Jean-Jacques
Lepitre
Je serais désireux de nous faire effectuer un étrange trajet au travers
de l'épaisseur des siècles, des livres et des opinions. Ceci afin que
vacillent un peu toutes nos certitudes résultant de cette accumulation
de siècles justement, de cette compilation d'écrits, de positions
idéologiquement datées. Pour aboutir à ce qu'il ne nous reste comme
seul appuis véritable que le discours de Jeanne. Et qu'il puisse ainsi,
remis dans la nudité de sa singularité, s'offrir à notre interrogation,
voire à notre surprise retrouvée.
Pour ce faire, je voudrais commencer par examiner quelques uns de ces
points de certitude où nous ont arrimés, ligotés même, les commentaires
les plus divers, mais aussi nos modes de pensées et leur histoire, je
veux dire, là, notre histoire idéologique, ainsi l'avancée, depuis le
17ème siècle justement, d'une certaine rationalité scientifique où,
d'évidence, s'organise une polarité de discours, y compris politique.
Le premier de ces points, véritable arbre cachant la forêt, c'est
Grandier. Grandier, son procès, sa condamnation. Un innocent envoyé au
bûcher pour des raisons politiques. Nous venons, sans doute, de
l'entendre...
Scions d'abord cet arbre et voyons la perpective qui s'en ouvre!..
Grandier innocent? Sûrement pas! Sûrement pas, si nous voulons bien
mettre, un instant, entre parenthèses, notre rationalité contemporaine.
De quoi est-il accusé? De sorcellerie! Et un des principaux arguments
de son innocence est que Jeanne et lui ne se sont jamais rencontrés!
Mais a t-on déjà vu un sorcier rencontrer sa victime? Un sorcier opère
toujours à distance, sur des signes, sur des représentations, jamais
sur la personne physique! Ceci, les juges de Grandier, le savaient
bien. Le fait qu'il n'ait jamais rencontré Jeanne des Anges ne prouvait
donc pas son innocence, mais au contraire le situait comme sorcier
possible. C'est pourquoi les exorcistes de Jeanne organiseront une
confrontation entre eux, ce sera d'ailleurs la seule fois où ils se
rencontreront, afin qu'en la présence physique, en chair et en os, de
sa victime, le sorcier se défasse, en quelque sorte, et avoue. Ce qui
peut en effet arriver. Mais il n'avouera pas! En tout cas pas ce crime,
et ce qui est plus troublant c'est que Jeanne des Anges, elle-même,
criera son innocence!..
Alors Grandier innocent? Innocent de sorcellerie, peut-être, ce qui
soulagerait notre rationalité. Mais est-ce à dire pour cela qu'il est
complètement innocent? Non, nous venons de le dire, s'il se dit
innocent de sorcellerie, il s'avoue bien coupable d'un autre crime. Et
nous allons montrer lequel..
Si on regarde la définition de l'hérésie dans le "Manuel des
Inquisiteurs", dans sa réédition datée de 1580, soit seulement 50 ans
avant les événements de Loudun, on remarquera qu'est hérétique non
seulement celui ou celle qui renie Dieu et la foi catholique, mais
aussi celui ou celle qui ne respecte pas les décisions des quatre
premiers conciles oecuméniques de l'Eglise ( Nicée, Constantinople,
Ephèse, Calcédonie) concernant la vie spirituelle et ecclésiastique, et
l'interprétation des écritures saintes.
C'est au concile de Nicée, en 325, qu'est énoncé le célibat du clergé.
Ce célibat, après la séparation des églises d'Orient et d'Occident,
sera reprécisé, de façon ferme, pour tout le clergé, par le second
concile de Latran en 1139 en ce qui concerne l'église Romaine.
Grandier a eu quelques maîtresses. Il a mis enceinte la jeune Philippe
Trincant, fille d'un procureur du Roi, et aussi, précision, peut-être,
intéressante, cousine du père Mignon, le confesseur des Ursulines au
moment où éclate la possession. Mais tout cela est, somme toute,
pardonnable, car restant dans le cadre habituel de ce genre de choses.
Les maîtresses sont plus ou moins cachées, la grossesse attribuée à
quelqu'un d'autre, maquillée, démentie... Nous sommes là dans le
registre ordinaire de ce genre de scandales..
Mais Grandier franchit un pas, un grand pas lorsque son ami de Brou
étant mort, il prend chez lui sa fille de 18 ans, Madeleine, et
l'installe très officiellement, cette fois, comme sa concubine, au vu
et au su de tous, bravant ainsi l'opinion. Mais, et c'est encore un
autre pas de franchi, il fait plus: il écrit un texte, un libelle, qui
vise à démontrer la légitimité du mariage des prêtres. Ce faisant, non
seulement il s'oppose au célibat du clergé, mais se rend coupable d'une
réinterprétation des écritures saintes.
Coupable, il l'est donc au sens de l'inquisition.
C'est donc là sa faute, sa véritable culpabilité. Celle que d'ailleurs
il reconnaît, qu'il avoue. Celle pour laquelle il pourrait être
condamné. Car si l'inquisition n'existe plus en France à l'époque, on
peut comprendre malgré tout combien un tel texte pouvait être
inacceptable d'être l'oeuvre d'un prêtre catholique, puisqu'il y
donnait raison à la religion réformée sur un des principaux points de
divergence de celle-ci avec sa propre religion, et contre celle-ci, à
savoir le mariage des prêtres. Et ça, ici même, à Loudun, ville
sensible d'être à la frontière des deux religions.
Coupable, Grandier semble bien l'être. On peut juste s'étonner de ce
qu'il ait été condamné pour un crime peut-être douteux, alors qu'il
était coupable d'un crime patent...
Un autre point à faire vaciller, est l'aspect politique de ce procès.
aspect avancé comme décisif. Nous venons de l'entendre... Il ne s'agit
pas là tant de contester cette dimension politique qui aurait présidé
au cours du procès que d'en souligner l'extrême banalité à cette époque.
Pour aller vite, rappelons que depuis le 14° siècle en France, les
tribunaux civils prononcent les jugements et font exécuter les
sentences des procès de l'inquisition, où les ecclésiastiques
conduisent, eux, l'instruction. C'est strictement le schéma du procès
de Grandier. Doit-on rappeler que c'est le pouvoir temporel et
politique, Henri IV, qui a autorisé l'existence de deux religions en
France. Mettant ainsi à mal le principe d'unicité de la vérité attachée
à la religion?
Et ce ne sont pas des choses propres à la France. L'Angleterre s'est
dotée, par la décision de ses rois, d'une religion indépendante de
Rome. La très catholique Espagne est peut-être encore un meilleur
exemple. Ses rois depuis le XV ou XVI° siècle financent et dirigent
eux-mêmes l'Inquisition. Même s' ils ont demandé pour cela un accord de
principe à la papauté, ils sont la démonstration de l'utilisation, à
leurs propres fins, de l'instrument de contrôle et de répression de
l'Eglise elle-même. Ceci, semble t-il, dans un but d'unification
idéologique.
Ainsi, voilà longtemps, lorsqu'éclatent les événements de Loudun, que,
dans quasiment toute l'Europe, le pouvoir politique non seulement
s'immisce dans les affaires religieuses, mais, bien plus, les utilise à
ses propres fins de façon patente. Il est facile d'imaginer la
dimension de récupération idéologique sous jacente. Pour dire vite, on
conçoit qu'une Espagne constituée d' Espagnols du même moule soit plus
facile à diriger qu'une Espagne constituée d'habitants aux religions et
aux vérités multiples et diverses. C'est la voie que suivront aussi
bien Richelieu que Louis XIV en France pour aboutir à la révocation de
l'Edit de Nantes.
Ces deux points examinés, la culpabilité de Grandier, la dimension
politique, d'être ainsi remis en cause, nous permettent de ne pas
réduire Jeanne à être la simple accusatrice mensongère de Grandier, ou
le jouet naïf d'un pouvoir particulièrement machiavélique, opinions
sous-entendues ou déclarées d'un certain nombre d'auteurs. Même si ces
opinions se voilent ou se drapent du diagnostic d'Hystérie...
Jeanne, hystérique menteuse..
Jeanne, hystérique suggestible..
Jeanne comme toutes les hystériques.
On sait que c'est le diagnostic qui lui est porté depuis presque
toujours. D'abord de façon un peu timide, par quelques sceptiques,
mécréants doutant de ces miracles, possessions, et stigmates si
nombreux. Puis de façon de plus en plus assurée, au fur et à mesure de
la progression de la rationalité scientifique jusqu'à cette certitude
avancée par ceux qui publient son "autobiographie", Gabriel Legué et
Gilles de la Tourette, forts des exemples de leur maître, Charcot.
