INTRODUCTION
Je remercie A. Harly de m'avoir conviée à participer à ces journées, me
proposant d'approfondir ma réflexion sur le texte de S. Freud "Die
Verneinung" (la dénégation, 1925), réflexion amorcée dans le cadre d'un
groupe de travail relatif au séminaire de J. Lacan "les structures
freudiennes des psychoses".
Je me suis demandée comment j'allais pouvoir articuler ce texte avec le
thème proposé aujourd'hui : cliniques et structure de la croyance. A
mon grand étonnement, ma réponse affirmative est devenue le fil
conducteur de ce travail. Elle s'est trouvée être directement liée à
mon questionnement sur le "oui" dont parle S. Freud dans "Die
Verneinung", ce "oui" du temps mythique et ô combien énigmatique de la
Bejahung ainsi qu'à la possibilité d'interroger la croyance en tant
qu'élément participant du travail psychanalytique, influant sur la
position éthique du psychanalyste ainsi que sur celle de l'analysant.
En effet, comme le dit A. Didier-Weill, "si l'analyste est supposé
savoir qu'il y a du sujet c'est parce qu'il a su transmettre à ce
sujet, qui, d'être inconscient ne sait pas qu'il existe, qu'il était
supposable, et sans la transmission de cette supposition, le transfert
à l'analyste est indu". Je reprendrai donc à mon compte sa proposition
étayée sur la théorie de J. Lacan : "la Bejahung ne va-t-elle pas avoir
comme effet, de causer le "je" de l'inconscient dans un moment de
sidération du moi ? Et la croyance n'est-elle pas, à ce moment-là, la
réponse du sujet au fait qu'il se constitue structurellement
inconscient de sa cause signifiante, le "je" ne s'instituant qu'en tant
que projet en assumant un "oui" qui peut être considéré comme un acte
de foi ?".
J. Lacan, abordant le texte de Freud, pose cette question : "De quelle
Bejahung, de quelle assomption par le moi, de quel "oui" s'agit-il dans
le procès analytique ? Quelle Bejahung s'agit-il d'obtenir qui
constitue le dévoilement essentiel au progrès d'une analyse ?".
Cette réflexion sur la Bejahung nous permettra peut-être de nous
interroger différemment sur ce que peut être la Verwerfung (la
forclusion) se manifestant dans la structure des psychoses. En effet,
S. Freud la pose comme un acte d'expulsion absolue de la Bejahung
primordiale dont la conséquence sera de faire disparaître ce que Lacan
appelle "la condition première pour que du réel quelque chose vienne
s'offrir à la révélation de l'être".
L'initiateur de notre questionnement est bien S. Freud, mais il m'aura
fallu un long détour, en partant de J. Lacan, pour arriver jusqu'à lui.
C'est A. Didier-Weill, qui, en bout de chaîne, m'a ramenée à mes
propres questions et plus particulièrement celles concernant la voix et
le réel de cette voix entrant en jeu comme support et médiateur de la
parole de la mère en position de grand Autre et qui va fonder un sujet.
J. Lacan propose une lecture du texte de S. Freud dans le cadre de son
premier séminaire sur les écrits techniques de Freud, en 1953. Il
attache une grande importance à la formation des analystes. Il va
aborder le thème de la résistance et des défenses, la résistance étant
ce qui signe la bascule de la parole vers la présence du témoin. Il
rejoint donc S.Freud qui, parallèlement à Die Verneinung, vient
d'écrire un article intitulé : résistances à la psychanalyse.
J. Lacan pose ses questions et y donne des réponses. De quelle
résistance s'agit-il ? Essentiellement de celle du psychanalyste. Où
apparaissent ces manifestations majeures du transfert ? Dans le
discours. Comment se manifestent-elles ? Par le refoulement. De quoi
s'agit-il ? d'un phénomène du moi qui est du registre de l'imaginaire.
Précisons aussi que l'intérêt porté par J. Lacan à la résistance n'a
d'égal que son intérêt pour l'orientation du traitement dans la cure.
Il affirme ses propositions : le rêve a une valeur en tant que vecteur
de la parole, ses entraves sont des signifiants. L'inconscient c'est le
discours du grand Autre. Il reprend : "la mort apporte la question de
ce qui nie le discours, la mort nie-t-elle le discours ou
introduit-elle la négation ?" Il précise alors sa conception de la
négation dans le discours : c'est ce qui permet de faire être ce qui
n'est pas. Il poursuit : "qu'est-ce que le non-être qui se manifeste
dans l'ordre symbolique doit à la réalité de la mort ?". Il insiste :
"la technique analytique se doit de prendre en compte le rapport au
réel".
Je rappelle que J.Lacan aborde ce texte de S. Freud à la lumière de ses
propres avancées théoriques : conférence sur le symbolique,
l'imaginaire et le réel en juillet 1953, et présentation au congrès de
Rome de Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse,
en septembre de la même année.
Vous voyez donc le fourmillement de toutes ces questions à l'oeuvre
chez J. Lacan lorsqu'il nous invite à nous plonger dans le texte de S.
Freud. Pourquoi avoir choisit de reprendre ces questions ? Tout d'abord
parce qu'il ne s'agit pas là d'une spéculation intellectuelle mais
d'une démarche rigoureuse qui nous met dans l'obligation d'avoir à
penser et ensuite, parce que nous pouvons déjà y voir les effets
produits par le texte de S. Freud sur J. Lacan. On ne peut plus lire le
texte de Freud de la même manière après ce qu'il vient de nous en dire.
Et c'est bien J. Lacan qui m'a amenée à lire S. Freud.
Petit rappel historique : Quand S. Freud publie Die Verneinung, il a
écrit depuis vingt ans le mot d'esprit et ses rapports avec
l'inconscient et depuis dix ans, l'article Notre relation à la mort. En
1920, il publie l'Au-delà du principe de plaisir où il propose sa
nouvelle théorie des pulsions en introduisant pulsion de vie et pulsion
de mort. En 1923, il publie le moi et le ça.
I - DIE VERNEINUNG
Ne connaissant pas la langue allemande, j'ai utilisé le texte Pour une
traduction de la Dénégation de Sigmund Freud de J-C Capèle et D.
Mercadier afin d'être au plus près des écrits de S. Freud.
Die Verneinung est un texte court qui rend compte de cette praxis
qu'est la psychanalyse. S. Freud nous parle de sa méthode de travail.
