Alors, ce problème tellement vaste de la croyance, je l'aborderai à
partir d'une question qui peut paraître très particulière, celle du
fétichisme. Qu'est ce que le fétichisme peut avoir à faire avec les
questions qui sont annoncées dans l'argument, ces questions
essentielles qui portent, par exemple, sur la mort de Dieu, le discours
de la science, le discours de la religion? Eh bien je pourrai
peut-être, en conclusion, tenter d'indiquer les liens qu'il serait
possible d'envisager entre les questions que je pose, et les questions
beaucoup plus générales qui sont celles de ce colloque.
Dans un premier temps évidemment, le rapprochement que je pourrais
faire risquerait d'apparaître un peu artificiel. Je partirai en effet
du principal texte de Freud sur le fétichisme, le texte de 1927 qui
porte ce titre, et qui est publié dans le recueil intitulé La vie
sexuelle. Dans ce texte Freud tente de dire ce que peut représenter le
fétiche pour le sujet fétichiste. Il prévoit que sa réponse va être
décevante, parce qu'elle sera d'une certaine façon trop attendue, trop
passe-partout. Le fétiche est un substitut du pénis. Ça pourrait
paraître en effet bien simplificateur. Mais précisément Freud n'en
reste pas là. Le fétiche, précise-t-il, ce n'est pas le substitut de
n'importe quel pénis. C'est " le substitut du phallus de la femme ( la
mère ) auquel a cru le petit enfant et auquel ( ... ) il ne veut pas
renoncer. ". Vous le savez, selon Freud, le petit garçon a d'abord cru
que tous les êtres humains étaient pourvus d'un phallus. Si certains
êtres en sont dépourvus - ce qu'il éprouve comme une castration -
lui-même pourrait à l'occasion en être privé. Pour éviter cette crainte
il va nier, ou plutôt dénier, rejeter de façon très forte, la
castration féminine.
J'ai déjà eu l'occasion, en traitant de ce thème du fétichisme, de
souligner la façon dont Lacan reprend les choses sur ce point. Si le
fétiche est le substitut d'un phallus manquant il peut renvoyer à la
fois à la présence - ne serait-ce que parce qu'il est matérialisé -
mais aussi à l'absence. Lacan va même jusqu'à dire que le fétiche c'est
le phallus symbolique en tant qu'il est de sa nature de se présenter
dans l'échange comme absence.
Bien sûr je serai forcément amené à reprendre cette question.
Aujourd'hui toutefois je soulignerai d'abord que la position fétichiste
constitue un avatar d'une croyance. L'enfant a cru que les femmes
avaient un pénis. Cette croyance, il ne peut pas tout à fait y
renoncer, malgré le démenti de la réalité. Le fétiche vient représenter
cette croyance.
Evidemment on pourrait contester qu'il s'agisse ici d'une croyance au
sens fort où nous le prenons aujourd'hui. L'usage du verbe croire -
glauben en allemand - ne l'implique pas forcément. Si je dis : tiens je
croyais que j'avais amené tel livre avec moi, s'agit-il d'une croyance?
Mais il me semble que quand l'enfant croit que la femme a un pénis
c'est vraiment d'une croyance au sens fort qu'il s'agit, et même que
c'est une croyance qui peut peut-être nous éclairer sur certains
aspects de la structure de la croyance en général.
Allons cependant pas à pas. Vous remarquerez d'ailleurs que je pense
surtout me demander ce que le fétichisme peut nous apprendre sur la
croyance masculine. Enfin nous verrons si nous pouvons aller un peu au
delà.
Je ne vais pas refaire toute la démonstration freudienne. Pour tout
analyste qui a eu l'occasion de recevoir en cure un sujet fétichiste
elle est, dans ses grandes lignes, incontestable. J'ai eu par exemple
l'occasion de parler plusieurs fois d'un fétichiste de la jupe de cuir
chez qui ce vêtement renvoyait très clairement à une figure de femme
policier, qui était pourvue de tous les attributs du désir, parce
qu'elle était marquée des insignes d'une loi avec laquelle il
s'agissait de jouer : une femme, comme on dit, phallique. Je ne
prendrai pas le temps de vous exposer la configuration de ce cas. Mais
j'y trouverai l'occasion de vous expliquer pourquoi j'ai cru, dans mon
titre, pouvoir parler d'un fétichisme ordinaire. Quoi de plus banal, au
fond, qu'un désir masculin qui est suscité par une pièce particulière
de vêtement, surtout s'il ne s'agit pas pour le sujet de s'enfermer
seul avec le vêtement en question, mais de le voir porter par une
femme? Un homme peut d'ailleurs ne pas trop remarquer ce qui fait la
condition de son désir, alors même que cette condition est absolument
exigible. Je dis cela seulement pour expliquer que je vais m'autoriser
à tirer des conséquences générales d'une étude qui pourrait paraître
très particulière.
