Claude BOUKOBZA Psychanalyste à Paris, Secteur de psychiatrie infanto-juvénile de la Seine-Saint-Denis
Je vais commencer par vous conter une anecdote : lorsque j'ai commencé
à travailler, il y a maintenant de nombreuses années, c'était comme
psycho-pédagogue au Centre Etienne-Marcel, à Paris. Or le Centre
Etienne-Marcel était situé dans les Halles et, à cette époque, le
Marché de gros était encore dans le centre de Paris. Nous avions donc
dans notre clientèle un certain nombre d'enfants de mandataires des
Halles. Comme vous le savez, chaque profession a ses usages. Ainsi,
lorsqu'une une prise en charge s'avérait réussie pour l'enfant, en
l'occurence qu'il avait de meilleurs résultats en classe, je voyais
arriver la mère qui, à la fin du bref entretien que nous avions, me
glissait un billet de 50 F. dans la main ou dans la poche. Comme je
protestais, extrêmement mal à l'aise, que j'étais payée pour le travail
que je faisais, elle me disait : "Chut ! "On" va vous entendre."
Ce que la mère marquait là, reconnaissait par cette sorte de paiement
"symbolique" - que je n'avais certes pas perçu comme symbolique -,
c'est qu'il y avait du transfert en jeu et que ce transfert, quoique la
relation (pédagogique, en l'occurrence) se fût passée dans une
institution, était spécifié, polarisé sur une personne.
Le moins qu'on aurait pu attendre du psychopédagogue que j'étais, c'est
qu'il eût reconnu ce transfert et qu'il eût accepté d'en être le
support. De quelle nature est ce transfert sur le pédagogue, le
rééducateur ou l'éducateur?
Il paraît évident qu'un enfant, pour apprendre, a besoin d'aimer, ou
d'admirer, ou de craindre (encore que ce ne soit plus la mode) celui ou
celle qui l'enseigne. Nous avons tous dit au moins une fois à nos
propres enfants ou aux enfants dont nous nous occupons : "Tu travailles
pour toi et non pour la maîtresse", mais nous ne sommes pas, je
suppose, sans savoir qu'il s'agit là plus d'une injonction que d'une
venté intégrée par l'enfant. L'enfant a besoin d'aimer ou au moins
d'"aimer bien" sa maîtresse, de l"'avoir à la bonne", comme dit Lacan à
propos du transfert positif, et c'est sur cet amour que l'enseignant
s'appuie pour obtenir de l'enfant ce qui est tellement contre nature :
les apprentissages, les exercices, le fait de se tenir tranquille en
classe, etc. "L'enfant croit seulement la personne qu'il aime et ne
fait quelque chose de bon que lorsqu'il peut agir par amour " pour
quelqu'un" écrit Anna Freud dans Le traitement psychanalytique des
enfants ce sentiment positif que l'enfant porte à l'adulte asseoit son
autorité sur lui et c'est cette autorité qui lui donne son pouvoir de
suggestion. Dans toute relation enseignant-enseigné ou soignant-soigné
(on pourrait en effet dire la même chose de la relation
médecin-malade), entre une part de suggestion qui s'appuie sur le
transfert. C'est ce que Freud lui-même retient et met en avant
lorsqu'il se penche, à prés de 60 ans, sur ses souvenirs de lycéen :
"'je ne sais ce qui nous sollicita le plus fortement et fut pour nous
le plus important, l'intérêt porté aux sciences qu'on nous enseignait
ou celui que nous portions aux personnalités de nos maîtres. En tout
cas chez nous tous, un courant souterrain jamais interrompu se portait
vers ces derniers, et chez beaucoup le chemin vers les sciences passait
uniquement par les personnes des maîtres ; plusieurs d'entre nous
restèrent arrêtés sur ce chemin qui, de la sorte, fut même pour
quelques-uns -pourquoi ne l'avouerions nous pas ? - durablement barré."
On voit ici comment le transfert sur les professeurs présente pour
Freud la même double caractéristique que le transfert sur l'analyste,
tel qu'il le définit alors : il rend (souterrainement) possible le
déroulement de la relation pédagogique ou de la cure et il peut en
devenir un obstacle quasi-insurmontable.
Ces "effets de transfert", donc, doivent être repérés. Il est important
de savoir que de l'amour entre en jeu et que, de ce fait, cette
relation doit être cadrée par un certain nombre de règles
professionnelles, déontologiques, éthiques, comme par exemple celle
d'éviter la pédophilîe, qui, comme vous le savez, a toujours flirté
avec la pédagogie.
C'est dans un texte de Winnicott " Cure (le soin)" que l'on peut
trouver une sorte de "modélisation" de cette relation. Winnicott y
traite de la relation soignant/soigné au sens large, y incluant les
médecins généralistes, les infirmières, les nurses d'enfants, les
puéricultrices, les travailleurs sociaux, etc. On pourrait à bien des
égards y ajouter les pédagogues. Je précise que si je rapproche ainsi
ces deux relations, c'est sur le plan qui nous intéresse aujourd'hui,
celui du transfert. Il est bien évident que, par ailleurs, le médecin
qui soigne et l'enseignant qui transmet un savoir n'ont pas du tout la
même fonction.
Cette relation se fonde, dit Winnicott, sur la dépendance des personnes
immatures, malades ou âgées. A cette dépendance, doit répondre la
fiabilité absolue des professionnels (de santé). Il insiste sur le fait
que cette fiabilité ne peut se rencontrer que dans un cadre
professionnel, cadre que la psychanalyse a mis en lumière et théorisé.
