Nous ne manquons pas de demandes d'analyse de la part de phobiques
venant vers nous, lorsque leurs symptômes leur paraissent trop
invalidants. L'invalidité produite par cette névrose est d'ailleurs le
premier critère de son repérage; elle est d'abord posturo-motrice, puis
devient sociale et enfin rebrousse vers la psychée qu'elle perturbe
gravement. Ce repérage est à son tour indicatif du mécanisme psychique
enjeu dans ce trouble : le déplacement. Dès lors qu'il est affecté au
point de devenir un symptôme, une formation de l'inconscient, l'on se
trouve déjà en mesure de constater que ce mécanisme entretien avec
l'objet du désir, qui y glisse comme un curseur, qui y court comme un
furet, un rapport des plus étroits. Avec sa phobie le sujet avoisine au
plus près un désir, dont il ne voudrait rien savoir, mais dont l'objet
phobique lui dévoile sans cesse quelque chose. Le message que de son
désir le grand Autre constamment lui adresse, le phobique le retourne
bien pour le reprendre en son nom, mais il le fait au moyen d'un
étrange objet qui en chiffre la vérité et dont il lui reste à découvrir
le code.
Pour J. Berges et moi, ce code est simple : il résulte de l'hypothèse
formulée par une mère, supposant que la demande de son très jeune
parlêtre, est d'être toujours secondé, accompagné de son soutien, de
son attention, quand il décidera de marcher tout seul - il ne prendra
donc pas vraiment de " décision motrice ", pour que son désir s'ouvre
sur une action : sa pensée ne se soutiendra pas réellement d'une
négation, au sens où S. Freud l'entend dans sa Vemeinung, lui
permettant à coup sûr de faire le pas. Ce sujet là ne sera donc jamais
pleinement autonome, sera toujours dépendant. Le tiers qui accompagne
le phobique pour lui permettre de se déplacer, n'est symboliquement que
le substitut de cette mère invalidante, n'est que le reliquat laissé
par l'hypothèse conçue par la mère réelle.
Quels sont les objets dotés d'un attribut phobique par un signifiant ?
Avant de répondre à cette question, rappelons que classiquement c'est
l'existence de cet objet, qui distingue une névrose phobique d'une
névrose d'angoisse. Celle-ci n'a apparemment pas d'objet ; en fait il
est inconscient, la difficulté étant de ne pas prendre pour névrotique
une affection mélancolique incipiens, l'angoisse n'y faisant pas
défaut. L'objet du phobique est conscient, et il est situé par le
phobique hors de lui ; mais cette extériorisation est étonnante : non
seulement la présence de l'objet hors corps est aléatoire - il peut
n'être jamais rencontré, être toujours évité -, mais de surcroît elle
est souvent inattendue - soudain il se présente - ce qui rend sa
temporalité non moins aléatoire. De quel mécanisme inconscient tient-il
ses deux particularités ? s'agit-il d'une projection, d'une
hallucination, voire d'un quasi- délire ? ne tombons pas dans cette
outrecuidance, qui perçoit de la psychose ou des phénomènes
psychotiques partout ; mais pourtant : " Pas question que je descende
dans la rue - disait-elle -, je pourrais y rencontrer un carrosse " ;
rassérénée (rasse're'née) par sa cure, se hasardant hors de chez elle,
elle sort un jour de son immeuble, et tombe sur un carrosse, amené là
pour le tournage d'une scène d'un film. De nouveau et pendant un
certain temps, il lui fallut faire retour à l'invalidité, et dépendre
de l'accompagnement d'un tiers pour quitter son domicile : personne
qu'elle envoyait même " en éclaireur ", pour l'assurer ensuite de
l'absence de l'objet phobogène dans les parages. Présent une fois, il
pouvait bien apparaître de nouveau. La situation est aussi déréelle que
d'autres, de nature psychotique. Elle n'altère cependant pas gravement
la pensée et l'activité du sujet, comme c'est le cas dans les psychoses
; le trouble est localisé, partiel, inconstant.
Les objets dotés de l'attribut phobogène, ou phobique, sont souvent des
agoras, qui sont donc des espaces ouverts, ou des cages, d'escalier,
d'ascenseur, de manège, d'avion, de wagon, etc., qui sont eux des
espaces clos. Cet ensemble de lieux ouverts ou fermés, se ramène au
fond déjà à la question latente de la claustration, donc à celle non
moins implicite de la castration. Claustration et castration sont
d'ailleurs, par leur contiguïté phonématique et fantasmatique,
particulièrement métonymiques l'une de l'autre. Souvenons-nous
d'Abélard et de la nouvelle Héloïse ; et ne perdons pas de vue le trop
prévenant transitivisme dont je viens de faire mention.
Cet objet peut être également un objet courant ; il est alors inanimé,
comme un outil, un instrument de musique, un véhicule, voire un élément
; ou bien il est animé : il s'agit d'un animal terrestre, aérien,
aquatique, vertébré ou invertébré. Aujourd'hui, le discours social
insiste pour que chacun se protège contre trois types d'objets
phobiques : la nourriure d'abord, présentée comme menace pour la santé,
menace qui peut même être mortelle ; elle est aussi présentée comme
menace narcissique, puisque par la voie de l'esthétique elle s'attaque
à l'imago du corps propre, à l'image spéculaire primordiale. Cet objet
phobique se double d'un autre, mortel lui aussi : le tabac, la
nicotine, l'air qui peut être contaminé, contamination qui se redouble
elle aussi, de l'air pollué. Les mécanismes contra-phobiques mis en
Suvres pour lutter contre ces objets sont considérables en quantité,
comme en qualité - énumeration des éléments nutritifs nocifs, aliments
survalorisés, nourritures " biologiques ", mise à l'index de la
surcharge pondérale, promotion des cures d'amaigrissement, périls de
certaines boissons, etc., campagnes enfin d'intoxication... ! A ces
objets s'en ajoutent d'autres, relevant de registres plus idéologiques,
moraux ou religieux : la peur du voleur, du gendarme, du terroriste
appelé aussi pirate, la peur du pédéraste, la peur des associations
mystiques. Toutes ces phobies se soutiennent bien sur de données
réelles et de discours scientifiques. Troisième type d'objet phobique :
le travail, dont la peur est d'en manquer. C'est donc dans notre
économie, contre toute attente et paradoxalement, le travail qui menace
de façon étrangement inquiétante de chômage. On pourrait s'attendre à
ce que ce soit le manque d'emploi qui fasse peur : pas du tout, c'est
le travail qui est phobogène. Quel psychanalyste n'a pas constaté
combien de nos jours les discours des analysants sont lourdement
chargés de préoccupations professionnelles ? Le travail, ses
contraintes, les sacrifices consentis pour le garder, sont abondamment
détaillés. La peur de le perdre, l'angoisse d'avoir à se défendre pour
le garder en font un objet phobique, presque... un épouventail. Certes,
il en est beaucoup parlé pour n'avoir pas à évoquer autre chose : la
sexualité bien entendu, laquelle reste en carafe, je veux dire
repoussée du discours, refoulée. Un tel bénéfice secondaire il est
vrai, est rapporté par toute névrose : ce gain n'est pas particulier à
la phobie. Mais justement, la sexualité n'est-elle pas devenue elle
aussi phobogène ? n'est-elle pas mortellement transmissible ? Son
refoulement n'est donc pas si facile pour un phobique, pris ainsi au
piège de sa propre psychopathologie. Parler du travail comme objet
phobique, c'est du pain béni : cet objet phobique devient contra-
phobique d'un autre, ainsi contourné par refoulement.
