Environ 80 % des consultations en pédopsychiatrie ont pour motif les
difficultés scolaires quelles qu'elles soient : troubles de
l'adaptation, de la sociabilité ou de l'apprentissage. On nous demande
d'y porter remède par un savoir médical, paramédical ou rééducatif,
savoir qui viendrait dépasser l'impossible propre à l'acte d'enseigner,
d'éduquer comme Freud puis Lacan l'ont énoncé.
Notre place ne peut se fonder d'être dans cette position de dépasser un
impossible que l'enseignement ne veut pas assumer et nie du même coup.
L'enseignement, à nier l'impossible, se veut scientifique et de se
vouloir scientifique, nie le sujet. La rage d'éduquer convoque la rage
de guérir un trouble d'où le sujet est absent. La logique opératoire
médicale classique est sollicitée, voire sommée d'aller diagnostiquer
et prendre les mesures rééducatives nécessaires pour que tout rentre
dans l'ordre de l'école, pour que l'enfant ne se voit pas exclu de la
classe des élèves qui apprennent. Il faut que la normalité silencieuse
reprenne son droit à l'utopie du bonheur.
Ce numéro du JFP a été commis pour tenter de faire valoir une position
autre et non pas une théorie de plus, une position interrogative à
partir d'un renversement des places attribuées à l'élève et au maître.
Un maître apprend à un élève qui veut savoir quelque chose de ce qu'il
convient ne pas savoir ; qu'apprenons nous du savoir inconscient d'un
élève qui ne veut pas savoir ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce
que ça veut faire entendre de ne pas apprendre ? Pourquoi est-ce que
c'est à l'école, avec ses difficultés d'apprentissage, que l'enfant,
comme sujet, décline ses difficultés à exister ? A qui s'adresse-t-il
par ce biais ? Comment un enfant se met-il à apprendre ? Y a-t-il un
désir, un appétit pour cela et d'où vient-il ? Pourquoi se soumet-on à
la nécessité d'apprendre, à l'obligation scolaire ?
Des questions pour tenter de se déprendre d'une instrumentalisation
dont nous sommes l'objet, pour ne pas être dans la production de
théories fonctionnelles adéquates à venir réparer l'instrument cognitif
défaillant et prouver scientifiquement voire industriellement notre
compétence d'opérateur médico-psychopédagogique. Pour résister, un peu,
à notre " vocation " réparatrice. Ce n'est pas une caricature, ni un
pamphlet : il suffit de recevoir un enfant adressé par une institution
et déjà " pourvu " d'un diagnostic et d'un traitement venant faire
bouchon d'avance sur la moindre question pour s'en rendre compte. On
peut aussi s'en rendre compte à la lecture des rapports officiels qui,
même mesurés, restent toujours tentés de ce côté là. D'où l'interview
du docteur WEBER dans ce numéro. Ce n'est pas un refus d'obéir à notre
devoir de guérir, c'est assumer les questions de l'impossible et du
sujet qui naissent de la science. C'est poser qu'il n'y a pas de savoir
sans sujet, que l'intelligence n'est pas une donnée scientifique. Nous
ne sommes pas encore devenus des ordinateurs, l'exercice de
l'intelligence et de la cognition est intimement noué à la structure du
sujet qui va, symptômatiquement en jouer, en jouir, en être embarrassé
et comme donc il n'y a pas de savoir sans sujet, qu'il n'y a pas de
sujet sans inconscient, l'inconscient et le sexuel vont poser leurs
marques sur l'intelligence, la cognition et les apprentissages. On ne
peut pas exclure le sujet et donc le sexuel des apprentissages.
Voilà le sexuel, ce grand perturbateur, qui vient débarquer à l'école !