Retenons quelques notations qui, je pense, ferons écho pour chacun
d'entre vous.
Le médecin doit être à l'heure dite là où le patient l'attend et c'est
cette ponctualité qui met le patient à l'abri de l'imprévisible. Le
médecin ne doit pas jouer ses sentiments ou ses émotions personnels
dans la relation au malade. Par exemple, même s'il peut assumer d'être
cruel lorsque c'est nécessaire, il n'assouvit pas sa cruauté dans ses
relations professionnelles. Il n'introduit entre lui et le patient
nulle relation hiérarchique, nul sentiment de supériorité, nul jugement
moral. Il doit être capable de faire l'expérience du deuil dans la
perte répétée de ses patients et de comprendre que les cadeaux - "la
bonne vieille bouteille de whisky. la boîte de chocolat" - ne sont que
des offrandes propitiatoires pour apaiser les forces vengeresses
susceptibles de se déchaîner. En fait cette attitude professionnelle,
telle que Winnicott la définit, n'est qu'une extension, dit-il, du
concept de holding.
L'autorité, au sens où l'emploie Freud et à sa suite, Anna Freud -
qu'on peut entendre dans l'expression "autorité médicale" - ou le
holding chez Winnicott sont les deux versants de ce sur quoi s'appuie
le transfert, présent dans toute relation médecin-malade ou enseignant-
enseigné. On peut se référer aussi à Ferenczi lorsqu'il parle à propos
du "dressage d'un cheval sauvage" des deux outils du dresseur,
"l'intimidation" et "la tendresse". Idéalement, il faut à la fois que
le professeur soit considéré comme une "autorité en la matière" et
qu'il soutienne son élève, dans le sens winnicottien du terme. C'est
cela la pédagogie, au sens étymologique du terme.
Mais ce transfert sur le médecin ou le pédagogue n'a pas à être
analysé, du moins au lieu même où il se déploie. Le but de la relation
pédagogique est ailleurs, il n'est pas de se tourner vers le passé,
mais de travailler dans l'actuel, de permettre à l'enfant d'acquérir ou
de se réapproprier les instruments de communication propres à son âge.
Dans sa préface au livre d'une rééducatrice, A. Muel, Françoise Dolto
s'attache à analyser ce qui fait la différence entre la rééducation et
la psychothérapie : "Si l'enfant amène (dans les séances de
rééducation) des témoignages de ses reviviscences émotionnelles, il
traduit, pour le psychanalyste qui décode le document, le travail
inconscient qui se produit toujours et immanquablement, qu'on le sache
ou non, dans la retrouvaille d'un ordre symbolique, mais il s'agit de
manifestations concomitantes de la rééducation. S'ils sont apportés
dans les séances, .ils ne sont pas étudiés comme matériel de transfert
; le transfert est utilisé, puisqu'il est toujours inclus dans la
relation réelle à l'éducatrice, mais il n'est ni manipulé ni analysé.".
Ce transfert permet à l'enfant de se sentir en sécurité et à son propre
rythme au contact de l'adulte, il est le support d'une retrouvaille
narcissique à travers les exercices proposés à l'enfant.
Pour tenter de dégager ce qu'il en est de spécifique au transfert dans
la relation analytique par opposition à la relation pédagogique, je
voudrais faire un détour par une pièce de théâtre, Dans la solitude des
champs de coton, de Bernard-Marie Koltès . C'est une pièce à deux
personnages, dont l'un est désigné sous le nom du dealer et l'autre
sous celui du client.
La pièce commence ainsi (c'est le dealer qui interpelle le client) : "
Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c'est que vous
désirez quelque chose que vous n'avez pas, et cette chose, moi, je peux
vous la fournir ; car si je suis à cette place depuis plus longtemps
que vous et pour plus longtemps que vous, et que même cette heure qui
est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux ne m'en
chasse pas, c'est que j'ai ce qu'il faut pour satisfaire le désir qui
passe devant moi, et c'est comme un poids dont il faut que je me
débarrasse sur quiconque, homme ou animal, qui passe devant moi."
Il s'agit donc d'une transaction commerciale, un peu particulière,
certes, mais qui peut être lue ou entendue dans bien des registres,
l'un d'entre eux étant celui de la relation de l'analyste à
l'analysant, les autres, et je n'en indiquerai que quelques uns, ceux
du deal de la drogue, ou de la prostitution, ou de la drague
homosexuelle. Il va sans dire que cette transaction n'aboutit à aucun
échange de marchandises. Quoiqu'il en soit, cette attaque de Koltès ne
peut pas, pour nous, psychanalystes, ne pas faire écho du côté de ce
que Lacan affirme dans "La direction de la cure" : "J'ai réussi en
somme ce que dans le champ du commerce ordinaire, on voudrait pouvoir
réaliser aussi aisément : avec de l'offre, j'ai créé la demande." Le
dealer met le client en demeure de (lui) demander (quelque chose).
Ceci nous intéresse dans la mesure où la question du transfert est, en
effet, intimement liée à celle de la demande.
L'analysant qui s'adresse à l'analyste lui demande de l'aider à réduire
son symptôme, à souffrir moins, etc. et l'érige en détenteur d'un
savoir sur ce symptôme, sur lui-même. Ce faisant, il pense venir
répondre à ce qu'il suppose être la demande de l'analyste, venir
combler la demande de ce grand Autre qu'est déjà l'analyste pour lui.