Mais on ne peut qu'être frappé à la lecture des comptes rendus des
grands exorcismes de Loudun, ceux qui ont donné lieu à tant de
débordements verbaux, gestuels, de crises variées, hurlements, etc...,
de leurs similitudes avec les séances du maître, à la Salpétrière, ses
célèbres leçons. Car on y voit à l'oeuvre, la même gestuelle, la même
fascination réciproque de l'homme et de la femme, la même distribution
des rôles, les mêmes déclenchements des manifestations les plus
étonnantes, les mêmes circuits de suggestion, etc.. Et si Legué et de
la Tourette, de toutes ses identités, en concluent à l'équation
Possédées=Hystériques. On ne peut que s'interroger, devant de
semblables identités, sur ce que doit une telle équation au simple
écoulement temporel, soit le sens du temps du 17 au 19 ème siècle, dans
son écriture. Rien ne nous interdit, alors, de mettre en parenthèses
cet écoulement du temps, et de considérer cette équation comme
parfaitement réversible. L'égalité en devient donc Hystériques=
Possédées. Les malades de Charcot n'étaient rien d'autres que des
possédées. Mais aussi, retrouvant l'équation première, Possédées=
Hystériques.
La réversibilité de l'équation, l'indétermination du sens de sa lecture
présentent quelques avantages. D'abord, bien sûr, de nous réinterroger
sur l'hystérie. Et de nous souligner la stricte équivalence déjà notée
des manifestations et des relations des personnages en cause. Mais
aussi d'attirer notre attention sur les grandes analogies de structure
des rationalités en cause:
Dans les deux cas, c'est un principe interne qui agit la possédée,
l'hystérique..
Dans les deux cas, nous venons de le dire, il s'agit plutôt d'une
femme..
Dans les deux cas, ce principe interne est de l'ordre du mal
Dans les deux cas, ce principe mauvais l'est dans le registre moral...
Dans les deux cas, il se manifeste par le corps..
Cela peut permettre aussi de mieux en cerner le point de divergence. Le
mal étant devenu scientifique et laïc, c'est le sujet qui en récupère
la faute, la dégénérescence morale, alors qu'auparavant c'est le diable
qui en était responsable.
On pourrait bien entendu poursuivre tout ceci du côté de la
psychanalyse, mais cela nous entraînerait hors de propos. Juste
peut-être un mot, pour éclairer ce dont il va s'agir, un mot de
"linguisterie". "Etre possédé", voix passive du verbe posséder,
s'applique généralement à un objet qu'un autre possède. Le propriétaire
possède sa maison. Le maître possède l'esclave. Dans tous les cas le
possédé et le possédant se distinguent. Même si le propriétaire vit
dans sa maison, il ne peut en aucun cas être confondu avec elle, il
n'est pas dans ses murs. Pour formaliser ça rapidement, nous pourrions
dire que le propriétaire correspond à un ensemble, dont les éléments
sont les possessions qui lui appartiennent. On voit alors la difficulté
logico-syntaxique qu'offre la possession au sens de Jeanne, car elle
nous oblige à penser un élément d'un ensemble, le principe interne,
capable de posséder lui-même cet ensemble, qui pourtant le contient.
Venons en à ce que nous dit Jeanne. Maintenant que ce dit peut
apparaître un peu mieux, dans sa singularité, nettoyé de ces appuis à
notre pensée qui risquaient plutôt de nous le masquer sous prétexte de
trop bien nous secourir en la lecture qu'ils nous en proposaient.
Ce dit, nous le trouvons dans ce qui a été nommé, à tort, son
autobiographie, bien écrite par elle-même, on le sait aujourd'hui. Cet
"à tort" va m'obliger à un rappel sommaire, de ce qu'a été l'histoire
de Jeanne, et de sa possession, jusqu'au jour où elle commence la
rédaction de ces cahiers constituant cette pseudo autobiographie.
Le temps de l'éclosion de la possession est très bref, quelques jours,
pendant lesquels Jeanne et les autres Ursulines sont dans le huis-clos
avec le père Mignon, leur confesseur, dont l'importance, comme
écoutant, c'est à dire aussi bien comme pouvant donner sens, a été
assez peu soulignée. Seul le père Surin, dont nous verrons la place
capitale, souligne la rivalité entre Mignon et Grandier dans un soupçon
vite dénié. Au terme de ces quelques jours, le père Mignon avec des
collègues et amis qu'il a fait venir, rédigent un constat de
possession.
Vient alors le temps des grands exorcismes, qui durera, à peu près,
jusqu'à l'exécution de Grandier. La coïncidence de date de leur arrêt
ne sera pas du à l'efficacité de cette exécution sur la possession,
nous le verrons pour Jeanne. Mais bien plutôt à leur inefficacité
générale, et aussi à ce que l'exorciste de Jeanne, le père Lactance est
mort seulement un mois après Grandier, fou, semble t-il.
Il est alors décidé de faire appel à d'autres exorcistes. Ce sont les
jésuites qui sont désignés, il me semble par Richelieu, lui-même. Parmi
eux, le père Surin sera l'exorciste attitré de Jeanne. L'attribution
d'un exorciste pour chaque Ursuline, ou pour seulement deux ou trois,
datait des tout débuts des grands exorcismes où les rassemblements de
toutes les Ursulines ensemble pour les cérémonies avaient donné lieu à
de tels débordements en tout genres qu'il avait été alors décidé de
subdiviser et les possédées, et leurs exorcistes, en des temps et des
lieus différents...
Surin va s'y prendre différemment de Lactance. Il ne pratiquera plus le
grand cérémonial de l'exorcisme. Il se rapprochera bien plus d'une
pratique de direction de conscience, me semble t-il. En tout cas, il
obtient des résultats, il chassera tous les démons de Jeanne.
Lorsqu'ils se séparent en 1639, elle n'est plus possédée, et elle a de
saints stigmates inscrits sur sa main.
Elle ne peut donc plus se confier à lui, et cela, redoublement, même
par écrit, car Surin est tombé malade. Il est à Bordeaux, enfermé dans
une chambrette, un réduit, replié sur lui-même, incapable d'écrire,
voire de parler...
Elle reste ainsi quatre ans sans directeur de conscience. Or elle en
ressent le désir le plus vif. Quatre longues années au bout des quelles
elle s'adresse à la compagnie de Jésus, peut-être en souvenir de Surin.
C'est le père Saint Jure, théologien célèbre et rigoureux, à Paris, qui
est désigné. Du coup, cette direction de conscience, les dix ans
qu'elle durera, se fera uniquement par correspondance, ils ne se
rencontreront jamais. On en a conservé les lettres.
Dans les premiers temps de leur échange épistolaire, Jeanne s'interroge
sur la façon de lui préciser sa demande, c'est à dire comment lui
situer au mieux là où elle en est de son trajet personnel afin qu'il
puisse, lui Saint Jure, l'aider et la guider. Il y a bien les écrits du
père Surin sur les événements de Loudun, "Triomphe de l'Amour
Divin...", mais ces écrits sont incomplets d'avoir été interrompus par
la maladie du père. Il y a bien aussi des lettres que Surin a écrites à
un ami, où il racontait de façon plus complète ces divers événements.
Mais Jeanne contactant cet ami, celui-ci répond qu'il n'a plus ces
lettres. Les a t-il réellement égarés, ou refuse t-il de les donner? On
ne sait pas. Mais Jeanne ne les aura pas. Alors, dans une lettre à
Saint Jure, elle suggère, que, peut-être, ce serait intéressant
qu'elle-même écrive pour compléter ce qui manque au récit de Surin, et
qu'ainsi Saint Jure puisse juger de là où elle en est. Saint Jure lui
répond aussitôt que c'est là une excellente idée, qu'elle doit s'y
mettre immédiatement, et qu'elle lui fasse parvenir ses premiers écrits
le plus tôt possible.
Voilà donc l'origine véritable de cette "autobiographie", il ne s'agit
nullement d'un récit édifiant de sa vie réalisé à des fins
propagandistes comme on a pu le croire. Cette origine explique aussi
son aspect très lacunaire sur certains points, soit parce qu'ils sont
supposés déjà connus de Saint Jure par le récit de Surin, soit
simplement parce qu'ils sont hors de propos par rapport à ce dont il
s'agit, ainsi de son enfance, par exemple, jusqu'à son entrée en
religion.
Qu'écrit-elle alors? Elle commence par dire à Saint Jure son absence de
vocation lorsqu'elle embrasse la vie religieuse. C'est tout à fait
exact, mais comme elle est là très brève, je vais me permettre de faire
un rappel sommaire des quelques événement qui entourent son entrée dans
les ordres avant de lui donner définitivement la parole.
C'est par défi à sa mère qu'elle devient religieuse, semble t-il..
