louise Bourgeois qui n'en a été reconnue que bien tardivement. Paul
Rebeyrolle que je connais mieux de ce qu'il soit en quelque sorte un
voisin. Il a poursuivi sa quête dans un expressionnisme réaliste où il
tentait de capter la violence faite au monde, aux gens, dans une pâte
épaisse et rude où s'approchait un réel. Et puis sur le tard
cette épaisseur vint à se mêler à du bois, des branches, du sable, en
des figurations de nature où la peinture en sa masse fait rocher, fait
eau, fait feuillage avec une densité énorme, réalisant cette présence
que j'évoquais avec Vermeer, Valéry, et Cheng, cette présence du réel,
de façon tellement saisissante qu'à chaque fois qu'elles viennent à
moi, ces toiles immenses, 5m x 3m, j'en suis sidéré, immobilisé. Cette
présence du Réel.(18,19)
4.3
Alors, y aurait-il de même une spécificité de l'analyse à défendre, à
rappeler? Au delà, ou en deçà des discours ambiants, voire des discours
savants où elle peut s'isoler. Quelle serait-elle? A la différence des
thérapies psys qui l'entourent, des discours sociaux dans lesquels elle
baigne, et même si elle a en effet contribué à sa promotion, la
psychanalyse ne s'intéresse pas à l'individu. Cette unité "formidable"
de pouvoir être comptée, additionnée, groupée, évaluée, observée, y
compris à l'intérieur d'elle-même. Non, la psychanalyse ne s'intéresse
pas à l'individu mais au sujet divisé. C'est à dire à ce que nous
sommes tous d'être précisément humains. Divisés d'abord d'être pris
dans le langage, par où le concept, le signifiant, comme l'indiquait
Valéry, vient à recouvrir le réel qui, par là, s'en constitue. Mais
divisés aussi, et de ce fait, dans notre identité même, ce qu'a indiqué
Lacan, avec son stade du miroir, et aussi du coup, comme l'a montré
Freud entre conscience et inconscient, plaisir et réalité,
commandements surmoïques et fantasmes, devoirs et jouissances, etc..
Cette division, sans laquelle il n'y aurait pas d'avenir pour abriter
nos espoirs, ni passé pour recueillir notre nostalgie, est ce que
l'analyse écoute et entend comme proprement humain. N'est-ce pas là, la
spécificité dont elle peut se prévaloir, et s'affirmer. Ce sujet
divisé, s'opposant à l'individu, ce "un", du droit, de l'économie, de
la politique, de la publicité, des sondages, mais aussi de la science y
compris quand elle se dit sociale, voire humaine? Face aux tenants du
"un" du handicap, du "un" de la victime, est-ce de ne pas avoir
suffisamment rappelé sa spécificité de penser tout sujet humain, parce
qu'humain, comme divisé qu'elle a perdu la bataille de l'autisme?
5.1
Y a t-il, dans ce "un", un début de réponse à ma question? Peut-être
bien. Mais reste encore, au moins partiellement mystérieux, le passage
du second degré, de l'ironie possible, à, dans ce "un" même, la prise à
la lettre. Par les grands collectionneurs, les institutions
responsables de l'art officiel, voire les artistes eux-mêmes.
Merci de votre attention.
Jean-Jacques Lepitre.
Pour Céret 3-11-2018
Ajout a postériori.
5.2
Peut-être la fascination vient-elle de ce que cet art vient à se
présenter à la lettre, ou au second degré, comme cassant les codes, les
codes sociaux, familiaux, voire personnels, dans un élan se présentant
comme liberté, libération, et l'individu libre, ce "un", affranchi de
tout code, tel une lettre, est combinable à l'infini sans restriction
syntaxique.
La méthode consistant à extraire de leur contexte populaire les
symboles de ces codes afin de mieux en jouer dans une combinatoire de
symbolique à symbolique: images iconiques, informatisation générale,
primauté de la monétarisation laisse en suspens la dimension du réel.