Or l'offre de l'analyste est - c'est ce que l'on voit de façon
exemplaire dans la pièce de Koltès - offre de parler, tout simplement,
de demander, d'entrer dans le défilé des demandes. C'est ce processus
regrédient qui le conduit à formuler à l'Autre un cortège de demandes
jusqu'aux plus anciennes qui constitue réellement "la mise en acte de
l'inconscient". "Par l'intermédiaire de la demande, tout le passé
s'entrouvre jusqu'au fin fond de la première enfance. Demander, le
sujet n'a jamais fait que ça, il n'a pu vivre que par ça, et nous
prenons la suite.", écrit Lacan dans "La direction de la cure."
L'analyste, par son écoute, par ses interventions, aussi, ses
interprétations, remet en jeu en les ordonnant les signifiants de
l'histoire du sujet. En ne répondant pas aux demandes successives, il
relance le désir de l'analysant dont la demande ultime est qu'il soit
reconnu : que ce désir soit reconnu ou que lui-même soit reconnu comme
désirant, par ce tiers qu'est l'analyste, tel l'auditeur du mot
d'esprit ou le commanditaire représenté dans un coin du tableau.
Un enfant peut-il s'engager dans ce processus ? Peut-il s'avancer "à
cette heure et en ce lieu" ?
Anna Freud, pour revenir sur le débat inaugural de la psychanalyse
d'enfants, répondait non. Il faut, dit-elle, fournir au préalable à
l'enfant quelque chose de tangible : des habits pour sa poupée, les
plus jolis noeuds de ficelle, la promesse d'être effectivement aidé
dans des relations difficiles à ses parents, comme on peut fournir à un
intellectuel sceptique à l'éoard de l'analyse le brio de
l'interprétation d'un rêve- En donnant ce que l'autre n'a pas (et en
particulier de l'affection à un enfant qui en est privé), on se
l'attache, on installe la dépendance du côté de l'autorité. Certes,
elle renonça par la suite à cette phase préparatoire à l'analyse, mais
elle ne revint jamais sur l'idée que l'enfant ne pouvait faire de
véritable névrose de transfert. C'est un des points principaux de son
opposition à Mêlante Klein qui, elle, ne croyait pas "qu'il existe
d'enfants avec lequel le transfert ne puisse être établi ou chez lequel
l'aptitude à aimer ne puisse être mise à jour."
Pourtant, entendons-nous bien, Anna Freud ne récuse pas les principes
fondamentaux de l'analyse. On ne peut dire d'elle qu'elle n'était pas
analyste, au sens où on le dirait d'AdIer ou de Reich. L'écueil dans
lequel elle est tombée est partie prenante du questionnement de
l'analyse d'enfants.
Qu'est-ce qui fait qu'un analyste puisse en arriver à des conceptions
de ce type ? Qu'il puisse nier qu'entre deux sujets dont l'un est
porteur d'un désir (même sans objet, même non formulé, comme dans le
texte de Koltès) et l'autre est supposé pouvoir y répondre ou en
répondre, il n'y ait pas automatiquement transfert, transfert en tant
qu'il serait un "phénomène dont l'analyste n'est pas responsable", mais
qu'il faille s'efforcer de le fabriquer, de le susciter ?
Lacan, dans le commentaire qu'il fait du "Petit Hans", dans La relation
d'objet, s interroge : "ne peut-on se demander si, du tait que cette
analyse a été poursuivie par le père: .elle ne possède pas des traits
spécifiques qui en excluent, au moins partiellement, la dimension
proprement transférentielle ? Autrement dit, la bourde proférée
habituellement par Mlle Anna Freud, selon laquelle il n'y a pas de
transfert possible dans les analyses d'enfants, n'est- elle pas
applicable dans ce cas-là, parce qu'il s agit du père ? " Je vous
rappelle que, selon Freud lui-même, ce n'était pas un fait contingent
que le père fût l'analyste : " Seule la réunion de l'autorité
paternelle et de l'autorité médicale en une seule personne, et la
rencontre en celle-ci d'un intérêt dicté par la tendresse et d'un
intérêt d'ordre scientifique, permirent en ce cas de faire de la
méthode une application à laquelle sans cela elle n'eût pas été apte.",
écrit-il en préambule au Petit Hans. Et l'on sait aujourd'hui que la
plupart des premiers analystes d'enfants ont commencé par analyser
leurs propres enfants ou des enfants de leur entourage proche : Hermine
Von Hug-Hellmuth son neveu, Anna Freud les enfants de Dorothy
Burlingham, sa plus proche amie. Mêlante Klein ses fils, Brill ou Kris
eux aussi leurs propres enfants, outre le fait qu'Anna Freud ait été
analysée par son propre père. Ce phénomène n'est pas marginal, mais
intrinsèquement lié à la psychanalyse d'enfants incipiens.
Il semble donc que ce soit la place des parents dans la psychanalyse de
l'enfant qui brouille la vue sur la question du transfert. La vue, et
non pas la donne, tl s'agit donc de savoir comment se repérer.
Il est vrai que cette question est incontournable. Hormis quelques cas
très particuliers, sur lesquels nous pourrons revenir dans le débat
(ceux que Dolto appelle d'analyse pure, avec les enfants sans parents,
auxquels je rajouterai certains enfants en institution), l'enfant est
conduit à l'analyste par ses parents. Ce sont eux qui formulent une
demande en son nom, pour lui. Lorsqu'il y a paiement, ce sont eux qui
paient pour lui.
