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UN MONDE SANS LIMITE

Jean-Pierre Lebrun

INTRODUCTION : A. Harly
Bienvenue à Jean Pierre Lebrun que je vous présente rapidement, il est psychiatre, psychanalyste, et travaille à Namur en Belgique. Il fut un acteur essentiel dans la fondation de l'Association Freudienne de Belgique, il a aussi assuré la présidence de l'Association Freudienne Internationale. Il a publié de nombreux ouvrages : " Un monde sans limite" est certainement celui qui a le succès le plus important, je crois qu'on en est à la troisième réédition.
Il s'attache depuis fort longtemps à une réflexion sur le social, sur le lien social, et sa réflexion est orientée à partir de sa formation et de son expérience de psychanalyste. Cela l'amène à reprendre un certain nombre de questions, anciennes sans doute, aussi bien du côté de la clinique que de ce qui structure la société, en particulier du discours qui soutient une société. Ça l'a conduit à faire un certain nombre de liens, un certain nombre de repérages nouveaux.
Hier soir, en pensant à cette conférence, je me replongeais dans un petit livre fort ancien, qui s'intitule : " Il &Donc ". Ca date (ça ne nous rajeuni pas n'est ce pas), ça date de 78, c'est la transcription d'un dialogue de Jean Oury avec deux interlocuteurs dont Jean Pierre Lebrun ; j'avais donc ce nom là en tête depuis fort longtemps. On a été amené à se rencontrer par la suite dans le cadre de l'Association Lacanienne Internationale.
De reprendre ce livre, ça a remis en route un questionnement qui pouvait aussi être vif à cette époque là, c'est à dire dans les années 70-80 autour de ce qu'on a appelé le mouvement de la psychothérapie institutionnelle. Il s'agissait dans ce champ initié en France par des gens comme Tosquelles ou Oury de penser l'accueil de la folie, l'accueil du malade mental, dans un lieu qui en lui-même pourrait se concevoir comme soignant. L'idée c'est que dans cette micro société qu'est l'hôpital ou la clinique, eh bien on pourrait penser les relations sociales, le tissu social dans un but thérapeutique. Cette orientation a produit des choses intéressantes, sans doute aussi a-t-elle rencontré certaines impasses.
Il y avait aussi à cette époque, le mouvement dit de l'antipsychiatrie qui de ce point de vue là allait plus loin, extrapolait ce type de repérage au-delà des murs de l'asile pour considérer en quelque sorte l'ensemble de la société dans son rapport à la folie et concevait une détermination sociale de la folie. Vous savez aussi que cette position de l'antipsychiatrie a été de dire : " eh bien c'est la société qui est responsable de la folie. " Il en résultait cette idée qu'il suffirait de changer quelque chose à cette société pour qu'il n'y ait plus de fous, que l'on soit débarrassé de cette question. On sait aussi comment l'antipsychiatrie a conduit à un certains nombres d'actions, je pense en particulier à ce qui s'est fait en Italie où l'ouverture des asiles a eu des effets tout à fait, on peut le dire, catastrophiques, c'est à dire le fait de renvoyer les malades mentaux dans la rue ça a amené à des choses tout à fait désastreuses.
Alors, ce sont ces choses là qui me revenaient, et je me disais que Jean Pierre Lebrun, d'une certaine manière, réintroduit le débat qui avait lieu à cette époque là, mais il le développe tout à fait autrement. C'est sensible dans ce livre qui vient de sortir chez Denoël, où il J.P. Lebrun dialogue avec Charles Melman : " l'Homme Sans Gravité ", qui vient nous apporter des éléments tout à fait nouveaux pour penser ces questions du social et du sujet moderne.
Il y aurait de la mutation dans l'air, mais qu'est-ce qui est en train de muter dans le lien social ? On a tous, quelle que soit notre place dans la société, notre fonction, cette idée que quelque chose change, ce n'est pas toujours facile de dégager en quoi et pourquoi. Mais on est tous d'accord pour penser que quelque chose est en train de changer. C'est donc cette question si actuelle que Jean Pierre Lebrun va aborder.