Les relations de la mère et de la fille ont peut-être bien toujours été
un peu complexes. C'est sa mère qui semble l'avoir placée, jeune
enfant, auprès d'une tante supérieure d'un couvent, et qui l'a replacée
auprès d'une autre à la mort de la première, et ça jusqu'à la grande
adolescence... Pourquoi? Et pourquoi elle, parmi les 15 enfants qu'ont
ce couple d'aristocrates aisés du Saintonge? Non pour des raisons
financières, comme je viens de l'évoquer . Non pour des raisons
intellectuelles, car à 10 ans sa première tante la décrit comme vive,
enjouée, connaissant parfaitement le latin, et on la dit grande
lectrice des Confessions de Saint Augustin à son père.
Il court l'hypothèse, invérifiable, que ce serait pour des raisons
esthétiques. Jeanne, très jeune enfant, alors qu'elle risquait de
tomber, aurait fait un effort d'une telle violence pour se retenir
qu'elle s'en serait rompu quelque chose, qui, ensuite, l'aurait
empêchée de grandir et laissée toute de gaingois. Outre l'aspect
extraordinaire de l'événement, cela n'explique guère que sa mère
l'éloigne de la maison familiale alors même que cette difficulté de
croissance n'a pas eu encore le temps, ou fort peu, de se manifester..
Non, je crains qu'il n'y ait guère de possibilités d'éclairer les
relations entre Jeanne et sa mère. Mais lorsqu'elle revient à la maison
familiale, après son second placement, ses soeurs songent au mariage.
Elle aussi va y songer. Elle a bientôt un amoureux. Elle désire se
marier. Mais sa mère s'oppose à ses projets, et renvoie le prétendant.
Et lui en trouve un autre, à son goût, cette fois. Et veut forcer
Jeanne à l'épouser. Celle-ci refuse, et plutôt que de devoir céder à sa
mère, elle entre dans les ordres. Ce n'est, en effet, comme elle
l'écrit à Saint Jure, pas par vocation.
Ecoutons maintenant Jeanne:
A Poitiers, "J'ai donc passé ces trois" premières "années en grand
libertinage, en sorte que je n'avais aucune application à la présence
de Dieu. Il n'y avait point de temps que je trouvasse si long que celui
que la Règle nous oblige de passer à l'oraison ; c'est pourquoi lorsque
je trouvais quelque prétexte pour m'en exempter je l'embrassais avec
affection sans me mettre en peine de la reprendre. Je m'appliquais à la
lecture de toutes sortes de livres, mais ce n'était pas par un désir de
mon avancement spirituel, mais seulement pour me faire paraître fille
d'esprit et de bon entretien et pour me rendre capable de surpasser les
autres en toutes sortes de compagnies.
A cet effet, je m'étudiais autant qu'il m'était possible à faire agréer
mon humeur à tous ceux avec qui je conversais : et, comme j'ai une
certaine facilité naturelle à faire ce que je veux, je m'en servais,
employant mon esprit pour gagner l'affection des créatures et
particulièrement de celles qui avaient quelque autorité sur moi afin
d'avoir plus de liberté de suivre mes inclinations et encore pour avoir
les emplois de la communauté qui m'étaient les plus agréables, en sorte
que je ne fusse pas si sujette aux règles extérieures.
J'avais une telle estime de moi-même, que je croyais que la plupart des
autres étaient bien au-dessous de moi : c'est pourquoi je les méprisais
souvent en mon coeur. Je m'étudiais autant qu'il m'était possible à
donner une bonne opinion de moi-même aux personnes spirituelles avec
lesquelles je pouvais avoir quelque communication.
Parmi tous ces désordres, Notre-Seigneur ne m'abandonnait point, et sa
miséricorde était si grande en mon endroit qu'il ne donnait point de
repos à mon coeur, car toutes les fois que je me présentais devant lui
pour faire l'examen de ma conscience, je me trouvais en des
bouleversements si grands que je ne les saurais exprimer. J'étais si
infidèle à la bonté divine, que j'aimais mieux me résoudre à porter ma
peine que de changer d'inclination et de moeurs. Il me prenait souvent
des appréhensions de ma damnation, mais je les étouffais par quelque
récréation que je cherchais, et ainsi le temps se passait toujours sans
que je misse ordre aux affaires de mon âme, ni que je voulusse me
résoudre à changer mes habitudes vicieuses : au contraire, je cherchais
autant que ma condition me le voulait permettre à me donner du plaisir,
quoique je n'en trouvasse en rien, car j'étais toujours en des remords
de conscience et quoique je fisse tout ce que je pouvais pour les
étouffer, jamais la divine bonté n'a permis que j'y ai réussi ; au
contraire, ces remords s'augmentaient de jour en jour."
Ainsi dès les premiers moments de ses écrits à Saint Jure, Jeanne nous
montre très clairement, outre ses éventuels défauts moraux, ce qui va
se révéler être un des fils conducteurs majeurs de son histoire, sa
division. Car qu'elle ne respecte guère les règles de son ordre, que la
prière l'ennuie, qu'elle cherche à séduire, ou qu'elle préfère la
discussion au recueillement, il n'y a rien là que de très cohérent avec
son manque de vocation. Mais pourquoi alors une telle angoisse, qui va
jusqu'à la crainte de la damnation? Cela est un peu étrange pour
quelqu'un venu ainsi en religion. Inversement, si, au delà de son
manque de vocation, l'angoisse de n'être pas conforme à ce qu'elle
pense devoir être pour plaire à Dieu, c'est une formulation rapide, si
cette angoisse est si importante pourquoi la seule façon qu'elle semble
trouver pour s'en défendre est-elle de refranchir, semble t-il, la
ligne de sa propre division? C'est à dire de tenter de l'oublier, cette
angoisse, dans ce qu'elle appelle récréation, ou se donner du plaisir.
Pourquoi ne peut-elle pas trouver de compromis acceptable? Que ce soit
en suivant un peu les règles de son ordre, ou en priant un peu plus, ou
un peu mieux, par exemples, ou d'autres choses sans doute possible. Or
elle se montre ici, d'emblée, comme ne pouvant se défendre de sa
division qu'en la redoublant....
On notera aussi, peut-être comme élément annexe mais qui a toute son
importance d'être inclus dans une des parts de cette division, la
description de ses relations avec les autres, ses semblables. Jeanne
s'y montre très séductrice, très attentive au désir de l'autre,
recherchant un sentiment de supériorité, mais absolument pas,
elle-même, étant séduite, ni en position de pouvoir l'être.
(problématique d'une voix passive peut-être à noter)
Pour revenir à la division subjective de Jeanne, c'est elle qui va la
mener, au sens strict, ici, à Loudun. Ecoutons la:
"Comme je continuais à suivre mes inclinations malignes et que je
demeurais dans mes vices, cherchant du repos et n'en pouvant trouver,
on me proposa de faire une fondation dans cette ville de Loudun. Je
demandai avec grande instance d'être une de celles qui seraient
envoyées pour faire la fondation,... m'éloignant en cela de la pratique
des bonnes religieuses qui se laissent conduire en toutes choses sans
choix. On me fit quelques difficultés, je ne me rendis à aucunes ; au
contraire j'usai de toutes sortes d'inventions pour venir à bout de mon
dessein : j'y réussis et je fus du nombre de celles qui vinrent faire
l'établissement. Je me persuadai que changeant de demeure, je pourrais
plus aisément me changer dans une petite maison avec peu de personnes
que dans une grande, où je trouvais mon repos ; mais, hélas! je me
trompais bien, car au lieu de travailler à la mortification de mes
passions et à la pratique de mes règles, je m'appliquai à reconnaître
les humeurs des personnes du pays, à faire des habitudes avec plusieurs
; je cherchais à passer le temps dans les parloirs en des discours fort
inutiles ; je pris soin de me rendre nécessaire auprès de mes
supérieures, ...."
La venue à Loudun n'a donc servi à rien, au contraire la division de
Jeanne va s'accentuer...
"Nos règles nous obligent à faire tous les ans la retraite spirituelle.
Après y avoir manqué plusieurs années, je demandai à ma supérieure de
la faire, ce qu'elle m'accorda volontiers. Je commençai donc ma
retraite, mais sans dessein de changer de vie : néanmoins, notre bon
Dieu qui ne me voulait pas perdre, permit par son amoureuse bonté que
j'entre en une grande inquiétude, tristesses, désespoirs, remords de
conscience, de sorte que je ne savais que faire."
On entend bien la contradiction interne. Pourquoi faire une retraite
qu'elle a su éviter pendant des années, alors qu'elle a l'idée de ne
rien changer, que cette dite retraite ne serve à rien?? Etrange
démarche en vérité. Alors, bien sur, l'autre part de la contradiction
flamboie!..