Cependant, tous ces objets ne peuvent se voir attribuer une signifiance
phobique, que si un autre attribut leur est d'abord conféré, attribut
dont dépend qu'ils puissent devenir phobiques. Cet attribut primordial
est la menace. C'est de cette menace que le sujet a peur, et non pas de
l'objet lui-même. Rappelons-nous "les dents" - menaçantes - de la mer.
ces " dents de la mer ", nous reportent au transitivisme de la mère, si
protecteur de l'enfant supposé menacé, et si menaçante elle-même par
cette protection ; rappelons-nous aussi les dents du chien, et surtout
celles du cheval, qui faisaient si peur au petis Hans. Cette menace
rapproche tous ces objets de ceux qui hantent l'imaginaire de
l'obsessionnel, et produisent chez lui des phobies, mais d'impulsion.
Ce n'est pas toutefois lui-même qui en est menacé, mais un autre, un
pareil. Les évitements sont d'ailleurs tout autres : déplacements,
annulations, isolations, banalisations, prières conjuratoires, etc., ne
sont pas des conduites contra- phobiques, lesquelles sont surtout
posturo-motrices ; les procédés obsessionnels ne sortent pas de chez
eux : ils restent dans leur tête. Elevons-nous pour finir à un niveau
très symbolique : en fin de compte, l'objet phobique n'est-il pas la
Loi, sa menace la Sanction, ses conduites contra-phobiques les
Exceptions, les Passe-droit, la Transgression parfois ? On l'aura
saisi, l'envers comique de cette élévation, c'est le Grand-Guignol !
De tous ces objets, de tous ces signifiants phobiques aujourd'hui
multipliés de façon étonnante, au point que la clinique correspondante
nous enveloppe de partout, un seul n'est pas mentionné. C'est pourtant
selon moi le signifiant phobique le plus redoutable, celui que chacun
devrait craindre par-dessus tout, tant il est menaçant, tant sa menace
pèse sur l'humanité, j'ai nommé l'homme. Il est très rarement désigné
comme objet phobique, je comprends Lacan qui parle, à propos de tous
les autres objets phobogènes, de " tigres de papier ". Il faut dire que
dans son rapport au petit autre, à son pareil, et dans le registre
spéculaire même, le sujet n'est pas appeuré, mais meurtrier,
terroriste, exterminateur. Nous sommes très loin avec lui, des
précautions phobiques et des évitements.
Ch. Lacôte le souligne justement, l'enjeu d'une phobie est le
symbolique dans son rapport à l'imaginaire. Mais ce rapport, quel
est-il ? Pour Freud, c'est un rapport d'angoisse ; le spécifie
l'angoisse de castration qui en est le signal, signal que ce rapport
est entravé. Un tel rapport perd de sa charge d'angoisse, si l'enfant
parvient à prendre en compte l'ordre de sa sexuation, l'ordre de la
trasnsmission qu'elle assure d'une génération à l'autre, l'ordre de la
filiation que ce faisant elle instaure. L'objet phobique atteste de ce
qu'aucun de ces trois ordres nettement dégagés par Ch. Lacôte, n'assure
ni ne soutient le devenir de l'enfant, qui du coup s'angoisse. Il y a
de quoi : sa sexuation est menacée, aucune loi ne la garantit plus
contre cette menace ; il ne sait à qui se vouer pour la protéger ; dès
lors, transmission et filiation sont incertaines. Comme le montre le
cas du petit Hans, le père pèse pour beaucoup dans cette incertitude,
en se montrant défaillant envers un enfant qui ne parvient pas à savoir
de lui, que seule la mère est privée de pénis , ce qui est pour partie
constitutif de son désir. Et que le manquement paternel soit envisagé à
partir du réel qui le montre proprement défaillant, ou qu'il le soit à
partir du symbolique où il paraît carent dans sa fonction, pour
l'enfant la menace de castration devient réelle, au lieu de de n'être
que symbolique de son assomption possible au rang de sujet désirant.
Qu'il se choisisse alors à défaut de père phallique un objet imaginaire
qui en soit substitutif, se comprend : au moins peut-il charger cet
objet du réel de la menace redoutée, tout en le rendant phobogène, ce
qui lui permet de pouvoir la conjurer, par des conduites
contra-phobiques. Il se trouve ainsi une issue pour sortir de son
impasse, pour échapper à son aporie.
Devant Hans, Freud évoque Dieu. Cette évocation suffit-elle à l'assurer
de devenir phallique ? En trouvant cela étonnant, l'enfant en doute. Le
mot phobie, qui vient du grec classique, dérive du verbe antique
phobomaî, qui signifiait : fuir dans la panique et le désordre,
notamment devant la divinité . Ce verbe a donné des dérivés, des verbes
causatifs, et des composés. Parmi les dérivés, le nom d'action phobos
indiquait la fuite panique, la peur panique devant la divinité - Ares
ou Athèna par exemple -, tout en indiquant aussi la puissance divine.
Parmi les verbes causatifs, on a : faire fuir, mettre en fuite,
effrayer ; les dérivés nominaux en sont : causer la terreur, la peur,
l'effroi ; ces dérivés insistaient sur le lien de causalité existant
entre l'agent phobogène et la paur panique. Parmi les composés enfin,
on a : mettre l'ennemi en déroute, mettre le sommeil en déroute
(hypnophobie) et non pas être dérouté par le sommeil..., effrayer les
chevaux, longtemps craints par les Grecs parce qu'incarnation de la
mort - on retrouve leur bouche ouverte montrant sa denture dans
beaucoup de figurations de la Gorgone. Ces composés font passer d'un
registre actif à un registre passif, à partir d'une métonymie courante
après Homère, où le conséquent se substitue à l'antécédent. Comme dans
d'autres langues d'alors, la peur grecque se manifeste par des termes
dénotant des réactions physiques - frissons, paralysie, fuite
notamment. Observons enfin que contrairement à ce que nous transmettent
les religions monothéistes méditerranéennes, la rencontre en Grèce avec
la divinité ne produit ni dialogue, ni fascination immobile, ni
paralysie extatique et muette ; elle produit la fuite panique, la
mutilation corporelle, ou la mort. Les divinités grecques sont donc
loin de n'être que très familières aux humains : le coût de leur
rencontre est une castration réelle. Il n'existe dans cette religion
aucun " émissaire " symbolique, qui permette de valoir comme
compensation substitutive au réel radical du coût en question.
