Devinette:
Je vais commencer par une devinette:
1°) C'est une application particulièrement fiable et efficace du noeud
borroméen.
2°) C'est quelque chose que nous avions abordée dans une de nos
réunions amicales et provinciales, de membres de l'Association, à
Minerve, haut lieu de l' "R.S.I" cathare, comme vous le savez.
3°) C'est aussi cela à quoi vous croyiez tous, à votre insu ou pas,
d'être nés dans la sphère culturelle judéo-chrétienne.
4°) C'est de ça que parle Lacan dans la leçon du 18 décembre 1973, du
séminaire les " non dupes errent", lorsque qu'il dit : "cette religion,
je vous l'ai dit, c'est la vraie. C'est la vraie, puisqu'elle a inventé
cette chose, cette chose sublime, ..... Elle a vu qu'il en fallait
trois, qu'il fallait trois ronds de ficelle de consistance strictement
égale pour que "rien" fonctionne. "
Vous avez, bien entendu, deviné qu'il s'agit de la trinité chrétienne.
Il va donc s'agir pour moi de tenter d'expliciter et de justifier la
déclaration de Lacan, jusque et y compris à vous faire entrevoir que le
titre de son séminaire R.S.I n'est peut-être pas fortuit. En chemin,
j'espère vous montrer en quoi la trinité serait une application, au
sens le plus trivial, technologique, du noeud borroméen. Et à travers
tout cela j'aimerais vous apporter, vous offrir un petit doute
concernant votre croyance... Si je le peux...
Rappels de clerc:
Pour cela, j'emploierai les méthodes de ceux dont Lacan répète que ce
sont eux les véritables athées, c'est à dire les clercs...
Les clercs, autrement dit les théologiens, autrement dit encore, vous
me permettrez cette linguisterie élémentaire, les logiciens de Dieu...
Nous verrons un peu plus tard combien cette linguisterie se justifie...
A cette fin, afin de faire mon travail de clerc, je vais faire un
rappel approximatif et succinct de ce qu'on nomme la logique formelle,
ou calcul propositionnel, rappel approximatif et succinct mais qui sera
suffisant pour notre propos:
Dans la logique formelle, il s'agit de prendre n éléments quelconques,
de les définir et de définir leurs relations. On appelle axiomatique
l'ensemble des définitions, et axiome chacune de ces définitions. On
dira vrai un regroupement d'éléments correspondant aux axiomes, faux un
regroupement qui n'y correspond pas.
Un tout petit exemple: soit trois éléments quelconques, une définition
minimum de ces éléments qui consiste à les nommer: a, b, c. Les
définitions de leurs relations seront celles-ci: a peut succéder à
lui-même et à b, b peut succéder à a et à c, c peut succéder à lui-même
et à b. Si on considère les trois groupements suivants: abd;
aaaababcbccba, cccbbbaaa, on voit que le premier est faux: d ne fait
pas partie des éléments définis par l'axiomatique... Le second est
vrai, il respecte les axiomes de relations des éléments entre eux. Le
troisième est faux, b ne peut pas succéder à lui-même dans
l'axiomatique de départ.
Notre logique habituelle, celle que nous utilisons quotidiennement,
peut être comprise comme étant un cas particulier de logique formelle.
Un autre exemple nous en est donné aussi par Lacan dans le séminaire
sur "la lettre volée", en dehors de toutes les considérations
didactiques qui sont les siennes.
Un autre point de rappel, c'est la façon dont Lacan, dans les
"non-dupes errent" articule la logique comme science du réel à ce
qu'elle puisse venir nous faire buter sur l'impossible d'un A et non-A
simultanés et pourtant pareillement existants.
Survol historique:
Armés ainsi de ces petits rappels, nous allons pouvoir entamer,
maintenant, l'histoire de la Trinité. C'est une sacrée histoire, c'est
le cas de le dire. Cela a duré plus de 10 siècles. Dix siècles pendant
lesquels les clercs se sont bagarrés avec ce fichu problème logique de
la Trinité, comment faire qu'un dieu unique soit en même temps trois?
Et du coup de ne pas arriver forcément aux mêmes conclusions, bien sûr,
ils se sont aussi bagarrés entre eux...
Cela commence très tôt, dès les premiers pères de l'Eglise au 2ème
siècle. Et cela va si loin, si fort, que la toute jeune église risque
de se diviser... Tellement la bagarre est âpre. Et rend donc urgente et
nécessaire la réunion, dès 325, du premier concile, celui de Nicée,
afin de statuer sur cette question de la Trinité qui met en péril
l'unité de l'église, à peine débutante...
Au commencement:
Très tôt, je viens de le dire, mais pas dès le début... Car de la
trinité, de façon étonnante, il n'en est question ni dans les
évangiles, ni chez Saint Paul. Tout au plus trouve t-on dans une lettre
de celui-ci, la seconde épître aux Corinthiens, la formule: " La grâce
du Seigneur Jésus, la charité de Dieu et la communion du Saint-Esprit
soient toujours avec vous!" mais c'est une réunion contingente, et non
une réunion logique et nécessaire comme la trinité. Alors d'où est-ce
que les pères de l'Eglise ont sorti cette affaire?
Cela paraît mystérieux, jusqu'à ce que leur insistance aux uns et aux
autres, dans leur opposition même, de se justifier, de se réclamer des
saintes écritures, pour mieux condamner l'adversaire, fasse qu'on y
aille voir soi-même. Et qu'on reprenne la lecture des saints Evangiles.
Et alors là, si on est debout, on s'en assoit, car ce n'est pas de
bonne nouvelle dont il s'agit! Mais, ni plus ni moins que d'énoncés
axiomatiques. Si on prend l'évangile de Jean, peut-être le plus pointu
en la matière, qu'on va nommer l'axiomatique de Jean pour que les
choses soient claires, c'est une suite, vous pouvez en faire la
lecture, rien d'autre qu'une suite d'axiomes. Tout au plus entrecoupée
de petites histoires, Lazare, la Samaritaine, etc.... Soit pour rendre
la chose moins indigeste, soit pour annoncer et illustrer les axiomes
dont il s'agit...
Si vous le voulez bien nous allons nous arrêter un instant à cette
axiomatique de Jean, pour vous en faire démonstration, et aussi parce
que c'est cette axiomatique, complétée de celle de ses collègues, qui
va produire la trinité comme groupement nécessaire et vrai au sens de
la logique formelle dont je vous ai fait le rappel. Et qui par là va
produire, aussi, il faut s'en apercevoir, d'autres éléments de notre
pensée occidentale, comme en découlant nécessairement...
Je vais vous donner une petite batterie de lettres et d'axiomes....
dont certains sont directement issus de l'axiomatique de Jean dont je
vous lirai ensuite quelques extraits, certains, non, mais nous
servirons pour la suite... Ceci, simplement, pour éclairer et
simplifier la lecture.
V, c'est le Verbe, D, c'est Dieu, F, c'est le Fils, P, c'est le Père,
E, c'est l'Esprit. Je note é l'attribut d'éternité, c l'attribut de
création, ic l'impossible à connaître, i(P) , c'est image du Père. ,
c'est la notation mathématique : il existe, et , différent de. R
signifie relation.
V->é V=D V->c V=F D=P D->ic D=E F=P F->c P->c D=1
R {F,P} => F P R {F,E} => F E R {P,E} => P E
Extraits de l'Axiomatique de Jean
Jean1
Au commencement était le Verbe ( V->é) ...et le Verbe était
Dieu.(V=D)
Le Verbe était ..., et le monde fut par lui (V->c), ....
lui qui ne fut engendré ni du sang, ni d'un vouloir de chair, ....,
mais de Dieu( D=P).
Et le Verbe s'est fait chair ..., et nous avons contemplé sa gloire,
gloire qu'il tient de son Père comme Fils unique, (V=F, et D=P).
Nul n'a jamais vu Dieu (D->ic); le Fils unique, qui est tourné vers
le sein du Père, lui, l'a fait connaître.
Celui sur qui ..., c'est lui qui baptise dans l'Esprit Saint ( R
{F,E}=>F E) .
Jean3
Jésus lui répondit : " En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de
naître d'en haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu. "(D->ic)
en effet, celui que Dieu a envoyé prononce les paroles de Dieu, car il
donne l'Esprit sans mesure. ( R {F,E}=>F E) .