Cela ne fait pas partie des lois de l'école, la période de latence est
censée masquer le sexuel ou s'en servir aux fins d'apprentissage, même
si tout le monde sait que dans les toilettes ou dans les secrets qui
s'échangent, le sexuel continue en douce à circuler en toute illégalité
! et c'est tout à fait sa place à cet âge là et, dans cette place "
illégale ", il ne vient pas déranger les apprentissages. Mais quand
l'inconscient parle tellement fort qu'il rend sourd au discours du
maître, peut-être qu'effectivement, s'il refuse en quelque sorte la loi
de l'école, il faut lui faire une place chez le psychanalyste. Aller
chez le psychanalyste, non pas pour que celui-ci résolve l'impossible
de l'apprentissage qui reste ce à quoi le maître a pour mission de se
coltiner, non pas parce que cet enfant n'a pas de place dans la classe
mais parce que ce qu'il dit au travers de ses difficultés scolaires
n'est pas à sa place à l'école, que c'est déplacé dans ce lieu, aux
deux sens du terme et qu'il faut remettre ce discours inconscient à sa
place. C'est le travail du psychanalyste. Ce n'est pas à l'école de "
comprendre ", d'interroger la raison du savoir inconscient. Ecole et
psychanalyste doivent occuper leurs places respectives pour tenter
d'ordonner la place de l'enfant comme sujet, avec l'aide de la famille
qui ne peut pas être tenue pour responsable ou coupable de tous ces
embarras.
Lequel psychanalyste ne peut que constater que si l'intelligence
existe, l'inconscient y est le meilleur, à l'entendu de son habileté à
rendre pseudo-débile ou à s'empêtrer dans les maths, le français, dans
tout ce qui traîne, pour se faire entendre si personne ne lui accorde
sa place légitime de sujet. C'est normal et intelligent de protester
quand on ne veut pas vous entendre. Les difficultés d'apprentissage
forcent gentiment les parents et l'école à prendre l'affaire en
considération ; à prendre les embarras du sujet en considération.
Et quelles sortes d'embarras ? Rien d'autre, somme toute, que la
clinique classique, à entendre à partir d'une énonciation usant ( et
usante pour professeurs et parents !) du matériel scolaire. Il semble
qu'un psychanalyste doive prêter l'oreille aux difficultés scolaires,
laisser l'enfant amener les problèmes de maths sur lesquels il bute si
tel est son désir, doive interroger l'enfant sur sa logique
inconsciente qui vient apparemment en contradiction avec la logique "
scientifique " et qui fait dire : " mais cet enfant ne sait pas, il n'a
rien compris " quand c'est autre chose qui parle ainsi. C'est plutôt à
nous de dire à l'enfant : " je ne comprends pas, expliquez moi ce que
vous pensez ne pas comprendre, c'est quoi votre question sur ce que
vous ne comprenez pas ? "
Depuis longtemps je reçois un enfant. Sa mère est décédée dans des
circonstances dramatiques, son père ne peut assumer son rôle et il est
élevé par sa tante maternelle, jumelle de la mère et le compagnon de
celle-ci. Tous deux tiennent fort bien des rôles parentaux et cet
enfant souffre de son infidélité à l'égard de ses parents légitimes,
d'aimer et de reconnaître comme parents ses tuteurs. De ce sentiment
d'illégalité en quelque sorte et des complications de son histoire naît
une curieuse distorsion de son appréhension du temps, ce temps qui
concourt à faire loi, tiers, pose chacun à sa place dans la chaîne des
générations et ordonne ainsi légitimement et légalement les places de
chacun, apportant aussi d'une certaine manière une garantie de
l'impossible de l'inceste. Le temps vient soutenir et parfois même
faire fonction de Nom du Père. C'est un repère ! Bref, cet enfant me