Pour Lacan, le signifiant phobique est métaphorique du père : il permet
au moins à l'enfant de métaphoriser sa juissance phallique, tout en se
confrontant aux enjeux Sdipiens, donc à l'angoisse de castration. Le
signifiant phobique se soutient ainsi d'une représentation phobogène
qui, d'un mot - cheval, chien, ascenseur, etc. -, galope dans le
discours pour s'opposer à l'émergence d'une angoisse qui en briserait
la syntaxe, le lexique, la ponctuation. La peur que le mot amour ne
brise l'ordonnancement et la discipline de l'Ecole de Saint-Cyr,
conduisit Madame de Maintenon à remplacer ce mot, par le mot
contra-phobique et refoulant tambour. La chose fit du bruit à
Versailles. Le signifiant phobique n'est qu'une formation de
l'inconscient. Cette formation n'entretient-elle qu'un rapport
privilégier avec un objet a ? N'est-elle, comme l'a soutenu Lacan,
qu'une " plaque tournante " vers l'hystérie ou l'obsession ?
Envisageant l'angoisse relative à la phobie, Lacan souligne aussi
qu'elle est ce qui, de l'intérieur du corps, lui ex-siste, quand au
sujet se rend sensible l'association d'une jouissance phallique à un
organe de son corps *. Le sujet en éprouve un embarras qui tient à ce
qu'il fait passer cette jouissance, de l'organe réel auquel elle este
normalement attribuée - le pénis par exemple -, à un signifiant autre
au corps propre. Le discours en est troublé, en ceci qu'il devient
porteur d'une jouissance qui ne devrait pas, qui lui est autre, qui
fait du corps de discours un corps phallique, mais imaginarisé comme
tel, à partir d'un signifiant. Comment ce signifiant phobique surgit-il
soudain, en un lieu extérieur au corps du sujet, lieu où il ne prend
pas place pour autant, qu'il vide cependant de toute autre chose, au
point de le rendre comme désert, et où il surgit - remarque Ch. Lacôte
- comme s'il s'agissait d'un " lambeau doué de sa propre autonomie " ?
Le sujet ne perçoit plus que lui, comme si tout le reste autour, fasait
l'objet de sa part d'une hallucination négative.
Pour répondre à cette question, je me reporte à un Ecrit de Lacan . "
D'un côté extrayons le (pas de) du (pas-de-pénis), à mettre entre
parenthèses, pour le tranférer au pas-de-savoir, qui est le
pas-hésitation de la névrose. De l'autre, reconnaissons l'efficace du
sujet dans ce gnomon qu'il érige à lui désigner à toute heure le point
de vérité ". Le point est-il ici point de doute, ou point de certitude
? A quel propos Lacan écrit-il cela ? A propos de la division du sujet,
point nodal que Freud déroule sur le manque de pénis de la mère, et où
se révèle la nature du phallus. En cet endroit de la réalité - ce lieu
vidé de tout par le signifiant phobique par exemple -, le sujet se
divise, voyant à la fois -je souligne cet à la fois employé pa Lacan -,
s'y ouvrir " le gouffre contre lequel il se ramparde d'une phobie ",
tout en " le recouvrant de cette surface ", où il érige le fétiche,
pour y maintenir l'existence, quoique déplacée du pénis. Il convient
donc certainement d'aborder à la fois la question phobique et la
question fétichiste, l'une et l'autre se trouvant d'un côté et de
l'autre d'une surface peut-être bien unilatère .
Signifiant phobique et signifiant fétiche ont rapport l'un et l'autre à
la menace et à l'angoisse de castration ; tous deux sont conçus à
partir d'un lieu vide ; tous deux sont collabés à un organe du corps
réel : le pénis ; tous deux ont pour fonction de signifier le phallus
autrement qu'à partir d'une métaphore totémique, autrement qu'à partir
d'un substitut au père. Chacun des deux signifiants ne procède
cependant pas d'une émergence identique.
Contrairement à ce qui aurait pu être supposé, le signifiant phobique
émerge pour permette au sujet de se remparder, donc de se créer un
rempart c'est-à-dire une défense, contre la menace d'être englouti,
précipité, dans ce gouffre que présente sur son corps à l'endroit de
son sexe une mère. Trou où se sont déjà comme engouffrées toutes ces
choses, qui laissent son bord et les lieux alentours déserts ; bord et
lieux de négativité hallucinatoire. On comprend que du coup le pariêtre
ait besoin d'accompagnement, de signifiant phobique, pour se protéger
de ce gouffre ; signifiant qui l'en remparde mais simultanément lui
rappelle la profondeur dangereuse, vertigineuse même, par l'appel
implicite à s'y jeter. En opposition à ce trou, l'objet phobogène, dont
se soutient le signifiant phallique, fait saillie, saillie rassurante,
bien que cet objet demeure menaçant et fasse peur. Ainsi donc, et
conformément à la tradition freudienne, là où l'on aurait pu s'attendre
à l'objet fétiche, c'est au contraire l'objet phobique que Lacan situe,
et avec génie.
L'objet fétiche lui, il apparaît sur une surface " de couverture " ;
cette surface évoque bien entendu littéralement, ce qui de façon
inexacte a été traduit de l'allemand par " écran ", à propos du
souvenir. Cet objet fétiche, nouvel et remarquable apport de Lacan,
n'apparaît pas chez un autre sujet que celui qui connaît un objet
phobique : il apparaît chez le même sujet. Sujet divisé qui, à la fois,
se remparde d'un objet phobique contre une menace de castration, et
s'assure par cette surface couvrante, de l'existence d'un pénis, d'un
pénis caché dessous.
Signifiant phobique et signifiant fétiche équivoquent donc bel et bien,
tout comme équivoquent en topologie surface et trou, ou bien aussi
pulsion et répulsion. Il n'y a qu'un pas de l'un des termes de
l'équivoque à l'autre ; tout comme il n'y a qu'un pas de cette
équivoque, au père trop équivoque pour être assez protecteur ; tout
comme enfin il n'y a qu'un pas de cette équivocité, au pas de la
négation manquante dont puisse prendre consistance un autre signifiant
- signifiant métaphorique - qu'un signifiant purement symptômatique -
la phobie, le fétichisme.