Jean4
Dieu est esprit, ( D=E )
Jean5
Comme le Père en effet ressuscite les morts et leur redonne vie, ainsi
le Fils donne vie à qui il veut(P->c, F->c)...
Comme le Père en effet a la vie en lui-même, de même a-t-il donné au
Fils d'avoir aussi la vie en lui-même (P->c, F->c)
Comment pouvez-vous croire, vous qui recevez votre gloire les uns des
autres, et ne cherchez pas la gloire qui vient du Dieu unique (D=1).
Jean8
... et s'il m'arrive de juger, moi, mon jugement est selon la vérité,
parce que je suis pas seul ; mais il y a moi et celui qui m'a envoyé ;
et il est écrit dans votre Loi que le témoignage de deux personnes est
valable. ( R {F,P} => F P )...
alors vous saurez que Je Suis et que je ne fais rien de moi-même, mais
je dis ce que le Père m'a enseigné, ( R {F,P} => F P )
Jésus leur dit : " Si Dieu était votre Père, vous m'aimeriez, car c'est
de Dieu que je suis sorti et que je viens ; je ne viens pas de moi-même
; mais lui m'a envoyé. ( R {F,P} => F P, D=P )
Jésus répondit : " Si je me glorifie moi-même, ma gloire n'est rien ;
c'est mon Père qui me glorifie, lui dont vous dites : "Il est notre
Dieu", ( R {F,P} => F P, D=P )
Jésus leur dit : " En vérité, en vérité, je vous le dis, avant
qu'Abraham existât, Je Suis. " (F=D)
Jean10
Moi et le Père nous sommes un. (F=P)
Jean12
et qui me voit voit celui qui m'a envoyé. (F= i(P) )
Jean14
Croyez-m'en ! je suis dans le Père et le Père est en moi. (F=P ?)
Mais le Paraclet, l'Esprit Saint, que le Père enverra en mon nom.... (
R {E,P} => E P, R {E,F}=>E F).
Etc......
Alors, face à ces axiomes de Jean, qui ne sont pas complets, il y en a
d'autres et du même tonneau, je ne vous les ai pas tous cités, on
comprend qu'il y ait eu quelques bagarres. Car comment parvenir en
effet à un groupement cohérent ? Comment penser à quelque chose qui
tienne debout avec des axiomes aussi contradictoires, aussi
irrationnels? Pas exemple, si Dieu = 1, ce qui est la foi répétée dans
le monothéisme, comment peut-on dire en même temps qu'ils sont trois,
père, fils, esprit, et qu'ils sont en même temps d'ailleurs égaux, de
la même façon. C'est bien le problème du noeud borroméen qui est là,
entre autre. Une solution pourrait être de penser que éventuellement
ces trois ne font qu'un de se confondre. Mais, comme pour le noeud, ce
n'est pas du tout ça, car il est dit dans les axiomes de Jean que le
fils et le père sont deux personnes distinctes. Cette distinction est
d'ailleurs obligatoire et fondamentale car sans cela, si le père et le
fils était le même, il n'y aurait plus de filiation. Or il y a bien un
père et un fils ainsi nommés, père et fils, c'est la base de
l'axiomatique. Mais ils ont les mêmes attributs, par exemple l'éternité
et le pouvoir de créer. Cf. nos petites lettres. Or celui qui engendre,
le père, même si c'est de façon divine, voire purement logique, est
forcément antérieur à celui qui est engendré. Comment le fils alors
peut-il être aussi éternel que le père ? Et comment son pouvoir
créateur serait il égal à celui du père, ayant lui-même été créé ? Seul
le père est incréé ! Cela paraît fou, toute cette affaire!
Les fous et les autres, Nicée:
Alors, face à cette folie, certains tentent de la soutenir, d'autres
tentent d'être un peu plus raisonnables... Ce qui a donné lieu à de
belles bagarres!
Les plus fous: Ce sont des gens comme Tertullien, et un courant
occidental, latin, de l'Eglise primitive.
Parmi les raisonnables:
Tout d'abord, peut-être, Marcion. Lui résout le problème de façon
radicale, considérant que le Dieu chrétien n'est plus le même que le
Dieu unique des juifs. Ça lui permet un certain nombre d'aménagements
de l'axiomatique. Lacan le cite, mais ce ne sera pas un courant très
important.
Sabellius, le monarchianisme, c'est quelque chose que je viens
d'évoquer en exemple. C'est la solution qui consiste à sauver le
monothéisme par la réduction de chacune des personnes divines à n'être
que des manifestations, des modes d'être particuliers du Dieu unique.
Les trois se confondent dans l'un.
Arius, l'arianisme, connaîtra un succès certain en orient. Il s'agit là
de hiérarchiser les personnes divines, afin de maintenir le père au
plus haut, de maintenir sa prééminence. Afin de résoudre ainsi le
problème logique que présente les axiomes de la filiation comme j'ai pu
vous le faire entr'apercevoir. Le père, seul, est inengendré et inné,
le fils ne pouvant du coup être aussi pleinement dieu que le père,
puisqu'il a été lui-même engendré. Pour cela, comme nombre de
théologiens orientaux, Arius annule l'égalité fils, verbe, pour lui le
logos divin et le fils sont distincts. Le fils est donc postérieur,
venant après, et inférieur car créé, au père. Ainsi il rétablit un Dieu
unique, transcendant, supérieur à toute création, etc. ... Lacan cite
l'arianisme également ... Je vous l'indique simplement pour vous
montrer combien Lacan connaissait toutes ces choses
Voilà donc quelques tentatives de simplifier et d'adoucir l'axiomatique
de Jean. Mais alors intervient l'histoire, l'histoire au sens
politique, de façon un peu curieuse. Je vous fais un rappel rapide de
ces différents événements. Nous sommes en l'an 300 environ. L'empire
romain est divisé en 4, c'était la tétrarchie, deux sous-empires
d'occident, deux sous-empires d'orient, chacun gouverné par un
tétrarque. Constantin, l'empereur Constantin, gouverne la partie nord
de l'empire occidental. Je vous passe les détails. Il bat Maxence, en
312, qui lui-même dirigeait la partie sud, c'est-à-dire l'Italie et
l'Afrique. Or la légende veut que juste avant cette bataille,
Constantin ait eu la vision d'une croix dans le ciel ou dans un rêve,
ça rappelle l'histoire de Clovis, et que du coup, il se soit converti
au christianisme après sa victoire. Le christianisme en devint, non pas
la religion vraiment officielle de l'empire occidental, mais au moins
une religion tolérée et non plus persécutée. Pendant ce temps, en
orient, Lucinius, lui aussi battait son co-tétrarque, Maxence. Pendant
dix ans Constantin et Lucinius essayent de gouverner ensemble, jusqu'en
324 où Constantin a définitivement battu Lucilius. Constantin est alors
à la tête de l'empire réunifié. Il décide de changer de capitale, de
Rome à Byzance qu'il renomme Constantinople. Mais il lui apparaît que
si l'empire est réunifié, ce n'est pas le cas de la première religion
de cet empire, le christianisme. En 325, pour contrer cette division,
il convoque et réunit le premier concile de l'église, celui de Nicée,
petite ville à côté de Constantinople, pour mettre fin à ces querelles
à propos de la Trinité... Et qu'une unité de dogme soit enfin réalisée
et proclamée.
Or à Nicée, il se produit une chose curieuse: ce sont les minoritaires
et les plus déraisonnables qui l'emportent. Il y a là en effet une
majorité d'évêques d'orient plus ou moins acquis à des formes diverses
d'arianisme. Il y a au contraire une minorité d'occidentaux alliés avec
de rares orientaux tenants de l'axiomatique pure et dure de Jean, comme
Marcel d'Ancyre ou Athanase. suivant en cela l'opinion latine, disons
en résumé, occidentale, de Tertullien. Or bizarrement, est-ce du à
l'influence personnelle de Constantin ou de son conseiller
ecclésiastique personnel, Ossius de Cordoue, c'est ceux-là qui
l'emportent. La consubstantialité des personnes divines est proclamée.
