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QUE NOUS APPRENNENT LES ENFANTS QUI N'APPRENNENT PAS? 2

Christian DUBOIS

J'ai intitulé l'article que j'ai fait pour le JFP : " Arithmétique du commencement ". En fait, ce titre, j'y ai pensé suite à une situation clinique que je vous exposerai tout à l'heure, mais aussi parce qu'il me semble, c'est mon expérience, elle vaut ce qu'elle vaut, que la plupart des enfants qui viennent me consulter pour des difficultés d'apprentissage, sont des enfants qui ont des problèmes, je dirais avec le " zéro ". Alors on passe souvent un temps à parler du zéro. Le zéro en tant que s'y jouent plusieurs choses évidemment, en tant que s'y jouent les questions d'origine comme vous imaginez bien, questions de naissance, origine du sujet aussi, ce n'est pas la même chose. Aussi en tant que " zéro " ça renvoie à l'amour, pas seulement à l'amour et à la scène primitive, mais à ce qu'il y a avant la vie par exemple. Et donc la question du zéro est extrêmement présente dans toutes ces difficultés, que ce soit du côté du calcul ou du côté du français; du côté de la langue écrite ou du calcul, ce n'est pas pareil bien sûr, mais la question du zéro fait problème justement.
J'ai aussi été très séduit par le titre " que nous apprennent les enfants qui n'apprennent pas ? ", ça m'a plu d'écrire dans un contexte pareil, et je vais vous dire pourquoi : parce que je trouve que c'est un comble ! Des enfants qui n'apprennent pas, vous en connaissez vous des enfants qui n'apprennent pas ? Ils apprennent tous quelque chose ! Naître c'est vraiment être contraint d'apprendre, il n'est pas possible de faire autrement, on apprend. Donc des enfants qui n'apprennent pas, pourtant j'en reçois beaucoup, j'en reçois peut-être un petit peu moins que ceux qui travaillent en CMPP ou en SSM (soit " Service de Santé Mentale " en Belgique ). Des enfants qui n'apprennent pas, je trouve ça vraiment un comble, un oxymoron, c'est d'un clair-obscur cette affaire. Et donc ça m'a plu parce que les racines de ces difficultés dites d'apprentissage se retrouvent peut-être dans ces énoncés.

C'est dans ce clair-obscur que m'arrive un certain nombre de demandes qui sont le plus souvent attachées à un défaut d'idéal : il n'apprend pas assez bien. Un défaut de quoi ? un défaut par rapport au moi idéal évidemment. Alors, il présente une série de symptômes, il se présente volontiers sous une pente déficitaire, symptômes dépendants de son moi idéal, moi idéal de l'enfant et aussi certainement des parents quand ce n'est pas aussi des maîtres qui s'en occupent ou de ceux qui sont appelés à prendre le relais ; défaut par rapport à ce moi idéal volontiers placé en idéal du moi, un moi idéal volontiers tyrannique. Je partage assez bien l'idée " de rage d'éduquer ". Symptôme déficitaire donc chez des enfants en période de latence, je pense qu'on pourrait faire une autre journée pour des enfants qui ne sont pas en période de latence, ça vaudrait vraiment la peine de se poser les questions de : que nous apprennent les ados qui n'apprennent pas, ce serait tout aussi intéressant. Je n'en parlerai pas aujourd'hui. Des enfants en période de latence qui sont censés, effectivement censés, mettre pour un temps le sexuel et ces questions un peu épineuses sur le côté, ils sont censés les mettre un peu sous réserve. Mais évidemment, ça ne se passe pas tout à fait comme ça, c'est d'observation courante.

Donc, un psychanalyste peut essayer d'entendre le sens subjectif donc forcément singulier de la résistance à l'apprentissage. Cependant je pense qu'il est tout à fait abusif de penser que les troubles de l'apprentissage constituent un champ homogène qui relèverait de l'unique domaine de la psychopathologie ; je crois que ce n'est pas juste. Il faut certes entendre les symptômes de difficultés d'apprentissage comme des symptômes d'un sujet, mais aussi ceux d'un système scolaire, peut-être d'une méthode d'apprentissage, peut-être aussi des Autres réels qu'on appellent les parents, peut-être encore de tout autre chose ; un symptôme donc, mais de qui ? de quoi ? Cancre et malade, ce n'est absolument pas synonyme évidemment. Chaque fois il faut s'interroger : à quel savoir un sujet s'oppose ? ou à quelle connaissance ? et se demander s'il ne s'agit pas là de quelque chose qui mérite le plus grand respect au sens d'une ultime protection contre un engloutissement par ce surmoi archaïque, surmoi idéal en place d'idéal du moi.
