Retour sur les journées du 11 et 12 décembre 2004
Du trinitaire en ses nouages
Engager un colloque de psychanalyse sur le thème du trinitaire n'est
pas sans risque, entre autre celui d'une possible confusion entre des
domaines hétérogènes, et de venir alimenter ainsi une critique que l'on
voit rejaillir régulièrement de la psychanalyse comme système
religieux. Le pari fut plutôt de tenir que le religieux participe de
l'histoire humaine et que d'en exclure la problématique, c'est vider
notre approche de la réalité psychique d'une dimension qui avait tant
retenu Freud dans son élaboration. Jusqu'à quel point pouvons nous
prendre distance vis-à-vis de cette conception freudienne qui donne une
place centrale à la fonction paternelle et une consistance religieuse à
cette réalité psychique ? Tel fut l'enjeu majeur de ces journées.
Pour ce faire nous sommes allé consulter quelques auteurs théologiques
qui ont participé à cette invention de la trinité et à ses aléas, et
entendre aussi comment la mystique est venue bien souvent subvertir
l'ordre qui se constituait ainsi. Il s'agissait alors de dégager les
structures logiques qui ont organisé ces discours et d'apprécier en
quoi la topologie lacanienne nous permettrait d'en renouveler
l'approche. Le nSud borroméen comme nSud mental nous déprend de
l'ordinaire représentation des formes cliniques, ce qui fut éprouvé
avec plusieurs exposés.
L'invention de la trinité
Nous avons donc dans un premier moment considéré l'histoire de ce dogme
trinitaire tel qu'il s'est construit dans la tradition chrétienne, et
évoqué les débats théologiques dont celle-ci fut ponctuée, soit lors
des crises internes qui vont provoquer à chaque fois des remaniements,
des raffinements, des serrages du dogme, soit par les schismes qui ont
divisé la communauté souvent dans la violence, soit encore que d'autres
systèmes religieux soient venus faire valoir qu'on peut être
monothéiste sans être trinitaire, comme c'est le cas avec l'Islam,
reprenant en cela le judaïsme.
Si c'est dans l'évangile de Mathieu que l'on trouve la première formule
trinitaire : " Allez baptiser les nations au nom du père et du fils et
du Saint-esprit. ", il faudra plusieurs siècles pour que ce dogme du
trinitaire soit précisé et défini. Cela en passera par des emprunts à
la philosophie grecque pour donner une formulation qui réduirait toute
ambiguïté quant à la révélation de l'amour de Dieu, révélation qui
s'incarne en Jésus-Christ, Dieu fait homme. Il était de première
importance qu'une profession de foi, un crédo, soit énoncée pour que la
transmission se fasse dans la fidélité à cette révélation.
Mais il faut bien l'admettre, cette conception trinitaire n'est pas
très évidente et les hérésies furent le plus souvent des tentatives de
simplification. Si l'Eglise primitive va Suvrer à l'énoncé de ce
crédo, nous trouvons plusieurs doctrines qui vont faire des
propositions divergentes. La plus connue, celle d'Arius, prête
d'Alexandrie, eut de grandes répercutions : il niait que le Christ,
deuxième personne nommé dans la trinité soit égal au Père. Pour Arius,
il a été créé par le Père. D'autre part, l'incarnation est la
production du Verbe qui est à différencier du Fils. La controverse
s'est envenimée dans les églises orientales, et ne fut pas sans
conséquence en occident tant sur le plan religieux que politique. C'est
le Concile de Nicée en 325, sous l'impulsion de l'empereur Constantin,
qui va donner la première grande formulation de la foi trinitaire. On y
affirme la " consubstantialité " du fils et du Père et on y condamne
les erreurs d'Arius.