Reprenons tout de même quelques points du texte de Freud. Toujours
soucieux de ne pas simplifier son analyse, Freud insiste sur le fait
qu' " il n'est pas juste de dire que l'enfant ayant observé une femme a
sauvé, sans la modifier, sa croyance que la femme a un phallus. Il a
conservé cette croyance, mais il l'a aussi abandonnée ". Cela peut
paraître évident : dans le cas contraire on aurait affaire à un délire.
En tout cas cette coexistence de la conservation et de l'abandon de la
croyance va mener Freud à l'idée d'un clivage psychique. Tout se passe
comme s'il y avait chez le même sujet deux courants psychiques
contradictoires par rapport à la castration. Tout se passe comme si ces
courants psychiques n'agissaient pas l'un sur l'autre, comme s'ils
étaient indépendants l'un de l'autre. Il y a en quelque sorte deux
sujets dans une même personne, celui qui reconnaît la castration et
celui qui la nie, et ces deux sujets s'ignorent mutuellement.
Il est intéressant de noter, cependant, que les deux positions, quoique
clivées, peuvent s'articuler au niveau de la construction même du
fétiche. Je vais vous rappeler à cet égard quelques lignes de Freud
parce que je vais avoir à m'en servir dans un moment. " Dans des cas
très subtils, dit Freud, c'est dans la construction même du fétiche
qu'aussi bien le déni que l'affirmation de la castration ont trouvé
accès. C'était le cas pour un homme dont le fétiche était une gaine
pubienne qu'il pouvait aussi porter comme un slip de bain. Cette pièce
vestimentaire cachait totalement les organes génitaux. Selon les
documents de l'analyse cela signifiait aussi bien ou que la femme était
châtrée ou qu'elle n'était pas châtrée, et cela permettait par surcroît
de supposer la castration de l'homme car toutes ces possibilités
pouvaient parfaitement se dissimuler derrière la gaine, dont l'ébauche
était la feuille de vigne d'une statue vue dans l'enfance ". Je dois
dire que cet exemple, qui m'évite de développer un cas que j'aurais
personnellement traité, convient parfaitement pour mon propos.
Parce que... il faut quand même y arriver. Nous savons que nous ne
pouvons plus exactement prendre tout cela, aujourd'hui, dans les termes
de Freud. Nous ne pensons pas que la question du phallus se réduise à
une affaire de perception. Nous savons que le phallus est plutôt un
signifiant, celui du désir, mais aussi bien le signifiant de la part de
perte, de renoncement que peut comporter la sexualité humaine. Quant à
l'organe, ce que nous avons appris, avec Lacan, c'est que ceux qui en
sont pourvus, précisément parce qu'ils le sont, peuvent craindre pour
ce qu'ils ont. L'avoir n'exclut pas la dimension de la castration. Une
femme, d'ailleurs, précisément parce qu'elle n'a pas l'organe ne peut
pas craindre de le perdre. Sa question se situera plutôt au niveau de
l'être, être le phallus. Est-elle, dans sa personne reconnue comme
aimable et désirable, est-elle le signifiant du désir?
Vous voyez que l'on peut déplacer ici nos questions de l'avoir à
l'être. Est-ce que cela rend caduque la théorie freudienne du
fétichisme? Je ne pense pas. Mais ça oblige sans doute à la lire
autrement.
Il, y a très certainement, chez le garçon, une tendance à sauver la
dimension phallique de la femme, ou d'abord de la mère. Mais cette
tendance ne se joue sans doute pas essentiellement au niveau de ce qui
serait supposé d'un organe réel. En fait le moment décisif est sans
doute ce moment où l'enfant, sur le point d'être confronté à ce qu'il
en est de la différence des sexes, n'a rien voulu en savoir, l'a
recouverte d'un voile. Dans un cas que j'ai eu récemment à suivre,
c'est le fait de jeter ici ce voile, cette feuille de vigne, qui a
permis de continuer à laisser aux femmes un pouvoir qu'elles auraient
perdu si la question d'un avoir ou d'un ne pas avoir avait du se poser.