En tant que psychanalyste, je trouve qu'il est juste d'essayer d'en dire quelque chose. Ces questions m'ont traversé personnellement. C'est la rencontre d'un " prof ", comme on dit quand on est ado, qui m'a permis de me dégager quelque peu de l'impératif maternel, quelque peu archaïque, d'apprentissage. Je me trouvais être performant dans une série de domaines mais j'avais la curieuse impression que ces domaines ne m'appartenaient pas, que ce n'était pas les miens ; et une rencontre, ce n'était pas celle d'un psychanalyste, c'était un professeur de physique, m'a fait entendre qu'on pouvait se réapproprier quelque chose de cela. Je ne vous en dirai pas beaucoup plus là-dessus sinon que ça a un sens subjectif pour moi. Il est donc important de souligner que ce type de rencontre permet donc parfois de réaménager les identifications et faciliter une réappropriation d'un champ sémiotique, d'une " matière " comme le dit le langage scolaire.
Un tout petit mot sur ces questions dans la psychose, pour continuer à opposer " cancre " et " malade ". On connaît des gens extraordinairement brillants parce qu'ils ont réinvesti une partie d'un champ sémiotique comme suppléance peut-être à quelque chose qui était extrêmement défaillant pour eux. Il y a beaucoup d'exemples très célèbres dans la littérature analytique et dans la littérature tout court qui permettent d'entendre que ce réinvestissement extraordinairement brillant et créatif, peut être entendu comme l'équivalent d'un symptôme, l'équivalent d'un sinthome dirait Lacan, l'équivalent de quelque chose qui fait tenir debout.
Toujours est-il qu'il me semble opportun d'envisager non pas les questions de déficit par rapport à une connaissance mais le rapport que quelqu'un entretient à l'égard du savoir. N'importe quel système sémiotique qui est proposé à l'apprentissage va contraindre chaque sujet à soutenir sa subjectivité dans ce champ là. Et il n'est pas du tout dit, les exemples sont multiples, que soutenir sa subjectivité dans tel champ sémiotique ou dans tel autre ou dans telle langue ou dans telle autre, je pense à la musique par exemple ou à la peinture, la poésie et aux mathématiques, soutenir sa subjectivité dans tous ces champs, ce n'est pas exactement la même chose. En d'autres termes, il faut intégrer des champs sémiotiques nouveaux et pour cela il faut intégrer de nouvelles manières de penser, il faut consentir à déplacer certains points cardinaux qui soutenaient jusqu'ici la subjectivité ou du moins consentir à les mettre en résonance avec les nouveaux axiomes qui régissent les nouveaux champs. Je soutiens, comme vous le verrez tout à l'heure que la castration ce n'est pas exactement la même dans des champs sémiotiques différents. Alors comment fait-on ? Et bien on essaie de les mettre un peu en perspective. Toujours est-il que les problèmes commencent à être sérieux à partir du moment où les contraintes d'un champ viennent nier, dénier, je crois que le mot est analytiquement juste, viennent dénier les contraintes d'un autre champ. Non seulement la castration n'est pas la même dans ces champs là, mais le signifié n'est pas exactement le même. Le réel qui chute chaque fois dans tous ces champs n'est pas le même non plus ; et donc chaque fois on est amené à se demander mais comment met-on en perspective tous ces champs ? Qu'est-ce qui nous permet de le faire ?
Vous savez que classiquement le rapport au savoir est décliné sous 3 modes : identitaire, épistémique et social.
Le rapport identitaire au savoir, je vais très vite là-dessus : c'est sûr que chaque savoir interroge le sujet sur ce qui le fonde, sur son origine. Il engage chacun à une relecture de ce qui faisait trace de son être. L'Suvre d'Elias Canetti le montre à suffisance. C'est à ce titre que chaque savoir interroge les fondements identitaires.