Et l'anathème jeté sur Arius et les siens. Que les trois personnes
divines soient de même substance, c'est le triomphe de l'axiomatique
pleine et entière, c'est P=F=E. Avec, en même temps, tous ses paradoxes
qu'il va falloir faire tenir ensemble!!
Comment les logiciens de Dieu vont-ils se débrouiller? Maintenant
qu'ils n'ont plus le droit de tricher, de raboter les parties
contradictoires, irrationnelles de l'axiomatique? Qu'ils doivent s'y
confronter, qu'il leur faut parvenir à faire tenir tout ça logiquement?
On va en avoir un aperçu avec quelques extraits du "Tractatus" et du
"Trinitate" d'Augustin, qui vient juste au siècle suivant le concile de
Nicée...
Saint Augustin:
- Dans le premier extrait, Augustin s'opposant aux sabelliens, montre,
s'appuyant sur les axiomes de Jean, que le Père et le Fils sont
différents, et contre Arius, qu'ils sont néanmoins égaux..
Extrait I, ( "Tractatus")
"Le Père est Père, le Fils est Fils. Jésus ne dit pas : "je suis le
Père, et je suis en même temps le Fils, mais: "je ne suis pas seul."
Pourquoi n'êtes vous pas seul ? Parce que mon Père est avec moi : "moi
et mon Père qui m'a envoyé" vous entendez: "moi et mon Père qui m'a
envoyé." Ne perdez pas l'idée de personne, distinguez soigneusement les
personnes. Distinguez-les par l'esprit, ne les séparer point dans une
intention perfide, de peur qu'en fuyant Charybde vous ne tombiez en
Scylla. Vous étiez comme englouti dans le gouffre d'impiété des
Sabelliens, en disant avec eux que le Père est le même que le Fils.
Vous venez de l'entendre :"je ne suis pas seul, mais moi et mon Père
qui m'a envoyé." Vous reconnaissez que le Père est Père, et que le Fils
est Fils. vous avez raison ; mais n'allez pas dire : le Père est plus
grand, le Fils lui est inférieur ; n'allez pas dire : le Père c'est
l'or, le Fils c'est l'argent. Ils n'ont qu'une seule nature, une seule
divinité, une seule et même éternité, une égalité parfaite, entre eux
aucune dissemblance. Car dès lors que, croyant que le Fils est autre
que le Père, ce qui est vrai, vous vous êtes néanmoins persuadé qu'il
diffère de lui en quelque chose, selon la nature, vous avez évité
Charybde, mais vous avez été vous briser contre les rochers de Scylla.
Naviguez au milieu, éviter l'écueil qui vous menace de chaque côté. Le
Père est Père, le Fils est Fils, vous avez échappé au gouffre qui
allait vous engloutir; pourquoi donc aller dans la direction opposée et
dire: le Père est autre chose que le Fils. Le Père est autre que le
Fils, c'est vrai ; il est autre chose, voilà qui est faux. En effet, le
Fils est autre, parce qu'il n'est pas lui-même celui qui est Père; et
le Père est autre, parce qu'il n'est pas le Fils; cependant ils ne sont
par chose différente, mais le Père et le Fils sont une seule et même
chose. Qu'est-ce à dire, une seule et même chose? Ils sont un seul
Dieu. Vous avez entendu le sauveur vous dire: "Je ne suis pas seul,
mais moi et le Père qui m'a envoyé," écouter ce que vous devez croire
du Père et du Fils, écoutez le Fils lui-même : "mon Père et moi nous
sommes un". Il ne dit pas: Je suis le Père, ou le Père et moi c'est un
seul mais: Mon Père et moi nous sommes une seule chose. Retenez ces
deux points : "une seule chose" et "nous sommes". "
- Dans le second extrait, Augustin s'interroge sur la relation de
filiation, ou d'engendrement, entre Père et Fils, en essayant de
montrer qu'elle ne produit aucune infériorité d'une partie par rapport
à l'autre, et généralise à l'ensemble des trois, pour produire le un de
la trinité.
Extrait II ("Tractatus")
"Le Père n'est pas le principe du Fils unique de la même manière qu'il
l'est de toutes les créatures qu'il a tirées du néant. Il l'a engendré
de sa propre substance, il ne l'a pas fait de rien, il n'a pas engendré
dans le temps celui par qu'il a fait les temps; mais comme la flamme et
la splendeur qu'elle engendre sont simultanées, de même le Père n'a
jamais été sans le Fils, car le Fils est lui-même la sagesse de Dieu le
Père dont l'écriture a dit : " elle est la splendeur de la lumière
éternelle." Cette sagesse est donc co-éternelle à la lumière dont elle
est l'éclat, c'est-à-dire à Dieu le Père. Pourquoi Dieu n'a pas fait le
verbe au commencement comme il a fait le ciel et la terre, mais le
verbe était au commencement. Le saint Esprit n'a dit pas non plus été
fait de rien comme la créature mais il procède du Père et du Fils sans
avoir été fait par le Fils ni par le Père.
Cette Trinité est d'une seule et même substance. Elle n'est ni plus
petite dans chacune des trois personnes que dans toutes, ni plus grande
en toutes qu'en chacune; mais elle est aussi grande dans le Père seul,
ou dans le Fils seul, que dans le Fils et le Père ensemble, et aussi
grande dans le Saint Esprit seul que dans le Père, le Fils et le saint
Esprit. Le Père, pour engendrer son Fils de sa divine substance, n'a
rien diminué de sa substance, mais il a engendré un autre lui-même, en
restant tout ce qu'il était, et se trouve encore aussi grand dans son
Fils qu'il l'est en lui seul. Il en est de même du saint Esprit qui, en
recevant intégralement l'essence divine du principe dont il procède, le
laisse dans son intégrité. Son être ne se surajoute pas à celui dont il
procède; considéré comme uni à son principe ou comme distinct de lui,
il est tout aussi grand. Il en procède sans le diminuer; il y adhère
sans l'augmenter. Ces trois personnes sont donc un sans confusion, et
trois sans division. Quoique un, elles sont trois, et quoique trois,
elles sont un."
- Dans le troisième extrait, Augustin fonde à partir de la nomination
la différence entre relation et substance, ce qui lui permet, grâce,
aux relations, de distinguer les trois personnes divines en même temps
que d'affirmer l'unicité de substance.
Extrait III ( "de Trinitate")
"C'est en ce sens que depuis toujours le Fils est né et qu'il n'a
jamais commencé d'être Fils. S'il avait commencé une fois d'être Fils,
ou s'il devait un jour cesser de l'être, il serait appelé Fils selon
l'accident. Par contre, si le Père n'était appelé Père que par rapport
à lui, non par rapport au Fils, et de même si le Fils n'était appelé
Fils que par rapport à lui, non point par rapport au Père, ce serait
selon la substance que l'un serait appelé Père et l'autre Fils ; mais
comme le Père n'est appelé Père que parce qu'il a un Fils, et le Fils
n'est appelé Fils que parce qu'il a un Père, ce n'est point selon la
substance qu'ils sont appelés ainsi, puisque ces noms de Père et de
Fils ne leur sont donnés par rapport à eux-mêmes, mais par rapport l'un
à l'autre réciproquement; ce n'est pas non plus selon l'accident,
puisque si le Père est appelé Père, et le Fils Fils, ce que ces noms
désignent est en eux éternel et immuable. Aussi quoiqu'il y ait une
différence entre être Père et être Fils, la substance n'est point
différente, attendu qu'ils ne sont point nommés ainsi quant à la
substance, mais quant à la relation, relation qui pourtant n'est pas un
accident parce qu'immuable.