Le cadre est celui de la cure analytique qui se déroule selon la règle
fondamentale de l'association libre et où peut se manifester le
transfert. Il élabore devant nous sa théorie de la constitution du moi,
à partir de ses interprétations. Pour cela il met en scène deux sujets,
le sujet supposé savoir qu'est l'analyste et l'analysant dont la parole
est celle d'un sujet de l'inconscient.
S. Freud part de ses observations cliniques où l'analysant énonce, sous
une forme négative, une pensée refoulée (refoulement secondaire), ce
que J. Hyppolyte va formuler ainsi : "présenter ce qu'on est sur le
mode de ne l'être pas" et dont J. Lacan nous dira qu'il s'agit de la
question de "la relation du sujet à l'être". S. Freud nous fait
découvrir un mode possible du retour du refoulé avec l'utilisation du
symbole de la négation, symbole qui va être à l'origine de la mise en
place de la fonction du jugement. Pour lui, le jugement est le
substitut intellectuel du refoulement. Comment s'y prend-il pour
obtenir le contenu de pensée refoulée ? "Nous prenons, la liberté,
dit-il, lors de l'interprétation, de faire abstraction de la négation
et d'extraire le pur contenu de l'idée". Sa proposition est la suivante
: l'acceptation intellectuelle du refoulé obtenue en cours de cure, la
négation de la négation dira J. Hyppolyte, n'abolit pas pour autant le
refoulement. Cette affirmation intellectuelle est différente de
l'affirmation de la Bejahung qui requiert un "oui" inconscient comme
nous le préciserons ultérieurement.
S. Freud nous propose ensuite une conception de l'origine du jugement,
donc de la pensée. Quel rôle y joue la dénégation ? S. Freud va se
servir d'un mythe, celui de la création du dehors et du dedans dans
lequel le jugement aura deux décisions à prendre : d'une part,
attribuer ou refuser une propriété à une chose et d'autre part,
reconnaître ou contester à une représentation l'existence de la réalité.
Premier temps, le jugement d'attribution. S. Freud dit : ce sont les
motions pulsionnelles orales qui vont s'exprimer dans leur langage. Je
le cite : "cela je veux le manger ou je veux le cracher". Puis il
transpose : "cela, je veux l'introduire en moi et cela, je veux
l'exclure de moi". Un mouvement d'introduction va se produire par
lequel le "bon" va être introjecté et un mouvement d'exclusion où le
"mauvais" sera lui, expulsé. S. Freud précise : le mauvais, l'étranger
au moi qui va être expulsé lui est tout d'abord identique. Ce premier
temps est donc caractérisé par un état d'indifférenciation. C'est à
partir d'un moi indifférencié où il n'y a pas encore de sujet que se
constitue le moi-plaisir sous la dépendance du principe de plaisir.
C'est le commencement de la construction d'un dedans lié au bon et d'un
dehors lié au mauvais.
Deuxième temps, le jugement d'existence. Il s'agit de savoir si quelque
chose de présent dans le moi, en tant que représentation, peut aussi
être retrouvé dans la perception. C'est la mise en place du moi-réalité
qui s'étaye sur le moi-plaisir selon un autre principe, un au-delà du
principe de plaisir. S. Freud précise : "C'est, comme on le voit, à
nouveau une question du dehors et du dedans". Il va donc y avoir un
non-réel (le subjectif,) qui n'est que dedans et un réel (l'objectif),
un autre, l'étranger qui est aussi dans le dehors. Le dedans devient
une réalité psychique et le dehors une réalité matérielle (un réel).
Cette épreuve de réalité va se faire à partir de l'introjection, son
but n'étant pas de confronter la représentation à la perception qui l'a
précédée mais de vérifier cette perception. L'épreuve de réalité
consiste à retrouver l'objet qui correspond à une représentation, donc
à ce qui a été symbolisé et garde la marque de la Bejahung primordiale,
et non plus à une perception. N'oublions pas que S. Freud a posé
l'objet premier (das Ding) comme perdu dès le départ. Ici, la question
du dedans et du dehors ne se pose pas de la même manière : le penser
peut réactualiser ce qui a été perdu et l'objet n'a plus besoin d'être
présent au dehors. S. Freud ajoute que la reproduction de la perception
dans la représentation n'est pas toujours fidèle et que c'est l'épreuve
de réalité qui va servir de contrôle.
Après la mise en place du jugement il va y avoir celle de l'action
motrice dont la fonction sera de faire passer du penser à l'agir. Le
juger devient un tâtonnement moteur, un mouvement d'avancée et de
retrait et S. Freud ne relève pas sans malice que ce procédé a déjà été
employé. Il dit : "réfléchissons", en employant un mot allemand qui
contient le sens de souvenons-nous, lui permettant de faire référence à
ses travaux sur la mémoire (lettre 52 à Fliess) pour insister sur le
fait que la perception est un processus actif.
Ce que nous propose S. Freud, c'est de rendre compte de la genèse de
l'intelligence à partir du jeu des motions pulsionnelles primaires et
dont le juger sera l'évolution finalisée de l'intégration et de
l'expulsion au moi. Je cite S. Freud : "Sa polarité (le juger) semble
correspondre au caractère d'opposition des deux groupes de pulsions que
nous avons supposées (pulsion de vie et pulsion de mort). L'affirmation
(Bejahung) - en tant que substitut de l'unification - fait partie de
l'Eros, la dénégation (Verneinung) - conséquence de l'expulsion - de la
pulsion de destruction". Nous pouvons remarquer que la Bejahung et la
Verneinung, bien que faisant partie de pulsions qui s'opposent, ne sont
pas situées au même niveau : on pourrait dire que la Bejahung est en
lieu et place de l'unification en tant que substitut et peut donc en
avoir la fonction. Quant à la Verneinung, elle serait une conséquence
de l'expulsion (l'Ausstossung) donc un résultat de celle-ci. Remarquons
également que le terme d'expulsion devrait s'opposer au terme
d'introjection et non pas à celui d'unification. Ce qui peut nous
permettre dès à présent de dire que pour qu'il y ait dénégation
(Verneinung), il faut qu'il y ait conjugaison de deux mouvements :
introjection (Bejahung) et expulsion (Ausstossung).
S. Freud ajoute : l'accomplissement de la fonction de jugement n'est
rendue possible que par la création du symbole de la négation qui donne
au moi une certaine indépendance à l'égard du refoulement
(manifestation du sujet qui exprime son être sous la forme du non-être)
ainsi qu'à l'égard du principe de plaisir (il peut choisir de dire
"non" à ses instincts). Cette conception de la dénégation lui permet de
dire qu'il n'y a pas de "non" provenant de l'inconscient et que la
reconnaissance de l'inconscient par le moi s'exprime dans une formule
négative qui traduit sa méconnaissance.