Nous nous sommes arrêtés sur l'oeuvre d'Hilaire de Poitiers, devenu
évêque vers 350, qui est connu pour son combat contre les hérésies
arienne et néosabellienne. Condamné à l'exil en Phrygie, il y séjourne
quatre années qui furent décisives pour sa théologie qui tente d'une
certaine manière de concilier la théologie trinitaire de l'Occident et
la sensibilité orientale. Il s'imprégna de la théologie d'Origène et
c'est là- bas qu'il a écrit les douze livres de son De Trinitate. Il
témoigne d'une solide formation rhétorique, littéraire, et
philosophique, et aussi combien que ce séjour au Moyen-Orient fut
fécond. Cependant comme Marc Milhau l'a précisément développé, Hilaire
peut nous sembler incomplet quant à la Trinité ; il a su cependant
tirer de la substance des mots Père et Fils un doctrine cohérente
propre à faire comprendre que le fils n'est ni une créature, ce qui
était le point de vue arien, ni une simple apparence que prendrait le
Père, comme le concevait les néo-sabelliens. Il va soutenir, que le
Christ est " Dieu né de Dieu ", et développer avec rigueur le sens du
mot " naissance " suggéré par les mots Père et Fils, et trouver comment
répondre aux exigences de sa foi : un Dieu " Un ", et un Dieu qui offre
le Salut. On trouve chez Hilaire l'influence de la théologie orientale,
en particulier à propos de la génération du Verbe. Alors que pour la
théologie latine le Verbe avait été engendré au moment de la création,
Hilaire va affirmer l'éternité de cette génération. Dans le livre II on
peut lire cette formule : " Dans le Père, le Fils et l'Esprit Saint, il
y a l'Infinité en celui qui est l'Eternel, la Beauté en celui qui est
son image, la Jouissance en celui qui est la Grâce " ce qui annonce la
théologie de Grégoire de Nysse.
Le concile de Nicée va faire cette profession d'une même substance pour
le Père et le Fils. Par la suite, comme l'a soutenu Pierre-Christophe
Cathelineau, Augustin va aller au delà de Nicée en faisant valoir la
dimension relationnelle entre les trois termes et dégager par la même
une structure logique de cette Trinité. Augustin ne considère pas la
relation d'engendrement, mais la relation en tant que telle. Il n'est
pas allé jusqu'à dire que la relation prévalait en Dieu et il maintient
le primat de la substance pour penser l'essence de Dieu, cependant
l'usage qu'il fait de ces concepts n'est pas sans nous indiquer les
linéaments d'un nouage.
S'il est possible de comparer l'approche augustinienne du dogme
trinitaire avec le dire de Lacan sur le noeud borroméen, Il faudra sans
doute le pas de St.Thomas d'Aquin (1225-1274) pour arriver à cette
conception purement relationnelle, dégagée de toute hypostase, qui
cerne ainsi un réel de Dieu. C'est certainement à ce niveau que le lien
avec la psychanalyse est autorisé, c'est-à-dire en tant que lien
logique comme l'a bien articulé Jean-Jacques Lepitre. A rencontrer
cette analogie de structure, il se pose alors la nécessité interne de
leur émergence dans chaque champ respectif. C'est en tout cas par une
approche analytique et structurale que ce questionnement peut avancer.
On pourrait convenir que la trinité est un " opérateur de la pensée et
de la relation interhumaine ", en soulignant combien le schéma
trinitaire qui règle toute la pensée chrétienne fait rupture avec la
disposition hiérarchique néo-platonicienne, vient libérer individu et
société de l'absolue puissance de l'Unique : la religion du Fils fait
de tout être humain l'enfant adoptif d'un Dieu-Père. La religion de
l'Esprit consacre l'alliance du créateur et de sa création, au point
que Dieu s'éprouve dans la Nature elle-même, immanent autant que
transcendant. Cette économie d'une structure dialogique de la déité est
l'heureuse solution à la question de la cause première estima
Professeur Pierre Magnard. St Augustin nous rappela t-il ne s'est pas
contenté de substituer la notion de personne avec toutes ses dimensions
relationnelles, à celle d'individu refermé sur lui-même, puisqu'il va
inventer le mot circumincessio pour exprimer l'habitation des personnes
de la Trinité l'une dans l'autre, ainsi que leur don mutuel.
