La philosophie s'est longtemps confondue avec les sciences et, surtout,
avec les sciences dites "de l'esprit". Dans la perspective historiale
qui lui est propre, la psycho-logie, la gnoséo-logique, la socio-logie
et, à la limite, la logique même - c'est-à-dire, l'organon de toute
science (soit-elle science "de l'esprit") - ont été traitées comme de
simples "cas particuliers" d'une démarche plus originaire et, donc,
plus générale. De ce point de vue, l'origine et, par la suite,
l'histoire des sciences a toujours eu une filiation philosophique.
Mais, après plus de deux millénaires, ce rapport d'autorité, qui avait
privilégié le philosophe et la philosophie, s'est apparemment renversé
- au moment de l'apparition de la psychanalyse. Car en effet cette
fois, ce sont le philosophe et sa philosophie - ou, plus clairement: le
"malade" philosophe et sa "maladie" philosophique - qui semblent être
devenus de simples "cas particuliers", beaucoup moins originaires et,
donc, moins généraux pour la démarche psychanalytique.
Et pourtant, il ne s'agit pas ici d'une sorte de victoire finale des
sciences contre la philosophie, car la psychanalyse, comme la
philosophie d'ailleurs, n'a jamais eu ou prétendu avoir le statut d'une
science. Ce n'est donc pas la philosophie qui s'est vidée de son
contenu "analytique" - comme il est arrivé lors de l'apparition des
autres sciences particulières -, c'est plutôt la psychanalyse qui s'est
remplie de ce vide "philosophique". En fait, entre ces deux étranges
"disciplines" de l'esprit - la philosophie et la psychanalyse -,
suffisamment "indisciplinées" pour que leur statut soit (de plus en
plus souvent) remis en question par les nouvelles Lumières
réformatrices de l'Université, il y a toujours eu d'importants
échanges. Ce qui, évidemment, ne veut pas dire que la philosophie et la
psychanalyse soient les deux acteurs d'une pratique
"inter-disciplinaire" quelconque, comme dans le cas de la chimie
physique ou de la biologie chimique. Les philosophes se sont toujours
intéressés à la psychanalyse et les psychanalystes à la philosophie.
Etre indiscipliné ne veut point dire ici être inter-discipliné. Et
surtout vice versa... Car les chimistes-physiciens ou les
biologistes-chimistes ne sont pas, en général, des philosophes ou des
psychanalystes. Au contraire. Ils se gardent bien de quitter leur
territoire "lumineux": celui de la "pure" science. Les scientifiques
ont longtemps eu horreur du vide. Comme la nature d'ailleurs. La
découverte moderne du vide "objectif" allait coïncider - en fin de
compte - avec la découverte post-moderne du vide "subjectif". Par
conséquent, dans la perspective de la dénégation, la seule qui, selon
nous, pourrait déchiffrer le sens authentique de notre propre
modernité, il semble que les "disciplinés", qui dénient avec
obstination le caractère "scientifique" de ces deux
"pseudo-disciplines" sont, en fait, eux-mêmes des... indisciplinés.
Sans qu'ils le sachent, bien évidemment. (Car, par symétrie, la seule
chose vraiment importante aujourd'hui pour Monsieur Jourdain est d'être
scientificaly correct.)
Si le principe constitutif de l'Université doit dépasser la simple
"addition" des Facultés, et si, par conséquent, son unité originaire ne
peut point se réduire à la simple inter-disciplinarité, alors c'est
justement cette "indiscipline" de la philosophie - en cours de
disparition en tant que Faculté - et de la psychanalyse - privée,
depuis toujours, d'une Faculté - qui seront les mieux placées pour
assurer la cohésion des universitaires. Or, pour le moment, c'est
plutôt le contraire qui se passe. Car, en fait, elles sont de plus en
plus privées de "publicité" (pour ainsi dire). La philosophie, depuis
les derniers temps, et la psychanalyse, depuis sa naissance,
deviennent, peu à peu, des pratiques propres aux cabinets privés. Elles
sont traitées aujourd'hui, comme la foi (analogon de la philosophie) et
la confession (analogon de la psychanalyse) au commencement des temps
modernes, en tant que simples affaires privées. Aussi, la séparation
moderne de l'Eglise et de l'Etat devient-elle, à son tour, une
séparation post-moderne de l'espace public et de la philosophie (ou de
la psychanalyse). Car, de nos jours, le Sujet - soit-il ontologique
(l'Etre philosophique) ou ontique (l'étant psychanalytique) - est
presque évacué de l'acte de la communication. L'affirmation de l'espace
public, proféré jadis par les philosophes dans la grande ouverture des
agoras grecques, se dissimule ainsi dans la dénégation de l'espace
privé (ou, inversement, dans la privation de l'espace ouvert) - une
sorte d'espace public enfermé dans les nouveaux petits "cloîtres" des
analystes - fussent-ils philosophes ou psychiatres. L'année dernière,
l'Allemagne a organisé le premier congrès international des cabinets...
