Notre réunion des cartels a eu lieu le 24 janvier dernier et, bien que
le nombre des participants ait été très restreint, je tenais à vous
faire part de la qualité de ce qui a pu être dit et qui a pu se
partager au risque de la psychanalyse.
Nous avons pu y entendre les avancées du cartel de Limoges « autour de
la voix » et leurs effets dans la clinique, nous avons pu entendre,
pour le cartel de Poitiers (« lecteurs des Ecrits ») à propos du
comment y mettre du sien pour que quelque chose se noue avec l’Autre
dans une lecture en commun, une lecture partageable laissant chacun
libre de son propre cheminement.
Je me suis trouvée dans l’embarras pour, à nouveau, parler de ce
travail spécifique proposé par Lacan car la préparation de cette
réunion a réveillé en moi un intérêt très vif pour cette proposition
qui nous permet, comme je l’ai entendu ce jour-là, de « transmettre ce
que l’on ne sait pas qu’on sait » à la condition d’une adresse
possible. Car « il ne suffit pas d’entendre pour qu’un cri devienne
appel » et il nous revient de faire face à l’énigme.
Oui, cette proposition nous agrée pour que quelque chose de l’invention
de Freud puisse se transmettre, à partir de notre singularité et de
notre transfert de travail avec Lacan se redoublant du transfert de
Lacan à Freud.
Le point de départ de ma réflexion a été la lecture de l’Editorial
d’Espace Analytique écrit par Giselle Chaboudez et les questions
qu’elle a suscitées. Il m’a semblé important de revenir sur les effets
d’une nomination et sur les points qui vont la déterminer. Pour le
choix du mot « cartel » Lacan n’est pas parti de l’étymologie «
cartello », mais de son inspiration inconsciente avec l’affirmation du
signifiant « cardo », introduisant l’équivoque du nécessaire « gond »
pour ouvrir la porte à la béance de l’inconscient.
Chemin faisant avec Lacan, son séminaire « l’insu que sait de l’une
bévue s’aile à Mourre » m’a ramenée à l’identification et à son
séminaire éponyme de 1961-1962 où elle est envisagée comme
identification de signifiants, le signifiant pensé au croisement de la
parole et du langage avec la possibilité de distinguer ce qu’il en
serait d’une énonciation et d’un énoncé. Pour chacun, l’énonciation
élide le nom de ce que nous sommes comme sujet de notre dire, où nous
sommes irrémédiablement divisé entre notre désir et notre idéal. C’est
à ce moment que Lacan va nous proposer un objet topologique : le tore,
tore qu’il utilisera une nouvelle fois dans ses dernières élaborations
concernant le nouage borroméen. Je vous recommande l’article sur
l’identification de Claude Dorgeuille dans le dictionnaire de la
psychanalyse sous la direction de Roland Chemama et Bernard
Vandermersch.
Lacan, en 1976, reprend le point vif de l’identification dans son
séminaire « l’Insu » avec la tentative de pouvoir désigner de façon
homologue les trois identifications apportées par Freud.
En effet, participer à un cartel implique une identification au groupe
et nous fait revisiter, à notre insu, la fonction torique du Nœud
Borroméen grâce à la position d’extériorité du 4ème dans ce dispositif
avec une fonction attribuée au « + 1 », celle de faciliter
l’énonciation d’un dire adressé qui vienne faire acte pour le sujet
divisé.
Pour le cartel, Gisèle Chaboudez parle de cellule élémentaire. Nous
pouvons faire une équivalence avec ce que Lacan appelle groupe
fondamental dans son séminaire « l’Insu ». En effet, le cartel est une
proposition où il s’agit de faire un nouveau nœud car c’est à partir de
cette tresse à 3+1, que peut se former un nœud ayant une structure
torique, avec un trou central qui ouvre au désir. Je pense que c’est à
partir de cette hypothèse que Lacan avait envisagé le travail en cartel
au sein de son école. Quelle est la fonction d’un groupe fondamental ?
Lacan nous dit qu’il permet le repérage de trajets qui eux-mêmes nous
permettent de repérer la constance de 4 trous, constitués par ces
trajets.
La structure du cartel est équivalente à celle du sinthome mais la
fonction est différente, pour le premier il s’agit d’établir un
transfert de travail par une identification au groupe, au service de la
transmission de la psychanalyse et de notre praxis. Pour le second il
s’agit de produire pour exister, un savoir-faire pour savoir y faire
avec l’inconscient, avec le Symbolique au principe de faire impliquant
un dire. Il s’agit pour tous deux, d’un nœud de langage.