Et cette division de Jeanne va bientôt la pousser dans une position
intenable, l'y coinçant littéralement..
"Dieu permit que dans ce temps là, notre mère fût élevée supérieure
dans une autre maison de notre ordre et je fus mise en sa place.
Véritablement, j'en ressentis d'abord un grand déplaisir, et j'eusse
bien voulu que le sort eût tombé sur une autre. Ce n'est pas que je
n'aimasse les charges et que je ne fusse bien aise d'être estimée
nécessaire à la communauté, mais l'amour de ma liberté prévalait à
l'amour de l'honneur, car je voyais bien qu'il faudrait que je fusse
beaucoup dépendante des humeurs des religieuses : outre que
j'appréhendais la charge de leur conscience.
Ces considérations me portèrent à faire tout ce que je pus pour
m'excuser d'accepter la supériorité, mais je n'y pus rien gagner, car
sans avoir égard à mes raisons, mes supérieurs me commandèrent
absolument d'accepter la charge, ce que je fis quoiqu'avec beaucoup de
peine. Comme je me vis liée à cet emploi si jeune, sans expérience et
sans avoir jamais bien pratiqué mes règles, je fus fort affligée et
j'entrai dans une extrême mélancolie. Toutes choses me déplaisaient ;
ma conscience me reprochait sans cesse que je n'étais pas comme Dieu
voulait ; de l'autre côté, je me voyais dans une impuissance de pouvoir
exercer ma charge avec honneur.
Néanmoins, je pris résolution quoiqu'avec peine, passer ces trois
années comme je pourrais : surtout travailler par toutes sortes
d'inventions humaines à gagner l'esprit et le coeur de mes soeurs, afin
de leur faire agréer toutes mes volontés. Cependant, je m'étudiais un
peu à vivre dans la police extérieure conformément à mes règles, mais
mon intérieur était bien éloigné de là, car je ne pensais quasi point à
Notre Seigneur, ..."
Bien sur, Jeanne le dit, elle est flattée, son sentiment de supériorité
y trouve son compte, sa séduction a été efficace. Mais bien trop. Car
la voilà supérieure, c'est à dire devant s'occuper de la conscience
religieuse des autres, de leur montrer l'exemple, etc.. Alors bien sûr
elle y perd la liberté de ses "récréations", mais aussi, forcément,
elle se retrouve, sans faux-fuyant, elle est devenu responsable de la
communauté, face à son reproche de n'être pas telle qu'elle puisse
plaire à Dieu.
Elle en devient dépressive, elle le dit..
Et comment va t-elle tenter de se défendre de cette situation? Par la
séduction, c'est à dire, comme on l'a déjà vu faire, en redoublant sa
propre division... Laquelle parait alors s' accentuer. Car c'est à
propos de cet épisode que Jeanne distingue pour la première fois un
extérieur et un intérieur la concernant, de façon si nette. Distinction
qui prendra de plus en plus d'importance..
"Voilà à peu près comme j'ai passé mes dix premières années de religion
....", conclut-elle cette première partie, à Saint Jure..
Vient ensuite le temps de la possession.
A ce propos, peut-être, serait-il intéressant d'en rappeler le tout
début: Les premières visions de Jeanne, ainsi d'ailleurs que d'une
autre soeur, n'ont pas concerné Grandier ou celui qu'elles, Jeanne et
les autres, ont appelés ainsi. Les deux premières visions, le mot
vision est lui-même problématique, c'était la nuit, plus ou moins dans
le sommeil, les deux premières visions concernaient l'ancien confesseur
des Ursulines, mort à cette époque. Il leur est apparu tel un spectre
revenant leur réclamer un dû. Ce n'est qu'ensuite, deux jours après,
que Grandier apparaît, et que la thématique des visions changent pour
devenir celle de la séduction, bien que l'effroi y soit aussi mêlé. Je
vous l'indique car il y a là quelque chose qui m'intrigue. C'est à la
mort de ce confesseur que Grandier s'était proposé de le remplacer, que
Jeanne avait refusé, et que Mignon avait été choisi. Pourquoi ce
spectre?..
Il n'y a pas de réponse. La possession s'installe. Et la division
subjective de Jeanne va s'y déployer.
Ecoutons-en les divers aspects:
"Comme je me vis une des plus travaillées, cela me donna à penser à ma
conscience, parce que je ne croyais pas qu'on pût être possédée sans
avoir donné consentement au pacte fait avec le diable, ...
Je n'étais pas du nombre des innocents, car mille et mille fois je
m'étais livrée au diable par le péché et par les continuelles
résistances que j'apportais à la grâce."
Il y a déjà là deux thématiques importantes, qui vont très souvent
revenir. La première qui est que la possession, que le diable ne peut
entrer que si on lui ouvre la porte. Autrement dit qu'elle est au moins
partiellement responsable de ce que les démons l'habitent. Et on
retrouve là, ce qu'on a entendu partiellement sous une autre forme,
pour une part de sa division subjective. La deuxième thématique, c'est
sa résistance à la grâce. Ce n'est pas la même chose. C'est quelque
chose qu'on va retrouver sous des formes plus crues. C'est l'incapacité
quasi totale de Jeanne à se laisser aimer par Dieu. Peut-être la chose
d'ailleurs raisonnerait-elle mieux à nos oreilles si il y avait un
autre prénom, Pierre ou Paul, ou Gérard... Plutôt que Dieu, mot trop
chargé de sens pour ne pas venir faire un peu écran?...
Jeanne poursuit son récit... Pour faire face à la possession..
"Je me mis en devoir de faire une confession extraordinaire, mais comme
les démons me trouvèrent engagée en beaucoup de vices et
d'imperfections habituelles et que je ne prenais pas une entière
résolution de m'en défaire, Dieu permit au démon fortifié par ma propre
malice, de me jeter dans de si grands troubles et aveuglements, que je
ne la sus faire toute entière ; je la fis à diverses reprises. J'eus la
malice de prendre divers confesseurs afin que pas un n'entrât dans la
vraie lumière de ma conscience."
La confession extraordinaire. Jeanne en fera trois, quatre, plus
peut-être. Cet écrit lui-même en est une. Des confessions
extraordinaires où elle passe toute sa vie au peigne fin. "Talking
cure" pour citer Martha, la patiente de Breuer qui ouvrit la voie de
l'analyse.
On notera aussi sa malice, non comme telle, mais comme difficulté et
refus finalement à se laisser véritablement percevoir par un autre, un
semblable. Difficulté là encore d'une voix passive, après "être
séduite", après "se laisser aimer par Dieu", voici "se montrer",
elle-même, ce qu'elle précisera comme étant son intérieur...
Jeanne évoque ensuite ce qu'elle ressent vis à vis de Grandier, de ses
apparitions.
"Dans ce temps là, le prêtre dont j'ai parlé se servait des démons pour
exciter en moi de l'amour pour lui : ils me donnaient des désirs de le
voir et de lui parler. Quand je ne le voyais pas, je brûlais d'amour
pour lui, et quand il se présentait à moi, et qu'il me voulait séduire,
notre bon Dieu m'en donnait une grande aversion. Ainsi tous mes
sentiments changeaient, je le haïssais plus que le diable, et il
m'était si insupportable que je me serais exposée à toutes les furies
de l'enfer plutôt que d'adhérer à la moindre de ses demandes."
Toute l'ambivalence du désir de Jeanne... Du désir sexuel qui l'habite
et la torture pendant les premières années de sa possession. Sa
division subjective vient opérer là aussi. On peut rappeler là un bref
passage, qui date du temps avant la possession, où Jeanne confiait
qu'elle avait reçu, au parloir, des propositions de mariage de la part
d'un monsieur fort bien et honnête.. Lorsque je parlais de compromis
possible dans le cadre de sa vie religieuse.. Mais il en existait aussi
en dehors... Or, j'allais dire bien entendu, Jeanne a refusé ces
propositions...
L'ambivalence du désir, qui fait qu'en l'absence de l'objet, ce désir
la ronge, la hante... Mais qu'en présence de cet objet, ce désir et cet
objet lui-même sont insupportables.
Jeanne revient sur la porte d'entrée qu'elle offre au démon, elle y
reviendra de façon récurrente, à ce point que je ne le signalerai plus
par la suite, sauf à ce que cela vienne se lier à un autre élément
pertinent.
"je dis avec vérité, à ma grande confusion, que je donnais beaucoup de
prise au diable par mes mauvaises habitudes, et en suivant mes
inclinations, car, si je me fusse bien étudiée à la mortification de
mes passions, jamais les démons n'eussent fait tant de désordre en
moi... d'où il arrivait que j'étais presque toujours en des remords de
conscience, et avec grande raison, ... Quand je parlais de cela à mes
exorcistes, ils ne disaient que c'était le démon qui me donnait ces
sentiments... "
Bien sûr ses pauvres exorcistes, le pauvre père Lactance, ne peuvent
imaginer la division subjective de Jeanne... Elle leur a bien cachée..