philosophiques. Ce qui, dans la même vision (paradoxale) de la
dénégation, revient a une sorte de globalisation de la clôture.
La situation tout à fait précaire de ces deux disciplines fournit la
preuve (indirecte) qu'elles ne sont pas, comme les autres,
"facultatives". Ce n'est pas parce que toute discipline scientifique a
un objet que la philosophie et la psychanalyse, qui apparemment n'ont
pas d'objet, doivent passer pour indisciplinées. Selon Aristote, le
thème fondamental de la philosophie a été, est encore et restera pour
toujours "l'Etre en tant qu'Etre". Or, pour lui et pour ceux qui l'ont
suivi, l'Etre même - qui enveloppe tout objet - ne peut plus être un
objet. Sinon, on régressera à l'infini dans la succession des
enveloppements, et il n'y aura plus d'Etre. Le discours sur l'étant
moderne (qui est un simple objet) suppose déjà l'Etre du discours. On
parle d'un objet, on dit comment il est, mais, par le fait même de
cette affirmation, la copule du discours - le "est" et, donc, l'Etre
qui lui est propre -, reste occultée. Si on fait alors la simple
remarque que toute présence de l'étant objectif suppose une absence de
l'Etre non-objectif et, par la suite, que tout discours dicible est
enveloppé par un silence indicible, on nous répondra, tout de suite:
"Je sais que vous pensez que ce que je viens de dire c'est de la philo,
mais, en fait, ce n'est pas ça ce que je voulais dire". L'horreur du
vide s'est convertie dans l'horreur de la philosophie et de la
psychanalyse. Mais que signifie un fait purement "objectif" sinon la
dénégation de sa propre origine subjective?
Pour désigner cet Etre - non-objectif et indicible -, Aristote avait
employé un mot devenu, assez vite, célèbre - tò hypokeímenon -, terme
étrange, choisi à la "mesure" de l'étrangeté de son "référent", et qui,
dans une traduction "sans reste", correspond au subjectum latin. Pour
Aristote, tò hypokeímenon - et, par analogie, l'Etre en tant qu'Etre -
est une sorte de "tiers" par rapport aux contraires (sans pourtant être
un terme proprement dit). Plus précisément, le Sujet est ou abyssal -
en dessous - ou zénithal - en dessus - des contraires. "L'objet
horizontal" de la philosophie, tel qu'il est perçu par les
scientifiques, est, en réalité, un Sujet vertical - fût-il "abyssal" ou
"zénithal". De ce point de vue, il est vraiment l'opposé de l'objet.
Mais alors, quel est le vrai rapport entre la philosophie - définie
comme théorie générale du Sujet - et la psychanalyse - définie comme
théorie particulière du Sujet? Il semble bien que cette co-appartenance
naturelle entre le Sujet ontologique de la philosophie (l'Etre - das
Sein) et le Sujet ontique de la psychanalyse (l'étant humain - das
Dasein) implique le fait, inattendu pour certains philosophes et
psychanalystes, que la psychanalyse représente la dernière épiphanie
"filiale" de la philosophie. J'entends le terme "dernier" au sens de
son ancien équivalent grec: éskhaton. Le Sujet ontique (le Dasein), et,
par conséquent, l'étant humain, représente de cette manière la
manifestation "eschatologique" (i.e. le dévoilement: he apokálipsis) du
Sujet ontologique, et, par analogie, de l'Etre même. (D'où la formule
<Sein des Seienden> de Heidegger, selon laquelle l'ontologie de
l'Etre revient en fait à une analytique existentielle du Dasein .) Il
ne s'agit plus, dans ce contexte, d'une simple manifestation historique
de la philosophie comme science particulière - en l'occurrence, la
psychanalyse - car, on l'a déjà vu, la psychanalyse n'est ni un
discours disciplinaire, ni un discours inter-disciplinaire. Comme la
philosophie, d'ailleurs. En paraphrasant donc un théologien qui semble
devenir de plus en plus moderne (et même post-moderne), Maxime le
Confesseur, on pourrait dire, au contraire, que, par la naissance de la
psychanalyse, la philosophie s'est dévoilée en tant que symbole
d'elle-même...