Gisèle Chaboudez, dans son éditorial, et je vais la citer, nous parle
du dénouage du cartel au moment où le +1 - qui est la consistance
réelle qui fait tenir la chaîne - disparaît. Le nœud à trois était au
principe de l’existence d’une unité qui a besoin de tous, de façon
équivalente, ils sont tous équivalents quoique différents et ont besoin
de tous pour tenir ensemble. Mais avec le chiffre proposé par Lacan
pour le cartel, 3+1 ou 5+1 le cartel est une chaîne et au bout de la
chaîne un élément distinct boucle et tient l’ensemble. Donc le cartel
n’existe plus si celui qui les fait tenir ensemble s’en va. Il s’agit
donc d’une alliance pour une action commune, durant un temps nécessaire
pour que cela produise quelque chose. Cela produit d’abord une
identification : ce groupe ainsi créé, avec ce mode de lien, constitue
un Autre réel selon les trois points d’identification freudiens.
Elle déplie ensuite ces trois identifications : « Par exemple, au point
central que constitue l’objet, celui qui a causé le désir de cette
assemblage en somme, et il y a là une identification au désir de cet
Autre, s’adressant à son imaginaire. L’identification peut se faire
aussi à un point symbolique où le groupe se reconnaît un trait unaire,
qui peut être bien sûr le signifiant du thème abordé. Elle peut aussi
se faire au réel de ce groupe avec ce qui fait pour lui Nom-du-Père.
C’est par cette identification éphémère à un Autre réel que peut se
produire un effet de savoir ». Pour autant, cela ne veut pas dire que
le cartel se dénouera pour cette unique raison. Nous pouvons penser
qu’il se dénouera dès qu’une personne se retirera du groupe. En effet,
le cartel peut s’envisager comme une quatresse qui solidarise trois
cercles formant un nœud Borroméen. Lacan situe ce nouage, cette
quatresse, comme une représentation du Réel « en ceci que c’est ici que
nous pouvons appréhender l’Imaginaire, le symptôme et le Symbolique (à
penser ici en tant que signifiant), le signifié étant un symptôme et le
corps l’Imaginaire différent du signifié. C’est une façon de faire
chaîne ». Le cartel, constitué selon ce principe, ouvre aux rencontres,
aux réponses possibles à nos questions. Mais ce nouage n’est possible
qu’à partir de trois, ce trois, précise Lacan, étant une réponse de
l’inconscient à « il n’y a pas de rapport sexuel » et c’est bien la
présence du rond supplémentaire, tant pour le cartel que pour le
sinthome, qui fera tenir ces trois de façon borroméenne, Lacan
identifiant cette fonction à celle du Nom-du-Père. Ce nœud ne peut
commencer qu’à trois et le cartel est dans l’héritage de ce fait, c’est
la raison pour laquelle je disais que si l’un des trois se retire, le
cartel s’arrêtera de fait, ne permettant plus « la révélation d’un
mouvement par lequel l’existence a commencé et qui est toujours
commençant » comme Alain Didier-Weill en fait l’hypothèse dans « Un
mystère plus lointain que l’inconscient ». Le 4ème n’aura plus sa
raison d’être, à savoir tenir les trois ensemble. Ce qui nous permet de
dire qu’il y a une double nécessité pour qu’un cartel devienne un
opérateur : il y faut au moins trois et il y faut un quatrième pour les
faire tenir ensemble grâce à une identification produite au sein d’un
transfert de travail.
En effet, Lacan affirme que c’est par le transfert - qu’il propose
comme l’un des quatre concepts de la psychanalyse – que peut se
transmettre d’un sujet à un autre l’enseignement de la psychanalyse.
Dans ses dernières élaborations il tente d’inventer une logique autre
pour y situer la spécificité de la psychanalyse.
Dans son acte de fondation, Lacan nomme son Ecole : l’Ecole Freudienne
de Paris. Il donne également le nom de cartel à un de ses propositions
de travail où il s’agit de mettre en place une action commune dans un
petit groupe ponctuel où chacun doit exister en son nom propre, lié et
séparé. C’est le cardo, c’est à dire le cartel qui nous ouvre à
l’action de carder, de faire en sorte que les fils soient séparés pour
se lier de la bonne façon, comme le disait Lacan.