Le rapport épistémique au savoir : quand on parle du savoir ou de la connaissance, on en parle souvent comme d'un espèce d'objet à phagocyter, un objet du côté de la pulsion orale : il faut l'avaler. Mais elle est loin d'être la seule pulsion intéressée et il me semble pertinent d'analyser en quoi la grammaire des pulsions intéressée répond à la grammaire du savoir proposé tant il est vrai que le refoulement d'une motion pulsionnelle peut entraîner avec elle tout un champ de connaissance. On va aussi en parler comme d'une technique d'apprentissage, comme d'une certaine compétence à comprendre.
Le rapport social au savoir : au sens où savoir détermine un groupe social. On a assez glosé par exemple sur le fait que le savoir analytique produisait une espèce de groupe social, le groupe des psychanalystes qui ont leur langue. Mais il en va toujours ainsi : un savoir détermine dans la rencontre l'impression d'être entendu, d'être compris par ceux qui le partagent et forment donc une communauté. Le savoir a une fonction sociale . On cause entre gens qui s'y connaissent.
Toujours est-il que quand ces différents rapports identitaire, épistémique et social se mettent à être l'un ou/et l'autre un peu bancal, on peut se demander si le nouage des 3 ne se met pas à être défait lui aussi.
Je vais vous présenter 3 situations cliniques qui vont opposer chaque fois des problèmes d'apprentissage de la lecture, du calcul et de la langue, avec des thématiques différentes.
La première est l'histoire d'une petite fille, Ophélie. Cette petite fille vient pour des difficultés de calcul ; elle consulte chez une collègue qui a fait l'article de JFP avec moi. La maman se plaint de ceci : Ophélie a besoin qu'on soit près d'elle pour travailler, ce n'est jamais assez, il faut toujours être " derrière elle ".
La situation est la suivante : madame est divorcée depuis que la petite fille a 2 ans. Quand elle a 3 ans, elle vit en ménage avec une femme qui s'appelle Jeanne et puis quand elle a 6 ans, elle prend un concubin qui s'appelle Bertrand.
Le papa est tout à fait au courant des difficultés scolaires et ne s'en occupe pas, dit la maman. Jeanne aura une position particulière et Bertrand, lui est un acharné des apprentissages scolaires, il essaie à tout prix de faire apprendre Ophélie mais elle ne voit pas cela d'un bon Sil. Jusque là quoi de plus banal, si ce n'est qu'elle fait une équation : elle écrit à ma collègue " M+B=cSur ", et lui demande de deviner : " qu'est-ce que j'écris ? " Et ma collègue de lui répondre, c'est un peu espiègle : " c'est écrit comme un problème ", et l'enfant de dire : " pour moi c'est un problème, c'est un problème quand maman a un amoureux (M = maman et B = Bertrand), elle n'est plus la même avec moi ". Elle enchaîne qu'à l'école " ce qui ne va pas c'est tout mais c'est surtout les calculs, je les déteste, je ne les aime pas, je ne veux pas travailler ". Elle enchaîne sur un autre dessin, " là, ça va devenir une fleur, regarde bien ", elle fait un J (comme Jeanne évidemment) et alors ça va devenir une fleur et elle dit : " maman a eu 3 amoureux : mon vrai papa, Jeanne et maintenant Bertrand ".
Ce qui est donc étonnant dans cette affaire là, c'est que voilà une petite fille qui exprime son embarras subjectif avec des opérations et des symboles, +, =, donc avec les moyens dont elle dit elle-même " je les déteste, je ne les supporte pas ". Donc, elle se sert de quelque chose qu'elle ne veut pas pour dire son embarras subjectif.