Le voile, ici, a évité pour ainsi dire d'avoir à trancher. Là encore,
je ne parlerai pas de ce cas en tant que tel, mais je soutiendrai
qu'une femme peut aussi être fétichisée pour ainsi dire dans son
entier, dans une totalité qui n'est pas entamée parce qu'il y a ce
voile. C'est même sans doute le cas le plus fréquent, et donc le moins
repéré comme tel.
Qu'est-ce qui m'autorise cependant à parler ici de fétichisme, et non
pas par exemple d'un amour idéalisé? C'est qu'on voit bien que dans le
culte qu'un homme peut parfois porter à une femme, il s'agit, à travers
elle, de nier tout manque. Elle est supposée combler toute attente.
Reprenons dans cette perspective l'exemple de la gaine. Fonctionnant
comme voile, la gaine peut recouvrir, et donc indiquer, deux dimensions
contraires, mais qui seraient ici coexistantes. Le voile fétiche peut
indiquer la présence ou l'absence de quelque chose qui indique la
différence sexuelle, et donc la possibilité de la jouissance sexuelle.
Mais on sait que cette dimension laisse subsister une dimension de la
castration. Désirer sexuellement, c'est aussi être assujetti au désir,
au manque. A un autre niveau cependant le voile peut aussi référer à
une dimension phallique qui fonctionnerait tout autrement, qui serait
plutôt tourné vers un être. Et j'aurais pour ma part tendance à penser
que c'est surtout à ce niveau qu'il y aurait déni de la castration : si
c'est un être qui est érigé derrière le voile celui-ci peut beaucoup
moins facilement être menacé. En tout cas c'est, me semble-t-il, cette
double dimension qui fonctionne dans de nombreux cas que nous pouvons
avoir à connaître.
Un telle perspective devrait permettre aussi de relire une référence au
clivage que Freud a proposé bien des années avant son article sur le
fétichisme, et qui concerne la vie amoureuse masculine. Vous connaissez
l'article " sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse
". Cet article est resté célèbre, sans doute parce qu'il décrit fort
bien un phénomène que l'on peut constater souvent dans l'expérience. Il
s'agit de ces hommes qui là où ils aiment, ne désirent pas et là où ils
désirent ne peuvent aimer. Il y a, dit Freud, clivage du courant tendre
et du courant sensuel. La femme aimée serait le substitut de la mère,
et à ce titre elle est frappée d'interdit. Dès lors le désir ne peut
plus s'orienter que vers des femmes qui en sont éloignées, comme les
prostituées par exemple. Mais après tout on peut s'interroger. Ou se
situe ici la castration, ou se situe le déni de la castration? Poser
une femme, l'épouse par exemple, comme échappant à toute sexualisation,
n'est-ce pas aussi une façon de la surestimer dans sa totalité?
J'emploie volontairement ce terme de surestimation dont Freud se sert à
la fois pour parler d'un intérêt particulier - éventuellement pervers -
porté à une partie du corps féminin, mais aussi pour parler de
certaines formes de la vie amoureuse de l'homme. Par ailleurs puisque
c'est ici la question du clivage qui m'intéresse, je pense qu'il serait
bon de noter que dans l'ordre du clivage beaucoup d'autres formes sont
possibles. Par exemple l'épouse peut-être du côté de l'objet sexualisé
et une autre femme peut être idéalisée. Ou même la même femme peut
alternativement être située des deux côtés. C'est une solution qui peut
paraître avantageuse, mais qui laisse souvent le sujet désarçonné parce
qu'il ne sait plus du tout de quel Sil il considère sa compagne.
Tout cela appellerait certainement, sur le plan clinique, de nombreux
développements. Je préfère cependant poser, pour finir, quelques
questions sur la croyance. Ce sont les questions que j'avais annoncé au
début. Est-ce que tout cela peut être de quelque enseignement par
rapport à notre sujet d'aujourd'hui.