Tous les analystes d'enfants, bien sûr, ont souligné ce fait,
généralement comme un écueil de la pratique avec les enfants, comme un
obstacle dont il fallait bien s'accommoder. Les parents sont perçus
comme des gêneurs, qu'il faut tenter de neutraliser, pour qu'ils
n'interrompent pas prématurément la cure, par exemple, ou qu'ils n'y
fassent pas "irruption". Si Anna Freud rêvait de les déloger de leur
position pour assumer à leur place l'éducation de l'enfant. Mêlante
Klein, et les kleiniens encore aujourd'hui, interdisent à la mère
jusqu'à la salle d'attente de l'analyste.
Winnicott a été le premier à accepter les parents comme partie prenante
de la cure de l'enfant, mais c'est le pas théorique franchi par Lacan
qui a permis aux analystes d enfants, en particulier Françoise Dolto et
Maud Mannoni de donner une place structurellement différente à la
parole des parents dans la cure de l'enfant.
C'est dans "Fonction et champ de la parole et du langage" que Lacan a
afffïrmé en 1953 de la façon la plus radicale l'assujettissement de
l'homme à la loi du langage, qu'il n'a cessé ensuite de développer. Le
sujet se constitue comme effet du langage, du signifiant, qui lui
préexiste. Pour ce qui nous intéresse ici, on peut dire que si le
langage est premier, c'est à la fois de façon fondamentale, comme un
fait de structure, et parce que l'enfant est parlé, existe dans le
discours de ses parents dés avant sa naissance. Le sujet dépend de ce
discours où il a été initialement inscrit, de ce que Lacan, reprenant
Hegel, appelle alors "le discours universel", qui est en fait ce qu'il
définira plus tard comme le symbolique. Sa parole propre inclut donc
toujours le message de l'autre et c'est de l'autre que le sujet reçoit
son propre message sous une forme inversée. L'enfant ne peut dire "Je
suis" que si on lui énonce "Tu es", "Mon père est mon père" que si le
père lui signifie 'Tu es mon fils".
C'est donc sur ce postulat théorique que se fonde une conception
particulière du symptôme de l'enfant que nous retrouverons chez tous
les psychanalystes lacaniens. Reportons-nous à ce qu'écrit Lacan lui-
même en 1969 à Jenny Aubry: "Le symptôme de l'enfant se trouve en place
de répondre à ce qu'il y a de symptomatique dans la structure familiale
(...) Le symptôme peut représenter la vérité du couple familial. C'est
là le cas le plus complexe, mais aussi le plus ouvert à nos
interventions. L'articulation se réduit de beaucoup quand le symptôme
qui vient à dominer ressortit à la subjectivité de la mère. Ici, c'est
directement comme corrélatif d'un fantasme que l'enfant est intéressé.".
Et il apparaît en effet que lorsque des parents amènent un enfant à
l'analyste, ils amènent un symptôme qui est véritablement un symptôme
familial, garant de l'économie familiale au point que, parfois il ne
fasse même pas symptôme pour eux, qu'ils ne consultent que poussés par
le social : la crèche, l'école, le médecin ou l'assistante sociale.
Peut-être faut-il ici distinguer différents types de demande. Lorsque
des parents s'adressent à un analyste, ou à l'analyse, que ce soit
d'ailleurs en privé ou en institution, ils ont une notion, même
confuse, de ce que le travail analytique peut dénouer quelque chose de
ce dans quoi ils sont pris avec l'enfant. Ce sont souvent des parents
qui ont eu une expérience de l'analyse ou qui en ont perçu les effets.
Mais même dans ce cas, tout le travail préliminaire d'entendre qui
demande quoi pour qui reste à faire. Lorsqu'ils s'adressent à une
consultation, poussés par un tiers, la demande est souvent que l'enfant
aille mieux, qu'il travaille mieux en classe, que l'on résolve le
symptôme, mais que surtout rien ne bouge de l'économie familiale.
L'analyste, s'il est consulté, a alors à travailler cette demande, ou
cette non-demande (Balbo et Berges) II lui faut se distinguer du social
et parvenir à instaurer le lieu de l'Autre comme opérateur. Il lui faut
constituer cette autre scène, qui lui permettra d'écouter comment
l'enfant se situe lui- même par rapport à la demande sociale dont il
est l'objet, par rapport au désir et aux fantasmes de ses parents et
d'apprécier s'il souhaite s'engager dans un travail analytique.
Par discours familial, on n'entend pas un système clos de
significations qu'il faudrait traiter en termes de théorie de la
communication, comme dans les thérapies systémiques, mais une
construction mythique, qui a pour fonction d'articuler la solution d'un
problème et qui est susceptible de remaniements, dans le sens où Maud
Mannoni écrit, en conclusion de L'enfant, sa "maladie" et les autres,
"Je suis à l'écoute d'un vaste discours, non seulement celui tenu par
l'enfant et sa famille, mais celui qui a été tenu dans le passé et ce
que l'on peut savoir, ou reconstruire, du discours dans lequel l'enfant
a vécu précédemment"
Chacun des psychanalystes d'enfants lacaniens a trouvé des modalités
techniques pour traiter cette question et définir ainsi le cadre de
l'analyse d'enfants.