Retenons donc bien ceci avant tout, c'est que tout ce qui est affirmé
de la très excellente et divine sublimité par rapport à soi, l'est
selon la substance, et ce qui n'est affirmé d'elle que par rapport à
quelque chose, ne l'est point selon la substance, mais selon la
relation. Retenons aussi que l'identité de substance dans le Père, le
Fils et le Saint Esprit doit être si fortement maintenu, que tout ce
qui est dit de l'un des trois par rapport à soi ne doit pas, dit des
trois ensemble, être mis au pluriel, mais rester au singulier. En
effet, personne n'en doute, c'est selon la substance qu'il est parlé
quand on dit : le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint Esprit est
Dieu, et pourtant en ne dit pas que ce sont 3 Dieux, mais un seul Dieu,
qui n'est autre que la très excellente Trinité elle-même. De même quand
on dit : le Père est grand, le Fils est grand, le Saint Esprit est
grand, ce ne sont pas trois grands mais un seul grand. Car ce n'est pas
seulement du Père, comme le pensent les hérétiques à tort, mais du
Père, du Fils et du Saint Esprit qu'il est dit dans écriture: "vous
êtes le seul Dieu grand. " Le Père est bon, le Fils est bon, et le
Saint Esprit est bon ; ce ne sont pas trois bons Dieux, il y n'y a
qu'un seul bon Dieu dont il a été dit : "Nul n'est bon si ce n'est
Dieu" (Luc, 18, 19). "
- L'extrait suivant n'a d'intérêt que de la précision linguistique
qu'il décrit, portant sur un point de division traditionnelle entre
église d'occident et d'orient, qui jouera son rôle dans le schisme à
venir. Il précise là, l'emploi des mots "personne" et "substance" dans
l'église latine.
Extrait IV ( "de Trinitate")
"Les Grecs disent, eux aussi, hypostase, mais ils veulent trouver entre
ces deux mots: ousia et hypostase, je ne sais quelle différence, qui a
fait adopter par la plupart des nôtres, traitant ces choses en grec,
l'usage de dire: miam ousia, treis hypostaseis, ce qui en latin
correspond littéralement à: unam essentiam, tres substantias.
Mais comme l'usage parmi nous a prévalu, d'après notre manière de
parler, de comprendre, par le mot essence, ce qu'on entend par celui de
substance, nous n'osons pas dire une seule essence et trois substances;
mais nous disons une seule essence ou substance, et trois personnes,
ainsi que se sont exprimés beaucoup d'auteurs latins d'une certaine
autorité... "
- Dans sa conclusion du "de Trinitate", Augustin revient et précise le
rapport des personnes divines selon la relation ou l'essence.
Extrait V ("de Trinitate")
"Nous avons dit plus haut que, à proprement parler, toute appellation
relative d'une personne de la trinité par rapport à l'autre, telle que
père et fils, et le don de l'un et de l'autre qui est le saint esprit,
est propre à chacune de ces personnes. En effet, le père n'est pas la
trinité, le fils n'est pas non plus la trinité, et le don ne l'est pas
davantage. Ce qui se dit de chaque personne, mais d'une manière absolue
et non relative, ne se dit pas au pluriel et n'est pas chose en triple,
mais cette chose une qui est la trinité elle-même. Ainsi le père est
Dieu, le fils est Dieu, le saint esprit est Dieu ; le père est bon, le
fils est bon, le saint esprit est bon; le père est tout puissant, le
fils est tout puissant, et le saint esprit est tout puissant, cependant
cela ne fait ni trois Dieux, ni trois bons, ni trois tout puissants;
mais ne fait qu'un seul dieu, bon, tout puissant, qui est la trinité
même. Il en est de même de toute appellation qui ne se dit pas d'une
personne par rapport à une autre, mais d'une manière absolue. Alors
elle se dit au point de vue de l'essence, parce que dans la trinité,
être est la même chose qu'être grand, bon, sage, et tout ce que peut
être appelée une des trois personnes ou la trinité même sans
qu'intervienne l'idée de relation. Si on dit trois personnes ou trois
substances, ce n'est point pour donner à entendre une diversité
d'essence, mais c'est pour pouvoir répondre par un nom commun à cette
question : qu'est-ce que ces trois? Mais telle est l'égalité des trois
personnes dans la trinité, que non seulement le père n'est point plus
grand que le fils, en ce qui est de la divinité, mais que le père et le
fils ensemble ne sont point quelque chose de plus grand que le saint
esprit, ni qu'aucune des trois personnes prises à part n'est moindre
que la trinité même tout entière."
La question du filioque, le moyen-âge:
Malgré l'avancée capitale d'Augustin concernant les nominations et les
relations divines comme permettant la distinction des personnes, des
hypostases, malgré et conjointement à l'unité d'essence, la question de
la vérification de l'axiomatique ne semble pas réglée. Vers l'an 800,
on s'aperçoit que le groupement des éléments, c'est-à-dire la
combinaison considérée comme vraie, ne sont pas les mêmes pour l'église
d'occident et pour l'église d'orient, sur un point de détail. La
première considère l'esprit saint comme procédant du père et du fils,
la seconde comme procédant du père seul, origine de la trinité. Opinion
où s'entend, d'ailleurs, un relan d'arianisme, prééminence du père.
Charlemagne venant de rétablir l'empire d'occident à son profit et
voulant du coup s'opposer à Byzance, la querelle du filioque, "a Patre
Filioque", éclate. Elle amène rapidement au schisme entre l'église dite
orthodoxe et l'église romaine, schisme qui dure encore aujourd'hui.
Si cela paraît un point de détail dans l'ensemble axiomatique, ce n'est
pas pourtant un élément sans conséquence dans les possibilités
d'agencement des trois personnes. On a vu avec Augustin que les
relations entre les personnes divines permettent leur distinction. Si
on supprime la relation entre le fils et l'esprit pour les
différencier; du fait de la série d'égalités dans les axiomes
concernant ces deux là, il y a un risque important à ce qu'on arrive à
les confondre, à les réduire l'un à l'autre en une entité unique
fils-esprit, c'est ce que montre nos petites lettres telles F = D, E=D,
etc. ... Et Lacan l'a bien perçu, lui qui disait que la religion
orthodoxe s'en tenait au deux, Cf. "R.S.I".
Le moyen-âge occidental est tout occupé de cette affaire de logique
trinitaire. C'est une question centrale pour la théologie et pour la
philosophie qui, d'ailleurs, à l'époque médiévale ne font qu'une. Et
c'est autour et avec la question du langage que s'affine l'approche
logique de la trinité. Trois exemples:
- Godescalc qui tente de résoudre la chose avec une approche purement
grammaticale ce qui le conduira en prison.
- Roscelin de Compiègne, dont Abélard est l'élève, qui affirme sa
position nominaliste, pour qui seul l'individu est réel. L'idée
générale, par exemple, homme, grandeur, cheval, ne sont que des noms.
Ce qui a pour conséquence de remettre en cause l'unité divine. Puisque
si les trois personnes sont d'une même essence, celle-ci n'est qu'un
nom... Et inversement, si elles sont trois individus sans essence
commune, etc.. Il y a là le départ du problème des universaux. Ce qui
est très important. Nous y reviendrons plus tard.
- Gilbert de Poitiers, lui avance, la thèse de la double signification,
signification première, signification seconde, que retrouvera sans le
savoir, Frege, avec la distinction du sens et de la connotation. Par
exemple, pour les théologiens médiévaux dans la lignée de Gilbert, le
mot "persona" signifie à titre premier, a pour sens, chacune des
personnes divines, et pour signification seconde, connote, l'essence
divine commune aux trois...
Pour ne citer que ces trois...
Saint Thomas d'Aquin, "Somme théologique", logique de Dieu
C'est armé de toutes ces recherches médiévales, où, pour certaines, on
peut entendre déjà l'influence d'Aristote, qu'arrive notre dernier
protagoniste historique, celui chez qui l'articulation logique me
semble la plus aboutie, et qui du coup va calmer les débats. Thomas
d'Aquin, bien sûr, c'est de lui qu'il s'agit. Lui, dont Lacan disait,
dans "Encore", je crois, "je me roule en huit quand je lis Thomas
d'Aquin". Je n'ai pas la souplesse de Lacan, mais je dis volontiers
comme il le fait: "Que c'est drôlement bien foutu!". Il faut lire une
ou deux pages de la "Somme logique de Dieu", n'importe lesquelles, ça
n'a pas d'importance, pour se rendre compte de ce qu'est un
raisonnement logique de ce niveau quand il s'attaque à une question,
quelqu'elle soit...
Je ne vais pas vous dire tout l'exposé de Thomas concernant la Trinité
dans la "Somme logique", ce serait trop long, ça y occupe plus de vingt
questions...
Je vais simplement vous exposer quelques points de logique
méthodologique qui font la force de sa démonstration, et si je peux, je
vous en lirai quelques exemples cruciaux.