rapporte souvent les événements de sa vie quotidienne et
essentiellement ses " blessures " en skate board. Des blessures d'un
autre ordre qui trouvent dans la séance un lieu d'écoute et de
reconnaissance sans être jugées mal venues ou ingrates à l'égard de ses
tuteurs. Ceci dit, il n'arrive pas à dater ces événements en fonction
du cours du temps social. A mes questions : " c'était quand ? " il
répond par exemple " le mardi d'après " ou " le jeudi d'après celui
d'avant ". Comment un après peut-il être déjà advenu au présent du
propos qu'il m'adresse ? Après ne vient pas avant maintenant, en toute
logique temporelle. D'après quoi ? Sa réponse est compliquée,
difficile, tournicotante, mais finit par s'énoncer " d'après la
dernière fois que nous nous sommes vus ". Voilà comment le point de
départ du temps de son énonciation, de son adresse à mon égard ne se
date que du moment de notre séparation. Plus petit, il a eu beaucoup de
mal à apprendre les jours de la semaine ; maintenant, les repères
sociaux du temps sont acquis, on y a tous travaillé, mais il reste
subjectivement inscrit dans son rapport à l'Autre dans le temps de la
séparation et de la perte. A refuser la perte maternelle, ce passé, il
refuse de l'inscrire dans le temps logique et se sert inconsciemment du
temps grammatical du futur antérieur. Il met au futur ce qui est arrivé
: " Maman n'aura pas été tuée ". Il fait jouer la dénégation sur
l'irrémédiable du passé, la seule manière, pour lui, de l'accepter, d'y
survivre, de ne pas en faire le deuil ? Il est très fort en grammaire à
l'école, cadeau du langage bien structuré de l'inconscient ? On dit que
l'inconscient ignore le temps et la mort, la logique de la temporalité.
Le futur antérieur est-il un temps de l'inconscient qui ne voudrait
rien savoir de la mort et porterait une dénégation sur ce que l'on en
connaît ? Par contre, il est nul en orthographe, c'est pas son affaire
pour l'instant, ni à l'école, ni avec moi. Récemment, il a raté
quelques séances, la première c'était pour un match de foot,
Turquie-Brésil, son père est turc et j'ai accepté bêtement de déplacer
l'horaire de la séance. Encore une histoire de temps ! Il n'est pas
venu. On a pris date pour une autre séance ; c'était les vacances ;
c'était compliqué ; il a décommandé. La rentrée arrive, il ne vient pas
prendre sa place en séance, je lui écris ; il vient et m'explique qu'il
a été très occupé avec sa rentrée en sixième &.Qu'a-t-il entendu de
mon effacement ? Quelle rivalité imaginaire s'est jouée ? Père contre
tuteur ? Mère contre sa jumelle ? Lui contre son frère ? Ou désir
contre loi ? Un désir non ordonné par la loi, la loi du temps de nos
séances, la loi qu'éventuellement j'incarne à cette occasion pour lui
?Autant vous dire que notre première séance, après tous ces passages à
l'acte, a été centrée sur la place et le temps à accorder à chaque
chose et à chaque personne. En exigeant qu'il occupe sa place, son
heure, peut-être lui accorde t-on une assurance sur la spécificité de
chaque place, sur le fait qu'une mère perdue est irremplaçable même si
sa jumelle fait fonction maternelle. C'est de cette perte datée,
reconnue, énoncée que peut s'ordonner pour lui sa place singulière et
comme telle irremplaçable par un rival. A partir de l'impossible retour
de cette mère le temps peut venir s'inscrire pour lui ; à partir du
réel de la mort peuvent venir se nouer symbolique, imaginaire et réel,
théories et apprentissages.
A refuser la perte, on peut être amené à ne pas pouvoir apprendre à
lire ; lire c'est faire tomber des lettres, les perdre ( Jean BERGES).