Autre petite chose aussi, c'est la maman qui dit : " vous savez madame, moi, je ne rencontre que des hommes à problèmes, c'est écrit comme un problème " ; et la petite fille termine un bout de travail en disant : " l'amour transforme les gens " et note qu'elle commence à parler plus (+) d'elle et moins (-) d'eux ( 2) . " Maintenant je vais parler un peu plus de moi : est-ce que : quand on ne sait pas, c'est qu'on oublie ? La question pour un psychanalyste serait : est-ce que le refoulement et le fait qu'on ne sait pas c'est pareil ? Est-ce que le refoulement et l'oubli c'est pareil ? Ce sont tous ces champs là qui sont entrecroisés. Qu'est-ce qu'elle veut oublier ? Qu'est-ce qu'elle a refoulé ? Ce qui se passe entre Bertrand et maman ? Sans entrer dans des interprétations Sdipiennes qui n'avancent à rien, elles sont inopérantes, il faut tout de même remarquer qu'Ophélie, elle, est aux prises avec une " Arithmétique du commencement " plutôt compliquée. Il faudrait en toute rigueur lui dire que 1+1, ça fait 3. Evidemment avec une arithmétique comme ça, on a " beaucoup de fautes " à l'école comme on dit à cet âge là.
Deuxième situation clinique que je poserai où les termes vont être un peu moins Sdipiens. C'est donc une petite fille de 9 ans, Albaz, qui vient me consulter parce qu'elle est alexique. Elle ne lit absolument pas. C'est une petite fille albanaise, issue d'une famille qui vivait très bien intégrée en Belgique. C'était à l'époque où comme vous savez les Albanais dans l'ex-Yougoslavie ont eu quelques problèmes. Cette famille est écrasée c'est le cas de le dire par ce qui se passe là-bas. Cette petite fille vient avec sa maman et me dit qu'elle est persécutée par des cauchemars. Et voyez-vous ces cauchemars se présentent avec des lettres, le beau dessin que vous voyez en couleur ce sont des lettres, c'est le cauchemar de cette charmante enfant. Vous pensez bien que je lui ai demandé de le dessiner son cauchemar, c'est pas tous les jours qu'une petite fille alexique, vous dit qu'elle fait des cauchemars qui sont des lettres. Alors elle les dessine et on a du mal, la maman et moi à ne pas remarquer que ces lettres sont éminemment des morceaux de corps. Par contre la petite fille, elle, n'a pas de mal à ne pas le remarquer. Ça n'a pas l'air d'être inscrit, ça n'a pas l'air de faire surprise, ça n'a pas l'air d'être inscrit comme un refoulement qui tout d'un coup apparaît. Ces morceaux de corps vont la renvoyer à plusieurs choses.
La 1ère chose à laquelle ils renvoient (le papa était aussi présent), c'est à un accident du père qui conduit les bus à Bruxelles, un accident qu'il a eu et dans lequel il a été blessé. Il raconte cette histoire là et la maman enchaîne sur le fait qu'elle est extrêmement préoccupée de savoir si la famille restée en Albanie était encore vivante ou pas. Elle n'en a pas de nouvelles, elle peut parfois les appeler au téléphone, parfois non ; et donc elle ne sait pas, elle est un peu aux abois.
Au cours de cet entretien là, elle me dira que cette petite fille a une grande sSur qui vient d'avoir un bébé récemment et qu'elle s'est consolée de ses difficultés d'exister grâce à la naissance d'Albaz, en faisant un hiatus vous voyez bien ; elle s'est donc consolée en fait grâce à la naissance du bébé, de cette petite fille, pas de sa fille. Cette absence de coupure entre la mère et l'enfant vous la voyez répétée au bas du 2ème dessin avec des " du & du &du & " . Il est difficile de ne pas y lire quelque chose d'un transfert parce que " du & du &du & ", c'est quand même articulable à mon patronyme.
A partir du 3ème dessin, la maman me dit qu'il y a bien longtemps une sSur était décédée en Albanie, une sSur plus âgée qu'elle et qui porte le même nom qu'Albaz. Cette sSur était brillante, alors qu'elle même est illettrée. C'est sur cette sSur là que la famille pouvait reposer tout son espoir de réussite et d'ascension sociale.