Françoise Dolto a été la première à recevoir systématiquement et
longuement les parents lors des premiers entretiens pour tenter de
dégager ce qui avait pu être dit avant que l'enfant ne vienne au monde,
de comprendre "la place que cet enfant occupe, dés sa conception, dans
le narcissisme de chacun des parents, intriqué à la relation du
couple". Elle continuait ensuite à les recevoir, soit systématiquement,
s'il s'agissait d'un enfant pas encore séparé de sa mère, soit selon
les besoins, pour travailler ce qui avait pu aliéner l'enfant aux
signifiants parentaux. Ces rencontres avec les parents d'un enfant en
traitement ont aussi, dans la pratique de Françoise Dolto, pour
fonction de présentifier à l'enfant le transfert positif des parents
sur l'analyste, quoique lui puisse dire d'eux en séance, et de soutenir
les parents à accepter les changements de l'enfant. Pour toutes ces
raisons, il est indispensable que l'analyste d'enfants ait la formation
et la pratique de l'analyse d'adultes. Il faut pouvoir soutenir le
transfert des parents, sans cependant interférer dans leur relation à
l'enfant par des conseils directs et sans pour autant se mettre en
place d'être leur propre analyste, ce qui exige beaucoup de tact et de
savoir faire.
Mais c'est peut-être Maud Mannoni qui a poussé le plus loin non cette
pratique elle-même, mais sa théorisation, en particulier dans L'enfant
arriéré et sa mère et L'enfant, sa "maladie " et les autres.
Partant du principe que "les parents sont toujours impliqués d'une
certaine façon dans le symptôme de l'enfant", elle affirme que
l'analyste a à travailler avec plusieurs transferts. Elle va jusqu'à
penser que si on avait à ce point méconnu l'existence du transfert en
psychanalyse d'enfants, c'était par angoisse devant le fait que
l'analyste était l'objet d'au moins trois transferts. L'analyste doit
écouter ce qui se joue dans le monde fantasmatique de la mère et de
l'enfant et bien sûr, aussi du père, encore que ce ne soit pas
symétrique. Ce à quoi l'analyste a affaire est un discours collectif
discours qui apparaît dans la parole de l'enfant et qui peut être
traité à la manière d'un "grand rêve". Il s'agit de dégager d abord la
fonction du symptôme de l'enfant dans le monde fantasmatique des
parents, ainsi que ce qu'ils attendent d'une "guérison" de l'enfant,
puis d'interroger au niveau de l'enfant comment il utilise sa maladie
ou son symptôme dans ses rapports a l'autre et en quoi il se sent
concerné par cette demande de guérison. "L'enfant, dit Maud Mannoni, ne
peut s'engager dans une analyse pour son compte à lui que s'il est
assuré de servir ses intérêts et non ceux des adultes.". L'analyste,
pris dans plusieurs transferts, risque, dans les cas de psychose, par
exemple, d'être pris comme enjeu d'une alternative : la mort ou la vie
de l'enfant ou des parents.
Le sujet s'adresse, certes, dans une relation imaginaire, à la personne
de l'analyste, mais au-delà de cette relation imaginaire, il s'adresse
à l'Autre, en tant qu'il est le lieu de la parole, de son déploiement.
Le psychanalyste doit pouvoir dégager les différents niveaux sur
lesquels se déploie le transfert, faute d'être piégé dans une relation
imaginaire et de provoquer ainsi des "acting-out", en particulier de la
part des parents.
Les analystes d'enfants, et elle critique spécialement l'Ecole
américaine largement influencée par Anna Freud, ont eu tendance à
entendre le transfert comme un comportement que le sujet repète avec un
analyste qui prend le relais des figures parentales. Or c'est par
rapport à son désir, pris dans la dimension du désir de l'Autre que le
sujet doit se repérer à condition certes, que l'analyste se repère
lui-même dans cette configuration, ce qui n'est pas chose facile.
L'expérience analytique, Maud Mannoni à la suite de Lacan insiste
beaucoup là-dessus, n'est pas une expérience intersubjective. Si le
discours qui se tient est un discours collectif, l'analyste, situé au
lieu de l'Autre, a à faire circuler ce discours et permettre à chacun
d'assumer ses propres signifiants. Maud Mannoni prend acte du tournant
essentiel qu'a permis la théorie lacanienne du transfert : l'analyste
présentifie le lieu de l'Autre, d'où le sujet recevra son propre
message sous une forme inversée. Lorsqu'il est en fonction, bien sûr,
il est non pas une personne à part entière, mais un opérateur, un
vecteur.
L'enfant est d'abord abordé à travers la représentation qu'en a
l'adulte - et, à ce titre, la représentation que se fait l'analyste de
l'enfant, de cet enfant-là, de l'enfant qu'il a été lui-même, de
l'infantile en général, est aussi à réinterroger de nouveau à chaque
cure entreprise.
La mère peut, à travers ce travail, se réinvestir comme mère de cet
enfant, fût-il malade ou déficient, et ne pas amener l'enfant en
offrande au psychanalyste à sa place. C'est ce qui permet à l'enfant de
s'engager pour son propre compte dans l'analyse, de s'avancer "en cette
heure et en ce lieu", sur cette autre scène.
Ceci est très frappant dans la pratique, en particulier avec de jeunes
enfants, qui parfois ne parlent pas encore. Si on prend ce temps-là,
l'enfant y est extrêmement sensible et peut être lui-même à
l'initiative de sa cure. Ces jeunes enfants pestent dans les premières
séances complètement accrochés à leur mère ou à leur père, dont,
cependant, ils parasitent rarement la parole. Les mères le remarquent
et s'en étonnent. Puis, si on y est attentif, vient un moment où
insensiblement, l'enfant s'avance le premier vers le bureau et, si on
fait discrètement signe à la mère - qui, alors, parce que tout ce
travail préliminaire (de renarcissisation) a été effectué, peut
l'accepter -, de rester en retrait, il se précipite tout seul dans ce
bureau. Il mène lui-même sa séance en quelque sorte, et au bout d'un
temps x, variable selon les enfants, dit : "Maintenant'. je veux voir
Maman". A mon sens, il est nécessaire de revoir alors la mère quelques
instants, pour qu'elle supporte d'avoir ainsi été "écartée", mais
parfois les enfants manifestent qu'ils ne veulent pas du tout que les
parents entrent dans le bureau à leur suite.