Cette équivocité indique que la métaphore paternelle existe chez le
sujet divisé, division dans laquelle s'insère dit Lacan, un objet a qui
n'est pas tranquille, qui ne laisse pas tranquille, et dont la fonction
est... l'objet de la psychanalyse. Le lieu où apparaît ce qui n'en est
que le signifiant, à savoir la chose phobogène, lieu vide dont la
géométrie s'organise à partir d'un point de fuite, souligne Ch. Lacôte,
n'est-il pas, en raison même de sa géométrisation, du vide qu'il
dessine, du point de fuite qui l'ordonne, l'ombre même du grand Autre :
A ? D'une certanie manière, le signifiant, qu'il soit phobogène ou
fétichiste, retrouve ainsi son lieu. Est-ce imaginaire cela ? Non, pas
du tout, c'est de la fiction et c'est à ce titre symbolique.
L'imaginaire dans ce processus se limite à la peur, imaginée, à la peur
d'une menace, non moins imaginée elle aussi. L'imaginaire fixe donc de
l'affect, à un signifiant qui s'en trouve être affecté, qui devient
phobique : le cheval fait peur à Hans et menace de le mordre. Mais le
signifiant cheval, affecté à proprement parler de la sorte, demeure un
signifiant, symbolique d'autre chose que de ce qui l'affecte. C'est en
ce point, point de la division subjective, qu'équivoquent aussi vérité
et savoir, et ce à partir de leur double inscription, l'une étant
l'endroit ou l'envres de l'autre.
Ce sont ces affects de menace et de peur que le phobique et/ou le
fétichiste combattent, contre lesquels ils brandissent leurs puissantes
" défenses phalliques ". Mesure-t-on à leur juste effet l'autorité, la
tyrannie gagnées par eux sur leurs partenaires, leur entourage, leurs
accompagnateurs ? N'est-ce pas " Le salaire de la peur " ? Ce tombeur
ne saurait avoir d'excitation, de relaxions sexuelles avec " ses
maîtresses ", que parce qu'elles consentent à un échange de
sous-vêtements : elles mettent ses slips, qu'elles finissent sur ses
instructions par acheter elles-mêmes, il met leurs petites culottes
ouvragées, ou ornementées de dentelles. Directeur d'un département
hospitalier, agoraphobe, il ne peut parcourir salles et couloirs de
l'hôpital sans se faire accompagner ; il se choisit toujours alors deux
internes, auxquels il fait valoir l'utilité de l'accompagner dans le
service où il se rend où, malgré ce qu'il prétend, ils n'ont rien à
faire, et qui, contrairement à ce qu'il allègue, ne concerne en rien
leurs thèses ou travaux. Placés dans l'impossibilité de se récuser, ils
l'accompagnent, ses lourds dossiers sous leurs bras. L'emprise
dominatrice du petit Hans, s'exerçait sur les siens et le voisinage
sans concession : il ne s'en laissait conter par personne, et surtout
pas par son père, qui ne cesse de se prendre les pieds dans un rets
d'interprétations fallacieuses.
En l'occurrence, quelle jouissance prend donc consistance des
symptômes, fait obstacle à l'accession du sujet à leur vérité ? Pour le
déterminer, il faut je crois préciser auquel des quatre discours
s'ordonne celui du phobique. C'est le discours du maître. D'un maître
manifestement à plaindre, qui a quelque scrupule, qui se justifie avec
honte, mais qui implicitement n'en pense rien, n'en a cure, n'en assume
que le gain, l'en-plus. Il a beau n'être que de papier, c'est un tigre
tout de même - tant qu'il n'a pas trouvé plus fort pour le déchirer...
Par cette maîtrise assez caricaturale, que réparent tout de même le
phobique et le fétichiste aussi ? La fonction du père, sa virilité, sa
puissance phallique ; père trop familier, trop complaisant et soumis
envers sa femme, ou le trouve souvent en place de seconde mère dans le
grand Autre : s'il n'est pas bon père pour le phobique ou le
fétichiste, sujets revendiquant leur phallicité, il est le meilleur des
pères possibles pour l'obsessionnel.
Venons-en à l'objet du phobique, comme du fétichiste. Et pour en venir,
finissons-en avec les faux-semblants. Plus question, c'est terminé
maintenant, de parler d''objet phobique ou d''objet fétiche. Ces
objets, apparemment et d'un point de vue lexical, ce sont des mots; ce
sont pour nous des signifiants. Il faut donc parler de signifiant
phobique, de signifiant fétiche. Ainsi " les slips " évoqués, pour cet
homme très anglicisé, c'étaient aussi " des sieep ", des sommeils voire
des endormissements ; et "la culotte", pouvait tout autant et entre
autres signifier " l'acculotte ", ou " l'acculottée ". La " peur de la
place ", équivaut à " manquer de place ", à " ne pas prendre place ", à
" devoir se déplacer ", à prendre un " détour ", à " se détourner ", ou
encore " à remplacer " la place indésirable, par autre chose de plus
désiré. Et ainsi de suite, non pas comme l'on voudra, mais comme le
discours de l'analysant l'offre à l'écoute, l'adresse au bon entendeur.
Ce signifiant, comme on le constate, ne réfère même pas à une chose,
mais à un mot du lexique. Et ce mot dans le lexique, et en raison des
emplois qui en sont donnés, devient bientôt un mot inouï, disons même
inaudible . Le mot est donc bien la mort de la chose. Comme le dit
Lacan : " Le mot fel la chose " et même " Fel a-chose " .
Alors, quelle est l'objet du phobique, celui du fétichiste ? C'est
l'objet a, comme tel non spéculaire ; le signifiant phobique que le
sujet se choisit, n'en donne donc aucune idée, aucune représentation
précise : il nous en égare, il nous en écarte même plutôt. C'est
toujours beaucoup de bruit pour rien. Le signifiant, qu'il soit
phobique, fétiche, ou ne soit que signifiant, ne se définit que
négativement, de n'en être pas un autre. C'est pourquoi, si au point de
sa division existent pour un sujet un signifiant phobique et un
signifiant fétiche, aucun des deux n'est substituable à l'autre : ils
ne peuvent tous deux qu'équivoquer. Et d'être si près l'un de l'autre
par cette équivoque, ils sont l'un de l'autre éloignés de façon
sidérante, tout comme le demi- ton en musique rapproche à l'extrême
deux notes, qui en sont distancées l'une de l'autre irréductiblement
par plusieurs octaves.