Autrement dit, la psychanalyse est devenue l'analogon de la
philosophie, une et non-differenciée, un analogon situé au niveau des
disciplines "de l'esprit", multiples et différenciées. Le particulier -
la psychanalyse - n'est plus une simple partie séparée de l'universel -
la philosophie -, mais la manifestation de l'universel même, dans sa
propre intégralité. Ainsi, l'universel de la philosophie devient
concret, à savoir, un concret psychanalytique. Ce qui, dans un langage
phénoménologique, signifie que la facticité ontologique du Sujet
philosophique se dévoile aujourd'hui comme quotidienneté ontique du
Sujet psychanalytique. L'analytique existentielle de la psyché est
devenue psych-analyse, car le Sujet ontique de la psychanalyse
représente l'effet de la différenciation de l'indifférent même - le
Sujet ontologique de la philosophie. Si la philosophie fournit le
principe in-différent (non-différencié) de toute science (depuis
Aristote, l'Etre n'est plus une catégorie), la psychanalyse représente
la "science" de l'indifférent même. Il n'est donc pas question d'une
simple filiation psychanalytique ou d'une simple paternité
philosophique. Car, dans cette perspective, la psychanalyse - en tant
que "théorie" du Sujet ontique - n'a pas succédé (historiquement) à la
philosophie - en tant que "théorie" du Sujet ontologique. Au contraire,
elle s'est constituée (historialement) comme son propre "dévoilement" .
On pourrait ainsi dire que la psychanalyse est une philosophie
convertie au quotidien. En effet, les philosophes du début du XXe
siècle se sont déjà intéressés aux Stimmungen de la psyché - le souci,
l'angoisse ou l'ennui - et, en fin de compte, aux maladies psychiques
(thème de recherche phénoménologique depuis la Philosophie de l'Esprit
de Hegel). Dans cette perspective (pré-psychanalytique), les
dispositions de l'âme n'étaient plus traitées (au moins dans le
discours philosophique) comme de simples phénomènes déjà actualisés -
propriétés (dans le double sens du terme) d'un Sujet ontique - mais en
tant que modes d'actualisation (et, donc, d'être) du Sujet même, un
dévoilement à valeur mondaine (et, par la suite, ontologique) . Le
Sujet ontique n'a plus "de temps en temps" des sentiments, il est
toujours "sentimental" . Même une attitude purement théorique (i.e.
"neutre") relève, en fin de compte, d'une certaine disposition
affective et, par la suite, "ontologique" . Ce qui, au commencement des
temps modernes, était presque inconcevable.
Mais de quelle sorte de philosophie s'agit-il ici? De la
phénoménologie, bien sûr, la philosophie du "dévoilement". Ce que
l'ancien mot grec phaínesthai (et son dérivé: phainómenon) veut en
effet dire, selon Heidegger: "se manifester-en-et-par-soi-même" .
Seulement, reste encore à savoir si l'épiphanie de la philosophie en
tant que psychanalyse a provoqué une "dernière" et, par conséquent ,
fatale castration de la philosophie. Une réponse affirmative semble
s'imposer, car l'accomplissement de cette "dernière" épiphanie coïncide
en effet avec ce que le même Heidegger allait définir comme "la fin de
la métaphysique". Et pourtant, nous ne croyons pas qu'une telle
castration s'est vraiment consommée. Nous savons maintenant que
Husserl, le créateur de la phénoménologie, comme Freud, le créateur de
la psychanalyse, ont fréquenté les cours de Franz Brentano (consacrés,
entre autres, au problème de... l'inconscient). Nous savons aussi que,
en commençant par Heidegger, le disciple de Husserl, la philosophie a
pris en charge le thème du quotidien et, par la suite, celui des
"maladies existentielles", ce qui allait inspirer la création d'un
célèbre courant dans la psychiatrie: l'école allemande (et ensuite
française) de la Daseinanalyse, tandis que, en commençant par Lacan, le
disciple de Freud, la psychanalyse va s'intéresser, à son tour, à la
philosophie. Quand j'entends donc mes amis psychanalystes dire que la
psychanalyse n'a rien à voir avec la philosophie, je suis tenté
d'invoquer tout de suite la Verneinung.