Résumons la façon dont la question du clivage se pose dans l'article
sur le fétichisme. Le sujet sait bien que les femmes n'ont pas de
phallus. Mais tout de même, en même temps, il préfère continuer à
croire qu'elles en ont un. Ou alors, pour le dire à travers ce que j'ai
essayé d'amener : le sujet sait bien qu'en principe on ne peut pas être
et avoir en même temps. Mais tout de même il peut vouloir croire que
c'est possible. Il peut vouloir croire que du côté féminin les deux
dimensions peuvent coexister, éventuellement distribuées en deux femmes
différentes, mais pas forcément. En somme, je sais bien que les femmes
n'ont pas de phallus, mais quand même je crois qu'elles en ont un. Je
sais bien que être et avoir ne peuvent pas coexister, mais quand même
ça peut coexister s'y je m'y prend d'une façon assez astucieuse.
Je me réfère ici, bien sûr, à un article célèbre d'Octave Mannoni. Cet
article, publié dans les Clés pour l'imaginaire, a précisément pour
titre " Je sais bien, mais quand même ". Cette formule, selon Mannoni,
indique de la façon la plus précise comment une croyance peut survivre
au démenti de l'expérience. Pour Mannoni, il est vraisemblable que ce
soit le déni fétichiste de la castration - il préfère d'ailleurs parler
de désaveu ou de répudiation - bref que ce soit la Verleugnung de la
castration qui constitue le premier modèle de cette survivance des
croyances. Le sujet, par exemple s'aperçoit qu'une prédiction qui l'a
inquiété ne s'est pas réalisée ; mais quand même il trouve que cette
prédiction était formidable. Ou encore officiellement il n'est pas
superstitieux, mais il ne peut éviter de donner un sens à telle ou
telle coïncidence, tel ou tel présage. Et parfois ce sont les croyances
officielles qui organisent ce " je sais bien mais quand même ". Ainsi
chez les Hopis les enfants croient d'abord que ce sont les figures
terribles de Katcina qui viennent se livrer à des danses à certaines
occasions. Il auront plus tard à apprendre qu'il s'agit en réalité de
leurs pères et de leurs oncles, qui se sont masqués. Mais ils auront
aussi à penser que quand même ce sont bien des esprits qui sont présent
à travers leurs parents dans les danses. Il est sans doute intéressant
de voir ici que la croyance est étroitement liée à ce qui pourrait
paraître l'invalider. Si on prend cela au sérieux - mais là je
m'éloigne un peu de Mannoni - cela nous laisserait entendre qu'une
croyance n'est jamais aussi forte d'un côté que si elle est rejetée
d'un autre côté. En somme croire, ce serait toujours surtout dénier les
raisons de ne pas croire.
Evidemment nous en venons là au point le plus difficile. Est-ce que
tout cela va pas trop loin, au sens où la croyance religieuse elle même
serait perçue à travers le fétichisme?
Vous savez que Auguste Comte, par exemple, lorsqu'il établissait sa loi
des trois états de l'humanité décrivait le premier comme état
théologique. Dans cet état lui-même le premier moment c'est le
fétichisme au sens des ethnologues, l'adoration d'objets. On pourrait
d'ailleurs développer toute la question du rapport entre le fétichisme
au sens psychanalytique et le fétichisme au sens ethnologique. Mais
enfin on me dira que précisément le fétichisme au sens ethnologique
n'est qu'un état très primitif de la croyance, et que celle-ci, avec
les religions monothéiste notamment concerne un Dieu qui s'est retiré
du monde des objets.
Je ne sais pas de quoi va parler Alain Harly sous le titre " un certain
vide ". J'aurais tendance pour ma part à repenser au fait que Dieu soit
l'anagramme de vide, et à la façon dont cela peut se dire dans la
poésie de Jabes par exemple. Mais enfin précisément il n'est pas si
fréquent de voir le sujet en rester, par rapport à sa croyance, à ce
niveau du vide. Le plus souvent nous remplissons ce vide. C'est ce qu'a
pu dénoncer par exemple quelqu'un comme Yeshayahou Leibowitz qui montre
à quel point des éléments d'idolâtrie peuvent s'infiltrer même dans la
religion juive, malgré son rejet de toute représentation. Il y aurait
ainsi une étude à faire de la coexistence, dans les religions, de ce
qui creuse un manque et de ce qui tend à le combler, mais cela bien sûr
je ne pourrai pas du tout m'y engager aujourd'hui. J'ai simplement
essayé de mener d'une structure particulière qui nous apprend quelque
chose sur la croyance, sur la structure de la croyance, à des questions
plus générales qui sont celles que nous nous posons tous aujourd'hui.