Elle nous l'a dit. Ils pensent sans doute avoir à faire à quelqu'un de
plus ordinaire, soumis aux tentations, mais cherchant aussi banalement
à y faire face. Et non à quelqu'un comme Jeanne organisée, comme elle
nous le montre dès le départ de ses écrits autour d'une coupure
radicale.
Nous en sommes à l'époque où Grandier est condamné et exécuté. Il se
passe alors un événement curieux. Outre ceux déjà dits: la mort de
Lactance, le changement d'exorcistes. Jeanne est enceinte. La
conception présumée doit se situer juste avant la mort de Grandier. Sa
grossesse est constatée indubitable par le médecin attitré du couvent,
le Dr Fanton. Elle en a tous les signes, y compris des pertes lactées.
Pendant tout le temps de cette grossesse, Isacaaron, le démon de la
luxure la travaille énormément. Ce sont des chatouillis partout,
surtout la nuit, dans le lit. Ce sont des images obscènes. Des
sensations étranges, avec d'étranges agréments, dit-elle... Des désirs
impudiques.. Mais Jeanne résiste..
"Comme il vit que j'étais résolue de mourir plutôt que de donner
consentement avec liberté à ce qu'il me proposait contre la pureté, il
m'attaqua de désespoir, me donnant une appréhension de ce qu'on
pourrait dire de moi en me voyant en cet état de grossesse. Il me
représentait que les plus gens de bien ne croiraient jamais que je
fusse innocente; que je serais un sujet de confusion de tout notre
ordre et spécialement de cette maison ; que si je voulais, il me
délivrerait de cette peine en acceptant ce qu'il me voulait donner, ou
bien faisant ce qu'il me voulait enseigner. Je me trouvai fort surprise
en ce rencontre, et, sans une particulière grâce de N.-S., je n'eusse
su à quoi me résoudre, mais Sa divine bonté ne m'a jamais abandonnée,
principalement en des affaires de telle importance. C'est pourquoi
N.-S. me donna la grâce de répondre avec courage à ce serpent infernal
: que mon honneur était entre les mains de Dieu, qu'il en disposerait à
sa volonté, ...."
Ici, deux points sont à relever. En premier, la menace du démon qu'elle
ne soit pas perçue innocente. Mais il est bien évident que c'est déjà
le cas. Personne ne peut la percevoir innocente, puisqu'elle est
enceinte et déclarée telle. Ce que lui dit Isacaaron, c'est donc
simplement la réalité et ce qu'elle même pourrait se dire?.. Or, on le
saura au bout de six mois, il s'agit d'une grossesse nerveuse. Alors
que s'est-il passé en elle pour qu'elle se mette dans cette position,
cet état où, d'évidence, elle est coupable ?..
Le second point est sa réponse au démon, et le moment où elle
intervient. Cela me semble crucial. C'est au moment où le démon
l'accule, qu'il la pousse dans ses derniers retranchements, qu'elle n'a
a absolument plus aucune solution de fuite, qu'elle s'en remet à Dieu,
qu'elle s'abandonne enfin. On voit là, et cela se répétera de
nombreuses fois par la suite, une des fonctions du démon, qui d'amener
Jeanne à accepter d'être aimée par Dieu, ce à quoi elle ne sait pas
consentir volontairement.
C'est dans ces temps là qu'arrivent les pères Jésuites et Jeanne nous
parle de son nouvel exorciste, et du début de leur relation:
"Je fus mise sous la direction du Père Jean-Joseph Surin, dans la fin
du mois de Septembre de l'an 1634. C'était un homme très pieux et très
savant ; il avait de grandes communications avec Dieu ; il ne m'eut pas
plutôt vue qu'il connut que mon mal était aussi grand au dedans de moi
qu'il était au dehors... il me demanda quelle méthode je tenais dans
l'oraison. Je lui répondis que le peu de liberté que j'avais et les
grandes violences que me faisaient les démons étaient cause que je ne
m'y appliquais pas, et que la contention d'esprit m'était fort
dommageable, et qu'ainsi il fallait attendre que je fusse dans un autre
état pour me parler d'oraison. Il y avait deux années que je n'en
faisais pas. J'entretenais volontiers ce bon Père des grands travaux
que les démons me donnaient, mais je ne prenais pas plaisir qu'il
voulut pénétrer dans mon intérieur. Plus il me parlait et plus mon âme
était troublée, et, comme je résistais autant que je pouvais aux
mouvements que Dieu me donnait, d'entrer dans les sentiments du Père,
les démons me troublaient continuellement tant en l'intérieur qu'en
l'extérieur. Ils me firent concevoir une très grande aversion contre ce
bon Père qui avait une charité inconcevable pour le bien de mon âme.
J'évitais autant que je pouvais de lui parler, ... Dès ce que j'étais
avec lui, le diable réveillait mon aversion, et ne manquait point de
venir me troubler, de quoi pour lors j'étais bien aise afin d'éviter
son entretien."
Que dit Jeanne dans cet extrait? D'abord que Surin, lui, sait, et
d'emblée. Il sait que c'est elle, son état intérieur qui permet aux
démons d'être aussi puissants. Devant ce "sujet supposé savoir" elle
réagit comme on l'a déjà vu faire, mais de façon grandement amplifiée,
quasiment panique, il n'est pas question qu'elle se montre, qu'il
puisse la vraiment connaître. Elle le fuit. Et on voit là comment se
situent les démons à l'ordinaire, de quel côté de sa division
subjective, puisqu'ils l'aident là à la redoubler, dans le même
mouvement que celui qu'elle a décrit plusieurs fois. A la différence de
ce qui a été dit précédemment où ils la poussent à s'abandonner à Dieu.
Ainsi les démons peuvent apparaître comme une tentative de trait
d'union entre les deux parts de cette division...
Donc elle résiste tant et plus à ce Surin qui en sait trop alors
qu'elle ne lui a rien dit, et qui est déjà trop d'accord avec elle.
C'est parce qu'on lui offre des ouvertures par nos pêchés que le démon
peut nous posséder. Ce qui est d'ailleurs la position moderne de
l'Eglise, mais qui ne l'était pas à l'époque.
Plutôt que de la citer, ce qui serait trop long, je vais me contenter
de raconter deux épisodes qui surviennent et où se confirment des
éléments précédents.
Le premier, c'est alors qu'elle est au comble de la honte d'être
enceinte, elle veut attenter à sa vie. D'ailleurs, en préservant la vie
de l'enfant qu'elle porte, ce qui donne lieu à des scénarii difficiles
et complexes... Or au moment où elle va se planter la lame du couteau
dans le ventre, elle s'abandonne à l'amour de Dieu, et son couteau lui
est arraché des mains..
Le second, où sans doute dans son angoisse de Surin, c'est le démon qui
lui apparaît sous les traits de Laubardemont et de Surin, mais ,là
encore au moment ultime, où il n'y aurait plus d'échappatoire que de se
soumettre au démon, elle accepte de s'en remettre à Dieu, à sa
providence, alors son esprit se décile et elle perçoit clairement
qu'elle avait à faire au diable.
Après ces épisodes, où elle a donc ainsi des visions, et ce sera semble
t-il général par la suite, l'activité quotidienne des démons redouble.
Elle n'en parle pas à Surin. Elle est toujours sur la défensive. Mais
c'est pourtant à la suite de cette vision de Laubardemont et de Surin,
lors d'un exorcisme ou à sa suite, que la grossesse disparaît. C'est le
premier succès de Surin.
Citons Jeanne:
"Cela donna au Père Surin beaucoup de consolation, et lui fit espérer
que Dieu aurait pitié de moi. Il se résolut plus fortement que jamais
de faire brèche à ma confiance pour découvrir ce qui s'y passait ; il
s'apercevait de quelques petits changements en moi, mais il ne pouvait
reconnaître les mouvements de mon âme"
Car Jeanne est toujours très défensive, refuse toujours se laisser
vraiment percevoir:
" je lui disais assez clairement mes péchés, mais je me tenais
extrêmement réservée pour le reste." et, bien sur, du coup, " Les
démons prenaient de très grands avantages de mon silence, ils tâchaient
de me retenir dans une dureté de coeur."
Ainsi le circuit habituel de sa division se répète: "
" Tout cela ne me satisfaisait point ; je sentais toujours dans le fond
de mon âme un remords de ce qui s'était passé de ma part "
Ses défenses perdurent:
"Près de trois mois se passèrent sans que je pusse bien découvrir au
Père Surin tout le fond de mon coeur, et je ne saurais exprimer les
violences d'esprit que j'ai souffertes pendant ce temps-là."