C'est aussi de l'impossible du sexuel et de son réel que vont venir
s'échafauder pour l'enfant la castration, le manque et les théories
sexuelles infantiles. Jean BERGES nous montre souvent combien ces
théories sexuelles infantiles viennent infiltrer notre rapport aux
connaissances, aux apprentissages, pas au savoir car, comme mes maîtres
me l'ont appris et comme chacun l'éprouve dans l'expérience analytique,
le savoir en psychanalyse est un savoir inconscient, pas un savoir
scolaire ni universitaire. Ces théories sexuelles infantiles nous
rendent parfois sourds à certains apprentissages. Si comme tout bon
névrosé vous vous défendez contre la castration, la vôtre ou celle de
votre mère, vous n'allez pas accepter si facilement certaines
opérations mathématiques comme la soustraction voire même l'addition.
Si vous êtes dans la rivalité inavouée, comment accepter la division ?
Pour exemple, un enfant réputé défaillant en logique mathématique ;
tous les petits cours, l'aide de maman, les séances de rééducation
logico-mathématique étaient voués à l'échec. Il fallait voir comment il
se compliquait toutes les opérations d'addition, poursuivi par l'idée
qu'il fallait trouver et combler ce qui manquait à sa mère pour qu'elle
ne soit pas castrée. 3+8=5 calcule-t-il. Comment s'y prend-il pour
arriver à ce résultat surprenant ? Il m'explique : " Je pars de 3, je
compte sur mes doigts, 4, 5, 6, 7, 8, j'arrive à 8, ça fait donc 5 ! 5
c'est ce qui manque à 3 pour faire 8 & Et c'est quoi la différence
entre les garçons et les filles ? Qu'est-ce que je lui demande là ! il
sait très bien que les filles n'ont pas de zizi, il ne faut pas le
prendre pour un idiot, mais figurez vous que c'est justement pour ça
qu'elles courent plus vite que les garçons ! Pas de moins, pas de plus,
le plus doit compenser le moins, l'idéal mathématique d'une
égalité-parité sans altérité, sans manque : tout ça n'est pas
mathématique & La castration, il savait ce que c'était mais il
employait toute son intelligence à faire semblant que ça n'existait pas
pour de vrai et du coup il avait faux à toutes ses opérations ! Il se
dévouait à logique mathématique perdue pour maintenir le leurre du
phallus maternel sans en être dupe lui-même.
Il y a aussi des non-dits, des secrets de famille. L'enfant n'a pas le
droit de les savoir ? Message reçu par l'inconscient à l'insu de
l'enfant qui se retrouve à l'école interdit de savoir. Comment
l'inconscient a-t-il fait pour savoir et obéir ainsi au désir de
l'Autre ? Ce n'est pas de la magie et pourtant on est toujours surpris
de voir combien cette question " que me veut l'Autre ? " nous mène,
nous harcèle et nous détermine comme sujet. L'intelligence soi-disant
scolaire des enfants dits surdoués et réussissant à l'école peut tout à
fait se comprendre comme la réponse inconsciente futée au désir qu'ils
supposent à l'Autre, désir qu'ils viennent anticiper puisqu'ils sont en
avance &( pub pour la journée du JFP ! )
On ne va pas faire collection des vignettes cliniques témoignant du
lien entre inconscient et cognitif. C'est notre travail et aussi notre
plaisir de psychanalyste soumis à une écriture inconsciente qui vient
s'énoncer dans l'espace temps de la séance, pour peu que l'on accepte
de se soumettre au désir de l'inconscient de faire entendre son savoir,
de ne pas le devancer par des connaissances théoriques objectalisant et
désubjectivant l'enfant. Nous serions alors dans une position pseudo de
savoir scientifique, position qui ne pourra manquer d'être très
justement dénoncée par l'hystérie de l'enfant, de l'adolescent ou de sa
famille. C'est à partir de l'impossible du discours hystérique que
Freud a fondé la psychanalyse. C'est toujours dans cette confrontation
au réel et à l'impossible qu'opère le travail analytique selon les
modalités d'organisation propre à chacun autour de la question de
l'impossible. Est-ce là que commence, émerge la question du désir du
sujet, du désir ordonné à la loi ?