L'expression de ce "non" au niveau du moi est une manifestation de la
résistance, qui apparaît aussi bien dans le discours du rêve que dans
l'impossible d'un acte, cet impossible que J. Lacan va appeler le réel.
Ce symbole de la négation va donc permettre une articulation avec le
réel.
Remarques personnelles
Vous voyez bien qu'il est nécessaire pour aborder ce texte, de
distinguer dans le terme Verneinung, ce qui concerne le symbole de la
négation et ce qui concerne l'attitude de refus du sujet. Le titre de
l'article, exprime bien la dénégation en tant que procédé pour se
défendre, ce procédé nécessitant l'emploi du symbole de la négation.
Nous remarquerons que pour parler du processus de négativation qui
correspond à la chute d'une représentation dans le Réel, S. Freud va
employer différents mots impliquant des actions psychiques et des
effets de sens différents. Par exemple : Werfen va exprimer le rejet ou
le refus, Projektion la projection, Ausstossung l'expulsion,Verwerfung
la forclusion. J'y ajouterai le mot verblüfung exprimant la sidération,
employé par Freud dans le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient,
utile à notre réflexion.
D'autre part, nous aurons à différencier la Bejahung originaire avec sa
première opération symbolique inconsciente et sa mise en acte dans la
pulsion de vie en relation avec la pulsion de mort au cours de
l'épreuve de réalité.
Prolongement de ma réflexion à partir de Jacques Lacan
Pour J. Lacan, le texte de S. Freud permet l'émergence d'une nouvelle
vérité à traiter dans sa valeur de transfert. Pour cela il faut
l'interpréter. Cette interprétation n'est-elle pas à rapprocher de
celle où le nouveau-né doit interpréter un son pour lui donner un sens
? Il précise, cette vérité n'a de fondement que de la parole. Sur quoi
est fondée cet amour de la vérité qui est au coeur de la relation
analytique ? J. Lacan se réfère à S. Freud : la reconnaissance de la
réalité entraîne la naissance du sujet divisé, celui qui pourra prendre
la parole. Et c'est par la façon dont le sujet va aborder la réalité
que nous pourrons saisir cette division où se pose la question de la
croyance. Il ajoute : c'est parce qu'il y a du réel que celui qui
s'efforce de dire la vérité ne fait que la mi-dire. "C'est l'expulsion
hors du sujet qui constitue le réel en tant qu'il est le domaine
subsistant hors de la symbolisation". La vérité devient donc la
reconnaissance de ce réel. C'est elle qui parle : "là où c'était, je
dois advenir". J Lacan précise que la vérité n'est donc pas fondée sur
l'adéquation à la chose, mais sur le signifiant qui ne désigne pas la
chose mais représente le sujet.
Qu'est-ce que l'affectif ? "C'est ce qui, d'une symbolisation
primordiale (Bejahung) conserve ses effet dans la structuration
discursive, cette structuration intellectuelle étant faite pour
traduire sous forme de méconnaissance ce que cette symbolisation doit à
la mort. Nous sommes à l'intersection du Symbolique et du Réel, sans
intermédiaire de l'Imaginaire qui se médiatise sous une forme qui se
renie (la dénégation) par ce qui a été exclu au premier temps de la
symbolisation". Il y a donc eu meurtre de la Chose qui est devenue
objet perdu. Nous relevons ici l'ascendant du Réel sur le Symbolique :
l'Ausstossung exclut une partie de ce qui est symbolisé par la Bejahung.
"L'affirmation inaugurale (Bejahung) est renouvelée à travers les
formes voilées de la parole inconsciente. C'est seulement par la
négation de la négation que l'on peut y revenir". J'ajoute : le
refoulement secondaire pourrait se traduire, comme le proposera
ultérieurement A. Didier-Weill, par un "je ne sais pas que je cache",
l'affirmation intellectuelle par "je sais que je cache" et la bejahung
primordiale (négation de négation) par : "je ne suis pas étranger à cet
étranger qu'est l'autre".
La verwerfung (forclusion), elle, "coupe court à toute manifestation de
l'ordre symbolique". J. Lacan s'appuie sur S. Freud pour dire : "ce que
le sujet a retranché de l'ouverture à l'être, ne se retrouvera pas dans
son histoire, l'histoire étant le lieu où le refoulé vient à
réapparaître sous la forme d'un je n'en veux rien savoir au sens du
refoulement, parce que cela n'est pas venu au jour de la symbolisation
primordiale (Bejahung)". Quelles sont les conséquences ? "Ce qui n'est
pas venu au jour du symbolique, apparaît dans le réel". J. Lacan
précise : "La perception prend son caractère de réalité par les
articulations symboliques qui l'enchevêtrent à tout un monde". Vous
remarquerez que la perception n'est donc par une réalité en soi.
"Le symbole constitue ce qui n'existe pas", d'où l'importance de la
création du symbole de la négation. Ce qui lui permet de dire : "rien
n'existe que sur un fond supposé d'absence. Rien n'existe en tant qu'il
n'existe pas". Ce qui se trouve dehors, le réel, est ce qui ne se
trouve pas à l'intérieur du sujet, ce qui n'existe pas pour le sujet.
C'est le sujet de l'inconscient qui va, dans l'acte de parole,
présenter l'être sous la forme de non-être.
J. Lacan va faire référence à l'homme aux loups et de son hallucination
et nous remarquer l'apparition d'un certain silence lié à la non
disposition d'un signifiant. Cette notion de silence me paraît très
importante et j'ai souhaité attiré l'attention sur les différents
silences qui peuvent jalonner la parole du sujet.
II - SUR LES PAS D'ALAIN DIDIER-WEILL
Partir du texte de S. Freud, c'est partir de la dénégation en tant que
troisième marque (le refoulement originaire et le refoulement
secondaire étant respectivement la première et la deuxième) de ce qui
caractérise le moi, à savoir : la méconnaissance qui peut se traduire
en terme d'absence, de silence et d'oubli, chacun ayant une structure
différente selon qu'il s'agisse d'une absence et d'une présence ou
d'une absence dans une présence, d'un silence habitable ou inhabitable
par la parole, et d'un oubli oubliable ou inoubliable.