-Tout d'abord Thomas organise chaque question, c'est-à-dire chaque
chapitre de la "Somme" de la façon suivante : ayant bien conscience
qu'il est là dans un univers de langage et que c'est dans celui-ci que
se produit le débat, il commence par exposer les opinions de ses
prédécesseurs sur lesquels il prend appui pour exposer sa propre
opinion et en tirer des conclusions.
-Cela semble suivre le schéma classique de la dialectique, thèse,
antithèse, synthèse, à ceci près que dans les réponses à ses
prédécesseurs, et dans ses conclusions, Thomas, conscient de cet
univers de langage dans lequel il débat, comme déjà dit, utilise toutes
les ressources de son époque, le moyen âge, concernant les distinctions
sémantiques et logiques: universelle, particulière, signification
première, signification seconde, etc..
- Et enfin, là, où il est le premier des logiciens de Dieu, là où on
peut le dire génial, d'anticiper de quelques siècles notre science
logique, c'est qu'au lieu de se précipiter en ce qui concerne la
trinité sur le contenu des axiomes, comme on put le faire ses
prédécesseurs, y compris Augustin, à savoir d'examiner des choses comme
P=D, ou F=D, ou la relation entre F et P... Thomas lui commence à
examiner les conditions même de l'axiomatique, vous vous souvenez de
mon petit rappel: l'axiomatique consiste dans la définition des
éléments et de leurs relations. C'est donc la possibilité elle-même des
relations et des éléments que Thomas examine en premier. Ces relations
entre ces éléments divins en quoi consistent-elles? En quoi les
éléments mêmes peuvent-ils être spécifiés? Muni des réponses à ces
questions, Thomas va pouvoir alors bien plus facilement résoudre les
divers axiomes de Jean, et établir la trinité comme groupement vrai qui
y correspond.
Je vous donne quelques extraits démonstratifs:
Extraits de la "Somme Logique de Dieu"
- En préalable, il me faut rappeler qu'il a établi, ( Question 13 de la
"Somme" ) que Dieu était nommable, ce qui n'est pas, a priori, évident,
puisqu'il est inconnu, (cf les Saintes Ecritures, D->ic ), que ce
nom "Dieu" était un nom propre, (il s'appuie là sur le "Je suis celui
qui suis"), et qu'en conséquence on pouvait, à son propos, tenir des
propositions affirmatives, c'est à dire du type "Dieu est x", ou si on
préfère avec nos petites lettres: D = x ou D->x. Cela apparait,
effectivement, comme un préalable fondamental pour la possibilité même
de sa démonstration concernant la trinité...
- Thomas commence donc par examiner la possibilité logique des
relations entre les personnes divines, et d'abord de la plus
fondamentale, puisque de son existence découle la possibilité de
filiation elle-même, sans laquelle la trinité ne pourrait être. Il
s'agit de la procession, terme théologique issu du verbe procéder qui
signifie: émaner de. Il lui faut donc montrer qu'une procession est
possible telle qu'elle ne soit ni divisante, D=1, unité et unicité
divine, ni produisant une postériorité d'un terme par rapport à un
autre, ni une infériorité quelconque, ni une causalité, selon les
divers axiomes de Jean, (D=1, F=P, V=F, V->é, etc..). Comment Thomas
s'en sort-il?
"Question 27: La procession des personnes divines
Article1 : Y a-t-il une procession en Dieu ?"
"... toute procession suppose une action. Et si, dans le cas de
l'action qui se porte sur une matière extérieure, il y a une procession
ad extra ; de même aussi dans le cas de l'action qui demeure au-dedans
de l'agent lui-même, il y a lieu de considérer une certaine procession
ad intra. On le voit surtout dans l'intelligence, dont l'acte, qui est
l'intellection, demeure dans le sujet connaissant. En quiconque
connaît, et du fait même qu'il connaît, quelque chose procède au-dedans
de lui : à savoir, le concept de la chose connue, procédant de la
connaissance de cette chose. C'est ce concept que la parole signifie :
on l'appelle " verbe intérieur ", signifié par le " verbe oral ".
Or, Dieu étant au-dessus de toutes choses, ce qu'on affirme de lui doit
s'entendre, non pas à la manière des créatures inférieures, autrement
dit des corps, mais par analogie avec les créatures les plus hautes,
c'est-à-dire avec les créatures spirituelles..." "Il ne faut donc pas
entendre " procession " au sens où il s'en rencontre dans le monde
corporel, soit par mouvement local, soit par l'action d'une cause sur
son effet extérieur : ainsi la chaleur procède de la source chaude et
atteint le corps échauffé. Il faut ici l'entendre par manière
d'émanation intellectuelle, tel le verbe intelligible émanant de celui
qui parle et demeurant au-dedans de lui. C'est en ce dernier sens que
la foi catholique pose une procession en Dieu.
Ce qui procède par procession ad extra, et le principe dont il procède,
sont nécessairement divers. Ce n'est plus le cas pour ce qui procède
intérieurement par processus intellectuel : ici au contraire, plus la
procession est parfaite, plus le terme fait un avec son principe. Il
est clair en effet que, mieux la chose est connue, plus la conception
intellectuelle est intime au connaissant et fait un avec lui : car
l'intellect, en tant précisément qu'il est en acte de connaître devient
une seule chose avec le connu. Dès lors, I'intellection divine étant au
sommet de la perfection, comme on l'a dit, il s'ensuit nécessairement
que le Verbe divin est parfaitement un avec son principe sans la
moindre diversité."
- On voit comment Thomas trouve la solution, divisant en deux
acceptions le terme de procession, processions "ad extra" et "ad
intra", celle-ci d'être interne au sujet, lève la difficulté de la
division, l'unité est respectée. Cette procession interne étant conçue
comme celle du concept par rapport à la connaissance lève les
difficultés de la causalité, et de toute diversité. Elle permet aussi
de montrer adéquate la désignation comme "verbe", du résultat de cette
procession..
La procession du concept est donc centrale,... ( Avec tout ce qu'elle
peut avoir de problématique). Mais cette possibilité de procession
étant montrée, cette monstration n'inclut pas pour autant qu'elle
puisse être une filiation. Ce va être le pas suivant, pour Thomas, de
le démontrer.
"Article 2 : Y a-t-il en Dieu une procession qui puisse s'appeler une
génération ?
La procession du Verbe en Dieu se nomme "génération ". Pour le montrer,
distinguons deux emplois du mot génération. On l'applique d'abord dans
un sens général à tout ce qui s'engendre et se corrompt ; dans ce cas,
" génération " ne signifie rien d'autre que le passage du non-être à
l'être. Nous en usons en second lieu, et cette fois au sens propre, à
propos des vivants ; dans ce cas, " génération " signifie " l'origine
qu'un vivant tire de son principe vivant conjoint " : on la nomme
proprement " naissance ". Ceci pourtant ne suffit pas pour être
qualifié d' " engendré "; ce nom n'est donné proprement qu'à ce qui
procède selon la ressemblance au principe. Un poil, un cheveu ne
vérifie pas la condition d'engendré, ni de fils ; seul la vérifie ce
qui procède selon la ressemblance;..." "..selon la ressemblance
spécifique, comme l'homme procède de l'homme ; le cheval, du cheval.
Dès lors, chez les vivants, comme l'homme ou l'animal, qui procèdent de
la puissance à l'acte de vie, la génération inclut les deux modes
susdits, changement"( Nb: passage du non-être à l'être) "et naissance.
Mais dans le cas d'un vivant dont la vie ne passe pas de la puissance à
l'acte, la procession, s'il s'en rencontre en lui, exclut absolument le
premier mode de génération ; par contre, elle peut vérifier la notion
propre aux vivants.
C'est donc ainsi que la procession du Verbe, en Dieu, a raison de
génération. Le Verbe, en effet, procède par mode d'activité
intellectuelle : et c'est là une opération " vitale " ; il procède "
d'un principe conjoint" on l'a déjà dit ; et "par assimilation formelle
", car le concept d'intelligence est la similitude de la chose connue ;
et il " subsiste en la même nature ", car en Dieu l'intellection est
identique à l'être on l'a montré plus haut. Voilà pourquoi la
procession du Verbe en Dieu, prend le nom de " génération ", et le
Verbe qui procède, celui de " Fils "......"