Pourquoi je vous parle de cette fille là ? Parce qu'il me semble que quelque chose de maternel n'a pas chuté entre elle et Albaz. On peut dire assez facilement que " M + B = un cSur ", on peut le lire facilement sur le mode du refoulement et du retour du refoulé. Mais ici, je pense que ce n'est pas sur ce mode là, c'est un mode beaucoup plus holophrasé, un mode où ces lettres ne sont pas au sens propre du mot du retour du refoulé mais quelque chose de plus archaïque, quelque chose d'une absence de mots. L'hypothèse que je pose, c'est que cette maman, quand elle est arrivée en Belgique, elle était alors dans un no man's land. Elle y est restée beaucoup plus longtemps que le père. Et je crois qu'Albaz est née dans ce temps de no man's land maternel peu de temps après l'arrivée en Belgique. Elle nous dit qu'elle est consolée maintenant de l'angoisse qu'elle a eu de perdre ses parents et sa famille. Mais quand elle est arrivée en Belgique des années avant, plus ou moins 9 ans avant, elle s'en est consolée avec la naissance de cette fille là, Albaz. Elle le dit, il faut la croire, mais on voit bien qu'il y a un collapsus entre cette époque là et maintenant, quelque chose qui n'est pas dans le sens du retour du refoulé mais qui est quelque chose de l'ordre de l'holophrase, donc de 2 choses qui viennent se concaténer ensemble en ne laissant au sujet que peu d'espace pour advenir.
Troisième situation clinique, il s'agit d'un petit garçon auquel je dis alors qu'il monte les marches pour aller dans mon bureau, " ah ! toi tu parles Portugais ". Je ne comprends pas pourquoi je lui dis ça, enfin & il parlait avec ses parents et je ne comprenais pas ; je ne comprends pas le Portugais mais si je puis dire ça en avait la sonorité. En fait sa maman me répond avec la même sonorité, " non pas du tout, il parle Français ". La maman parle très mal le Français, le papa lui, parle à la fois Portugais et Français. Les parents m'ont dit : " mais ce qu'il vous dit là, ce n'est pas du Portugais ", ce n'est pas du Français non plus d'ailleurs, c'est quelque chose dont la sonorité reprend la sonorité de la voix maternelle. C'est tout à fait frappant, que quelque chose de la voix maternelle soit repris par cet enfant, je dirai au dépens des paroles, au dépens des mots. J'y reviendrai.
Au fond, la façon dont j'entends les troubles de l'apprentissage, c'est ainsi : chez un enfant qui a ces difficultés, il y a d'une part le savoir inconscient et d'autre part le savoir qui est proposé à cet enfant. Je me dis : est-ce que le champ symbolique dans lequel un sujet s'est structuré, dans lequel le refoulement originaire a été opéré, est-ce qu'il est en contradiction ou non avec le champ logique qui lui est proposé dans l'apprentissage ? Est-ce que ce champ logique vient renier, dénier le 1er champ ou bien s'y articuler. Vous entendez combien la clinique de l'immigration est là tout à fait en filigrane. Est-ce que ce champ logique est un champ dans lequel le sujet tel qu'il s'est constitué va trouver place ? Une autre question, c'est ce qui à mon sens fait défaut dans la plupart de ces situations là, c'est un opérateur qui fait médiation entre un champ logique et l'autre. C'est que chaque passage d'un système régi par ses contraintes propres à un autre système va nécessiter une réactualisation de ce qui a fait médiation entre les premières inscriptions inconscientes et le champ proprement linguistique. Il me semble que c'est ça qui se rejoue.
Ces premières inscriptions inconscientes, ce sont des éléments évidemment langagiers mais aussi éminemment sensoriels, car c'est tout de même le corps de l'enfant qui est parlé par la mère. Il y a une dimension de l'image inconsciente du corps dirait Dolto, il y a une dimension sensorielle à ce symbolique là. On pourrait dire que dans ce premier moment, l'objet n'est pas tout à fait détaché, il l'est et il ne l'est pas. Le sens prévaut à la signification par exemple. La mélodie de la langue vaut autant que ce qui est dit, le rythme etc. Les passages de ce moment là, à l'autre champ proprement linguistique nécessitent donc que quelque chose du rythme de la mélodie, de la voix, chute. Je dois beaucoup à Jean Bergès d'avoir travaillé ça avec lui. On entend bien que quelque chose doit chuter. Notre système linguistique nécessite que quelque chose chute de la mère. Les passages dans le symbolique, dans la linguistique nécessitent que la mère fasse médiation entre ces deux registres là.
Est-ce qu'on peut dire que les troubles de l'apprentissage sont des troubles de la traduction ? Ou est-ce que ce sont des troubles de la transcription ? Ou bien est-ce que ce sont des troubles de la translittération ?