L'équivoque telle que je l'élabore ici, j'en trouve l'invite dans
Lituraterre, où Lacan suggère d'équivoquer le littoral et le littéral,
le lieu de la lettre aver celui du signifiant. Dans cet écrit l'un et
l'autre y équivoquent constamment, tout comme le font l'un de l'autre
le trou et la surface. Que soutient Lacan dans ce texte primordial ? Il
soutient que la lettre et le signifiant relèvent de deux registres, de
deux lieux contigus mais hétérogènes, contiguïté qu'un bord symbolise.
Du côté du littoral se situe ce trou dans le champ signifiant, où gît
l'objet a, que ne matérialise qu'une lettre, qui en fait écriture.
Cette lettre n'est pas de celles d'un alphabet ; il est donc
particulièrement malaisé d'en faire lecture, et ce n'est d'ailleurs pas
sans médiations qu'elle se donne à lire. L'écriture de cet objet a par
une lettre est essentielle, puisque comme l'articule Lacan, cet objet
au fond "jamais ne fut", ne peut donc être retrouvé, ni trouvé - trouvé
peut-être ?
Le signifiant fétiche et échangiste, qu'agite par un échange phallique
avec ses partenaires le tombeur évoqué, n'a évidemment rien à voir
immédiatement, sans médiation, avec l'bjet a niché dans ce gouffre,
constitutif d'un littoral, seulement contigû au corps des signifiants
maternel. A moins de se vouloir Kleinien, ce n'est donc pas du tout un
pénis que recèle ce profond endroit, dont l'envers serait le phallique
échange, réalisé grâce au signifiant fétiche ; il ne recèle qu'une
lettre, dont d'ailleurs le signifiant fétiche fait couverture. Au
reste, slips et culottes échangés, plus rien de phallique ou de non
phallique n'en peut plus être distingué ni signifié : tout se confond
et devient innommable. Le signifiant phobique lui, ne fait pas
couverture de ce gouffre, il est constitutif d'un rempart du sujet
contre sa menace, le danger de s'y précipiter. Ce qui protège ainsi
n'est pas horizontal, comme la couverture, souple et molle, mais
vertical, rigide et dur, puisque dressé pour faire un mur. Mais d'un
côté comme de l'autre de la division subjective en question, pour
phallique ou a-phallique qu'elle soit, la défense trouvée est
chimérique, est conçue pour faire illusion, est à la limite d'une
mascarade. Donne-t-elle à lire quelque chose de l'objet a ? Non, seule
une analyse le permet, en vertu de ses libres associations, lesquelles
peuvent à la longue permettre d'en faire quelque lecture. Quelles que
soient les analogies, les ressemblances symptômatiques, il n'existe pas
un objet a, qui serait littoral de toute phobie, littoral de tout
fétichisme : chaque fois la lettre est autre. Sans doute est-ce
pourquoi Lacan dit que l'objet scientifique de la psychanalyse n'est
pas l'objet a, mais sa fonction, uniquement sa fonction. Elle seule
permet d'universaliser un savoir, sur le sujet et sa division, à partir
du particulier de cures si diverses.
Jeune homme sportif, élégant, préparant une agrégation alors que déjà
dans une grande école, H. P. est depuis l'âge de moins de trois ans
phobique de nourriture - en particulier de viande, mais aussi de bien
des légumes (artichauts, carottes, asperges, haricots, petits pois,
tomates : il supporte à la rigueur la purée de pommes de terre) et de
presque tous les fruits. Il ne peut manger, et ne mange volontier, que
des pâtes au gratin de gruyère. Il lui arrive parfois de faire un
écart, en compagnie d'amis au restaurant universitaire, en mangeant une
pizza. Lorsqu'il est invité à un repas auquel il ne peut se dérober, et
où il ne peut pas faire la fine bouche, il mange d'autres choses, mais
alors en très petite quantité, et en attendant après chaque plat ce "
hoquet ", tant attendu aussi du nourrisson que sa mère vient de nourrir
au sein, hoquet l'assurant de ne pas régurgiter, et lui permettant de
goûter au plat suivant. Sinon, en règle générale, il rend toute autre
nourriture prise que son met préféré.
Objet de quolibets déplaisants sur ses manies culinaires de la part de
bons copains, angoissé de prendre conscience de ce qu'il avait minimisé
jusque là, informé par un cousin des transformations dues à sa cure
analytique, il décide de consulter un psychanalyste. Prenant bien soin
de s'en trouver un pas trop éloigné de chez lui, il me choisit en
cherchant dans le Bottin.
Ses parents pourvoient encore à ses besoins financiers, à son logement
à Paris ; sa mère lui achète toujours la plupart de ses vêtements. A
vingt-cinq ans, il pourrait pourtant ne dépendre que de lui-même : reçu
second au CAPESS, il pourraît déjà enseigner et gagner très
correctement sa vie. Il préfère tenter de nouveau l'agrégation, n'ayant
échoué au concours précédent qu'à l'oral.
A part ses études menées sérieusement, et la pratique du tennis, il n'a
pas d'activité culturelle : il ne va ni au cinéma, ni au théâtre, ni au
concert, ni visiter des expositions ; le littérature et la poésie
l'intéressent peu ; il se contente des palisirs de la télévision, du
réseau Internet qu'il consulte pour s'exciter ; il se masturbe
beaucoups, il est toujours puceau.
Au début de son analyse, associant très peu, il se convainc qu'il lui
faut manger des nourritures alimentaires mouvelles, pour ensuite en
parler au cours de ses séances. Ainsi les consacre-t-il pendant des
mois à parler de ses victoires sur ses appréhensions, sa répulsion, à
manger autre chose que des pâtes au gratin. Il décrit alors avec
précision ce qu'il goûte souvent pour la première fois, explique qu'il
doit mastiquer longuement pour pouvoir avaler, fait état de son courage
à devoir longtemps garder les sauces en bouche avant de les déglutir.
Le dégoût, la répulsion ne sont jamais très loin, et le guettent ; seul
le hoquet les écarte et évite les vomissements. Il s'étonne parfois de
trouver certains plats appétissants. Il apprend un jour de ses parents
qu'inquiets de son manque d'appétit quand il n'avait guère que trois
ans, ils s'étaient rendus avec lui chez un pédiatre, qui les avait
rassurés : " quand il aura faim, il mangera " avait-il dit. Il leur
reproche de ne pas l'en avoir informé plus tôt, car par réaction
peut-être se serait-il mis à manger. N'a-t-il pas plutôt fait le
contraire, par réaction ? Autrement dit, est-il certain qu'il n'ait
rien entendu de ce qu'a dit ce praticien ?