- Ici, Thomas de subdiviser en signification première et seconde, et
celle-ci à nouveau, en signification première et seconde, parvient à
montrer, comme découlant de façon parfaite que la procession du Verbe
est bien une génération, une filiation. D'où l'établissement du nom de
Fils, et par là celui de Père. La filiation étant établie, il va
montrer que, mutatis mutandis, il existe une autre procession "ad
intra"...
"Article 3 : Outre la génération, peut-il y avoir une autre procession
en Dieu ?
... Il y a deux processions en Dieu : celle du Verbe, et une autre.
Pour le faire voir, considérons qu'en Dieu il n'y a de procession qu'en
raison de l'action qui demeure en l'agent lui-même..." " ... Et dans
une nature intellectuelle, cette action immanente se réalise dans
l'acte d'intelligence et dans l'acte de volonté. La procession du Verbe
appartient à l'acte d'intelligence. Quant à l'opération de la volonté,
elle donne lieu en nous à une autre procession : la procession de
l'amour, qui fait que l'aimé est dans l'aimant, comme la procession du
Verbe fait que la chose dite ou connue est dans le connaissant. Dès
lors, outre la procession du Verbe, est affirmée en Dieu une autre
procession : c'est la procession de l'amour. "
- L'amour, autrement dit le Saint-Esprit...
Ayant ainsi démontré la possibilité de ces deux relations
fondamentales, celle de la génération du Fils et de de l'Esprit par
Dieu, Thomas va devoir alors montrer successivement que ces relations
sont bien réelles mais aussi non limitées à ces deux, car, comme nous
l'avons déjà vu lors de l'évocation du filioque, deux relations ne
suffisent pas à la distinction du Fils et de l'Esprit.
"Question 28 : Les relations divines
Article 1: Y a-t-il en Dieu des relations réelles ?
Il existe réellement des relations en Dieu. Pour le mettre en évidence,
considérons que dans la seule catégorie de relation on trouve des
prédicats qui sont attribués par la raison à un sujet sans que, dans la
réalité, une propriété de ce sujet leur corresponde. Cela n'arrive pas
dans les autres genres ; ceux-ci, tels la quantité et la qualité,
signifient formellement et proprement quelque chose d'inhérent à un
sujet. Tandis que les prédicats relatifs ne signifient formellement et
proprement qu'un rapport à autre chose. Rapport qui parfois existe dans
la nature même des choses : quand des réalités sont, par nature,
ordonnées l'une à l'autre. De telles relations sont nécessairement
réelles. Ainsi le corps pesant possède une inclination et un ordre au
lieu central ; par suite, il y a dans le pesant lui-même un rapport au
lieu central. Il en est de même dans les autres cas de cette sorte..."
"... quand une chose procède d'un principe d'une même nature, tous les
deux ce qui procède et son principe appartiennent nécessairement à un
même ordre ; et par suite ils doivent soutenir entre eux des rapports
réels. Donc, puisque, en Dieu, les processions se réalisent en identité
de nature, on l'a vu plus haut, nécessairement les relations que l'on
considère du fait de ces processions, sont des relations réelles. "
- A partir des deux emplois du prédicat, Thomas montre que l'un des
deux, les prédicats relatifs, renvoient nécessairement à une réalité
des relations des termes ainsi associés. Le pas suivant est de montrer
que cette relation réelle est identique à l'essence divine.
"Article 2 : Ces relations sont-elles l'essence divine elle-même ?
... Ainsi est-il clair que la relation réelle en Dieu est réellement
identique à l'essence, et n'en diffère que par une considération de
l'esprit, en tant que la relation évoque un rapport à son opposé, que
n'évoque pas le terme d'essence. On voit aussi qu'en Dieu il n'y a pas
à distinguer l'être relatif et l'être essentiel : ce n'est qu'un seul
et même être..."
- On voit donc que la relation permet à la fois de distinguer les
éléments, évoquant "un rapport à son opposé", opposition des termes
entre eux, mais sans division, "un seul et même être", et de fonder la
réalité de l'essence à partir de la réalité de la relation elle-même.
Mais ces relations peut-on les distinguer, enfin d'en établir un nombre
suffisant?
"Article 3 : Peut-il y avoir en Dieu plusieurs relations réellement
distinctes les unes des autres ?
... la relation comporte, par définition, un rapport à autre que soi,
rapport qui oppose relativement la chose à cet autre. Dès lors,
puisqu'en Dieu il y a réellement relation, comme on l'a dit, il doit y
avoir aussi réellement opposition. Mais l'opposition relative inclut
dans sa définition même une distinction. Il doit donc y avoir en Dieu
distinction réelle, affectant, non pas sans doute, la réalité absolue
qu'est l'essence, où se trouve la plus haute unité et simplicité, mais
la réalité relative."
- Evident, non? C'est d'une logique imparable. De ceci Thomas déduit
qu'il y a quatre relations en Dieu. Ce sont des relations
bidirectionnelles, Père <-> Fils, paternité, filiation, et (Père
ET Fils) <-> Esprit, spiration, procession de l'Esprit par le
Père et le Fils, et procession, ici entendue de façon restreinte comme
relation du procédant, l'Esprit, à ce dont il procède. Mais elles ne
permettent pas encore, seulement à partir d'elles, d'établir les trois
éléments divins comme distincts. Il reste à Thomas à examiner ces
éléments, afin d'aboutir à l'établissement de la trinité comme
groupement nécessaire. Les éléments, doivent avoir les caractéristiques
déjà dites: indivisibles, non-réductibles mutuellement, distincts,
etc... Le terme de "personne" semble correspondre à ces
caractéristiques, mais s'applique-t-il à Dieu? C'est ce que Thomas va
établir.
"Question 29 : Les personnes divines
Article 1 : Définition de la personne
L'universel et le particulier se rencontrent dans tous les genres ;
cependant ils se vérifient d'une manière spéciale dans le genre
substance. La substance, en effet, est individuée par elle-même ;
tandis que les accidents le sont par leur sujet, c'est-à-dire par la
substance : on dit " cette " blancheur, dès lors qu'elle est dans " ce
" sujet. C'est donc à bon droit qu'on donne aux individus du genre
substance un nom spécial : on les nomme " hypostase " ou " substance
première ".
Mais le particulier et l'individu se rencontrent sous un mode encore
plus spécial et parfait dans les substances raisonnables, qui ont la
maîtrise de leurs actes : elles ne sont pas simplement " agies ", comme
les autres, elles agissent par elles-mêmes " .... " Aussi, parmi les
autres substances, les individus de nature raisonnable ont-ils un nom
spécial, celui de " personne "................ "
.Article 3 : Convient-il d'employer le terme " personne " pour parler
de Dieu ?
La personne signifie ce qu'il y a de plus parfait dans toute la nature
: savoir, ce qui subsiste dans une nature raisonnable. Or tout ce qui
dit perfection doit être attribué à Dieu, car son essence contient en
soi toute perfection. Il convient donc d'attribuer à Dieu ce nom de
"Personne ". Non pas, il est vrai, de la même manière qu'on l'attribue
aux créatures ; ce sera sous un mode plus excellent, comme il en est de
l'attribution à Dieu des autres noms donnés par nous aux créatures ; on
a expliqué cela plus haut, au traité des noms divins..."
Article 4 : Que signifie, en Dieu, le nom de Personne ?
... Or en Dieu, nous l'avons dit, il n'y a de distinction qu'à raison
des relations d'origine. D'autre part, la relation en Dieu n'est pas
comme un accident inhérent à un sujet ; elle est l'essence divine même
; par suite elle est subsistante au même titre que l'essence divine. De
même donc que la déité est Dieu, de même aussi la paternité divine est
Dieu le Père, c'est-à-dire une Personne divine. Ainsi " la Personne
divine " signifie la relation en tant que subsistante : autrement dit,
elle signifie la relation par manière de substance c'est-à-dire
d'hypostase subsistant en la nature divine (bien que ce qui subsiste en
la nature divine ne soit autre chose que la nature divine).
