M Caumel de Sauvejunte
Si nous pouvons nous accorder pour dire que le saint homme de la
croyance est Saint Thomas d'Aquin, sa réconciliation entre la foi et la
raison va le conduire en un lieu de sa Somme Théologique qui arrêtera
l'écriture sur un espace vide et suspensif de sa recherche des lois du
langage et de la parole1.
La lumière divine qui a été à l'horizon de cette somme à concevoir
comme une pure algèbre de la foi à partir de la raison lui fit
rencontrer ce point de néantisation de l'être que je m'abstiendrais
d'appeler dépression parce qu'il est l'expression de l'être dans son
rapport à l'universel, à l'Un et non au Tout.
James Joyce procédera, comme on le sait, par un bricolage de la
claritas de Saint Thomas d'Aquin pour en faire la splendeur de l'être.
Lacan dira, à ce propos, que l'activité sinthomatique de Joyce, dans
son travail d'écriture, fait déchoir le saint homme de son
madaquinisme, sinthome2 qu'il définit comme étant le quatrième terme,
celui par lequel le sujet ex-siste au trois autres de la Trinité
borroméenne.
Là où Saint Thomas d'Aquin éprouve la néantisation de son être, James
Joyce est dans l'élation maniaque du jeu de la lettre, cf. Finnegans
Wake. Quelle est la raison de cette folie qui fait butée à la raison de
la foi ?
Nous situerons la croyance à cette frontière sensible de la foi et la
raison3: c'est une zone dont l'ordre ou le désordre reste à définir.
Ses limites sont un bord, bord de la folie ou bord d'un trou dont on ne
sait si c'est l'erre de l'incroyant ou celui du croyant. Il est
difficile de juger car ici il s'agit du préjugé, du pré-jugement sur le
transfini, tel qu'un Georg Cantor a formalisé la théorie : on comprend
qu'il ait pu en perdre la raison. S'agit-il de la même rencontre pour
Giordano Bruno?
La croyance est en deçà de la foi qui suppose un pacte avec l'Altérité,
avec ce qui m'est étranger: la foi est un pacte symbolique qui me fera
croire que j'ex-siste à un lieu ordonné par le jeu dialectique des
contraires dans une référence à l'Un symbolique du Nom du Père. La
croyance est l'expression sensible qu'il y a un savoir sur lequel le
symbolique n'a pas de prise, un savoir qui résiste à la raison ou qui
n'y résiste pas comme dans les psychoses: la force de la logique de la
foi est controuvée par sa nécessité de faire exister ce Un, nécessaire
religieux dont s'était plaint Sigmund Freud quand il formulait qu'il
excluait la possibilité de traiter les névroses4: analyse finie et
analyse infinie5.
La question est d'actualité car notre monde moderne qui laïcise fait
naître dans l'outrance et la démesure une démultiplication de savoirs
rétifs à toute raison, dans une relation de parfaite antipathie avec la
raison. Que ce monde devienne avec le discours de la science un monde
de la lettre mais plus celui des lettres, on communique, on
informatrique etc., nous indique que la puissance de la lettre, dans
ses effets ici non scientifiques, se manifeste aux extrêmes de la
néantisation et de l'élation où le sujet couvre de bruits un monde sans
voix quand il ne se jette pas à corps perdu dans la grande gueule d'un
Autre évidé de tout habitat: ce n'est pas le problème des banlieues
mais des sans lieux.
Entre ces deux extrêmes, nous aurons à situer la réponse de la croyance
à ce dévoilement de la Sainte Face qui laisse le sujet dans la
difficulté d'une existence non garantie mais pas pourtant folle. La
croyance pourra prendre plusieurs visages: elle est soit une croyance
qui culmine dans un pragmatisme sans foi ni loi, mais est-ce encore une
croyance, soit elle est une croyance qui s'accroche aux signes d'une
réalité qui vacille, soit elle est une croyance qui résiste à la
croyance, croyance secrète qui pourra se révéler dans une analyse.
Nous défendrons l'hypothèse que la croyance est celle d'un lieu qui
pourrait devenir habitable à certaines conditions propres à chaque
sujet: ce lieu de la croyance est un lieu d'avant le pacte, il porte
l'empreinte du désir de l'Autre mais il est en délicatesse avec la
fonction du Nom et nous apprend que le Nom ne nomme pas. Nous
n'oublierons pas que même la certitude paranoïaque n'oblitère pas que
le fou sait qu'il est fou, fou de ne pas croire possible d'ex-sister au
Réel dont la férocité tient à sa propriété: il est négationniste, il
nie toute existence au sujet, ce défaut du Réel dont il ne s'agit plus
de purifier l'âme mais d'épurer le défaut. C'est la forclusion de la
croyance qui nécessite la certitude paranoïaque.