Durant toute cette période je ne suis bien sûr pour lui qu'un
accompagnateur, sur lequel il entend exercer son emprise, son autorité
incontestable : il vient à sa séance une fois sur trois, y vient mais
n'y dit rien, alors pourtant qu'il prétend avoir quelque chose à dire.
Mais non : il se taira ! Il n'a pas pensé tirer son argent avec sa
carte Visa, pour me remettre mes honoraires ? ce sera pour la prochaine
fois, j'attendrai bien. Des crises de tétanie l'affectent de nouveau,
comme quand il avait quinze ans : en sera-t-il affecté aussi sur le
divan?... Je me contente de faire l'hypothèse de travail, qu'il me
demande de lui faire confiance : je m'y tiens.
Tel est ce que l'on appelait naguère le tableau clinique. C'est en fait
ce qu'il me donne à savoir sur lui ; savoir dont lui-même est loin de
disposer de bout en bout. Il en est plutôt débordé. Il tourne autour
d'un certain état d'invalidité posturo-motrice, mais qui n'affecte en
rien l'intellect. En fait ce savoir tourne autour d'un trou, d'un puits
de vérité. C'est en cet endroit que l'analyse l'attend, et quant à sa
division, et quant à la fonction de l'objet a qui régit son désir. Et
elle l'attend par ce que l'Autre produit de mieux - lapsus, erreurs,
actes manques, souvenirs, discours tenus en séances -, pour doubler au
propre comme au figuré ses énoncés symptômatiques, d'énonciations
décisives.
Dès le début de sa cure, il fait un lapsus intéressant : il dit à son
insu Jacob, alors qu'il veut dire^''écope. A ce Jacob, qui se répète
chaque fois par le même lapsus, qui l'agace au plus haut point, dont il
ne veut pas tout d'abord parler, qu'il tient pour ridicule, qui entame
sa place et la fonction de son discours de maître, il associe enfin
Delafond. " Jacob Delafond " évoque pour lui la lunette des cabinets de
toilette, souvent estampillée en bleu clair de ce nom, qui est sa
marque de production. Qu'à propos de nourriture, un lapsus débouche sur
cette sorte de bouche d'égout, ou de bouche-dégoût, ne manque pas
d'épice, et ne laisse pas d'évoquer une bouche-trou, qui indique sans
ambiguïté de quelle manière il fait matière à des fosses de ce qu'il
absorbe pour se nourrir, et dont il voudrait tellement se défausser ;
l'objet a ici de référence, quelle est sa fonction ? Sa nature
hautement symbolique est particulièrement égalitaire, négatrice des
différences : pénis, fèces, enfant, nourriture, c'est égal et tout un
!.. Comme s'il fallait qu'il n'y eut pas de signifiant à valeur unaire,
et donc différentielle ; comme s'il fallait qu'un signifiant ne vaille
que comme signification. On subodore dans quel chiasme anastomosé, une
telle indifférenciation confùsionnelle pourraît finir. Et du coup,
notons-le, le gouffre qu'évoque Lacan, est culbuté sens dessus-dessous.
Il évoque d'ailleurs à cette même époque de son analyse, mais ordonnées
à une autre série de libres associations, ses premières masturbations.
Il les pratiquait dans les W.C., en urinant en érection dans une
jouissance intense, douloureuse, à laquelle participait à la fin
l'éjaculation. Il crut longtemps que c'était ça, une masturbation ; ce
n'est que plus tard qu'il comprit que l'urine n'en faisait pas
normalement partie. Cela s'expliquait-il par son plaisir pris vers huit
ou neuf ans, à se laisser aller en classe à de petites mictions
successives le pénis en érection, lorsqu'il était pris d'une forte
envie d'uriner? Rentrer de l'école pisseux, il ne s'en empêchait pas du
tout : sa mère ne lui en faisait aucune remarque. Cette implicite
complicité était source pour lui de fierté. Son fantasme inconscient
des origines, sa théorie sexuelle infantile, le débordaient-ils de la
sorte ?
Ses lunettes manipulées pendant une séance, permirent d'y voir un peu
plus clair, pour répondre à cette question. " L'un des verres permet de
voir de loin, c'est le verre de l'Sil presbyte, dit-il, l'autre verre
ne me permet de voir que de près, c'est le verre de l'Sil myope ". En
somme, il lui faut donc toujours voir de près, avoir l'Sil sur tout.
Mode certes contra-phobique de s'assurer des choses, pour ne pas se
sentir menacé. C'est constitutif remarque-t-il, de cette sagesse qui...
et en cet endroit de sa phrase, au lieu de dire : " fait les nations ",
sa langue fourche, commet une bévue, et lui fait dire : " fellation ".
Bévue qui n'en reste pas à si peu, qui insiste : elle envoie en effet
es et n chercher à l'envers de la phrase, dans ses dessous donc, des
mots plus triviaux, pour bien se faire entendre, mots qui lui font
retour, mais par une dénégation : il a bien dit " fellation ", il le
reconnaît, mais jamais de toute façon, il n'aurait pu vouloir dire "
succion " ou " sucer ", mots beaucoup trops choquants. Choquant : c'est
presque son patronyme ; à l'entendre, on s'y tromperait.
Il ajoute encore, comme pour s'excuser, que s'il existe le verbe "
sucer " pour " succion ", il n'en existe pas pour " fellation ". En
latin, il y a pourtant fellare ; comment se fait-il que ce verbe n'ait
pas son correspondant en français ? comment se fait-il qu'il n'ait
donné qu'un substantif, et en langue d'Oc : le poète ? " II est vrai ",
conclut-il, que " fêler " et " fêlure " viennent, eux, de flagellare :
" frapper ". // est vrai : qu'est-ce qui l'a frappé ?
Cette séance étonnante, " montée " par l'analysant comme un dialogue,
est le fruit de ses seules associations, de son libre discours. Je suis
resté dans le silence, comme il se doit. L'analyse se fait-elle
autrement que dans le silence ? Tout comme la musique s'écoute en
silence, la parole de l'analysant s'écoute sans que l'analyste ait à
dire son mot, sinon pour conclure la séance le moment venu. S'il lui
arrive de parler c'est, comme le soutenait Lacan, pour traduire. Il ne
le fait donc qu'en s'associant à ce que dit l'analysant, comme pour le
lui faire entendre d'une oreille autre ; ce qu'articule l'analysant
fait entendre encore autre chose, que ce qu'il dit vouloir faire
entendre ; ce qu'il dit sait bien plus, que ce qui en est entendu.