Le devenir humain passe par la voix qui transmet la parole avec sa
musique. Le nouveau-né reçoit de cette musique la notion de continuité
par la mélodie des voyelles et la notion de discontinuité par
l'articulation des consonnes. Cette musique va donner une empreinte à
son monde où il rencontrera le discontinu dans le champ de la loi qui
l'amènera à discriminer et le continu qui marquera son entrée dans un
monde où apparaîtront de nouveaux possibles. Il y sera guidé par une
poussée qui est celle de la pulsion invoquante.
Nous pouvons envisager le temps originaire comme celui de la création
du temps par la parole. C'est le premier temps de la pulsion invoquante
où le nourrisson entend le premier Autre qui, par la musique de sa
voix, va lui transmettre le Nom-du-Père. Accepter ce don maternel c'est
aussi pour l'infans faire acte d'interprétation afin que le son
devienne sens et qu'il puisse recevoir, à ce moment-là, le Nom-du-Père
en tant que signifiant du Nom-du-Père. Ce sera la réussite de la
métaphore paternelle ainsi que celle de la Bejahung primordiale. Nous
pouvons également repérer, dans ce premier temps, le moment où peut se
produire la Verwerfung du signifiant du Nom-du-Père, caractéristique de
la psychose.
1. La voix
Pour J. Lacan : "Un dit ne va pas sans un dire", et j'ajouterai : dont
la voix doit être partie prenante.
Comment peut-on la définir ?
C'est la médiatrice du langage et de la parole, leur support concret :
support de son qui va avoir à se transformer en support de sens. Elle
est indispensable à leur transmission.
Elle est singulière dans son réel. Je dirai même qu'il y a, comme
l'avait remarqué Françoise Dolto pour le lait maternel, une voix
maternelle spécifique pour chaque enfant qu'elle aura mis au monde.
La voix indique un lieu qui est celui de l'Autre.
C'est l'objet de la pulsion invoquante. Ce n'est pas un objet sexuel
partiel qui morcellerait le corps mais un objet subjectivant.
Elle est émise par la bouche, reçue par l'oreille et aussi par le
corps. Transmetteur et récepteur sont différents, ce qui n'est pas le
cas des objets partiels.
On ne peut pas y échapper mais on peut la refuser soit en refusant le
son, soit en refusant le sens.
La voix est la messagère du tiers puisqu'elle est apporte le
Nom-du-Père qui tient lieu de la fonction symbolique.
La voix apporte la musique qui va mettre en place le premier rythme du
temps et institué l'absence et la présence de l'autre comme réversibles
et diachroniques. Cette musique va introduire à la Bejahung et va
permettre l'entrée dans le traumatisme. C'est une présence qui nous
rappelle que dans notre tentative d'oublier l'Autre pour pouvoir
parler, nous sommes obligés de rencontrer un point où l'Autre se
manifeste comme inoubliable.
La voix apporte la parole qui fonde le sujet, qui constitue la réalité
et qui va instituer une autre absence, celle du traumatisme, l'absence
dans l'autre, qui est irréversible et synchrone à la présence. Cette
parole introduit au refoulement originaire où les signifiants
phalliques vont être substitués par le signifiant du Nom-du-Père dans
un acte d'expulsion subjectivante qui est celui de l'Ausstossung. C'est
aussi la parole qui permettra de sortir du traumatisme en passant par
la sidération et qui donnera accès à un Autre divisé pouvant être tout
à la fois présent et absent. La parole ne peut naître que s'il y a
deuil de la part de l'infans de l'alternance du rythme musical de la
voix maternelle. C'est ce qui va lui permettre de jouer au fort-da.
La voix donne à l'infans l'accès au langage dont la vocation est
d'exprimer la présence indélébile de l'objet fondamental du désir
qu'est la mère primordiale, et cela à l'insu de celui qui parle.
2. La pulsion invoquante
Définition
C'est la pulsion que J. Lacan évoque dans le séminaire XI comme étant
la pulsion la plus proche de l'inconscient. Il ne s'agit pas d'une
pulsion partielle, son objet n'étant pas un objet partiel.
On peut la définir par ce qui caractérise toute pulsion, à savoir : la
poussée, la source, l'objet et le but.
- Sa poussée est celle de l'appel qui nous pousse à être vivant, à
aller plus loin et qui est un mouvement vers le signifiant. Cette
poussée sera masquée ultérieurement par un autre, celle qui nous pousse
vers l'objet du désir.
- Sa source, c'est l'acte du refoulement originaire qui est le pacte
métaphorique originaire. Avec J. Lacan la cause du sujet de
l'inconscient ne sera plus l'objet sexuel, mais le signifiant. En
effet, le "oui" donné par le sujet au "y a d'l'Un" octroyé par le
signifiant du Nom-du-Père est un renouvellement du pacte par lequel ce
qui a été anéanti par le traumatisme va se substituer un nouveau nouage
entre l'Autre et le sujet. Pour J. Lacan il s'agit d'un nouage
borroméen.
L'hypothèse d'A. Didier-Weill est que par ce refoulement originaire
vont se nouer trois métaphores originaires de trois significations :
l'inouï (R/S), l'invisible (S/I) et l'immatériel (I/R). Ce nouage
implique que le Réel a un ascendant sur le Symbolique qui a un
ascendant sur l'Imaginaire qui lui même a un ascendant sur le Réel. Ce
refoulement originaire n'est pas un acte automatique, mais un pacte
éthique où le sujet est amené à consentir ou non. Ces trois métaphores
sont trois paramètres de la castration où le phallus a à se situer dans
son articulation au corps (R), à la parole (S) et à l'image (I). Les
trois métaphores vont être produites par la négativation du terme
inférieur par le terme supérieur :
- Le S est négativé par le R : l'inouï est un trou réel dans le
symbolique.
- L'I est négativé par le S : l'invisible est un trou dans l'image
spéculaire.
- Le R est négativé par l'I : l'immatériel est un trou dans le réel.
Nous pouvons dire qu'il y a un pacte parce que l'Ausstossung est
indissociablement corrélée au "oui" de la Bejahung. Par ce "oui", le
sujet est lié à une double fidélité, fidélité envers l'Autre et
fidélité envers soi-même. le sujet reconnaît qu'il est en dette envers
le signifiant transmis par l'Autre pour autant que c'est l'assomption
de ce trou dans l'Autre qui permet l'institution en lui du trou
symbolique dont il s'origine. Pour créer en lui ce trou originaire, il
doit payer de sa personne, en expulsant (Ausstossung) une part qu'il
sacrifie, dont la disparition permet d'instituer un trou réel dans le
symbolique. Comment le sujet pourra-t-il assumer sa dette ? En
commémorant le "oui" qu'il a dit au fait de se séparer d'une partie de
lui-même. En effet, le sujet ne fait pas que perdre une part de
soi-même, il donne à la chose perdue la signification d'un don
symbolique à l'Autre (il a accepté de perdre la chose) par lequel il
tend à payer sa dette envers la parole qui l'a constitué.