C'est l'explication pour laquelle on a souvent du mal à bien situer
(d'une manière univoque) le texte de La Dénégation. Car, dès le début,
il donne l'impression qu'il s'agit d'une démarche logico-philosophique
explicite (un peu trop logique et un peu trop philosophique même), qui
commence et finit, comme par hasard, par un problème psychanalytique
implicite: celui de l'origine du refoulement. On attendait une
explication plutôt psychanalytique et on tombe, apparemment, sur un
discours épistémologique: celui de l'origine de l'intellection. Par
conséquent, après avoir parcouru plusieurs fois ce texte tout a fait
singulier, on sent le besoin de le défendre contre toute philosophie
non-phénoménologique qui pourrait s'emparer de lui (comme d'une preuve
précieuse et inespérée). Voilà, donc, quelques précisions (d'ordre
phénoménologiques) qui rejoignent d'ailleurs, dans la plus part des
cas, les excellentes remarques critiques de Lacan sur la Verneinung.
La première difficulté à laquelle le lecteur philosophe se confronte
consiste dans le fait que Freud pratique, sans trop prévenir, les deux
sens de la négation, tels qu'ils sont définis dans la philosophie
d'inspiration phénoménologique: le sens "horizontal", qui concerne les
termes de tout jugement (le sujet et le prédicat), et le sens
"vertical" - soit-il "zénithal" ou "abyssal" (ou, mieux encore:
"génital") -, qui concerne le jugement même, en tant qu'acte de
liaison. On peut, en effet, nier l'attribution d'un prédicat à un
sujet, mais on peut aussi nier l'attribution même. Du point de vue
grammatical, la première négation relève, par analogie, d'un temps
verbal "horizontal", qui suppose la pré-existence des termes à nier, la
deuxième d'une sorte d'aspect verbal "vertical" ("zénithal" ou
"abyssal", selon les préférences), qui suppose la possibilité même
d'une liaison qui, pour diverses raisons, a été empêchée de
s'actualiser. (La liaison entre l'aspect verbal - le subjonctif, le
conditionnel, etc. - et l'affectivité est, selon nous, évident .) Dans
ce contexte, le refoulement ne relève plus d'une chose pré-existante
qui est, ensuite, cachée pour un moi, mais d'une pulsion cachée,
in-existante ensuite pour moi (en tant que simple chose). L'affirmation
par dénégation, qui définit un seul et même paradoxe d'une présence
sans présent, n'entraîne pas la succession (et, donc, la chronologie)
car, sans cette verticalité du possible de la liaison pulsionnelle (et,
donc, de son archéologie), la dénégation même se réduit à un simple
horizon de quelque chose qui est depuis toujours déjà lié et, par
conséquent, conscient (quoique d'une manière négative). Il y a donc une
généalogie "ontique" (d'ordre chronologique), qui coïncide avec
l'histoire du passage d'un acte à un autre, et une généalogie
"ontologique" (d'ordre archéologique), qui se confond avec
l'historialité du passage d'une puissance à l'acte. Le possible
historial de la dénégation suppose le "vide" de la conscience et,
implicitement, l'engagement de l'inconscient. Car la possibilité même
de la conscience ne peut plus être de l'ordre de la conscience. Ou,
inversement, la dénégation constitue l'effet (i.e. la trace) de
l'inconscient même dans la conscience. La privation ontologique du
Sujet se traduit ainsi, à son tour, dans la négation ontique de la
conscience. Il n'y a pas une conscience (en acte) de la conscience (en
puissance) car la conscience est toujours déjà en acte, comme simple
effet (ou trace). Une "conscience transcendantale" - leit-motive
récurrent dans la philosophie moderne - est, en fait, un oxymore
ontico-ontologique. Au moins pour nous, les humains.