Lors de notre réunion, j’avais pensé resituer le contexte de sa
proposition et donner un aperçu historique et politique, ce que je n’ai
pas fait et que je vous propose aujourd’hui. En effet, l’acte de
fondation de son Ecole a été une réponse de Lacan à la censure : celle
de ne plus être autorisé à enseigner et donc à transmettre. Il
s’agissait d’une atteinte à sa praxis, « cette action concertée par
l’homme qui le met en mesure de traiter le Réel par le Symbolique »
(les quatre concepts de la psychanalyse).
Je vous propose un bref historique pour resituer le cartel :
-
Radiation de la liste des didacticiens de l’IPA (1963)
- unique leçon, en 1963 : « introduction du séminaire les Noms-du-Père,
que Lacan ne poursuit pas, percevant l’impossibilité des psychanalystes
à entendre, ce qui, pour lui, est au cœur de l’invention freudienne.
- Séminaire Les quatre concepts de la psychanalyse (1963-64), qu’il
ouvre par : « ce qui origine la psychanalyse c’est le désir de Freud,
dans le champs de l’expérience de ce qu’il va nommer Inconscient, la
porte d’entrée ». Et comme vous le savez, pour ouvrir une porte, il y
faut un gond, notre fameux cardo.
- En 1964, il fonde l’EFP (l’Ecole Freudienne de Paris)
- Dix ans plus tard, Lacan revient sur les Noms-du-Père avec
l’équivocité signifiante « les nons-dupes errent » dans le titre de son
séminaire.
- Séminaire RSI (1974/1975). Il fait du Nom-du-Père ce qui fait tenir
le nouage et permet l’identification réelle de l’Autre Réel. Dans la
leçon du 15 avril, il parle du cartel avec son souhait d’identification
au groupe où il dit que l’identification c’est le point de départ de
tout nœud social, et que, pour le cartel c’est l’identification au
point où « a » est écrit dans le nœud borroméen, qui est le point où
manque le savoir (le trou dans le Symbolique), là où se situe le désir.
- Séminaire le « Sinthome »(1975/1976), puis « L’insu que sait de
l’une-bévue s’aile à Mourre » (1976/1977). En 1977/1978, «Le moment de
conclure » Et pour finir : « la topologie et le temps » (1978/1979).
Lacan nous précise qu’il parle d’une place d’analysant dans ses
séminaires et qu’il souhaite que son école soit une école d’analysants.
Il pense qu’en s’inscrivant dans un cartel chacun va pouvoir mettre en
question, à son insu, ce qu’il y a de plus Réel en lui-même, par le
dire qui est un acte rendant les énonciations possibles et pourra ainsi
se faire passeur de la psychanalyse.
Nous avons à accepter ce lieu d’épreuve de la formation analytique. Le
savoir dans un cartel se partage, il ne s’échange pas et permet la
production d’un nouveau savoir grâce au « +1 », cette présence
supplémentaire qui soutient le désir de l’Autre. Lacan pense que la
transmission de la psychanalyse ne peut se faire que par les seules
voies de ce transfert de travail avec une transmission d’un sujet à un
autre, d’où sa proposition. Il s’agit d’une expérience dialectique de
discours. Le cartel est une organisation circulaire, ça tourne autour,
à l’instar de la pulsion.
Je relève cette phrase de Lacan lors des journées de réflexion sur les
cartels qu’il avait initiées en 1975 : « Il n’y a aucune espèce de
véritable réalisation du cartel. Le cartel, c’est ce qui participe du
maintien du trou de l’inconscient. Il s’agit que chacun s’imagine être
responsable du groupe, à avoir comme tel à en répondre. Nous avons à
imaginer et pas à tort, que chacun tient le groupe mais il s’agit de
montrer à quel point c’est Réel ». Sa phrase même est un nouage qui
nous permet d’entendre ce sur quoi Lacan insiste, à savoir, le cartel
en tant qu’opérateur d’une fonction. Pour conclure, il s’agit bien de «
reployer » notre praxis, je reprends ici un signifiant de Lacan (leçon
du 18 janvier 1977) que je trouve judicieux. Voilà le travail que nous
avons à accomplir dans une Ecole de psychanalyse si nous voulons que la
psychanalyse reste vivante et produise des effets. Pour cela, il nous
faut travailler avec assiduité et continuer à insister avec nos
embarras, en tant qu’épreuves nécessaires d’un certain type de travail
à accomplir qui exige un engagement se concrétisant par des liens à
construire à l’intérieur et à l’extérieur de l’Ecole.