Il ne s'agit cependant pas d'analyser le père ou la mère pour lui-même,
mais de dénouer ce en quoi l'enfant est pris dans le discours des
parents. Pris, au sens où on dit qu'un ciment prend, ou "attrapé" au
sens de "atrapado", en espagnol, qui signifie pris à la trappe ou
piège. Parce qu'il est tout autant pathogène pour un enfant de n'être
en rien pris dans la parole de ses parents. Je pense par exemple à
certains adolescents qui se trouvent complètement "paumés", sans
l'ombre d'un projet. Si on leur demande ce qu'ils pensent que leurs
parents ont imaginé pour eux, pour leur avenir, c'est le blanc le plus
total. Et si on a la possibilité d'interroger les parents, ils
confirment qu'ils n'ont jamais rien fantasmé à propos de cet enfant.
Il faut que quelque chose puisse se transmettre dans la parole pour que
l'enfant se réapproprie son histoire, en tant qu'elle s'origine dans
celle de chacun de ses parents pris séparément et dans ce qui les a
conjoints, mais aussi en tant qu'elle va se poursuivre avec sa
spécificité propre. Et cette transmission, lorsqu'elle a été rendue
impossible, difficile, lorsque quelque chose ne s'est pas fait ou s'est
enrayé, c'est-à-dire lorsque la panne arrive dans le bureau de
l'analyste, ne peut se faire que dans un mouvement de transfert. Ce
n'est pas une histoire morte, figée, que l'on raconte là, mais une
histoire que l'on adresse, avec toute l'émotion dont elle est
empreinte, à un autre qui en sera le dépositaire et le passeur. C'est
pour cela aussi qu'il n'est pas efficient que cette histoire soit
contée à un autre analyste, que celui-ci transmette ou non les dires
des parents à l'analyste de l'enfant.
Enfin, il faut que la place que tient l'analyste de l'enfant dans le
fantasme de la mère puisse être analysée, sous peine d'être agie.
Ce travail est un travail extrêmement subtil et délicat. Si Maud
Mannoni affirme qu'"il est vain d'analyser une mère pour son propre
compte, quand son compte c'est précisément l'enfant et qu'elle exprime
sa présence via le symptôme de l'enfant", elle met aussi en garde
contre le fait que le même analyste analyse la mère et l'enfant. Si la
question de l'analyse personnelle de la mère se pose, ou plutôt si
celle-ci la pose elle-même à partir des questions ouvertes par ce
travail autour de son enfant, il convient alors de l'adresser à un
autre analyste, tout en continuant à la recevoir pour ce qui concerne
l'enfant.
Maud Mannoni aborde enfin la question du transfert des éducateurs sur
l'analyste de l'enfant, à travers le cas tout à fait spectaculaire
d'une enfant diagnostiquée "démente". La mère engage des éducatrices
pour s'occuper de cette enfant, éducatrices qui sont reçues par
l'analyste de l'enfant. La première accepte d'être traitée comme sa
chose par l'enfant. "C'est comme si je continuais mon analyse avec
vous, pendant que je suis avec Sophie, vous ne me quittez pas, c'est
cela qui me met en sécurité", dit- elle à l'analyste. Au bout de trois
mois, cependant, elle craque et abandonne l'enfant dans la rue pour
rentrer se coucher à sa place. La seconde ne tient que huit jours "Je
rêve que Sophie se tue. Ses parents me poursuivent en justice et vous
me faites des reproches", dit-elle à l'analyste. La troisième, enfin,
après un début plus facile, fait soudainement une fugue et s'effondre
"Quand j'ai fait cette fugue, j'ai voulu vous atteindre dans Sophie. Je
vous en voulais de ne pas comprendre que moi aussi j'avais besoin d'une
psychanalyse." L'adulte, mis ici en position de substitut maternel, est
pris dans la psychose de l'enfant et renvoyé de façon insoutenable à
son propre manque. C'est à l'analyste de l'enfant que s'adressent ses
plaintes et ses revendications. Je ne pense pas qu'on rencontrerait de
telles réactions de transfert aujourd'hui, où les enfants de ce type
sont généralement accueillis en institution et où c'est alors
l'institution elle-même qui sert de contenant à la folie des enfants et
qui protège, dans une certaine mesure, les éducateurs des projections
des enfants, tout en leur donnant les moyens d'élaborer leurs propres
mouvements transférentiels. Mais on peut tout à fait retrouver des
réactions similaires chez des parents nourriciers et la question se
pose alors de savoir si c'est l'analyste de l'enfant qui doit en être
le support.
L'autre aspect du transfert qui a rendu cette question opaque est que
le transfert a, jusqu'au renouvellement amené par Lacan, toujours été
défini comme le transfert, la répétition des relations oedipiennes
anciennes. Or, dit Anna Freud avec une certaine logique, comment
rééditer quelque chose dont l'édition originale n'est pas épuisée ?