D'après ce qui précède, il reste vrai que le nom de " Personne "
signifie directement la relation, et indirectement l'essence... "
- Thomas ayant montré, à partir de la définition même du terme de
"personne" que celui-ci est applicable aux éléments divins, il va
pouvoir maintenant déterminer qu'il y a plusieurs personnes divines et
leur nombre.
"Question 30: La pluralité des personnes en Dieu
Article 1 : Y a-t-il plusieurs personnes en Dieu ?
..... Il y a plusieurs personnes en Dieu, selon nos prémisses. En
effet, nous avons montré que le terme " personne " signifie en Dieu la
relation en tant que réalité subsistant dans la nature divine. D'autre
part nous avons établie qu'il y a en Dieu plusieurs relations réelles.
Il s'ensuit qu'il y a plusieurs réalités subsistantes dans la nature
divine, autrement dit qu'il y a plusieurs personnes en Dieu...."
- Maintenant le nombre des personnes divines, on va voir la difficulté
et comment Thomas la résout:
"Article 2: Combien y a -t-il de personnes en Dieu?
... On vient de dire qu'en Dieu c'est la pluralité des propriétés
relatives qui entraîne une pluralité de personnes. Or il y a quatre
relations en Dieu : la paternité, la filiation, la commune spiration et
la procession. Il y a donc quatre personnes en Dieu....."
- Mais "Les thèses précédemment établies nous font nécessairement poser
trois Personnes en Dieu, pas davantage. En effet, on a montré que "
plusieurs personnes ", c'est plusieurs relations subsistantes,
réellement distinctes entre elles. Et il n'y a de distinction réelle
entre les relations divines qu'en raison de l'opposition relative. Deux
relations opposées ressortissent donc nécessairement à deux personnes ;
mais s'il est des relations qui ne s'opposent pas, elles ressortissent
nécessairement à une même personne.
Dès lors, la paternité et la filiation, qui sont deux relations
opposées, appartiennent nécessairement à deux personnes : la paternité
subsistante est donc la personne du Père, et la filiation subsistante
est la personne du Fils. Si les deux autres relations", ( spiration et
procession de l'Esprit), "ne s'opposent à aucune des deux précédentes,
elles s'opposent l'une à l'autre, et par suite ne peuvent appartenir
toutes deux à une même personne. Il faut donc ou bien qu'une des deux
appartienne à ces deux personnes, ou bien qu'une relation convienne à
l'une des deux personnes, et l'autre relation à l'autre personne. Mais
la procession ne peut convenir au Père et au Fils, pas même à l'un
seulement d'entre eux : car il s'ensuivrait que la procession
intellectuelle (qui est génération en Dieu, et nous donne à saisir les
relations de paternité et de filiation) proviendrait de la procession
d'amour (qui nous donne à saisir les relations de spiration et de
procession), puisque la personne qui engendre et celle qui naît
procéderaient de celle qui spire ; ce serait là contredire nos
principes. Il reste donc que la spiration appartienne et à la personne
du Père et à celle du Fils, puisqu'elle n'a d'opposition relative ni à
la paternité ni à la filiation. Et par suite la procession doit
nécessairement appartenir à une autre personne ; c'est elle qu'on nomme
la personne du Saint-Esprit, procédant par mode d'amour, comme on l'a
dit. Il n'y a donc en Dieu que trois personnes : le Père, le Fils et le
Saint-Esprit. "
- Donc " Il y a bien quatre relations en Dieu ; mais l'une d'entre
elles, la spiration, au lieu de se poser à part de la personne du Père
ou du Fils, leur convient à tous deux. Aussi, bien qu'elle soit
relation, elle ne prend pas le nom de "propriété ", puisqu'elle
n'appartient pas à une personne seulement ; ce n'est pas non plus une
relation " personnelle ", c'est-à-dire qui constitue une personne. En
revanche, les trois relations de paternité, filiation et procession
sont qualifiées de " propriétés personnelles ", comme constituant les
personnes : la paternité est la personne du Père, la filiation est la
personne du Fils, la procession est la personne du Saint-Esprit."
- Voilà donc démontré la distinction des trois personnes, et trois
seulement, l'unité d'essence de ces trois ayant été aussi montrée,
Thomas peut dérouler les conséquences de ses axiomes ainsi établis,
c'est à dire trois personnes en un seul dieu, la Trinité.
Question 31, Article 1: " Quand il s'agit de Dieu, le terme " trinité "
évoque le nombre précis des personnes. Donc, de même qu'on reconnaît
une pluralité de personnes en Dieu, il y a lieu de faire appel au mot
trinité ; car cela même que " pluralité " signifie en général, le terme
" trinité " le signifie de manière précise et déterminée. "
- Mais cette trinité a une caractéristique:
"Question 32 : La connaissance des personnes divines
Article 1 : La Trinité des Personnes divines peut-elle être connue par
la raison naturelle ?
Il est impossible de parvenir à la connaissance de la Trinité des
Personnes divines par la raison naturelle. En effet, on a vu plus haut
que, par sa raison naturelle, l'homme ne peut arriver à connaître Dieu
qu'a partir des créatures. Or les créatures conduisent à la
connaissance de Dieu, comme les effets à leur cause. On ne pourra donc
connaître de Dieu, par la raison naturelle, que ce qui lui appartient
nécessairement à titre de principe de tous les êtres ; c'est sur ce
fondement que nous avons construit notre traité de Dieu. Mais la vertu
créatrice de Dieu est commune à toute la Trinité ; autrement dit, elle
ressortit à l'unité d'essence, non à la distinction des Personnes. La
raison naturelle pourra donc connaître de Dieu ce qui a trait à l'unité
d'essence, et non ce qui a trait à la distinction des Personnes. "
- Donc l'axiome Dieu est inconnu, D->ic, est bien respecté, malgré
tout. En tant que Trinité, il est un impossible à connaître...
Thomas ayant fini là sa démonstration, il poursuivra en redétaillant
les caractéristiques de chaque personne divine, de leur nomination, et
de leurs relations avec les autres, et avec l'essence unique. Bien que
ces détails puissent avoir quelques intérêts pour nous,
particulièrement en ce qui concerne les personnes du Père et du Fils,
de ne se fonder, mutuellement, que d'une relation épurée au seul
rapport du verbe né de la connaissance, par exemple, ( questions de la
fonction symbolique du père, de l'identification du fils, celui-ci
étant aussi image du père, etc..)... Mais nous en resterons là, les
longues citations de Thomas sont suffisantes à montrer, à la fois, ses
modes de constructions logiques et la pertinence de sa démonstration...
Trinité et noeud borroméen:
La démonstration de Thomas, c'est donc l'adéquation de la structure
trinitaire avec l'axiomatique de Jean.
C'est aussi la justification de la déclaration de Lacan quant à
l'analogie de cette structure avec le noeud borroméen. Et ceci non
seulement parce que les trois personnes divines comme les trois
consistances sont strictement égales, P=D, F=D, E=D, et qu'elles ne
font elles aussi qu'un, D=1, Dieu unique. Et que si il en manque un, il
n'y a plus ni Dieu unique, ni de Dieu trine, non plus, comme l'a montré
la question du filioque. Mais de plus , comme dans le noeud borroméen ,
l'un des trois, dans la trinité aussi, a cette particularité d'être la
propriété de l'ensemble tout entier. Il y a le réel, mais le noeud dans
son ensemble aussi, est le réel. Il y a le père, dieu créateur, incréé,
inconnaissable, mais la trinité aussi est dieu, créateur,
inconnaissable...
Il y a par ailleurs, que ce soit dans "RSI", ou dans la "Somme logique
de Dieu", la question de la nomination comme élément central...
De cette équivalence entre noeud borroméen et trinité, Lacan ne se
prive pas de tirer quelques conséquences, cf les "non-dupes errent"
quand il parle de l'amour chrétien, par exemple... A partir de cette
équivalence, il serait possible de se demander également, si la
jouissance phallique, ou le sens, ou la jouissance Autre, que Lacan,
dans l'écriture du noeud, sa mise à plat, donc, situe à l'intersection
des catégories, seraient, selon l'exemple trinitaire, à penser comme
des relations entre les catégories, ou des places comme le suggère
l'intersection. Relation ou place, ce n'est pas la même chose... Et si
ce sont des places, qu'en serait-il de relations entre les catégories?