Comme pour répondre à ma propre interrogation, sur la vérité évoquée
par ses associations mêmes, quelques séances après, et pendant
plusieurs séances consécutives, il reprend l'analyse de sa bévue,
autrement qu'à partir de la seule littéralité du terme " fellation ".
Il lui associe un souvenir et deux fragments de rêves.
Le mot lui rappelle un souvenir, tombé totalement dans l'oubli. Il se
souvient de lui, debout derrière les petits barreaux de son berceau,
regardant son père et sa mère s'adonnant à des ébats sexuels : elle lui
faisait une fellation. Mais était-ce bien sa mère ? Etait-ce bien son
père ? Cette incertitude se double d'une fragmentation et d'une cécité
: // sait bien que c'est son père, qui se la fait sucer, mais il ne le
voit pas vraiment ; il sait bien que s'est sa mère qui la lui suce,
mais il ne la voit pas ; il sait bien que s'est le pénis de son père
qui fait l'objet d'une fellation, mais il ne le voit pas ; il sait bien
qu'il s'agit d'une fellation, mais il ne la voit pas. Pour finir, il
sait bien que les deux corps ont un rapport sexuel, mais il n 'en voit
rien bientôt, que des morceaux épars.
Ce souvenir assez morcelé se présente sans netteté, et son contenu est
loin d'être innocent : ce n'est donc pas un souvenir de couverture. Le
caractérisent surtout un savoir incontestable, frappé pourtant d'une
cécité, d'une tâche aveugle, donc d'un doute sur le réel visuel dont il
prétend pourtant se soutenir. " Je sais bien, mais je n'en vois rien ",
pourrait en être la formule, digne d'un Thirésias. En l'espèce, la
vérité échappe nettement au savoir, et pourtant très nettement l'une et
l'autre équivoquent, au point que c'est d'elle qu'il se soutient avec
certitude.
Je suppose, sans rien lui en faire explicitement savoir, que la vérité
fut celle-ci : il a vu réellement une scène sexuelle, à deux ou trois
ans d'âge, mais il ne le savait pas. Et ce qu'il en a vu plus
particulièrement, c'est le pénis avec la bouche. Cette scène, dont il a
bien dû aussi entendre quelque chose, ce pénis surtout, cette bouche,
cette " castration ", l'ont excité, et à un point tel, que cette
excitation n'a pu devenir - pour se trouver un terme et en fixer un à
la jouissance correspondante -, qu'un traumatisme à tout casser, dont
la fragmentation du souvenir donne une idée. Ainsi a- t-il perdu la vue
sur ce qui l'excitait, et ne s'est-il plus souvenu, que de ce qu'il
sait bien pourtant avoir vu ; remarquable équivoque du voir et du
savoir, voire du ça-voir.
Un premier rêve plus récent vient réparer un peu de ce " casse "
mnésique et inconscient, essaie de recoller les morceaux. Sa mère y
mange des merguez, en présence de son père torse nu. Un second est non
moins évocateur, puisque s'y trouvent quatre guépards. " Merguez " lui
fait associer mère et saucisse chaude, épicée ; " guépard " lui évoque
la part gay qui serait la sienne peut-être. Va-t-il devoir faire lui
aussi des fellations, devoir y goûter, comme il goûte aux nourritures
qu'il ne consomme pas ? L'idée seule lui répugne : il n'a jamais eu le
moindre désir homosexuel.
Curieusement, il ne rapproche pas les deux termes, les deux signifiants
constitutifs du rêve : il n'y
entend pas le guet, qui évoque tout à la fois le fait d'avoir à l'Sil,
d'être aux
aguets, de guetter pour se garantir contre un danger, et d'épier pour
voir de plus près. La scène en question fùt- elle unique, ne s'est-elle
pas répétée, ne fut-elle pas attendue par l'enfant ? Il n'y entend pas
davantage le gué, qui assure le passage entre deux bords, les distingue
nettement et les rassemble, qui équivoque enfin l'un à l'autre.
Equivoque qui ne dialectise en rien ces deux termes, qu'elle fait
seulement jouer l'un et l'autre à partir d'un bord, d'une lettre.
Peu à peu se dessine, à partir de cette scène et du traumatisme
correspondant, comment et par quel investissement contre-phobique, ou
par quel contre- investissement phobique et fétichiste - car
les-pâtes-au-gratin-de-gruyère sont aussi un signifiant fétiche -, la
peur d'avoir à se mettre quelque chose en bouche s'est originée dans
une jouissance phallique, qu'il s'est pourtant prohibée ; la saucisse,
donne assez une idée de cette jouissance et de sa prohibition, quand on
constate combien il lui est difficile d'avaler une sauce. Toute
nourriture est ainsi phallique, à moins que le phallus soit de la
nouille, agrémentée de fromage amolli. Dans ce seul cas, manger n'est
pas équivalent à castrer.
Manger n'est pas équivalent à castrer, certes, encore qu'équivoquant
par la négation, ne pas manger puisse équivaloir à la castration. D'une
telle équivoque, une séance, comme l'on va voir, porte parole.
L'excitation éprouvée à assister à " la scène " fut telle, et le
traumatisme sexuel fut à ce point le seul moyen d'y mettre un terme
tout en en conservant la trace, par des fragments signifiants du
plaisir qui y fut pris, qu'à propos d'un rêve où sa mère lui demande de
ranger sur une étagère des bocaux contenant des morceaux de serpents -
rangement qu'il doit effectuer les mains protégées de gant de
caoutchouc blanc -, il proteste, veut savoir d'elle pourquoi elle tient
à conserver ces morceaux plutôt que de les noyer, comme l'on fait de
chatons à peine nés pour s'en débarasser, et pourquoi il doit se ganter
comme s'il s'agissait de ne pas laisser de traces. Il n'associe rien de
réprouvé, de coupable ni de condamnable, à un contenu qui pouraît
paraître lourd de sous-entendus relatifs à la naissance, à
l'avortement, à la puissance maternelle qui, dans le rêve, ne donne
aucune suite à son désir de savoir ; puissance maternelle qu'il érige
bien sûr, mais pour ne pas lui supposer ce qu'elle aurait pu répondre !
Ainsi équivoque-t-il déjà sur ce point : il la conçoit comme phallique,
mais la prive des effets correspondants. Ce contenu du rêve, que lui
évoque-t-il alors ?
Contre toute attente, de façon confondante, il opère un saut registral
: sans transition en effet, il passe du registre onirique à celui du
fantasme ; registres que son discours pose comme contigùs l'un à
l'autre, mais dont ce même discours ne peut annuler la radicale
différence. Le fantasme qu'il associe ainsi au rêve, vient nettement
dans son articulation, comme pour lui donner une butée ; mais lui le
présente comme la preuve, apportée en somme par le rêve, de la véracité
de la scène à laquelle il a assisté, dont il a tiré excitation et
jouissance sexuelles. Bref, ce fantasme faît pour lui l'aveu du sens
caché et du désir du rêve. Pas de doute qui tienne.