L'enfant est encore dans "le vif de l'Oedipe", qu'il vit dans la
réalité avec ses parents, il ne peut donc faire de névrose de
transfert. A cela, Mélanie Klein lui répond en situant l'Oedipe
beaucoup plus tôt. L'enfant qui parle (elle ne faisait pas d'analyse
d'enfants de moins de deux ans, deux ans et demi) est donc déjà aux
prises avec les imagos des objets primitifs qu'il transfère même sur
les parents réels. Au niveau de la pratique, cela change tout, et
balaie pour elle l'objection d'Anna Freud, mais quant au fond de la
question, le problème reste entier. Françoise Dolto elle-même a été
très sensible à cet aspect du problème. Pour elle, un analyste non
averti de ces questions court un grand risque de pervertir la relation
de l'enfant à ses parents. "Chez un adulte, dit-elle lors de son
Séminaire, le transfert se fait sur l'analyste, mais chez un enfant,
l'Oedipe se fait avec les parents ; il n'est pas transférable sur
l'analyste. S'il n'a pas passé l'Oedipe, il faut attendre qu'il l'ait
fait, pour le voir éventuellement après". A la question d'un
participant qui lui demandait ce qu'on faisait donc avant l'Oedipe,
elle répondait; "de la psychothérapie de l'oral et de l'anal".
Lorsqu'on sait que pour Françoise Dolto, la différence entre la
psychothérapie et la psychanalyse était que, dans la psychothérapie, le
transfert n'était pas analysé, cette réponse est éminemment
problématique. Il me semble pouvoir dire que, comme assez souvent chez
Françoise Dolto, il y avait une distance entre I ce qu'elle disait ou
prescrivait là et ce qu'elle pratiquait réellement. Il n'en est pas
moins que, dans sa façon de poser ce problème, on peut la dire très
Anna Freudienne. Ce serait un long débat qu'il n'y a pas lieu de
développer ici. J'indiquerai simplement qu'il me semble que, parfois,
Françoise Dolto n'allait pas jusqu'au bout des remaniements conceptuels
que sa pratique novatrice aurait nécessité. Quoi qu'il en soit, cette
conception est bien en accord avec sa définition de la psychanalyse :
une opération de remontée dans le passé, de redécouverte et de
reviviscence des événements du passé et des émois qui les ont
accompagnés
Nous sommes là face à une aporie : il ne peut y avoir de transfert et
donc de psychanalyse d'enfants avant l'Oedipe et pourtant la pratique
de tous les jours nous montre qu'il y a bien de la psychanalyse, même
avec de tout jeunes enfants. Lacan, pour sa part, tranche : " II n'est
que trop évident que dans toute analyse d'enfant pratiquée par un
analyste, il y a bel et bien transfert, tout simplement comme il y en a
chez l'adulte, et mieux que partout ailleurs. "
Ce qui permet de dépasser cette contradiction est la conceptualisation
qu'apporte Lacan sur la question du transfert. Dans la relation
analytique, l'analyste n'est pas celui qui porte tour à tour les
vêtements du père ou de la mère, il tient la "place du mort". Il est là
comme vecteur, opérateur d'une opération symbolique dont le but est
précisément de remettre chacun des protagonistes en jeu et en fonction.
Le désir qui s'exprime en analyse (différencié de la demande et du
besoin), celui qui, comme dit joliment Françoise Dolto, "festonne" les
demandes, est désir de reconnaissance, il s'adresse non pas à l'autre
comme pouvant répondre à sa demande, mais à l'Autre, au tiers auditeur.
Ce désir est articulé dans l'inconscient dans les signifiants des
demandes les plus primitives, orale, anale, phallique. Mais il n'a pas
à être assimilé à une demande qui serait régressive. Il s'agit d'un
signifiant. Si on assimile le désir à une demande, on le rabat en effet
sur la réalité de ce que vit l'enfant La régression ne porte que sur
les signifiants de la demande. Si on répond à la demande dans l'analyse
que ce soit en gratifiant ou en frustrant, alors on renforce le
transfert du côté de la suggestion en se mettant à la place de l'Autre
de la première dépendance. C'est là le fondement de toute position
pédagogique, c'est là que s'origine le contre-sens d'Anna Freud.
Les enfants, eux, ne s'y trompent pas. Je rapporte souvent ce que me
disait une fois en arrivant en séance un petit garçon de six ans :
"Toi, tu ne grondes jamais.... quand tu travailles".
Loin de détourner le courant oedipien des parents, l'analyse peut au
contraire permettre à certains enfants de vivre avec leurs parents, des
moments de l'Oedipe peu ou mal vécus. On connaît bien les grippes ou
les opérations des amygdales opportunes après lesquelles l'enfant se
^retrouve miraculeusement guéri, parce qu'il a pu réinvestir une mère
de petit enfant. Je pense aussi à ce propos à un enfant de 2 ans, en
thérapie actuellement. C'est un enfant qui a été adopté à l'âge de 6
mois, alors qu'il avait été gravement négligé par sa mère de naissance.
La mère adoptive a eu l'impression qu'elle n'avait fait que soigner le
corps de cet enfant gravement malade et carence, qui refusait avec elle
tout moment de détente ou tout contact affectueux. Depuis que la
thérapie s'est engagée, il réclame les caresses de sa mère, a besoin de
sa présence pour s'endormir, demande à être bercé.