La traduction c'est le passage d'un système de signes à un autre en accordant beaucoup d'importance au sens, à la signification.
La transcription, c'est aussi le passage d'un système à un autre et ça nécessite aussi une perte, mais ce n'est pas exactement pareil ; la transcription c'est plus du côté d'une sonorité de l'objet que l'accent est mis et c'est à ce niveau qu'il y aura une chute.
La translittération c'est vraiment la mise en relation d'un signe avec un autre signe, c'est faire correspondre à chaque signe d'un système d'écriture un signe dans un autre système.
Alors ma proposition, c'est qu'un trouble de l'apprentissage, c'est un trouble de ce qui fait médiation. L'appropriation par l'enfant d'un premier savoir sur la langue, est une étape importante de sa relation au monde parce qu'elle met en perspective un éprouvé organisé symboliquement mais c'est un éprouvé qui va devoir s'amenuiser, comme un effacement si vous voulez, pour pouvoir passer dans un système proprement linguistique.
Dans le séminaire sur l'identification, Lacan parle de ce figuratif effacé d'une manière extraordinaire. Il dit qu'au fond, il faut 3 temps pour faire un signifiant. Le premier temps c'est la trace de pas de Vendredi sur l'île de Robinson, le deuxième temps c'est que cette trace devienne " pas " ; quand je ne lis pas je ne sais pas si " pas " nomme la trace ou " l'absence de pas ". Ce temps nous plonge dans un certain indécidable, c'est dans cet indécidable que ces enfants restent. Le troisième temps, consiste en ceci que vous pouvez cette " trace de pas ", l'effacez et vous l'entourez d'un rond par exemple, peu importe et avec ce sigle là, avec cette écriture là vous pouvez venir écrire la phonématisation " pas ". Il faut ces 3 temps pour faire un signifiant. Un signifiant n'est vraiment signifiant dit Lacan, quand il y a ce rapport à l'écrit et ce rapport au figuratif effacé.
Ce que je suis en train de vous dire avec ces situations cliniques, c'est que quelque chose de ces premières traces ne chute pas. Que le signifiant ne soit donc pas effectivement constitué laisse donc ces enfants dans la difficulté de se mouvoir comme sujet dans le nouveau champ sémiotique qui leur est proposé. Si vous voulez, dans les apprentissages de l'écrit, tout va dépendre de l'articulation entre transmission et apprentissage. La lettre peut bien être le retour du refoulé c'est le cas le plus fréquent. C'est le cas d'Ophélie où la lettre est portée par un imaginaire corporel, et cerne le lieu où la castration versus imaginaire trouve une scène pour se jouer. Mais la lettre peut être aussi c'est extrêmement fréquent, retour du refoulé autour du nom propre. Ce qui ne chute pas alors c'est davantage le regard que la voix. Par contre la lettre peut rester hors toute articulation où pourrait s'y lire quoique ce soit, c'est plus le cas de ce petit garçon dont je parlais, c'est à dire qu'il me semble que cette voix est non perdue parce qu'elle ne l'a pas nommé. Je vais vous en parler un peu plus.

Vous savez ce petit bonhomme est le deuxième enfant d'une famille portugaise et le couple s'entend très mal, il y a eu beaucoup de violence après la naissance du premier enfant et ce deuxième enfant est l'enfant de la mère, c'est la mère qui le voulait. Le père me dit " c'est pour elle ", et pendant 2 ans le père ne s'en occupe absolument pas ; c'est l'enfant de la mère totalement, jusqu'au jour où le père se bagarre avec le fils aîné dans je ne sais plus quelles circonstances ; le fils aîné lui échappe des mains, il file et il a un accident de voiture. Le père réalise à ce moment là que : on pourrait le perdre aussi ce deuxième enfant. Du coup, ce petit garçon devient non plus l'enfant de la mère mais l'enfant du père et ce sur un mode extrêmement maternel, c'est à dire que son papa devient une mère parfaite. Il l'investit totalement et il n'y a plus de place pour la maman auprès de cet enfant. Cela n'améliore pas la situation du couple et de la fratrie. La mère, alors que ce petit garçon a 2 ans, fait une tentative de suicide. Ce petit garçon est à la maison et c'est lui qui la trouve sur son lit. Ça c'est l'histoire. Il me semble que c'est assez clair de voir combien l'investissement de l'un ou l'autre au sens de la disjonction, c'est au prix d'une mort qu'elle se fait. Inutile de vous dire que les rapports entre le frère aîné et le petit sont assez conflictuels. Evidemment quand on doit sa place à la possibilité que l'autre puisse mourir c'est assez compliqué. Toujours est-il que cet enfant est actuellement dans une haine infinie de sa maman et qu'il prétend ne pas entendre quoi que ce soit de la langue grecque, et pourtant il ne parvient pas à abandonner la musicalité de cette langue. Il y tient, c'est plus fort que lui, cette voix maternelle au fond il faudrait que l'enfant puisse en faire le deuil. Mais pour cet enfant là il n'y a pas de deuil possible de la voix de la mère parce que pour elle non plus il n'y a pas de deuil possible par rapport à cet enfant.