Quelle logique anime cet entre deux de l'occulte au culte de l'être
suprême, de sa splendeur, de sa splendide beauté tel qu'un transsexuel
peut nous la présentifier ?
A cette triste illumination de l'être que notre modernité a produite,
notre Moyen-Age avait trouvé la parade: l'enluminure. Une lettre était
brûlée par les feux de l'enfer de l'imagination, elle ne pouvait pas
être lue, ne devait pas être lue; c'était la loi de l'écriture, des
écritures &pour qu'elles soient lues.
Quel sens donner à la sacralisation de la première lettre celle qui
ordonnait qu'elle n'existe pas, comme l'aleph de l'alphabet hébreu, si
ce n'est la condition, la Bejahung, de la coche, du trait dit unaire,
du bâton de la lettre.
Quelle est l'instance de cette lettre6, ni chiffre, ni nombre mais qui
augure le déchiffrage et la série des nombres pas seulement entiers
mais aussi réels, entre l'énoncé et l'énonciation, entre ce qui est
écrit dans la parole(la foi) et ce qui n'est pas parlé dans ce qui
s'écrit(la raison), entre le vrai et la vérité, entre le possible et
l'impossible, entre le fini et l'infini, entre le doute et la
certitude, entre le savoir et la connaissance?
Le terme d'instance est intéressant à plus d'un titre. D'abord parce
qu'il est utilisé par Sigmund Freud lorsqu'il élabore la seconde
topique: ce sont les instances du moi, du ça, et du surmoi.
Ensuite parce que le recours à la B.I.L, la brigade d'intervention
linguistique7 nous donne des pistes étymologiques: l'instance c'est la
présence toute proche, la pression(instantia), c'est tenir, être sur le
dos, être près de(instare, de stare: tenir debout), c'est se placer à,
s'appliquer(sistere. L'intérêt est redoublé quand on s'aperçoit que la
racine de stare et de sistere sont st et si-st avec redoublement de la
consomme initiale et que ces deux lettres des langues indo-européennes,
s et t sont à l'origine d'un très grand nombre de mots de notre
vocabulaire et que d'autre part que ces deux lettres donneront le verbe
être.
Ce que nous retiendrons c'est qu'il y a une autorité de la lettre et
que celle-ci a la fonction de tenir, de présentifier, de placer l'être
en tant qu'existant à l'Autre.
Il y a là un paradoxe sur la fonction de la lettre qui fait autorité
pour faire tenir et qui lorsqu'elle n'est que dans son fonctionnement
libère les forces mortifères que nous observons dans notre clinique et
dans la vie politique et sociale. L'endémie sporadique des sacrifices
humains serait-il aujourd'hui le retour dans le Réel de cette lettre et
dont il faudrait se débarrasser( le hic de la science serait cette
lettre): c'est l'impossible d'ex-sister au Réel qui n'est plus sous le
coup de la loi éternelle, de la loi de l'incrée qui oblige la créature
à ne plus douter: le Réel n'est plus contingent. La loi de l'incrée7 du
docteur Angélique n'est-elle pas la loi de la contingence; sa nature
sexuelle n'est elle pas la découverte par la psychanalyse?
La croyance serait alors à considérer comme le témoin occulte de
l'autorité de la lettre en tant que celle-ci est perdue, même si la
perte n'a pas été authentifiée par le Nom imprononçable de cette
perte(identifier son nom est l'assentiment de la perte de cette lettre.
C'est le neurone perdu de Freud, la cause définitivement perdue du
psychanalyste, cette perte sèche que Lacan appellera l'objet a, la
lettre a première lettre de l'alphabet pour désigner qu'il n'en reste
qu'une écriture, écriture de A est différent de A, qui définit le
signifiant comme n'étant pas identique à lui-même, écriture différente
pour chaque sujet qui apprend à se compter non plus à partir du Un,
mais de l'écriture d'un Un qui n'a plus à être nommé, qu'en plus:
l'écriture serait une écriture des Noms du Père où le Un ne serait plus
le Un de l'universel mais le Un du particulier.
Nous lèverions peut-être l'impasse d'une cure qui en appellerait à la
foi de l'analysant, une foi qui ne serait alors que de surcroît,
puisqu'il suffirait de la contingence de la croyance pour faire advenir
le sujet à ce qui le fait ek-xister au Réel. Là où le névrosé aura à
s'identifier son symptôme déjà quatrième dans sa doublure du Symbolique
par rapport à la Trinité borroméenne, le sujet dans le redoublement
d'un brin de sa croyance, d'un brin de son inconscient, pourra faire
sinthome c'est à dire écrire ce à quoi palliait sa croyance, tiers
contingent dont le sujet se fera le dupe de sa croyance.
Le procès de la croyance en ce qu'elle met en avant l'instance de la
lettre nous fera dire qu'il y a autant d'écritures des Noms du Père
qu'il y a de sinthomes.