La division du sujet marquant l'avènement du sujet de l'inconscient
c'est l'opération par laquelle l'ordre Symbolique va médiatiser le
rapport du sujet au Réel. Elle correspond au refoulement originaire. Le
signifiant S2 (signifiant du Nom-du-Père) va venir désigner S1
(signifiant phallique de la mère primordiale) par la substitution du
refoulement originaire. S1 est inconscient mais va continuer à être
nommé.
- Son objet c'est la voix dans sa double texture de son et de sens.
- Son but se situe dans un au-delà du principe de plaisir, c'est
l'invocation, c'est-à-dire un appel qui suppose une altérité pour
advenir. Cet appel est adressé au signifiant du Nom-du-Père : qui va me
dire s'il y a de l'autre ? C'est la question que l'analysant va poser à
l'Autre supposé savoir. Cette question implique la mise en jeu de trois
inconscients : celui du tiers symbolique qui doit transmettre le
signifiant du Nom-du-Père à la mère qui devra à son tour le transmettre
à l'infans. Ce qui va opérer dans la fonction paternelle pour la
transmission du signifiant, c'est la fonction de l'Un-père qui est
l'incarnation du père réel intervenant dans la transmission de la loi
symbolique. Cette transmission n'est donc pas si simple ! L'assomption
de cet appel implique donc une Bejahung sur trois générations. L'acte
de la Bejahung c'est le nouage de trois "oui". Il peut donc y avoir
plusieurs niveau de forclusion.
Le signifiant du Nom-du-Père est caractérisé par son altérité
fondamentale. Pour qu'il soit transmis, il doit passer par la réelle
altérité de l'Autre, d'où l'importance du réel de l'autre voix.
Comme toutes pulsions, la pulsion invoquante fait retour sur elle-même
et permet ainsi au sujet de recommencer et non pas de répéter à
l'identique, apportant un remaniement psychique possible et par là même
un remaniement des symptômes.
La pulsion invoquante mettant en jeu la dialectique du sujet et de
l'Autre, elle nous permet ainsi de repérer les différents temps de la
Bejahung.
Sa structure à deux faces, la pulsion de vie et la pulsion de mort, la
caractérise. Dans un jeu d'interaction, la pulsion de mort va annuler
les signifiants déjà existants et laisser place à d'autres signifiants
qui seront pris en charge par la pulsion de vie. Celle-ci détourne la
pulsion de mort de son caractère mortifère en la mettant au service de
"l'esprit", celui du mot d'esprit, qui annule ce qui est déjà là (par
exemple, le sens du code lexical) pour laisser exister une signifiance
nouvelle. Le sujet est toujours confronté à la persistance d'un réel en
souffrance qu'il ne doit cesser de porter à l'existence alors qu'il s'y
dérobe.
Nous pouvons renouer avec la pulsion invoquante par l'expérience
analytique qui peut nous renvoyer au temps mythique du commencement
absolu où ce qui n'existait pas se met à exister en tant que chose
humaine exprimant qu'un réel a pâti du signifiant. Le rôle de cette
pulsion est de commémorer ce temps où ce qui était absolument extérieur
a trouvé un lieu intime dans lequel les notes des paroles peuvent
danser.
Son processus est non sexuel. Une voix s'adressant en tant
qu'extériorité absolue à un sujet supposé cesse d'être extérieure pour
devenir cause intime d'un sujet créé ex-nihilo qui sera amené lui aussi
à faire entendre sa voix.
Son cycle
Envisageons ce cycle selon une métaphore musicale, la musique n'ayant
strictement aucun autre sens que d'être la médiatrice d'une pure
articulation logique entre l'Autre et le sujet. L'infans va faire une
découverte : il entend un appel qui lui arrive par la musique de la
voix maternelle et il s'aperçoit que c'est lui qui est écouté par cette
musique. Il découvre un appel venant de lui qu'il ne soupçonnait pas.
La création du temps, c'est ce qui permet de penser l'origine de l'être
humain. C'est le commencement de la Chose humaine, cette chose qui est
ce qu'il y a de plus intime, de plus radicalement autre. C'est elle que
l'on retrouve dans Die Verneinung, celle qui aura des attributs et
devra concéder à une représentation l'existence ou non de la réalité.
Le premier temps : Le nourrisson manifeste un appel (viens) sans le
savoir, la mère (l'Autre) qui entend, répond par un appel : "je te
demande de te laisser être, deviens". Le nourrisson entend cet appel et
va effectuer un déplacement vers la mère par le mouvement de son corps
(qu'A. Didier-Weill appelle un pas de danse). Entre le moment où il est
appelé par la voix maternelle et le moment où il s'arrache de sa place,
il y a un temps de latence. Dans ce premier pas initial, l'enfant
manifeste sa foi, sa confiance : il peut se lancer parce qu'il se sent
accompagné. Il va exprimer sa foi par un autre appel " reviens " qui
devient une invocation. L'autre va consentir : "tu as raison d'espérer
en disant reviens" et va de nouveau faire acte de présence. Le
"deviens" de l'Autre et le "reviens" du nourrisson forment le premier
temps du rythme dans lequel le nourrisson vit une double expérience :
la soustraction à la loi de la pesanteur avec la manifestation du pas
de danse et le mouvement de retour où le corps va être soumis de
nouveau au réel de la pesanteur.
Nous voyons ici apparaître le début du transfert qui sera plus tard une
manière de renouer avec ce rythme musical et le pouvoir que détient
l'Autre de nous arracher de notre position initiale.
Quelque chose va être inoubliable dans ce premier temps : la faille
dans l'Autre d'où part cet appel et qui est la demande d'amour que l'on
pourrait traduire de cette manière : "moi qui entends ton appel, je te
demande de te laisser être". Il s'agit là d'un commandement inoubliable
qui vient de l'Autre maternel par l'intermédiaire de sa voix.