Dans un langage théologique d'inspiration kierkegaardienne, on pourrait
dire que le contraire du péché - en tant que moi toujours déjà lié (et,
donc, actualisé) - est justement la liberté par rapport à toute liaison
possible (et, donc, consciente). Autrement dit, le péché tient à
l'actualité consciente d'une simple croyance, la liberté au possible
"inconscient" de la foi. Quoique entre le péché et la vertu il y a un
rapport de contrariété (qui fait que la croyance est toujours en
liaison avec la logique binaire d'une morale constituée), entre le
péché et la vertu, d'un coté, et la liberté, de l'autre, il y a un
rapport de privation (qui fait que la foi est toujours "libre" de toute
logique binaire et de toute morale constituée). La croyance est
prévisible, la foi est imprévisible. La croyance va et vient, la foi
sur-vient (comme le Sujet, d'ailleurs). Notre vraie vie n'est jamais
prise par la simple succession horizontale (historique) d'une chose
déjà vivante, l'homme conscient (pour lequel la naissance et la mort
n'ont pas vraiment de sens). Elle relève d'une sorte de simultanéité
verticale (historiale), engagée, de manière sur-prenante, par la
pulsion même de la Vie. Dans la croyance, nous avons affaire à notre
propre décision (consciente), tandis que, dans la foi, on est toujours
"décidés" par "quelque chose" d'autre, à savoir, l'impropre de la
conscience. Nous avons la croyance d'être jetés dans le monde, mais
nous n'avons pas toujours la foi d'être pro-jetés comme monde. La
croyance est ontique, la foi, ontologique.
La deuxième difficulté consiste dans la manière dont Freud présente la
constitution du moi comme succession entre l'expérience du "dehors" et
celle du "dedans". Avaler ou cracher un objet c'est, en effet, la seule
manière de thématiser ce qui n'est plus un objet (mais seulement un
désir), à savoir, moi-même, en tant qu'analogon liminaire du Sujet.
Cela ne veut pas dire que ce "moi-même" se trouve quelque part du côté
de l'intérieur. La constitution du moi est pratiquement impossible si
notre expérience est limitée à la simple succession schizoïde du dehors
et du dedans. Car le moi est justement la limite commune du dehors et
du dedans, une sorte de frontière qui n'est ni extérieure, ni
intérieure, mais qui ne peut pas se thématiser et, donc, se dévoiler
(dans sa propre "nullité") sans cette différence. La mêmeté ontique de
l'identité du moi suppose, donc, sa propre différenciation ontologique.
Par conséquent, la simple succession physiologique (entre le dehors et
le dedans) suppose, à son tour, la simultanéité phénoméno-logique (du
dehors et du dedans). Au niveau de nos sens, il n'y a aucune mêmeté de
la succession déjà actualisée sans la mímesis de la simultanéité du
possible. Je regarde, par exemple, un mouvement constitué à l'extérieur
parce que mes yeux re-constituent ce mouvement à l'intérieur. Le
mouvement (intérieur) de mes yeux suit ou, mieux encore, imite le
mouvement (extérieur) de l'objet. Regarder signifie, en fin de compte,
re-garder. Mais, la conséquence de cette garde mimétique (qui est en
fait une re-production) n'est pas un mouvement ainsi intériorisé du
mouvement extérieur (une mêmeté qui garde toujours un décalage et,
donc, une succession par rapport au mouvement extérieur), mais la
simultanéité possible du schéma de tout mouvement (soit-il intérieur ou
extérieur), qui, elle, n'est ni extérieure, ni intérieure. Ou, plus
précisément, entre le mouvement extérieur et le mouvement intérieur
c'est justement ce schéma liminaire qui assure, en tant que simple
possibilité, la liaison. Regarder suppose la croyance et, par
conséquent, le binarisme (et le doute), jamais dépassé, de l'extérieur
et de l'intérieur. Mais chaque regard pré-suppose la "garde" même et,
donc, la frontière insaisissable de la foi, qui est un tiers sans
aucune dimension. Car, d'une part, on l'a déjà vu, la liaison relève
toujours du possible, et, d'autre part, la frontière même n'a pas de
grandeur. Ce qui, en fin de compte, veut dire que le moi n'est ni
"extérieur", ni "intérieur", mais la frontière qui se crée entre les
deux. Nous vivons, en fait, "dans" une limite, dans l'entre-deux créé
entre l'extérieur et l'intérieur. Dans ce contexte, la thématisation du
schéma de tout mouvement possible en tant que frontière entre un
mouvement extérieur et un mouvement intérieur coïncide, depuis
Aristote, avec la naissance de l'intellection.