Ce type de dysfonctionnement de la langue est à mon sens quelque chose qui ne renvoie pas au retour du refoulé mais qui renvoie en fait à un ratage de la mise en place d'un refoulement originaire. La mère, par les effets de cette voix, reste " Toute " : ça ne manque pas. Les conséquences cliniques de ce que je vous dis là m'apparaissent extrêmement importantes, bien au delà des interprétations qu'on peut faire des enjeux Sdipiens qui sont je vous le répète totalement inefficaces. Il me semble que ces plaintes sont extrêmement difficiles à faire entendre par ces sujets comme de véritables énonciations. La grande fille dont je vous ai montrés les deux dessins, a eu beaucoup de mal à entendre, et à voir ce qu'elle a elle-même dessiné. Cela a constitué une opération très difficile : littéralement elle ne voit pas ce dont il s'agit là, pourtant regardez bien les têtes, c'est difficile de pas les voir, c'est difficile de ne pas voir la petite maison et puis la tête dans la cave, c'est difficile de ne pas voir aussi qu'il y a une affaire de cSur, mais elle ne le voit pas. Il n'y a pas ce " eh ! qu'est-ce que j'ai fait ", ou bien " qu'est-ce que j'ai dit ? ". C'est comme si ce champ des lettres est un champ dans lequel son énonciation à elle n'a pas place. Le plus compliqué c'est de trouver avec l'enfant une passe qui lui permette d'inventer avec lui un champ dans lequel ces enjeux là vont pouvoir se faire entendre, où il va pouvoir les reconnaître, où il va pouvoir y entendre quelque chose. Trouver, inventer avec lui quelque chose qui ferait médiation, inventer avec lui un " pidgin ". Un " pidgin " c'est une langue de contact, structurée, grammaticalement correcte ; entre deux régions ou deux langues différentes se côtoient ; et bien il se développe cette langue on va dire intermédiaires. Ce n'est pas la langue de ce petit garçon portugais.
Il s'agirait donc d'inventer une langue qui puisse faire retour sur l'originaire, retour sur les enjeux du refoulement originaire
Dans ce très bon numéro du JFP, il y a un texte de Catherine Mathelin où elle parle d'une maman actrice ayant adopté un enfant et qui dit : " mais qu'est-ce je peux lui dire, je ne sais pas moi, je suis actrice, si le texte n'est pas écrit je ne sais pas parler ". Alors, la mère lui répète la formule de la DASS pour lui expliquer qu'il a été adopté. Dire un texte écrit, cela elle sait faire, c'est une actrice impeccable.
C'est paradigmatique ça, mais ça dit bien qu'au fond ce qui manque c'est que puisse se rejouer chaque fois ce transitivisme maternel. On voit bien que cette maman n'est pas transitiviste, pas plus les deux autres dont j'ai parlé aujourd'hui. Ce transitivisme n'est pas opérant, et ne permet pas le passage entre un système et un autre. Il faudrait que la mère puisse parier sur son propre manque " je ne sais pas ce qu'il veut ", pour lui dire quelque chose et pour tirer cet enfant du côté du discours, non pas du côté du bon objet. Dans ces situations qui sont si difficiles, c'est aussi passionnant de travailler avec ces enfants qui présentent ces difficultés où il faut retrouver quelque chose qui puisse faire médiation.