MICHEL ROBIN Journées de Céret : l’artiste et son
acte.
1er et 2 novembre 2018
Nous tentons donc pour ces
journées de reprendre la question de la
création artistique en centrant les choses sur l’ACTE.
Dans un atelier de topologie (nous y reviendrons ), la question de
l’acte avait été envisagé et il était dit :
- l’acte suppose un engagement avec quelque chose du sujet qui change
- l’acte vient par défaut d’une parole articulable
Ce processus de création suppose, de la part de l’artiste, un
engagement, une décision et cela semble parfois se faire presque malgré
lui. L’implication dans cette création est désignée par beaucoup
d’artiste comme une nécessité vitale.
C’est ainsi qu’en 2016, MALI, peintre à Amélie les Bains, avait eu
cette remarque concernant son travail de peintre : « là, au
moins, j’existe » (ex-siste : se tenir en dehors de).
Cela semble concerner quelque chose que notre façon de voir la réalité
a tendance à occulter et qui s’exprime dans la constitution même de
l’œuvre. D’où ma référence prudente à ce que nous appelons la
topologie c’est-à-dire géométrie souple qui traite des questions
de voisinage, de transformation continue, de frontière et de surface.
Il s’agit donc de partir de la question de l’acte et de tenter de
cerner ce que cela implique pour nous, psychanalystes .
A l’exposition Picasso du quai Branly à Paris en 2017, la question
pourrait être éclairée par ce que disait l’artiste lors d’une première
visite avec Derain au musée d’art africain du Trocadéro. :
« J’étais déprimé et je voulais partir tout de suite. Mais je me
suis forcé à rester, à examiner ces masques, tous ces objets que les
hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique pour qu’ils
servent d’intermédiaires entre eux et les forces inconnues, hostiles
qui les entouraient…Et alors j’ai compris que c’était le sens même de
la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique : c’est une
forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous
(…) imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où
j’ai compris cela, je sus que j’avais trouvé mon chemin. »
L’expression même qu’emploie Picasso : « imposant une forme à
nos terreurs comme à nos désirs » suggère bien qu’imposer cette
forme est acte ; un acte dont on pourrait dire qu’il vient border
le Réel et mettre une limite à l’Imaginaire.
Un acte qui aurait un peu le même effet qu’une nomination symbolique
(border le Réel et mettre une limite à l’Imaginaire) mais sans
intervention du signifiant puisque comme disait Gérard Garouste :
« la peinture commence là où les mots s’arrêtent ».
Nous allons donc tenter de préciser quelque peu ce qui concerne cet
acte.
Il s’agit d’abord mais assez rapidement car c’était déjà une question
posée à nos journées de 2016, de souligner les difficultés occasionnées
par le terme de représentation ; terme utilisé à la fois par Freud
et Lacan dans le domaine de la théorie psychanalytique et également
dans le domaine des arts plastiques.
A ce propos, je voudrais revenir très vite sur un commentaire de
Lacan dans son séminaire sur le tableau de Vélasquez « Les
Ménines »
Il
dit :
« Une fois de plus nous y retrouvons le recoupement de ma formule
qui fait de l’objet pictural un « Vorstellungrepräsentanz »
(c’est-à-dire un représentant de la représentation). Il insiste plus
loin en disant que ce n’est pas une représentation mais que les
personnages sont en représentation soulignant ainsi l’équivoque et les
glissements sémantiques occasionnés par le terme en question.
Pourquoi faudrait-il que l’art en général soit une représentation de ce
qu’il est convenu d’appeler la réalité : question qui ne
concerne pas seulement l’art moderne mais se pose de façon
générale dans les arts plastiques.
J’avais cité à Poitiers, devant les auditeurs de l’A.L.I. -EPCO une
phrase de Paul Klee dans son livre « Théorie de l’Art
moderne » : « L’art ne reproduit pas le visible :
il rend visible. »
Cette façon d’envisager l’acte de création permet de contourner la
question de la représentation et de réunir derrière ce « rendre
visible » à la fois l’intention de l’artiste et la perception de
celui qui voit l’œuvre. Paul Klee en donne de nombreux exemples dans
son livre mais on peut prendre un exemple plus proche de nous :
c’est-à-dire l’exposition actuelle au musée de Céret.
Pour un certain nombre d’œuvres exposées, il nous est suggéré
qu’il s’agit du drapé d’une robe, en particulier au cours d’une
danse et pourtant je dirais que ce n’est pas, ou du moins pas
seulement, ce drapé que l’artiste a cherché à représenter. Je dirais
plutôt que c’est ce qui lui a permis d’exprimer, de « rendre
visible » quelque chose d’important pour elle. C’est sa façon de
traduire en termes graphiques (topologiques ?) ce qui compte pour
elle.
Et quand je vous dis que ce n’est pas, ou pas seulement, le drapé d’une
robe, j’entendrais quelque chose comme le « ceci n’est pas une
pipe » de Magritte c’est-à-dire une façon de tenter de
s’affranchir de la représentation pour rendre visible autre chose
(Vorstellungrepresäntanz).
J’ai trouvé un assez bon exemple des rapports, voire des
contradictions, entre l’acte de l’artiste exprimé en termes presque
topologiques, et ce qui peut être envisagé sous l’angle de la
représentation. C’est un tableau de Fragonard nommé « le
verrou » et dont Daniel Arasse fait un commentaire
qu’il appelle : « le rien est l’objet du désir ».