Le deuxième temps : La mère s'adresse maintenant au sujet et lui
demande de témoigner de cette venue en insistant Elle lui dit :
"redeviens", l'obligeant ainsi (au sens du forçage transitiviste) à ne
pas oublier ce qui est devenu, c'est à dire ce qui a commencé. Elle lui
demande de conquérir une nouvelle place en partant de cette place de
départ où tout doit recommencer. "Redeviens" pourrait se traduire par :
"retrouve en toi l'élan premier qui t'a fait danser quand je t'ai
appelé". C'est un rappel du "deviens" initial qui ne va pas être
appréhendé de la même manière. L'infans va faire un nouveau pas qui ne
sera pas le même que le premier car le "redeviens" agit comme une
interprétation du "deviens". L'insistance de la mère qui correspond à
la demande d'amour : viens encore ! lui fait découvrir sa propre
insistance.
Le pouvoir détenu par l'Autre c'est de révéler au sujet qu'il peut
devenir. Ce pouvoir prend sa source dans le fait que le sujet, avant
même que l'Autre ne s'adresse à lui, l'invoquait sans le savoir d'un
"viens".
Le cycle de cette pulsion est donc : deviens, reviens, redeviens et
viens. Ce viens est la manifestation de cette possibilité que le sujet
a de faire appel à la première manifestation de l'Autre qui a inauguré
le temps absolu.
La pulsion invoquante met en évidence que le sujet n'habite pas dans le
temps mais qu'il est habité par le temps.
3. La Bejahung
Le signifiant originaire est transmis par l'Autre et permet à l'enfant
d'accéder à la dimension du "y a d'l'Un", et d'accéder ultérieurement à
la révélation traumatique qui conteste le "y a pas d'Un". Le soutien du
rythme va s'effondrer et le sujet va devoir reconquérir un temps qui ne
sera plus le temps de l'Autre mais un temps intérieur :
1. Une scansion originaire est l'introduction du temps de l'Autre avec
le signifiant sidérant du Nom-du-Père. C'est le temps du contrat
inconscient où le pré-sujet doit dire "oui".
2. Le deuxième temps sera le renouvellement d'un pacte, c'est le temps
de l'insistance, ce sera le "oui" de l'acte du refoulement originaire
qui est le pacte métaphorique originaire qui permettra l'assomption de
la castration.
3. Le troisième "oui" sera celui de la persévérance.
La Bejahung c'est donc la façon dont le sujet va faire l'assomption de
l'Autre. Le premier "oui", l'affirmation primordiale de la Bejahung, ne
peut être assumable par le sujet que si, à son appel primordial
"viens", l'Autre donne un sens en manifestant qu'il a entendu ce
"viens" et en tient compte par sa réponse "deviens". Cette réponse
"oui" au "deviens" de l'Autre fait que le sujet doit s'arracher à son
"viens", à son intime, pour se mettre en mouvement vers l'extérieur.
C'est cette conjonction de l'intime et de l'extérieur qui va permettre
l'articulation de ce que Lacan va appeler l'ex-time dans lequel l'un et
l'autre se disant "oui" incarnent la réussite de cette Bejahung
primordiale.
En effet, pour que l'infans puisse accéder au langage et prendre la
parole il faut tout d'abord que lui soit transmis une parole
fondatrice, parole de l'Autre, incarnée par la mère, et qu'il y donne
son consentement pour faire l'assomption de cet appel. L'infans doit
accuser réception de cette parole. Il doit donc dire "oui" à cette
parole fondatrice et cela ne sera possible que si la mère a dit "oui" à
la parole de l'Un-père qui est incarné par le père réel qui lui-même
aura dit "oui" au signifiant du Nom-du-Père. Nous voyons ici que l'acte
de la Bejahung primordiale correspond au nouage de trois "oui", celui
de l'infans, de la mère et du père.
La première Bejahung c'est donc la réussite du pacte le plus
originaire, par lequel, grâce à cette intermédiaire qu'est la musique,
l'infans cesse d'être étranger à cet étranger qu'est l'Autre. La
réussite de la Bejahung primordiale, c'est la réussite de la métaphore
paternelle.
III - LE FIL CONDUCTEUR DE L'EPREUVE DE REALITE : la loi symbolique, le
traumatisme, la sidération, l'accès au désir.
Pour J. Lacan, le Nom-du-Père, consistance des trois noms premiers,
n'est transmissible au pré-sujet que s'il en fait une Bejahung. La
transformation du nom du père en signifiant du Nom-du-Père, c'est la
loi symbolique. Quel est l'effet produit ? Le Réel de l'Abîme qui
habite le sujet, qui est un trou sans fond et sans bord, va devenir un
trou fondé et bordé, un trou borroméen. A ce moment là, le sujet va
disposer du signifiant du Nom-du-Père pour enchaîner l'immonde à la
chaîne symbolique.
Dans la psychose, la forclusion est la non-assomption du Nom-du-Père
qui ne pourra, de ce fait devenir le signifiant du Nom-du-Père.
A partir de là, A. Didier-Weill va distinguer deux types de silence :
1. le silence des ténèbres, qui est dû à l'absence du signifiant du
Nom-du-Père en tant que forclos.
2. le silence de l'abîme qui se produit en présence du signifiant du
Nom-du-Père. Nous avons ici une absence dans la présence due au
refoulement originaire qui signe l'entrée dans le traumatisme. Cette
absence dans la présence est signifiable mais irréductible.
Le silence qui précède l'énonciation de la parole originaire, c'est
l'ex-nihilo de l'incréé. L'énonciation de la parole va résonner dans la
nature, un silence va lui succéder qui sera le lieu d'habitation de la
parole. C'est parce qu'il va être habité que le silence va s'entendre.
Ce silence qui s'entend s'oppose au silence de silence du refoulement
originaire.
La loi symbolique
Elle introduit le signifiant de l'altérité qui s'interpose entre le
sujet et le réel en interdisant au réel de s'offrir à la perception
interne du sujet, lui permettant ainsi d'être symbolisé dans un dire.
L'hypothèse d'A. Didier-Weill est la suivante : Ce n'est pas la loi de
la parole articulée qui arrache le nouveau-né au réel primordial mais
une loi qui introduit la dimension d'un pur rythme musical apporté par
la voix maternelle où l'enfant va pouvoir danser avant de savoir
parler. Ce rythme va soustraire l'infans au pur déterminisme du réel et
va le faire tomber sous l'ascendant du trait unaire qui a trois
dimensions : celle de l'inouï, de l'invisible et de l'immatériel. C'est
dans le vide entre deux notes, l'existence de cet entre-deux, un
silence inouï, que va se manifester l'Autre. Son absence ne sera donné
que comme la promesse d'un retour possible. Dans cet intervalle il y a
une note attendue que l'on n'entend pas encore et qui est invisible. Ce
rythme provoque la danse où la loi de la pesanteur n'a plus
l'exclusive, le corps adviendra à la dimension du symbolique en
acquérant la signifiance de l'immatérialité.