Autres nouages ?
Il aura fallu tout de même un peu de temps pour que tout cela se
construise, et ce ne fut pas donné d'entrée avec les témoignages des
Evangélistes. La constitution de ce dogme vient elle faire clôture ?
C'est sans doute ce que va tenter l'Eglise, comme toutes les Eglises.
Mais il y eut comme l'on sait le surgissement de l'Islam. Et cette
question insistante : Est ce que l'Islam est dans l'imitation ou au
contraire dans la continuité et l'achèvement ?
Freud, s'appuyant sur la tradition européenne en la matière pensait que
c'était une imitation. Nazir Hamad nous rendit sensible dans son
intervention que le plus grand des miracles pour l'Islam, c'est celui
du style. L'injonction première du Coran est " Lis au nom de ton
seigneur qui a créé !... Lis ". La dictée divine est reçue et
enregistrée par le prophète. En regard des autres prophètes de l'Ancien
Testament qui ne sont que des porte-parole, nous avons là la Lettre de
Dieu, qu'il suffirait de lire, ou plus précisément que l'on doit lire.
Mais qu'est que lire ? Nazir Hamad nous dit que la lecture ne peut être
que profane. Pour lire, il faut que des lettres tombent, sinon nous
sommes dans le déchiffrage ou la récitation. Il soulignait qu'au moment
de la révélation Mohamed s'est cru fou. Il passe par un temps de
désespoir et de doute. Cette dimension du doute est essentielle. Quand
la ferveur vient clôturer ce temps du doute, c'est l'ignorance qui
alors se dogmatise. Or l'ignorance est une passion comme nous le savons
avec Lacan.
En arabe cette passion se dit jahlan, ce qui est à distinguer de ûmmî,
qui est une qualification du Prophète : cela veut dire quelqu'un auquel
on ne prête aucune formation spéculative ou scriptuaire &c'est
quelqu'un qui ne sait pas lire. Un jahlan est un amoureux fou, d'une
femme ou du Dieu. Dans ce dernier cas, il devient un " fou de Dieu ".
Et comme on le constate, on en trouve dans bien des religions !
La subversion mystique.
Un autre point commun aux religions du Livre, c'est la place ambiguë
que les mystiques entretiennent avec le dogme. Dans la mesure où c'est
une relation qui s'éprouve sans médiation avec la déité, c'est
l'ensemble du lien social qui est interrogé. Dans le christianisme,
l'Eglise se montra d'une grande prudence vis-à-vis de l'expérience
mystique, souvent suspicieuse, voire sanctionnante. C'est ce que nous
rappelait Cécile Imbert à propos de la mystique rhénane et de nous
inviter à la revisiter en tant que " Topologie de l'Âme " qui su
inspirer tout un champ de la pensée occidentale, entre autre celle de
Nietzsche et de Wittgenstein. Nous pourrions, imaginait elle, y
entendre des cheminements nouveaux quant au non- rapport-sexuel, à la
jouissance féminine, à l'engendrement du verbe. Quand la rencontre avec
la déïté se manifeste par les stigmates, l'éprouvé d'un " touché ",
nous sortons de cette tranquillité que l'on avait pu croire assurée
avec la formule trinitaire.
On retrouve avec la mystique de l'Islam ce même mouvement où le dogme
se trouve remis en perspective, revivifié parfois. C'est là où Houriya
Abdelouahed nous a conduit avec la Vierge Marie dont la figure
participe du Coran. A noter que le nom de Marie accompagne celui de
Jésus ; c'est le seul homme, contrairement à la tradition orientale,
dont on ne rappelle pas le nom du père, mais celui de sa mère.