Sur la droite du
tableau un homme enlace une femme tout en poussant le
verrou de la chambre et sur la partie gauche apparaît un lit à
baldaquin en désordre. Daniel Arasse nous dit qu’un spécialiste de
Fragonard avait eu cette formule : « à droite le couple, et
à gauche, rien. » Donc à droite le couple et à gauche le travail
du peintre ; ce qu’il appelle l’objet du désir. Et cela me parait
beaucoup plus adapté que de nous proposer de retrouver dans les formes
des tissus le genou, le sexe et les seins de la jeune femme et dans le
grand morceau de velours rouge : le sexe masculin.
Du fait d’y projeter des représentation et d’y mettre des mots il y a
quelque chose qui tombe, et qui se perd.
Il s’agit plutôt de voir dans cette construction quelque chose qui
exprime comment Fragonard envisage la question du désir et par cette
construction quelque chose qui pour lui ne peut s’exprimer par des
signifiants.
Si nous disons donc que ce qu’exprime le peintre ne peut s’exprimer par
les mots en reprenant à nouveau l’expression de Gérard Garouste :
« la peinture commence là où les mots s’arrêtent », il y a là
une façon d’envisager la création artistique qui me semble s’approcher
de ce que la théorie lacanienne envisage avec le terme de topologie.
Il est intéressant de reprendre le terme même de topologie dans le
dictionnaire de la psychanalyse et particulièrement un passage de cet
article écrit par Bernard Vandemersch : « La topologie est
convoquée dans la théorie pour rendre compte de la monstration en acte
de quelque chose qui précisément ne peut se dire : le sujet
lui-même. »
« Pour Lacan, loin de dénier l’impossible en quoi consiste la
dimension du réel pour le sujet, il s’agissait bien plutôt de
s’impliquer dans une écriture qui l’inclut. »
Cette « monstration en acte » me semble être aussi le travail
repéré dans la création artistique quelle que soit l’époque envisagée
au cours de l’histoire de l’art.
Ce rapprochement n’est pas sans en rappeler un autre qui fait appel à
un rapprochement de signifiants.
Quand quelqu’un vient nous consulter, n’avons-nous pas parfois à
l’esprit le terme de tableau clinique : travail de l’artiste sur
un tableau ou tableau clinique ne concerne évidemment pas le même
registre. Cependant, n’est-il pas question d’une élaboration qui
dit quelque chose du sujet ?
Même s’il ne s’agit pas, à propos du travail de l’artiste, de revenir
sur la topologie lacanienne, j’ai tenté de présenter quelques tableaux,
à la lueur du nœud borroméen qui présente l’articulation du Réel, du
Symbolique et de l’Imaginaire. C’est une tentative tout à fait
discutable mais, parlant du nœud, Lacan disait dans son
séminaire RSI : « Le mieux est encore d’en user bêtement, ce
qui veut dire d’en être dupe. »
Image du nœud borroméen
A propos de
ce nouage RSI, des zones de superposition délimitées
par les trois ronds, me vient là l’hypothèse qu’une œuvre, un
tableau en l’occurrence, peut être lue constitutive d’ un nouage
comme cela a pu être envisagé pour la clinique.
La jeune fille à la perle
C’est un tableau où le rapport, le nouage et l’équilibre des trois
registres RSI me semblent bien réalisés et cela autour de l’objet a
(regard). Ce qui semble correspondre à ce que nous savons de Vermmer.
Le nom donné au tableau ne semble rien changer à cet équilibre.
Madame Moitessier (Ingres). L’impression
suggérée par ce tableau est un déplacement de l’équilibre
des registres du côté de la prolifération des images : l’allure,
la robe à fleurs et le reflet du modèle dans un miroir placé derrière
et un peu sur sa gauche.
Trois musiciens de Picasso. Ici, c’est l’acte symbolique de
construction qui domine
l’ensemble ; c’est d’ailleurs ce qui caractérise le cubisme :
R et I sont comme « enveloppés dans un acte symbolique presque
mathématique.
Femme qui pleure de
Picasso.Le tableau est envahi par le réel de l’angoisse et de la mort
mais
reste cependant du côté du cubisme.
Même s’il s’agit de variations liées à la prédominance d’un des
registres RSI sur les autres, il me semble que l’on reste
pour ces tableaux dans un nouage borroméen classique.
Mais on peut parfois se
demander s’il n’y a pas, comme cela a été
envisagé pour certains tableaux cliniques dits
« bipolaires », mise en continuité des registres I et R avec
le symbolique qui vient entourer cette boucle.
Peut-être peut-on envisager cela pour certains tableaux de Soutine
comme les platanes à Céret (N°8). Même s’il semble s’affranchir de la
représentation, le symbolique fait retour dans la nomination.
Pour terminer ces rapprochements avec le noeud RSI je prendrai deux
exemples dans l’exposition actuelle de Najia Mehadji au musée de
Céret :
Drapé
(N°9) : oui « drapé » mais pas seulement ; il y a
quelque chose qui va au-delà et qui concerne certainement
l’artiste : le jeu entre ce qui pourrait sembler désordonné et ce
qui ne l’est pas du tout ; on peut rapprocher cela de la zone de
superposition I et R : la jouissance Autre.
Enfin un
tableau (N°10) où il y a une interpénétration magnifique du clair et du
sombre et là le nom donné au tableau a une grande importance et nous
ramène à la superposition I et S (le sens). Le nom est Eros et
Thanatos.
Voilà,quelques rapprochements avec la topologie lacanienne. Il y en a
certainement d’autres à faire comme par exemple entre « Les
Ménines » et le schéma optique…………….