On retrouve cette primauté du son sur le sens dans les cosmogonies les
plus anciennes "En effet, les cosmogonies les plus anciennes font de
l'homme un être d'essence sonore, la source dont procède le monde est
toujours acoustique. Dans les récits sacrés, la création du monde est
souvent représentée par la rupture de l'oeuf cosmique, après que la
voix de Dieu se soit fait entendre. En Inde, le son est la qualité
principielle de l'espace et représente le reliement intérieur et
extérieur. Dans l'Aïtaraya Brahmana : le siège de Brahma est dans
l'ouïe. Les Dieux produisent et fécondent par la bouche, nourrissent et
conçoivent par l'oreille. Le chant est une émission de semence qui part
de la bouche d'un Dieu pour féconder sa propre oreille, il se chante
d'abord lui-même. Il réalise la parthénogenèse du début de la création.
De même, en Egypte, Thot est le Dieu de la musique, de la danse et de
l'écriture. Ré est le Dieu du soleil, il se féconde lui-même par 7
éclats de rire et le battement de ses mains qui donneront naissance à 7
Dieux. En Chine, ce sont des sons qui se transforment en matière grâce
aux travaux et aux voyages circulaires des Dieux".
Cette loi va donner la première structure psychique sur laquelle va se
greffer ultérieurement la parole. Le pré-sujet reconnaît la présence
d'un "y a d'l'Un" du trait unaire et il pourra concevoir, après-coup,
la mauvaise nouvelle traumatique, la découverte de la castration
maternelle : "y a pas d'Un".
Sur cette greffe, il va y avoir la découverte du trauma sexuel et donc
irruption d'un Réel qui peut annuler l'efficacité de cette loi. Nous
pouvons donc en déduire que si l'Un primordial est forclos, le sujet ne
pourra pas accéder au traumatisme. Cette loi permet donc au sujet
d'entrée dans le traumatisme mais ne lui permet pas d'en sortir.
Le traumatisme
D'un côté nous avons une loi symbolique qui régit la présence et
l'absence en tant que séparée, de l'autre côté le traumatisme qui fait
que l'absence et la présence ne se distinguent pas (il y a et il y a
pas sont simultanés). La reconnaissance de la privation maternelle est
en effet reconnaissance de la présence de son corps et en même temps
l'absence dans son corps. Quand le sujet est abandonné par la loi
symbolique, il se sent trahi. Et c'est parce qu'il a perdu foi dans
l'Autre que la signification d'un possible acte de foi dans le
signifiant adviendra ultérieurement. En effet, quand l'infans est dans
une expérience de détresse liée à l'absence de la mère, il peut
appeler, quand il rencontre le trou dans la mère, il est réduit au
silence qui le soustrait à l'appel puisqu'il n'y a plus d'Autre fiable
qui puisse être appelé.
A quoi ramène cette expérience du traumatisme à l'expérience de
l'indistinction entre réel et signifiant. Le traumatisme introduit à un
mal vu. Le trou du traumatisme est inabordable symboliquement. Il y a
pétrification mortelle dans l'opération traumatique à chaque fois que
la part maudite du sujet n'est plus nouée au signifiant inconscient et
choit dans le Réel.
Une des fonctions de l'Inconscient est de donner l'inconscience du
réel. Sans cette loi inconsciente, le corps sort de la loi symbolique
et choit. L'oubli de la part maudite est nécessaire pour vivre. Le
travail analytique est une conquête d'un oubli dispensateur de vie.
Cela implique que le sujet puisse oublier le message d'un savoir absolu
transmis par le regard.
Le sujet retrouvera la disposition de son corps, de son image, de sa
parole grâce au don de l'action de la métaphore paternelle. Le don de
cette métaphore paternelle sera don de l'inouï, de l'invisible et de
l'immatériel. Mais le sujet n'a pas la maîtrise de ces dons : il ne
sait pas ce qu'est sa parole. "Je ne sais pas" c'est le chemin par
lequel le sujet de l'inconscient peut recevoir le don métaphorique. Ce
triple don exige de sa part un acquiescement interne. Un don se reçoit
pas automatiquement : il implique que le sujet puisse le récuser ou le
recevoir.
La sidération - l'étonnement : sidération provisoire
Le signifiant sidérant est une des manifestations du signifiant du
Nom-du-Père. Il va faire entrer le sujet dans la sidération. L'instant
de la sidération correspond au moment cité par S. Freud dans Die
Verneinung c'est la levée, l'Aufhebung du refoulement secondaire. Elle
va entraîner un remaniement du savoir inconscient qui entraînera dans
un second temps la chute de la dénégation.
Qu'est-ce que la sidération ? C'est la révélation au moi qu'il y a en
lui, au-delà de la méconnaissance par laquelle il ne veut pas savoir
(dénégation) qu'il cache (refoulement secondaire) une méconnaissance
seconde plus profonde, il ne veut pas savoir qu'existe un troisième
"je", le sujet de l'inconscient, qui n'a pas besoin de se cacher du moi
pour être, selon le refoulement originaire, caché.
La formule de la sidération serait : (1)"je" ne voulait pas savoir que
(2)"je" cachait qu'un (3)"je" était caché. Cette formule noue trois
"je" différenciables de façon borroméenne : le premier "je"
(dénégation) a comme support l'Imaginaire du moi qui va préférer être
mis en cause comme coupable et va pouvoir cacher la vérité par le
symptôme en évitant l'angoisse à reconnaître l'existence d'un trou dans
le grand Autre dont il n'est pas responsable, le deuxième "je"
(refoulement secondaire) a comme support le Symbolique qui a barré le
sujet ce dont le moi n'est pas responsable, le troisième "je" qui met
en jeu le refoulement originaire qui se supporte du réel.
L'objectivation de l'inconscient nécessite un redoublement un "je sais
qu'il sait que je sais qu'il sait". J. Lacan insiste sur le fait que la
dénégation s'énonce comme savoir par lequel le moi produit un "je sais"
concernant le savoir de l'inconscient qui lui est savoir d'un "il".
Objectiver l'inconscient c'est dire " je sais qu'il sait ". Il y a un
problème dans le fait que le moi puisse objectiver l'inconscient c'est
que la caractéristique de la conscience, du moi, est de soutenir du
faux. Le "il", l'Autre, l'inconscient doit être redoublé pour retrouver
sa capacité symbolisante.