Empruntant à Ibn Arabi, grand Maître du soufisme du 12ème siècle, la
scandaleuse question de la ressemblance du fils à sa mère, avec cette
ressemblance qui passe par la mère sans qu'il s'agisse de l'abaissement
de la puissance générique ou individuelle, c'est dans ce champ toute la
théorie de l'image qui se trouve réinterrogée.
En soulignant le verset coranique "rien n'est comme Lui ", Ibn Arabi a
mis en question combien la transcendance ne pouvait faire l'économie de
la ressemblance, ce qui implique que le regard devient équivalent à la
parole. Le " kun !" (sois !), est de l'ordre d'une violence fondatrice
qui tire sa force d'un Eros primordial. L'image pour ce mystique n'est
pas une réalité seconde. un acte de nomination implique la Parole et la
Vision .
Et saisissante est la formule qu'il donne de la contemplation de Dieu
la plus parfaite : c'est dans les femmes et par l'union sensuelle
qu'elle peut se concevoir. L'épouse devient alors le miroir du divin et
préfigure l'union en Dieu.
Marie a été " choisie de préférence à toutes les femmes de l'univers "
(Coran, 3/42) et comme le dit un autre mystique de la même époque ,
Rûzbehân : " Marie est la substance même de la sainteté ".
Ainsi aurait on dans l'Islam, comme le souligne Jean-Michel Hirt (in la
revue Art Press n° 25, 2004, l'affiche vierge, p12-17) avec Marie une
figure symbolique qui à l'image du Prophète et de son analphabétisme,
est une métaphore de la pureté seule capable d'accueillir, pour
Mohamed, la dictée divine, et pour Marie, Jésus.
Un chiasma Orient-Occident
Nous avons laissé en creux les différents conflits, partitions, guerres
que ces questions ont provoqués. Cependant la place et le dogme de la
Chrétienté orientale furent présentés par Virgil Ciomos en regard de la
question de la sécularisation.
Est-il possible que la sécularisation soit la conséquence d'un
processus que l'Eglise avait elle-même déclenché, mais dont les effets
l'ont dépassée?
Il peut être suggérer que la séparation entre l'Eglise et l'Etat ne
concerne pas l'unité du transcendant et de l'immanent dans l'unique
personne du Messie, mais la différence entre ses deux volontés -
humaine et divine -, une différence qui peut aller jusqu'à l'athéisme.
En effet, on doit assumer le fait historique que la modernité est
apparue justement en Occident, là où il y a eu séparation du pouvoir
éternel et du pouvoir temporel, tandis qu'en Orient, où les deux
pouvoirs se sont confondus, comme dans le Byzance des grands Basilés,
la modernité a toujours eu, et elle a encore beaucoup du mal à
s'imposer.
Et pourtant, ironie de l'histoire, c'est dans le même Orient que le
monothéisme - l'hérésie qui soutenait l'existence d'une seule et unique
volonté en Messie - avait été condamné par Maxime le Confesseur.
Malheureusement, son seul allié a été le pape de Rome, et son seul
disciple, Jean Scot Erigène...
Cette approche pourrait nous suggérer une sorte chiasme entre l'Orient
et l'Occident chrétien que l'histoire du siècle passé nous avait, par
un effet de rideau de fer, masqué.
Quel progrés ?
Quel progrès dans tout cela et quel intérêt pour nous de faire ce
détour par l'histoire des religions et des dogmes ? interrogeait
Bernard Vandermersch? On pourrait répondre de diverses manières.
D'abord que ce fut une indication de Freud que la formation du
psychanalyste pouvait tirer profit à prendre connaissance de l'histoire
des religions. Lui-même par ses études " Totem et tabou " et " Moïse et
le monothéisme " enseigna comment ces questions pouvaient nous éclairer
sur la réalité psychique.