Passant de l'un à l'autre registre parce que de l'un à l'autre il
équivoque, il s'épargne ce faisant de devoir se confronter à cette
simple vérité que son rêve, comme d'autres songes ou d'autres
fantaisies du même type, ne sont que des effets de la logique d'un
fantasme inconscient dont "la scène" n'est qu'une figuration de l'objet
phallique du désir correspondant, la phellation.
Ces morceaux de serpent en bocaux ne sont bien sûr que des morceaux du
pénis qu'il a sectionné en le suçant, puis qu'il a recrachés, tout
comme il le fait de la nourriture qu'il ne peut avaler, et qui est une
autre figuration de l'objet phallique du fantasme inconscient. Morceaux
de pénis ou de nourriture que sa mère lui interdit d'avaler, parce
qu'elle seule en est propriétaire : elle seule peut donc en jouir
jusqu'à leur aliénation buccale.
Il en a la conviction quasi-délirante : elle lui a retiré de la bouche,
pour qu'il n'en déglutisse rien, le gland qu'il avait sectionné du fût
du pénis, et qu'il allait avaler, " tandis que le pauvre type, mutilé,
était emmené à l'hosto ". Pas question qu'il s'incorpore le trait
unaire totémique et phallique, symbole de la puissance paternelle et
virile.
Le pauvre type mutilé lui rappelle que parmi les reptiles du rêve, se
trouvait un de ces lézards sans membre, dont la queue se sépare si
facilement du tronc qu'on l'appelle aussi " serpent de verre ". Il ne
peut cependant se souvenir de son nom. Lui vient à l'esprit le mot
vert, la couleur ; enfin lui revient orvet. Il en avait laissé tomber
la lettre 0, tandis qu'après cette amputation, il en avait déplacé la
lettre R, comme pour mieux laisser entendre la couleur de ce qui se
tramait dans ce jeu littéral : OVERT, néologisme qui évoque certes
l'ovaire et l'ouvert, mais aussi l'angoisse de castration qui pourrait
être à son comble, si ce comble justement n'équivoquait pas avec elle -
les 5 lettres d''orvet, offrent en effet n (n-1) possibilités
littérales, soit 20 combinaisons possibles de se remparder contre elle
par ce que comporte de phallique le jeu de la lettre.
Ce jeu évite-t-il la peur de l'abîme ? Il ne suffit certes pas pour
l'éviter : il y pallie seulement. Et de façon équivoque, la peur de la
nourriture, n'évite pas la peur corollaire de la castration : peur qui
s'origine dans ce qui peut manquer, tant qu'on en est comblé, tant que
" la cène est toujours prête".
Ce que cette phobie de la nourriture et du sexe nous dévoile, ce que
toutes les phobies nous apprennent, c'est la part que le sujet qui en
souffre se doit de faire jouer à l'imago matemel(le) - fait rarissime
sauf dans le passage du singulier au pluriel, le mot en français est à
la fois masculin et féminin selon qu'il connote l'identité sexuée
défmive, ou une survivance imaginaire. L'habitant et l'incarnant
totalement, la mère demeure toujours Autre au sujet, pour lequel il ne
peut donc y avoir de signifiant du manque dans le grand Autre - SQX) -,
signifiant du manque qui, en tant que signifiant de ce qui devrait
manquer, ne peut plus être qu'un signifiant phobique, phobogène,
signifiant qui doit être manqué mais par évitement, signifiant capable
aussi de devenir ce fétiche conjuratoire d'une létale plénitude, tout
autant que castrateur d'une mère trop puissante, d'une mère devenue
comme le dit lacan " une puissance ". Ravalé au signifiant phobique, le
signifiant du manque dans le grand Autre ne permet plus au sujet qui
ravale ainsi, de pouvoir accéder à autre chose qu'une jouissance
phallique ; la jouissance Autre et la femme, lui demeurent
inaccessibles.
Si " le mot fel la chose ", vraiment fellation est un signifiant des
mieux trouvés. Nous venons de voir que la nourriture peut être un
dérivé sexuel, nous pourrions nous en contenter et en rester là. Mais
s'arrêter ainsi, c'est faire une halte à une croisée de chemins, celui
de l'appétit, celui de la pulsion, alors que le trivial de la fellation
nous oblige à penser que la halte ne peut se faire qu'au point de
rencontre de trois chemins. La lettre Y est ici convoquée. Et avec elle
le point, définit puis conçu par un nSud à trois cercles noués
borroméennement. Qu'est-ce que cela nous engage à penser ? qu'en ce
point le signifiant fellation, signifiant phobique auquel est opposé
l'évitement fétichiste des nouilles au gratin, est un signifiant dénué
de sens. C'est un pur signifiant, qui ne se définit que de n'en être
pas un autre, qui est donc comme tel unaire et différentiel. Que
peut-il nous dire alors de l'objet a, qu'une lettre tapit au fond du
gouffre ? Rien qui se puisse voir, rien qui se puisse savoir. A
l'analysant d'en savoir peu à peu la fonction. " Pascal avait son
gouffre avec lui se mouvant " nous dit Baudelaire. Cela en dit
beaucoups déjà, sur ce point où se divise le sujet.
Je conclurai par une équivoque plus humoristique que celle qui joue
entre la parole et le silence. Il existe des sujets qui jamais ne sont
phobique. Ce sont les grands handicapés posturo-moteurs, ceux qui
parfois ont même besoin d'un appareillage, pour n'être pas aterrés. Ce
handicap est-il contra-phobique à un signifiant phobique antérieur au
handicap - ce qui est possible -, ou bien est-il un évitement d'un tel
signifiant redouté - ce qui est non moins possible ? Je me garderai
bien de trancher sur ce point, sans y réfléchir aussi longuement que
pour savoir si c'est la poule qui fait l'oeuf, ou l'oeuf qui fait la
poule.
i Lacan J. La relation d'objet, séminaire.
ii Lacan J. RSI ; séminaire inédit ; leçon du 17/12/'74
iii Lacan J. La science et la vérité, in " Ecrits ", Seuil, Paris, p.
877
iv Un article a traité du rapport de l'un et l'autre syndromes, dans le
premier numéro de Scilicet Ed. du Seuil, Paris.
v Qu'on se réfère au mot place, et l'on verra...
vi Lacan J. Le moment de conclure. Séminaire inédit.