Et bien sur son incapacité à se laisser aimée par Dieu perdure aussi:
"je ne crois pas qu'il y ait eu jamais personne qui ait tant résisté à
Dieu que moi"
Mais ses défenses finissent par prendre sens:
"Environ la fête de Pâques (1635), je me trouvai en des tentations très
horribles ; il se passait dans mon esprit des choses étranges ; les
malins esprits me donnaient de si fortes impressions de leurs
abominations que je ne m'en pouvais divertir. Ils me mettaient devant
les yeux les objets les plus déshonnêtes qui se puissent imaginer ; ils
me donnaient de très mauvais désirs et des sentiments d'une affection
très déréglée pour les personnes qui pouvaient aider mon âme, afin de
me porter à m'éloigner d'avantage de leur communication."
On imagine facilement de qui il s'agit, et quelle est cette
communication... D'ailleurs Jeanne le précise:
"Je soutins ces tentations .. sans en donner aucune connaissance au
Père Surin car elles le regardaient"
Cela devient difficilement soutenable pour Jeanne:
"Je tombai une fois en telle extrémité que je faisais des cris comme
une désespérée."
Alors Surin intervient. Et il intervient en lui énonçant ce qu'on peut
bien appeler un transfert, son transfert à elle, Jeanne. Et là je vais
faire un rappel analytique, un transfert comme Freud le définit de
pouvoir être un amour, un désir amoureux, qui fasse résistance à
l'avancée du traitement. On notera aussi l'analogie de ce transfert,
avec ce qui avait été l'intrusion et la possession de Jeanne par
l'image de Grandier..
Surin lui affirme:
"qu'il savait bien en quoi consistait mon mal et que je ne m'en devais
pas étonner ; que c'était un artifice du diable pour empêcher par là
qu'il ne me rendit avec utilité l'assistance qu'il me devait.
Son discours m'étonna beaucoup, néanmoins je voulus dissimuler comme
j'avais fait par le passé. il me dit : Ma fille, vous avez beau faire,
vous ne sauriez me cacher votre mal : il consiste en trois choses que
je connais clairement. Pour ce qui est des tentations infâmes que vous
sentez quand vous êtes proche de moi ne vous en étonnez pas, c'est une
malice du diable qui ne durera pas. Faites effort sur vous et tâchez de
m'ouvrir votre coeur ; il n'est plus temps que vous dissimuliez, votre
ennemi se sert de votre naturel pour mieux couvrir son jeu. "
Cette énonciation va avoir toute son efficace, à partir de ce moment
Jeanne va permettre à Surin de la connaître, elle va tenter de tout lui
dire, bien que pas toujours avec succès...
Mais le combat ne va pas cesser pour autant. Mais les places semblent
se stabiliser, dans la répétition même des différents éléments. Les
attaques des démons, leur empêchement à aller vers Dieu, mais aussi
leur aide à l'abandon à ce même Dieu, la résistance farouche à se
laisser à l'amour de celui-ci, la division entre extérieur et
intérieur... Et la position de Surin maintenant situé du côté de
l'idéal, le redoublant...
Ecoutons Jeanne, par exemple, cet extrait, parmi d'autres semblables:
"Un jour, ..., le Père Surin me dit qu'il pensait que je devais oublier
toutes mes appréhensions et m'abandonner à la providence de Dieu"
Quelle méthode va employer Surin, pour aider Jeanne, pour la libérer de
ses démons, et surtout des points d'appui qu'ils trouvent en elle?
"Il s'avisa de cet expédient : ii me taisait venir proche de lui pour
arrêter l'opération des démons qui me troublaient à toute heure. La
plupart du temps de mon oraison se passait en rage et furie, et ainsi
il me semblait que je ne faisais point d'oraison. J'étais proche du
Père Surin, il me faisait lier sur une table, et, me tenant le
Saint-Sacrement sur le coeur et sur la tête, il me fournissait des
matières pour mon oraison en formant en mon oreille les actes que je
devais faire."
Et encore:
"Pour m'acquérir cette liberté", cette liberté dont les démons la
privent, "le Père s'appliqua fort à m'exorciser, non pas comme l'on
fait d'ordinaire, ni avec toutes les violences dont on use, mais, me
tenant liée sur un banc avec le Saint-Sacrement en la main, ..., il
reprochait aux démons la perte qu'ils avaient faite par leurs péchés et
le malheur dans lequel ils étaient tombés en quittant Dieu. Il leur
exposait ensuite le bonheur des âmes qui peuvent jouir de Dieu ; les
avantages qui se trouvent dans l'exercice du Saint Amour, les grâces et
faveurs que l'âme reçoit en la communication avec Dieu."
Surin semble donc avoir compris, ou au moins agit sur cette division
subjective de Jeanne, en ce qu'elle se recoupe aussi de sa division
entre un intérieur et un extérieur qui, étrangement, semble bien, au
moins par moments, inclure son propre corps. Celui-ci est lié justement
afin que puisse être approchée cette problématique de la castration,
qui empêche Jeanne d'être dans le saint Amour...
Jeanne précise à plusieurs endroits cette division de l'intérieur et de
l'extérieur, d'ailleurs, elle l'a déjà un peu montré, que là où agit le
démon, or là où il agit c'est le corps:
"Pour ce qui est de l'extérieur, j'étais beaucoup troublée par des
rages et des folies presque continuelles. J'étais pour l'ordinaire dans
un grand trouble pendant les exorcismes et les démons me rendaient bien
participante des maux qu'ils souffraient, car ils me faisaient sentir
le malheur d'une âme qui est abandonnée de Dieu pour avoir résisté à
ses inspirations. Quoique je fusse à l'extérieur dans un grand trouble,
je sentais dans mon intérieur un calme et une lumière qui étaient
l'effet de ce que le Père disait au démon, car, quoique je n'entende
point le latin ..."
Image étrangement contrastée, d'un extérieur de rage, et d'un intérieur
de calme et de lumière... Plus un petit mensonge à propos du latin, à
moins qu'elle en ait été persuadée lors des grands exorcismes?..
Puis les choses commencent un petit peu à évoluer:
"Un jour du mois de juin, comme j'étais devant le très Saint-Sacrement,
il me vint une forte pensée que je ne serais jamais délivrée de mes
troubles que je n'eusse ôté de moi tout ce qui donnait occasion au
démon de me les causer,... Il me semblait que je voyais cela plus
clairement que le soleil. "
Ce n'est pas que la pensée qu'exprime Jeanne ici soit nouvelle, mais
c'est la façon dont elle lui apparaît, avec certitude, une sorte
d'illumination, qui est intéressante. Elle en tire une force pour
entreprendre ce qu'elle pense être bénéfique à son amélioration, à
savoir, à nouveau une grande confession. Qui va être aussi
conflictuelle que les précédentes, puisqu'une partie de la division
subjective va se manifester comme il se doit par l'action des démons:
"ils s'apparaissaient à moi en des formes horribles pour m'effrayer et
me faire quitter cet exercice ; d'autres fois ils usaient de grandes
violences et me battaient rudement, et puis ils vomissaient auprès de
moi des blasphèmes contre Dieu et faisaient des actions abominables"
Avec ce dont on a maintenant l'habitude, c'est à dire un moment d'acmé,
où, enfin, elle s'abandonne à Dieu:
"Un jour que j'étais assise, j'aperçus au bout d'une allée une bête
épouvantable, de la forme et grandeur d'un lion ; elle avait des yeux
étincelants comme des chandelles... Soudain que j'aperçus ce monstre,
il prit sa course vers moi comme me voulant dévorer : il entra dans le
cabinet, il se rua sur moi, mit sa patte sur ma poitrine, m'envisagea
avec ses yeux terribles, demeura quelque temps en cette posture. Je fus
saisie d'une grande peur, mais, sans m'émouvoir, j'attendis avec
confiance ce que Dieu voudrait ordonner de moi. Le diable ne gagna rien
dans cette épreuve, .... "
Surin devant la difficulté de cette grande confession accentue sa
pression:
" le Père Surin m'ordonna de faire, tous les soirs, une heure de prière
pour bien discerner tous les mouvements de mon âme. La méthode qu'il
voulut que je prisse en cet examen, était de m'exposer devant Dieu pour
le prier de me faire connaître ce que je devais faire, et ensuite, il
voulait que je m'appliquasse tout doucement à considérer le principe
qui me faisait agir en mes actions."
Qu'importe qu'elle parvienne à prier, qu'importe que les démons
l'importunent, elle doit se laisser aller à Dieu, s'y abandonner...