C'est ce chemin qu'il nous a semblé utile de reprendre, y compris par
une attention au totémisme tel qu'il se maintient aujourd'hui dans
quelques aires culturelles (Océanie et indiens d'Amérique du Nord
principalement). Anne de Fouquet-Guillot nous fit part d'études
anthropologiques plus récentes sur ce sujet et nous fit entendre que
les catégories de Lacan pourraient peut-être nous permettre d'en
reconsidérer la lecture.
Une autre réponse pourrait venir de la clinique :
Ce fut le propos par exemple de Michel Robin qui prenant appui sur un
cas clinique d'une personne ayant changé de religion, nous fit entendre
la dimension de risque subjectif que cela comportait. Si la croyance
participe de la réalité psychique, autre chose est la certitude qui
viendrait plutôt dire un défaut dans la consistance de cette réalité.
Quant à Claude Savinaud, il se demande s'il n'y aurait pas lieu de
considérer certaines formes cliniques de l'adolescence où la question
du corps et de la jouissance est spécialement engagée - l'anorexie,
l'automutilation, la consomption, etc- comme des mortifications
sacrificielles et qui vaudraient comme hérésie au nouage borroméen. Les
aléas de ce nouage, voire les erreurs, et ses tentatives de renouage,
de réparation nous offre un jeu assoupli propre à prendre en compte une
psychopathologie actuelle " transnosographique ". En regard de
l'irruption du réel du " pubertaire ", nous aurions avec cette nouvelle
clinique autant de tentatives de nominations imaginaires qui
permettraient de faire tenir un nouage.
Lacan disait que " le psychanalyste ne doit pas abdiquer devant la
psychose ".
C'est ainsi que Henry Frignet oriente depuis longtemps son travail dans
ce champ par une approche nodale. La fécondité de celle-ci tient au
fait qu'il ne s'agit pas ainsi de donner de nouvelles représentations
des formes cliniques sans prendre en compte que le clinicien participe
de ce tableau. Cela vient réinterroger la place qu'y prend le
psychanalyste et sur quels ressorts il peut appuyer son acte ? Y est il
engagé comme saint homme, comme sinthôme, bout de réel, lettre, etc ?
Si c'est à chaque fois une affaire singulière, il reste que cette
incidence sur les nouages du patient doit pouvoir se repérer et se
lire.
Le meurtre du père et ses destins.
Freud ne s'est pas seulement informé de l'histoire religieuse, il s'est
autorisé, en psychanalyste en des constructions qui ont été appréciées
comme risquées. C'est spécialement le cas avec la horde primitive qui
est sa manière d'avancer sur la question du Père, d'avancer en ne
pouvant faire l'économie d'un Père Primitif qui règne sans partage sur
cette horde. Et dans le mythe qu'il en conçoit, ce Père va subir le
résultat d'une passion que l'on connaît, à savoir ce retournement de
l'amour en haine, et le meurtre qui s'en suit.
Cette histoire du meurtre du Père, Freud nous dit que c'est refoulé et
que c'est ce qui va engager la croyance religieuse. Qui dit
refoulement, dit aussi retour du refoulé, répétition et négociation
avec celui-ci, formation de compromis et de symptôme, etc. La thèse de
Freud, c'est que le meurtre de Moïse dans le judaïsme est de l'ordre de
la répétition.
A se mettre dans les pas du freudisme, il nous viendrait alors cette
hypothèse : si ce meurtre, dans le christianisme, serait plus ou moins
avoué par déplacement sur la passion du Christ, est ce que dans
l'Islam, ce meurtre aurait pu être dénié ? Selon le destin psychique de
ce meurtre du Père, on pourrait en déduire ensuite les effets variés
qui en découlent.
La spiritualité juive prendrait sa force en devenant une religion du
Père, mais réservé à un peuple élu qui pourra alors fait prévaloir
cette élection auprès des autres peuples.
Avec le christianisme, nous aurions d'une part une manière de
négociation de la culpabilité et c'est le Christ qui vient la prendre
en charge. Le Père ne se situe plus dans sa radicale solitude, le Fils
vient par sa présence humaine, sa passion et sa résurrection ouvrir un
autre lien au Père.