Trois hypothèses osées:
La trinité comme application efficace du noeud borroméen
La fin de la citation de Lacan "que rien fonctionne", c'est à dire que
le réel, la catégorie du réel, ait son efficace dans la trinité, me
permet de passer aussi à ce que je vous annonçais au départ: la trinité
comme application au sens le plus trivial, technologique, application
efficace et fiable du noeud borroméen. :
Fiable: ça c'est facile à montrer puisque cela fait 20 siècles que ça
dure...
Efficace, pourquoi? Pour sauver Dieu, rien de moins. Voyons comment:
Faisons un bref rappel: - Les dieux grecs étaient de l'ordre du réel,
c'est que nous en dit Lacan. Si nous tentons d'illustrer cela, nous
dirons qu'ils étaient là pour présentifier l'impossible à savoir,
l'impossible à prévoir des diverses catégories du destin: la guerre,
l'amour, etc.. Inconstants, changeants, rien ne pouvait garantir
l'homme d'une quelconque emprise sur la faveur des dieux, et par là sur
son destin propre... Avec le dieu de l'ancien Testament, quelque chose
change. S'il reste bien par une part lié au réel, par l'impossible à
connaître où il se situe, comme le note Lacan dans "RSI", il fait trou,
d'être "Je suis celui qui suis". Mais d'autre part, il est le dieu de
l'Alliance. C'est à dire le dieu qui aime inconditionnellement son
peuple, le dieu qui est inconditionnellement pour chacun de ses
membres. Ce qui, d'ailleurs, change la dimension de la faute. Car face
à un destin contraire, là où on imagine la révolte possible du sujet
contre ses dieux si versatiles pour un grec antique, comment
pourrais-je accuser un dieu inconditionnellement pour moi, m'aimant
autant? Comment même accuser mes ennemis? Car même de les supposer plus
forts, ou plus chanceux, ce serait mettre en doute la toute-puissance
et le tout amour de mon dieu, de ce dieu inconditionnellement pour moi.
Le seul sur qui la faute puisse être, c'est moi-même, le sujet, de me
supposer mériter un désamour de ce dieu, par ma faute, justifiant ce
destin contraire... S'en suivra toute la panoplie des rapports du
croyant et de son dieu: prières, expiation, rachat, etc.. On perçoit, à
travers cet exemple, que ce dieu de l'Alliance va pouvoir être pris
dans une dialectique de la distance pour le sujet. Dialectique fort
bien décrite par Ch Melman, dans son séminaire sur "la Névrose
Obsessionnelle". Dialectique de la distance, au sens géométrique, entre
le point extrême du "Je suis celui qui suis" et le proximal de ce dieu
pour soi de l'Alliance, où il risque d'être destitué de sa place
d'Autre radical.
Ce qui va être "l'avancée" de la Trinité, c'est de sortir, ou au moins
d'essayer de sortir, Dieu de cette dialectique de la distance, axe
bipolaire, et successif, en tentant d'articuler simultanément et le
réel du "Je suis celui qui suis" et la proximité de l'Alliance. C'est
ce que permet la structure borroméenne de fonder en son sein la
dimension du réel, l'impossible à connaître, le "Je suis celui qui
suis", en même temps que la distinction et la permanence de ses
éléments constitutifs, dont le Fils est le support de l'Alliance
renouvelée, et l'Esprit son effet..
La surprise, heureuse, fut de retrouver, cette hypothèse, sauver Dieu,
chez Lacan lui-même... (Retrouvaille inconsciente de ma part d'une
conséquence logique ou anticipatrice?.. ) Dans "Encore", leçon
intitulée dans l'édition du "Seuil", du "Baroque", il déclare, très
brièvement: "L'historiole du Christ, ne croyez pas que ce soit pour
sauver les hommes, c'est pour sauver Dieu!..". L'indication est trop
brève pour en déduire une analogie véritable avec ce que je viens
d'avancer, mais peut-être, toutefois, est-ce une indication?...
"historiole"?
Le terme "d'historiole", par sa connotation ironique, me permet de
poursuivre par une seconde hypothèse, bien que peut-être hasardeuse...
Lorsqu'on rapproche les diverses remarques de Lacan concernant la
religion chrétienne émaillant les séminaires sur le noeud borroméen, on
ne peut qu'être frappé par leur violence et leur radicalité, d'une
part; et d'autre part, il apparaît, comme je l'ai indiqué au long de
mon survol historique, qu'il connaissait très bien la problématique
trinitaire... Alors de là à en déduire que le titre de "R.S.I" ne soit
pas dû au hasard... Mais, peut-être plus, ne peut-on pas penser que,
comme Freud le fit avec le dieu de l'Ancien testament, c'est à dire de
le ramener à la dimension subjective du père, Lacan, parallèlement à
son étude du noeud, aurait tenté de sortir la structure borroméenne de
la dimension métaphysique où la religion la situait, pour lui rendre sa
dimension subjective? En tout cas, c'est ce qu'il nous permet, grâce à
l'outil d'interrogation logique qu'est le noeud...
Un petit doute
Pour finir, je vous avais promis de tenter de vous offrir un doute, un
petit doute, concernant votre croyance... Non pas "vous démontrer à
tous", comme le dit Lacan à son auditoire, dans "R.S.I", " que vous
êtes tous croyants!". Non, juste vous offrir un petit doute.
Un des enjeux possibles de la trinité, cela m'est venu à la lecture de
la "Somme logique de Dieu", c'est, peut-être, de démontrer l'existence
véritable des essences et des catégories, de ce que Thomas, par
exemple, avec et contre Aristote, noue l'existence de l'essence divine
au réel de la structure du noeud.
Pour exemplifier cela, imaginons un instant un de ces médiévaux d'avant
Thomas, un de ceux engagés dans la question des universaux, du côté des
nominalistes, avec leur lecture à eux d'Aristote, comme Roscelin que
j'ai cité, pour qui les catégories, les essences n'ont pas d'existence
en soi, pour qui elles ne sont que des noms. Imaginons-le écoutant un
discours d'un de nos hommes politiques actuels. Il serait sans cesse en
train de se lever, de protester: " Monsieur, monsieur, le chômage, ça
n'existe pas! Ce sont les chômeurs qui, eux, existent!", "Monsieur,
monsieur, l'économie, ça n'existe pas! Ce sont les actes économiques,
les achats, les ventes qui existent!", "Monsieur, monsieur, etc....".
Je vous laisse imaginer la suite de ce que les discours politiques
soient, au point où nous les connaissons, de longues enfilades
d'emboîtements catégoriels: "Le progrès, l'inflation, le marché, la
France, l'Europe, la liberté, le libre-échange, l'économie, le travail,
la mondialisation, etc, etc..".
Il m'arrive, quant à moi, de fréquenter des psychanalystes... Or il est
fréquent de les entendre parler de l'inconscient: "l'inconscient ceci,
l'inconscient cela". On imagine la réaction de notre médiéval. Il se
lèverait et dirait: "Madame, monsieur, l'inconscient, ça n'existe pas!
Ce qui existe, c'est Monsieur Dupont, qui, faisant un lapsus, montre
quelque chose qui était là inconscient..." Ce faisant, d'ailleurs, il
n'est pas loin de la définition que donne Lacan de l'inconscient dans
"Les quatre concepts..", non pas quelque chose d'avant la conscience,
mais ce qui se manifeste dans la faille, la défaillance... Plus
attribut donc, qu'essence en soi, pour reprendre des termes médiévaux..
Parlant, pensant l'inconscient, ( et le reste: liberté, économie,
etc...), comme catégorie en soi, alors que faisons-nous? C'est, me
semble-t-il, que nous égalisons l'existence de la catégorie, de
l'essence, à l'existence du signifiant. Ce faisant, nous oublions que
le signifiant ne se définit pas d'une existence en soi, mais par
rapport aux autres signifiants... Mais nous confirmons par là, aussi,
combien nous sommes pris dans le signifiant, dans la langue... "Au
commencement était le verbe", premier axiome de Jean... Il aura fallu
le quart de tour de J.Lacan, et l'outil d'interrogation logique, qu'est
le noeud borroméen, qu'il nous a offert....
le 4/10/1998