C'est peut-être précisément lorsque se pose cette question de la
pédagogie, au sens large du terme, que l'institution peut avoir un rôle
à jouer comme tiers. Autant dans l'analyse elle-même, il ne s'agit pas
de trouver une place tierce entre l'analyste et l'enfant, ou entre
l'analyste et les parents, parce que, comme nous avons tenté de le
montrer, l'analyse n'est pas une relation duelle, autant, à certains
moments de la cure, l'institution, sans avoir à se substituer aux
parents, est en mesure de proposer ce qu'on appelle des "aides
éducatives" si l'on sent qu'elles sont susceptibles d'être utiles pour
l'enfant et que les parents ne peuvent répondre par eux-mêmes à ces
besoins : lieux de vacances collectifs, ateliers; sport ou aides
pédagogiques, tout ce qui peut permettre à l'enfant d'utiliser sa
créativité retrouvée, libérée par la cure. Cela peut aller jusqu'à une
institution scolaire ou éducative mieux adaptée à l'enfant, voire un
placement qui, sauf dans les cas d'urgence grave, ne devrait intervenir
qu'âpres qu'un travail analytique ait été entamé et avec la
collaboration des parents et de l'enfant, bien sûr.
C'est l'institution aussi qui est en position de faire, le cas échéant,
appel au juridique comme garant d'un fonctionnement symbolique
cohérent. Il s'agit là de l'appel à un tiers symbolique entre des
parents tout puissants et l'enfant qu'ils prennent comme objet, non
seulement de leurs fantasmes, mais souvent aussi de leurs agissements.
L'Institution est là le représentant du corps social, le garant non pas
des "droits de l'enfant", mais des devoirs des adultes vis-à-vis de
l'enfant.
Revenons une dernière fois au texte de Koltès. En préambule à la pièce,
préambule qui n'est pas joué, on peut lire : "Un deal est une
transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou
strictement contrôlées, et qui se conclut, dans des espaces neutres,
indéfinis, et non prévus à cet usage, entre pourvoyeurs et quémandeurs,
par entente tacite, signes conventionnels ou conversation à double
sens, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment
des heures d'ouverture réglementaire des lieux de commerce homologués,
mais plutôt aux heures de fermeture de ceux-ci."
Un C.M.P.P, c'est en principe, un lieu de commerce homologué. Je vous
rappelle cependant l'anecdote par laquelle j'ai commencé et cette mère
qui me disait à voix basse : "N'en dites rien à votre patron". Le
rapport analytique, qui est, par essence, a-social, est-il compatible
avec l'institution ? Est-ce qu'il n'y a pas là une antinomie ?
C'est une question qui est, à mon sens, toujours à reposer et à
ré-ouvrir. Il faut en tout cas garantir un minimum de règles pour que
cette rencontre puisse se produire, ait ses chances. J'en citerai
quelques unes, de façon non exhaustive, - je ne pense pas en effet
qu'on puisse faire une théorie de l'institution -, essentiellement pour
ouvrir un débat :
- Que l'analyste puisse recevoir en "première main", qu'il fasse de la
consultation thérapeutique au sens où Winnicott l'entend, sans que les
parents et l'enfant ne soient contraints à déposer leur histoire en de
multiples lieux ou à la découper en tranches : une part au médecin, une
autre à l'assistante sociale, la troisième au psychologue qui fera une
évaluation, ensuite éventuellement au pédagogue, pour in fine aboutir
sur prescription chez l'analyste, qu'en général on appelle thérapeute.
Le transfert, c'est un fait élémentaire de pratique, se noue de façon
privilégiée avec la première personne rencontrée et celle-ci, sauf,
bien sûr, si le transfert ne peut s'établir, doit pouvoir poursuivre la
cure sans interférences aussi longtemps qu'il le faut.
- l'analyste doit pouvoir recevoir les parents comme il le juge bon,
pour toutes les raisons développées. Je vois en supervision beaucoup de
jeunes praticiens qui, dans l'institution où ils exercent, ne peuvent
recevoir les parents, ceux-ci étant vus par exemple par le psychiatre
ou, au mieux, qui les reçoivent une fois par an pour se présenter et
faire le point. Ils disposent donc soit du dossier où est consignée
l'anamnèse, soit d'une histoire, recueillie lors de cette unique
rencontre, qui n'est plus susceptible de réélaboration, de
dialectisation, à tel point que je suis parfois amenée à leur dire que
le travail de supervision qu'ils font avec moi risque de devenir trop
contradictoire avec ce qu'on attend d'eux dans l'institution qui les
emploie et où ils ont, malgré tout, besoin de rester.
- Enfin, il est nécessaire que ce soit l'analyste qui ait effectivement
- et dans ce cas les parents et les enfants le sentent - la direction
de la cure. Je dis bien de la cure, et non de la vie de l'enfant, ce
qui peut être aussi une déviation inverse fréquente en institution.
- Un dernier point, mais qui, je crois, fait problème dans un C.M.P.P.
: dans certains cas, il me semble utile, voire indispensable, que la
mère soit suivie pour elle-même dans le lieu où l'enfant est pris en
charge, par un autre psychanalyste. Cela fait partie du holding que
peut fournir l'institution à certains parents précisément en mal de
holding. Autant pour certains, il est important et structurant de les
adresser ailleurs, dans un lieu spécifique pour les adultes, autant
d'autres ne peuvent parvenir à parler pour eux que dans le lieu où on
s'occupe de leur enfant, ce qui est une façon de laisser parler et se
plaindre l'enfant qui est en eux.
L'institution, pour pouvoir être opérante, et ne pas faire obstacle au
transfert, doit être au service de l'enfant, l'enfant doit le savoir et
sentir que ce n'est pas qu'une pétition de principe. Elle doit être
fiable, au sens winnicottien du terme, assurer un véritable holding,
discret et sûr, et ne pas faillir à intervenir lorsqu'une transgression
agie de la Loi met en question l'intégrité de l'enfant