Il y a un "il" sidérant qui se manifeste comme un savoir faisant retour
non pas dans le symbolique mais dans le réel. Nous devons distinguer
deux types de savoir absolu : 1) un qui suppose le sujet : le savoir
inscrit dans le réel par le signifiant sidérant et qui n'est pas
nommable, 2) un qui désuppose le sujet : qui est incarné par le surmoi
et l'hallucination et qui est nommable par un "il" ou un "elle". (réf.
S. Beckett : Pas moi).
Le processus par lequel le sujet va se trouver en état de
subjectivation, caractérisé par un silence absolu est celui qui indique
le retour possible à la Bejahung originaire. Le sujet devient alors le
manque par l'action d'un commandement sidérant qui est une des
manifestations du signifiant du Nom-du-Père, et n'aura donc plus de
rapport avec lui. Dans ce moment, il incarne le temps préhistorique ou
le pré-sujet n'est qu'un seul signifiant : celui apporté par le
refoulement originaire par la chute du signifiant S1 (phallique). Il
s'agit donc d'un renouement possible du sujet avec le temps du pacte
originaire et d'un retour possible sur le symptôme.
C'est l'insistance de l'Autre qui va arracher le sujet traumatisé à sa
détresse en annonçant : il y a du signifiant. Ce message va se faire
entendre. Il institue le sujet comme auditeur et introduit un temps de
latence. Dans ce temps de latence, le sujet entendant qu'il y a du
signifiant va pouvoir entendre l'absence et la présence dans le
signifiant.
Quelles vont être les solutions pour sortir du dilemme traumatique ?
1. supprimer le "il y a" (solution du psychotique)
2. supprimer le "il y a pas" (solution du pervers)
3. supposer deux Autres distincts : un bon, un mauvais (solution de
l'inquisition)
4. ou interpréter : il n'y a qu'un seul Autre divisé. A ce moment là,
le "il y a pas" va être pacifié par l'efficacité du "il y a". La
dimension de l'absence va être transportée dans le champ de la
signifiance où le manque de signifiant dans l'Autre va être substitué
par un signifiant du manque de signifiant. C'est une Aufhebung de "il y
a" et "il y a pas" qui permet de traduire un dépassement et qui ouvre à
la possibilité d'une transmission de l'absence au sein de la présence.
Cette Aufhebung est possible parce que le processus de négativation
(l'Ausstossung) est corrélé à un processus d'affirmation (Bejahung).
La parole, en tant que requérant la présence et l'absence simultanées
de l'Autre ne peut naître que s'il y a deuil de l'alternance rythmée du
rythme musical. Le problème qui se pose alors est celui de
l'acceptation de la perte, c'est-à-dire, celui de la dette à payer en
en passant par la castration symbolique.
La sortie du traumatisme va être possible par le retour au refoulement
originaire. Ce refoulement de l'Autre va autoriser le sujet à parler
sans être affecté par le lieu d'où vient la parole et lui permettre
ainsi à s'autoriser de lui-même. Il n'a plus besoin pour parler d'être
soutenu par une garantie donnée par l'autorité d'un maître. Le sujet se
signifie à ce moment-là comme signifiant du manque dans l'Autre.
Le pacte du refoulement originaire permet la création du sujet de
l'inconscient qui est l'effet d'une procréation d'un nihilo succédant à
l'expulsion d'un signifiant originaire qui précède tout sujet. Cette
expulsion, c'est l'Ausstossung du refoulement originaire. Elle est
objectivante. Ce "non" de l'Ausstossung est associé au "oui" fondateur
de la Bejahung. Ce "oui" et ce "non" sont en continuité. Cela va donner
le paradoxe suivant : l'oubli originaire de l'expulsion voisine avec un
non-oubli si le sujet dit oui en même temps qu'il a dit non. Le
non-oubli porte sur l'acte par lequel il a oublié. C'est le paradoxe
que l'on retrouve dans l'acte créateur : faire sonner l'inouï en
l'arrachant au réel où il a été expulsé. Nous retrouvons la source de
l'existence de l'inouï : il se constitue dans l'expulsion.
La sortie du refoulement originaire est la désidération. Le sujet se
sépare en signifiant phallique et en objet. Cette séparation met en
scène l'objet qu'est le sujet. Cette désidération aura lieu quand le
signifiant sidérant symbolisant le grand Autre va devenir le symbole de
ce que le sujet a perdu : l'objet a, cause du désir. Le sujet cesse
alors d'être le manque pour avoir un rapport au manque. Une
substitution s'opère par laquelle le sujet cesse de chercher le grand
Autre pour rechercher l'objet perdu qui garde la trace de l'Autre
inscrite en lui alors que cette trace a disparu en tant que visible,
matérielle et audible. Le caractère invisible, immatériel et inouï, en
tant qu'objet perdu est ce par quoi est transmis au sujet le caractère
inaccessible de l'Autre en tant qu'oublié et par ailleurs accessible en
tant qu'inoubliable.
CONCLUSION
Quel est le prix à payer par l'analyste pour que le savoir de l'Autre,
le savoir qui est donné, puisse devenir le sien véritablement ? C'est,
je crois, la possibilité de revenir, en passant par la sidération
provisoire qu'est l'étonnement, sur ce "oui" primordial de la pulsion
invoquante qui a été oublié du fait du refoulement originaire. Pouvoir
revenir sur le disparu, sur ce qui n'a pas laissé de trace, sur ce qui
sidère, permettra de produire un signifiant qui va témoigner d'une
non-impossibilité de symboliser ce qui a disparu.
S. Freud et J.Lacan nous conseillaient d'oublier tout ce que nous
savons pour nous laisser étonner, c'est-à-dire accepter d'assumer
l'oubli subjectivant du refoulement originaire.
J.Bergès et G. Balbo, terminent leur livre le jeu des places de la mère
et de l'enfant par une réflexion sur la reconstruction en analyse.
"Reconstruire : c'est retrouver une réalité disparue. Ainsi, ne
s'agit-il pour l'analyste ni d'imaginaire ni de symbolique, l'analyste
a à inventer un réel". Mon questionnement se situe à ce niveau quant à
ma réflexion sur la voix.
L'acte de création produit par l'artiste ou le psychanalyste n'est-il
pas non plus celui d'un retour possible à la Bejahung originaire et qui
donne à entendre l'inouï, le "encore jamais entendu" ?
Je terminerai par la parole du poète Paul Celan : "Parle, mais ne
sépare pas le non et le oui", parole reprise et redonnée par Yves
Bonnefoy dans son livre La vérité de la parole.