Mais, est-ce que cette thématisation du possible concerne vraiment le
Sujet? Le texte de La Dénégation peut encore nous égarer. Car, parfois,
Freud parle en effet de l'intérieur comme de quelque chose de
"subjectif". En plus, on ne voit pas très bien (dans ce contexte propre
à la naissance de l'intellection) quelle est la différence entre le moi
(conscient) et le Sujet (inconscient). S'il est vrai que la perception
n'est pas, comme le dit Freud lui-même, un processus purement passif,
si toute présentation de la mêmeté suppose déjà une re-présentation
(et, donc, un phantasme) de la mímesis, il s'ensuit que notre
expérience n'est jamais purement sensible et que, par conséquent, la
sensibilité de la présence suppose toujours l'imagination d'une
absence. Paradoxalement, l'institution de notre présent passe par la
ré-institution de notre passé. On est réveillé justement parce que nous
nous souvenons de ce qui est (pour nous) encore "endormi". Mais, dans
ce cas-là, le problème du souvenir devient effectivement capital.
Comment on se souvient donc du présent? Dans quel présent vivons-nous
en fait? Quel est le présent de la croyance? Est-il différent par
rapport à celui de la foi?
Reprenons le raisonnement d'Aristote: "Si les choses vont ainsi pour le
souvenir, alors c'est de l'affection présente que nous nous souvenons,
ou de l'objet dont il provient? Si c'est de l'affection présente que
nous nous souvenons, alors il est impossible de nous souvenir des
choses passées. Si nous nous souvenons des choses mêmes, quelle sorte
de perception nous permet d'apercevoir une chose absente, qui n'est
plus perçue? Et s'il s'agit d'une sorte d'empreinte ou d'écriture en
nous, pourquoi sa saisie serait le souvenir d'une autre chose
qu'elle-même? Car celui qui accomplit un acte de mémoire se représente
cette affection et il la ressent. Comment donc se souvient-il d'une
chose absente? En effet, dans ce cas, on pourrait voir ou entendre
quelque chose qui n'est plus présent. Est-ce que le souvenir nous
arrive vraiment de telle façon? Tout comme l'animal peint dans un
tableau est à la fois animal et image, ces deux derniers constituant
une unité et une seule chose, quoique leur existence ne soit pas la
même, ainsi que nous pouvons le considérer simultanément ou animal ou
image, l'image qui est en nous est, à la fois, image en soi, mais, en
même temps, représentation de quelque chose d'autre" . En d'autres
mots, la possibilité de se souvenir d'une chose quelconque réside,
encore une fois, dans son propre schéma de pré- et (simultanément) de
re-pré-sentation. Si la chose présentée se trouve à l'extérieur du moi
et la chose re-présentée se trouve à l'intérieur du moi, le schéma
commun (et, en l'occurrence, le moi même) n'est ni extérieur ni
intérieur, ou, ce qui revient au même, il est, encore une fois, et
extérieur et intérieur. La dénégation de l'extérieur par l'intérieur
est, de cette manière, la condition même de cette possibilité d'ordre
intellectuel. Elle devient de la sorte le reflet imperceptible d'un
véritable chiasme.