Surin se maintient bien là, à la place de l'idéal de Jeanne, et tente
de l'articuler du côté de la castration..
Le progrès de Jeanne s'en note d'une nouvelle forme de vision allant
dans le sens de Surin, et non plus seulement dans le sens des démons,
forme nouvelle qui va se répéter:
"je me trouvai dans un doux sommeil, et il me sembla que je vis en
dormant un jeune enfant qui me disait : Tu ne surmonteras jamais ta
chair qu'en combattant contre elle ; ne pense pas que Dieu demeure
toujours dans une nature molle et délicate, laquelle veut avoir toutes
ses aises ; si tu veux avoir repos contre tes ennemis, il faut que tu
les combattes par de rudes pénitences et que tu mettes en arrière tout
le soin de toi-même. Quoique cette vision ne fut qu'en dormant, elle
m'étonna beaucoup. Je ne savais à quoi me résoudre. Je passai tout le
reste de la nuit devant le Saint-Sacrement ; je ne faisais que
raisonner sur ce que j'avais vu et entendu ; et, comme je ne
m'abandonnai pas à la volonté de Dieu par une appréhension de la peine,
et par des craintes imaginaires, le démon en prit un grand avantage. Il
me persuada que ce n'était qu'un songe, que je n'en devais pas faire
état, et que j'étais trop malsaine et délicate pour entreprendre une
pénitence particulière ; ainsi je ne fis point état de cette lumière.
Mais, bonté divine, vous me fîtes bien ressentir mon aveuglement, car
ces maudits esprits recommencèrent à me troubler. "
On y entend bien sûr la résistance de Jeanne, mais elle y ira en
s'amenuisant, ensuite, dans d'autres visions de ce type, mais qui
obéiront au même schéma: résistance à la demande de la vision,
hésitation à en parler à Surin, redoublement du coup de l'action des
démons, etc...
Le reste du récit de Jeanne n'apportant plus rien de nouveau quant aux
divers éléments en jeu et à leur circuit, ou si on préfère à leur
organisation structurale, mais obéissant très banalement à la
répétition, je vais me contenter de résumer les faits saillants de son
évolution, et de sa libération...
Jeanne à l'époque est possédée de quatre démons. Si sept la possédait
au départ, trois était parti sous l'action du père Lactance. Deux sans
importance, qui n'étaient là que pour faire nombre, sept étant sans
doute plus conforme que cinq, les sept pêchés capitaux, le troisième
démon était juste un peu plus notable...
Je vais citer les quatre démons restant:
Premier démon: Léviathan, il est l'orgueil, l'esprit de supériorité.
C'est lui qui pousse Jeanne à briller auprès de ses soeurs, et des
autres personnes du monde. C'est lui aussi qui l'entraîne à des
raisonnements métaphysiques alors qu'elle est en prière au lieu de se
tourner vers Dieu.
Deuxième démon: Isaacaron, c'est le démon de la luxure, lui qui la
chatouille, lui montre des images obscènes,... Il va s'agir de
l'attaquer là où il loge, là où il a son effet, dans le corps.. Cela va
être la discipline, l'eau glacée, la couche d'orties..
Troisième démon: Balaam, c'est le démon de la rigolade, de la
bouffonnerie... Là aussi, puisqu'il se manifeste par le corps, il se
combattu dans le corps. Discipline pour les fous rires, et ceinture de
clous par prévention des plaisanteries intempestives.
Quatrième démon: Béhémot, c'est l'agressivité, la haine, d'autrui, des
semblables, mais aussi de Dieu. Là, la demande divine se fait encore
plus grande, pour Jeanne, il s'agit de combattre non seulement son
corps, mais aussi son esprit. Elle doit renoncer aux divertissements, à
toute appréhension imaginaire, etc..
On peut remarquer, si on se souvient entre autre de ce que dit Freud de
l'humour, du comique, que ces quatre démons cernent bien quelque chose
de particulier qui ce que Jeanne nous a montré de sa problématique par
rapport à la castration, pour dire vite...
Illustration rapide:
Premier démon: elle est du côté d'avoir le phallus, elle a plus que les
autres..
Deuxième démon: se l'approprier par l'intermédiaire du sexe
Troisième: négation qu'il y ait un Autre, grand A, pouvant obliger au
refoulement, soit à renoncer à ce phallus.
Quatrième: haine de celui qui semblerait demander d'y renoncer
Face à ces démons, le régime de Surin devient terrible: 4 heures de
prière le jour, 2 heures la nuit, une confession et une communion par
jour, plus la discipline. Et comme au début elle a du mal à s'y mettre,
c'est devant lui qu'il l'oblige à se déshabiller, et à se donner
elle-même la discipline.
Mais dans le même temps il lui dit de demander aide à St Joseph, son
saint patron, à lui. Et on va voir se produire progressivement un
déplacement du transfert de Surin à St Joseph.
Jeanne change... Mais devant son changement, ses dévotions devenus si
importantes, on soupçonne une ruse du Diable. On estime alors que Surin
s'y prend mal. On lui commande de reprendre les grands exorcismes. Le
Diable en reprend vigueur et prédit à Surin que c'est lui qui gagnera.
Survient alors un épisode où Jeanne croit reconnaître Surin alors qu'il
s'agit du démon, mais, à l'instant fatidique, elle se confie à St
Joseph qui la sauve donc du malin. On voit l'importance grandissante de
St Joseph. Mais voilà pire, Surin est menacé d'être renvoyé de Loudun
par le père provincial. Alors Jeanne, c'est l'équivalent de l'acmé
habituel avec les démons, s'en remet à Dieu et à St Joseph. Et
Léviathan est chassé par Surin dans un exorcisme où Jeanne est marquée
d'une croix sanglante sur le front dont elle garde la trace trois
semaines durant. Les supérieurs de Surin en conclut qu'il ne faut rien
changer à la direction de Jeanne et qu'en conséquence il doit rester
près d'elle...
C'est au tour de Balaam de sortir, mais il résiste... En plus il veut
écrire son nom sur la main de Jeanne en signe de sa sortie et de sa
soumission.. Il est lui est dit, par Jeanne et Surin, de n'en rien faire
et d'écrire au contraire le nom de Joseph, mais Balaam n'en veut rien
savoir, et il résiste encore plus. Alors Jeanne s'adresse, se confie à
St Joseph, et celui-ci fait sortir Balaam de Jeanne, le 29/11/1635. Et
Balaam écrit bien le nom de Joseph sur la main de Jeanne...
Le mois suivant, elle a une sorte de vision, ou plutôt, d'hallucination
mystique, où il lui est dit: " en mon intérieur une parole me dit, il
me semble que ce fut Dieu, ...", " qu'Isacaaron partirait au pied de la
Vierge de Saumur, et Béhémot au tombeau de Saint François de Sales à
Annecy".
Encore une fois, comme souvent après ses visions, elle hésite à en
parler à Surin. Peut-être est-ce aussi la bizarrerie que présente cette
exigence, que les exorcismes aillent se dérouler hors de Loudun. Quand
elle en parle à Surin, et que celui-ci transmet sa demande à ses
supérieurs et à l'évêque de Poitiers, tous refusent ne voyant pas
l'utilité de pareils voyages..
Alors Jeanne se tourne à nouveau vers St Joseph, c'est à dire s'en
remet à lui, et en a à nouveau une vision, mais est-ce son Bon Ange ou
Jospeph (?), qui va permettre, étrangement, mais de façon opportune, la
possibilité d'un compromis. Il lui est dit: " Si les hommes ne
travaillent pas à ta guérison, Dieu y pourvoira par une autre voie." Là
encore elle hésite à en parler à Surin, la vision revient et l'en
dispute.. Elle se confie alors à Surin, dont les exorcismes du coup
vont se montrer efficaces. Isaacaron est chassé de Jeanne en laissant,
comme il lui avait été demandé le nom de Marie inscrit sur sa main,
Marie qui avait présidé au départ de ce démon. Retour et fin de
l'élaboration du compromis, Joseph apparaît à nouveau à Jeanne et lui
dit: " le père Surin accompagné d'un autre père doivent aller dire
quelques messes en la chapelle de la Vierge à Saumur!.."
On peut noter que toutes ces visions ont été nocturnes, comme un
certain nombre d'autres, et que Jeanne en justifie ses hésitations ou
ses refus d'en parler à Surin de ce qu'elle en doute du coup de leur
nature car, peut-être, pense t-elle, est-ce simplement des songes?