Dans l'Islam, on retrouve un strict monothéisme. La louange continuelle
du Dieu Unique loin de se limiter à un peuple devient ouverte à tous
pourvu qu'il le fasse dans la fidélité de la Lettre coranique. On y
retrouve Marie et Jésus, mais ce dernier n'a qu'un simple statut de
prophète, et d'une bien moindre importance que d'autres et qu'Abraham
en particulier. Il n'a pas été crucifié, les témoins ont simplement cru
voir cela.
Si on fait l'hypothèse d'un mécanisme de déni, cela pourrait imaginer
qu'un clivage vient d'une part maintenir la figure de l'Urwater, celle
d'un Père unique (Al- Wâhid), tout puissant ( Al-Qawî), quasi maternel
( Ar-Rahîm), mais aussi intransigeant (Al-'Azîz) bien qu'équitable
(Al-'Adl), et d'autre part celle du sacrifice sous un rituel qui a son
efficacité symbolique mais qui doit avoir une réalité.
Il y a de l'irréductible
Lacan va reprendre ces questions. Est ce qu'il reprend " la question du
Père " ? Il va plutôt retourner la question et c'est le Père " d'avant
la question " qui le préoccupe. La réalité psychique de Freud nous dit
il dans " RSI ", c'est la même chose que la réalité religieuse. Voila
quelque chose qui mérite notre attention. C'est un nouage implicite que
Lacan lit dans Freud .Ce n'est pas donné comme tel par Freud mais c'est
lisible. Cette fonction du père tient la réalité psychique pour Freud.
Pour Lacan, on pourrait se passer du Nom-du-Père à condition de s'en
servir. Se passer du Nom-du-Père, cela revient sans doute à trouver des
solutions laïques à notre exsistence. S'il faut s'en servir, cela veut
dire que la structure qui soutient ce Nom-du-Père, il est souhaitable
tout de même de s'en servir si l'on ne veut pas errer.
Avec ce dont on pourrait se passer, avec ce dont on pourrait faire le
sacrifice en quelque sorte, ça révèle, ça révèle un objet, un objet
très particulier dont l'approche ne se fait sans embarras pour nous,
c'est l'objet a .
Le nSud borroméen est une manière, sinon de l'attraper, car
l'attraper, c'est impossible, mais du moins de le situer, d'en proposer
une topologie, par un effet de coinçage de ces trois consistances
R.S.I. Comme Marc Darmon nous le faisait remarquer, on lâche ainsi le
support de la représentation. Nous approchons cette affaire là non sans
malaise ; quelque chose tombe d'un support qui avait fait image. Ca
tombe certainement au regard d'un mystère, du mystère comme Un. Cette
image nous apparaît alors comme trouée et bien évidemment, on hésite,
on hésite, et je dirais même on " hérésite "
Ce corps comme Un en passe par la nomination, par l'Autre, cet Autre
comme symbolique est nécessairement marqué par l'incomplétude. Il s'en
suit logiquement que le Réel est lui aussi troué. C'est la condition
même du nouage. Ce nouage se passe semble t-il de la référence au père
freudien et de son mythe. De concevoir ces trois consistances comme
trouées pourrait nous permettre de nous passer du Nom-du-Père , disons
" en principe " .
Ce nSud bo., malgré tout, n'est pas sans se supporter d'un certain
imaginaire, et quel effort il faut faire pour réduire, pour opérer
cette réduction . D'être dans cette écriture, ce nSud n'est pas sans
être pris dans un certain imaginaire, c'est son versant calligraphique
si l'on veut.
Pour autant il y de l'irréductible; le signifiant qui s'impose alors au
mathématicien, c'est qu'alors c'est " trivial ". Il y a avec cette
trivialité de la réduction du nSud borroméen quelque chose qui vient
défaire la belle image sur laquelle nous nous épanchons si
naturellement.