Mais où est alors le Sujet? Ou, dans le langage philosophique: où est
l'Etre même? Je crois que la démarche freudienne marque ici une rupture
qui risque de passer inaperçue par un lecteur non averti. Car, en
effet, la dénégation des patients n'est pas invoquée dans le contexte
de la constitution de leur "moi", mais en tant que condition de
possibilité de la re-constitution de "leur" Sujet. Le fait même qu'ils
ont oublié la présence qui est sur-venue dans la constitution de leur
conscience entraîne une sorte de présent "négatif" - celui de l'oubli -
véritable analogon de cette absence (ou réduction) fondamentale (ou du
fondement). On peut même dire, en reprenant Maurice Merleau-Ponty,
qu'il ne s'agit pas ici d'un fond, mais d'un "double-fond" . La
croyance vit une présence qui a toujours un présent assignable, tandis
que la foi re-vit une présence qui n'a jamais un présent assignable: la
présence de l'oubli. Ce qui, encore une fois, suppose que le Sujet nous
fait signe non pas comme un plein mais comme un vide (de conscience) et
qu'il concerne le fonctionnement ontologique et non pas ontique de la
dénégation. Le chiasme horizontal entre l'extérieur et l'intérieur de
la dénégation ontique institue un simple analogon du véritable chiasme:
celui vertical de la ré-institution sur-venue entre le conscient et
l'inconscient. La croyance suppose le souvenir, la foi le re-souvenir
(ou l'ana-mnèse). L'oubli devient la modalité fondamentale de la
manifestation du Sujet. Ou, autrement dit, l'oubli - comme le vide,
d'ailleurs - a une fonction "positive". Il nous préserve de rester trop
longtemps dans la mêmeté de notre moi tauto-logique. Car oublier
signifie ici mettre entre parenthèses le moi que je suppose être. Comme
dans la phénoménologie française contemporaine, c'est seulement
l'hiatus de la conscience qui dévoile son origine: "Mais alors comment
comprendre la subjectivité? [...] La solution est à chercher dans la
vision même: on ne comprendra le souvenir que par elle. Il faut qu'elle
soit modulation ou serpentement dans l'un, variante d'un système
perceptif du monde, pour que le souvenir puisse être et comporter
l'oubli. [...] Problème de l'oubli: tient essentiellement à ce qu'il
est discontinu [...] Il y a des rétentions qui ne s'oublient pas, même
très éloignées. Il y a des fragments <perçus> peu avant qu'ils
disparaissent (l'ont-ils été? Et quel est exactement le rapport du
perçu et de l'<imperçu>?) [...] Comprendre que la Gestalt est
déjà transcendance: elle me fait comprendre qu'une ligne est un
vecteur, un point un centre de force" .
Il faudrait peut-être envisager une autre manière d'individuation qui
ne relève plus d'une croyance dans la continuité du passé et du présent
(de la vie) mais d'une foi dans la discontinuité du passé et du présent
(ou, à la limite, de la vie et de la mort): "Nous rencontrons cet
Ineinander chaque fois que la référence intentionnelle n'est plus celle
d'une Sinngebung à une Sinngebung qui la motive mais d'un <noème>
à un <noème>. Et en effet c'est bien ici le passé qui adhère au
présent et non la conscience du présent qui adhère à la conscience du
présent: le passé <vertical> contient en lui-même l'exigence
d'avoir été perçu [...] Le passé n'est plus ici une
<modification> ou modulation du Bewusstsein von... Inversement
c'est le Bewusstsein von, l'avoir perçu qui est porté par le passé
comme Etre massif [...] Il faut reprendre et développer
l'intentionnalité fungierende ou latente" . Souvenons-nous que Grégoire
de Nysse parlait déjà du Christ comme d'une frontière... On pourrait
ainsi envisager une véritable topologie des occurrences possibles du
Sujet car, en fait, nous pouvons le re-trouver - naissant et / ou
mourant (ce qui, à la limite ou, encore mieux: à la frontière, est la
même chose) - dans la souffrance et la décomposition, dans la perte
d'identité et, pourquoi pas, dans la dénégation des malades... De ce
point de vue, le psychanalyste profite, lui aussi, de la cure, car, par
la différence que la maladie même institue, il a la chance de "se"
ré-instituer en tant que Sujet. Et il en est de même avec le
philosophe. On parle souvent d'un "inquiétant" oubli de l'Etre, mais on
ne comprend pas encore que c'est justement cet oubli qui devient la
marque, la plus intime, de l'Etre même. Assumer cette "perte" destinale
revient à une sorte de pratique "philosophique" de la dénégation. Si
quelque chose s'est vraiment passé entre Descartes et Heidegger, c'est
la conversion du trop bruyant "Je pense donc je suis" dans le plus
discret "J'oublie donc je suis". Car la force médiatique du Sujet
consiste dans sa propre discrétion.