Le dernier démon qui l'habitait, Béhémot, se devait de partir à Annecy,
au tombeau de Saint François de Salles, afin d'obéir à la voix
entendue. Mais là se produit une dimension comique. Puisque tout le
monde refuse à Jeanne et à Surin pareil voyage, et il semble bien qu'un
des motifs avancé soit son coût. Tout le monde, l'évêque de Poitiers,
les supérieurs de Surin, voire même les représentants de la cour. Cette
voix, après tout, est peut-être celle du Diable?.. Le comique est que
tous ont crû en la possession, à ses manifestations les plus
spectaculaires, les plus choquantes, voire les plus invraisemblables,
et que là, sur une petite question d'argent, ( mais est-ce seulement
cela?), tout à coup, ils deviennent incrédules, sur ce détail!...
Surin, devant ce refus, décide d'attaquer Béhémot sur place, à Loudun
même. Il redouble d'efforts, Jeanne aussi. La discipline se multiplie.
Rien n'y fait. Béhémot résiste.
Alors survient le rappel de Surin à Bordeaux. Est-ce son insuccès, sa
pratique non conformiste, sa propre obsession par les démons, mais qui
fait partie de sa méthode elle-même, puisqu'elle est de sympathie, au
sens originaire...
Mais pour Jeanne ce départ est catastrophique. Surin est remplacé par
le père Ressès qui reprend les grands exorcismes. Jeanne en tombe
malade, d'abord de façon bénigne, puis les grands exorcismes se
poursuivant, de façon gravissime... Pleurésie diagnostique le Dr
Fanton, médecin des Ursulines, bien que protestant, car meilleur
médecin local, ce qui sera pour les divers auteurs un gage
d'objectivité. Son état est désespéré. On lui donne l'extrême onction.
Mais au moment où la mort va venir, précisément, elle s'abandonne à la
volonté divine, et elle en a une vision. Son bon Ange et Saint Joseph
lui apparaissent. Saint Joseph lui touche de sa main le côté droit de
la poitrine où siège sa douleur. Aussitôt Jeanne est guérie, et peut se
relever. Le médecin revenu sur les lieus pour constater le décès ne
peut que déclarer une guérison miraculeuse. Et la chemise de Jeanne
bien que lavée gardera les traces et l'odeur divine de l'attouchement
de Saint Joseph et produira nombre de guérisons miraculeuses.
A la suite de cette guérison, Jeanne exige le retour de Surin. On ne
peut rien refuser à une miraculée... Sauf, malgré tout, son voyage à
Annecy!..
Alors encore une fois, une voix se manifeste en Jeanne. Cette voix, là
encore, lui dicte une sorte de compromis: " Béhémot sortira d'elle, si
elle fait le voeu", avec le père Surin, " d'aller ensemble à Annecy"..
Laubardemont, le représentant de Richelieu, et l'évêque de Poitiers
donnent leur accord pour la réalisation d'un tel projet... Et Surin, à
Loudun, en Octobre 1637, chasse Béhémot de Jeanne. En signe de sa
soumission, ce démon inscrit alors les noms de Jésus et de François de
Salles sur la main de Jeanne...
Elle gardera ces stigmates sur sa main quasiment toute sa vie....
Inscrits dans l'ordre hiérarchique: Jésus en premier, le plus en haut,
François en dernier... Ces stigmates se renouvellent, car clairs et
vermeils au départ, ils s'effacent et se desquament progressivement..
Ceci sur un cycle d'environ une quinzaine de jours..
Ecoutons la une dernière fois nous expliquer ce renouvellement:
" On sera bien aise de savoir de quelle manière les noms de Jésus,
Maria, Joseph, se renouvellent de temps en temps sur ma main. Ils
s'effacent peu à peu, et, les jours qu'ils sont renouvelés, ils
deviennent vermeils et transparents.
Ce renouvellement se fait par mon bon Ange, ce qui me le fait croire :
1° Est que cela arrive ordinairement la veille des grandes fêtes ou la
nuit, lorsque je suis en oraison ou le jour de la fête lorsque je
communie.
2° Parce que, pour lors, mon esprit est élevé à Dieu, et mon âme reçoit
une consolation intérieure ;
3° Parce que, à l'extérieur, l'opération est fort douce. Je sens pour
lors un fourmillement, en la main, très délicat ; quelquefois même, mon
saint Ange m'ôte invisiblement le gant que je porte en la main ; non
pas que je vois ôter ce gant, mais je m'aperçois qu'il est ôté.
Il est arrivé une fois qu'une de nos religieuses appelée soeur Agnés
était présente quand mon saint Ange vint renouveler les marques ; et,
lorsqu'elle aperçut que le gant fut ôté, elle mit sa joue sur ma main
et sentit ce petit fourmillement que j'ai dit et, ayant regardé ma
main, elle vit les caractères qui étaient renouvelés, lesquels étaient
très beaux et très vermeils.
4° Il arrive quelquefois que, du renouvellement de ces caractères, il
se répand des odeurs très suaves qui se répandent dans le choeur de
notre église et quelquefois dans toute la maison.
5° Ces mêmes caractères sont parfumés et jettent une odeur très suave
semblable à celle qui sort de l'onction, ce qui cause beaucoup de
dévotion aux personnes qui ressentent cette odeur, ce qui les persuade
que ce renouvellement se fait par une venue divine."
Plusieurs ont reconnu dans la description que fait Jeanne de son bon
Ange l'image d'un jeune prince, particulièrement beau, venu la visiter.
Cela est parfaitement plausible mais n'ote en rien les caractéristiques
particulières de ce bon Ange qu'elle décrit tout particulièrement dans
sa correspondance à Saint Jure. Car qu'il soit beau, n'annule en rien
l'extrême sévérité qu'il peut avoir, lors de ses apparitions vis à vis
d'elle, pour soutenir son idéal, prenant ainsi une dimension sur
moïque... Ce sont très souvent des adjurations qui vont jusqu'à la
colère et il n'hésite pas à lui commander la discipline... C'est lui,
ce bon Ange, alors son véritable directeur de conscience, et non Saint
Jure qui se contente de lui écrire "oui, oui, c'est très bien,
continuez comme ça" de façon quasi invariable...
Résumons, pour finir, ce que fut la vie de Jeanne à partir de ce départ
de Béhémot. Elle se rendit, comme promis, à Annecy. Surin parti de
Bordeaux l'y rejoindra. Quant à elle, son voyage se transformera en
tournée triomphale. A Paris, elle sera accueillie par la Reine
émerveillée, le Roi, Richelieu lui-même qui lui demandera la guérison,
hélas en vain... Le peuple se bousculera pour voir ses stigmates, dans
la capitale, sur son trajet, à Lyon où elle sera reçue par l'archevêque
subjugué..
Elle reviendra à Loudun, et y restera jusqu'à la fin des ses jours,
élue sans cesse prieure, sauf une fois, ayant successivement Saint Jure
pour directeur de conscience, et puis lorsque celui-ci meurt, Surin qui
"ressuscite", c'est à dire sort de sa longue "dépression", et qui
reprend avec elle, par correspondance, cet échange mystique qui fut le
leur.
Elle garde ses stigmates jusque trois ans avant sa mort, survenue à
l'âge de 60 ans, soit trente ans après les événements, dans son lit,
tranquillement. Surin lui mourra trois mois après, dans les mêmes
conditions...
Voilà, pour paraphraser Lacan, ce qui s'entend dans ce que Jeanne nous
dit. Et devant ce dit si clair et si abondant, il me semble que ce
serait le moindre hommage à lui rendre que d'effectuer un second tour,
au moins pour nous analystes, afin de pouvoir y serrer, mieux que je ne
l'ai fait faute de temps, toutes les articulations théoriques qui
peuvent s'y révéler...
( j'ai indiqué, lors de l'exposé oral de ce texte, en guise de
conclusion finale, synthétisante, un peu dans un style illusionniste,
style qui, à la fois, connotait qu'il faudrait y revenir, et ma
déception de n'en pouvoir dire plus, comment le dit de Jeanne pouvait
venir s'inscrire dans la formule du discours hystérique tel que l'écrit
Lacan: avec sa division subjective représenté par le S barré, en S1 les
diverses figures de Surin, Joseph, et le bon Ange, autant de
représentants du signifiant maître qui lui indiquent comment, S2,
atteindre l'objet de son désir qui lui reste en suspens, (phallus?,
phallus divin?, etc?...), ... Discours hystérique, car en aucun cas, me
semble t-il, les visions de Jeanne ne sont confondables avec un délire
ou des hallucinations au sens psychotique, nulle trace d'un impossible
à intégrer, signe d'un retour dans le "Réel", se traduisant d'une
reconstruction forcée de la "réalité"; la sienne, en son fond, ne varie
pas... Pourrait, aussi, sans doute s'interroger alors la valeur
sinthomatique, pour reprendre le terme lacanien, de ses stigmates qui
durent et la maintiennent en parfait équilibre trente ans durant?..)