Ce manque de l'Être, ce manque à Être, n'a pas de solution. La
psychanalyse ne propose pas une solution à ce manque à Être, alors que
la Trinité chrétienne en propose qui ne manque pas de sublime. Elle
réalise avec son dogme trinitaire une construction symbolique qui vient
boucher la béance, le manque dans l'Autre et dans l'image.
La psychanalyse , son acte serait de symboliser l'imaginaire du réel,
nous dit Lacan, ce qui revient à articuler la synchronie, le
développement de l'historicité et de ses répétitions ; les points
d'articulation de cette répétition, c'est ce que nous pouvons nommer
les lettres. Ces points viennent bien se topologiser par ce jeu de
dessus dessous. Lettres qui peuvent être lues et indiquer au sujet la
diachronie qui est la sienne.
C'est donc en quelque sorte un projet qui en regard de ces grands
projets religieux reste bien modeste.
C'est bien modeste, mais ce n'est pas sans conséquence pour le statut
du sujet et de la civilisation. L'éthique de la psychanalyse vise à une
lecture, mais lecture d'un texte ouvert et sans doute construit par le
processus analytique lui-même, ce qui ne fait que redoubler la question
de notre responsabilité.
Le miracle du signifiant
Charles Melman, dans un propos conclusif, soulignait que si ces
questions pouvaient susciter autant de conflits de séparations, de
guerres, c'est bien que cela touchait chacun au plus intime de sa
réalité psychique et qu'il n'était pas sûr que nous en ayons pris la
mesure. Accorder créance à ce Dieu Un et trine n'a pas les mêmes
conséquences que de s'en tenir au Dieu Un, à un strict monothéisme.
Les religions qui ont évité ce coup de force, ce " miracle " de la
trinité, font que le signifiant va se réclamer de cette position du
moteur immobile d'Aristote, de cet au-moins-un incréé. Cela ne peut que
conduire à une division dans le champ de la réalité entre ceux qui se
réclament de cette instance Une, c'est-à-dire les Maitres, et les
autres à qui ne peut être réservé que le statut d'objet.
Dans la configuration de ces trois métaphores, ce qui vient à manquer
du fait de la répétition du signifiant, le troisième terme vient
indiquer ce qui du fait de la répétition, s'est laissé entrevoir pour
disparaître. On saisira mieux la consubstantialité des trois instances
si on convient qu'elles se situent dans le même espace. Il n'y a alors
entre elles ni hétérogénéité, ni frontière, ni bord. Elles sont toutes
les trois métaphores de la même instance.
La tentative de Lacan de substituer la sphère, qui est la grande figure
de l'imaginaire religieux, au Cross-Cap, nous permet de comprendre que
Père et Fils sont situables dans le même espace.
Pour autant, ne serait ce que dans l'expérience de l'analyse, on
retrouve invariablement cette instance du Père aperçue comme celle qui
empêcherait l'éclosion du génie propre de chacun et qu'il faudrait
tuer. Or c'est d'être mort, c'est-à-dire à se tenir dans le réel qu'il
prend cette puissance.
Nous sommes certainement dans ce moment charnière où nous ne savons pas
si notre culture sera en mesure de reconnaître la force de la loi sans
avoir recours pour cela à quelques Dieux, à quelques armées, à quelques
polices.
Pour Lacan, ce à quoi il convenait de s'attacher, c'est de tenter
d'expliquer d'où vient ce au-moins-un que l'on trouve dans le réel.
Pourquoi le réel est ainsi habité ? Pourquoi ce Un, support du
refoulement originaire et de cette identification primaire au Père ?
Laissons la parole pour terminer cette évocation à la poésie comme
Henri Cesbron-Lavau nous le fit si bien saisir avec ce poème d'amour
adressé à Gerulde Stein : rose is a rose is a rose, ou se dégage la
nature du signifiant comme strictement trinitaire.