Alors bien sûr il y a eu des gens comme Freud, qui ont aussi pensé cette articulation de l'individualité et du collectif. Vous connaissez sans doute ce livre " Psychologie collective et analyse du moi ", qui est un ouvrage majeur pour penser cette articulation. Cette proposition date de 1920, juste avant la montée du fascisme. C'est sans doute un travail daté ; en quoi cette construction freudienne peut valoir pour nous aujourd'hui, ou est-ce qu'elle est obsolète ? J'ai l'idée que malgré tout il y aurait quelque chose qui serait à reprendre. Cette articulation théorique a sa pertinence, mais c'est un peu court pour penser notre modernité. Je me demande si la mise en jeu du Moi ne vient pas masquer la question de la division du sujet, de l'objet, de la jouissance.
Pour discuter avec J.P. Lebrun, nous avons demandé à Janie Bozier qui a une double formation, une double expérience. Educatrice, elle a travaillé dans le champ social pendant de nombreuses années et elle connaît donc parfaitement tout ce champ complexe et si difficile à penser et d'autre part elle a une formation de psychologue clinicienne, donc elle était tout à fait la femme qu'il nous fallait pour engager le débat avec J.P.Lebrun.
Youssef Chahed a une formation de psychologue clinicien et il est actuellement en troisième cycle de sociologie, lui aussi était tout à fait en mesure d'être là dans un questionnement sur ce que Jean Pierre pouvait nous apporter. Je laisse la parole à Jean Pierre Lebrun.
 

JEAN PIERRE LEBRUN :
C'est vrai qu'il me rappelait qu'il y avait eu ce livre avec Oury et c'est vrai aussi que je trouve que quoi qu'on en pense il faudra revenir sur cette question de la psychothérapie institutionnelle. Ce n'est pas le lieu ici, mais je pense que la question est tout à fait loin d'être épuisée contrairement à ce que certains, plutôt malveillants, ont dit en la classant du côté du musée Grévin, dans le musée Grévin de la psychiatrie, je crois qu'on n'a pas du tout épuisé la question qui était intéressante là dans ce qui était amené. Et, je te remercie car au fond je n'avais pas pensé que j'étais déjà coincé dans ces questions là en participant à la psychothérapie institutionnelle en son temps, même si depuis je l'ai non pas abandonnée, mais mon trajet a fait que je ne me suis plus trouvé dans ces questions.
Je voudrais reprendre aussi ce que tu dis Alain de cette formule, qui est une formule dont on ne sait d'ailleurs pas très bien où elle se trouve, mais il semble bien qu'elle ait été énoncée par Lacan " l'inconscient c'est le social". Je partirais de là pour vous dire qu'au fond on peut la lire de plusieurs façons. Elle n'a pas de prescription immédiate qu'il faut se farcir, mais il y a un biais par lequel je la prendrais et c'est de dire qu'au fond "l'inconscient ce n'est pas que le familial".
Ça situe quand même déjà des choses, puisqu'on peut dire il me semble que pour Freud l'inconscient c'était quand même le familial, c'était une affaire d'Rdipe, c'était une affaire de papa, maman et moi. Eh bien, on peut aussi bien dire que tout l'enseignement de Lacan, je ne dirais pas se résume, ce serait complètement absurde, mais n'est pas sans avoir tenu quand même pour cap tout à fait déterminé et déterminant le fait de penser que la découverte faite par Freud de l'inconscient tel qu'il l'avait élaboré n'était rien d'autre qu' une conséquence du fait que nous étions des êtres parlants. Si c'est cela et que les humains sont les seuls animaux parlants, si c'est cela que Freud pour des raisons historiques a découvert au début du vingtième siècle, il est évident que cela va beaucoup plus largement nous concerner que par le biais de la famille. Et donc dire "l'inconscient c'est le social" c'est déjà à mon avis prendre les conséquences de ce que Lacan amène là, à savoir que c'est sur la question, sur la conséquence de ce que nous parlons que vient s'articuler cette question de l'inconscient.
Mais qu'est-ce que c'est que ce langage, qu'est-ce qu'il implique ?
Alors pour le dire très simplement, car je pense quand même devoir repasser par des choses relativement simples, pour pouvoir déplier ce que je vais vous amener qui va effectivement tenter de vous dire ma manière d'aujourd'hui, d'identifier ce qu'il en est de la mutation du lien social. Je dois vous rappeler, ce que vous savez déjà, qu'il n'y a justement de langage que s'il y a perte. Pour pouvoir vous inscrire dans le langage vous avez dû consentir à une perte, on ne vous a d'ailleurs pas demandé votre avis, une perte ne fusse que celle du rapport à l'immédiateté.
Cette perte que j'appellerai d'un terme qui n'est pas lacanien, je l'appellerai "le moins de jouir", c'est à dire, une soustraction de jouissance, puisque l'on peut supposer en effet, comme le dit Lacan, que la jouissance langagière introduit une autre jouissance, et c'est donc une jouissance marquée par cette perte justement, par la perte au moins de l'immédiateté. Donc il y a nécessité d'un moins de jouir pour pouvoir parler.
Cette nécessité d'un moins de jouir a une série de conséquences, je ne vais pas les déplier entièrement, ni être exhaustif, mais simplement repérer quand même que du coup l'objet, notre objet, ce à quoi nous nous adressons, l'objet au sens large du terme, est marqué, toujours de part cette frappe langagière, signifiante. Et donc de ce fait il est d'emblée et toujours cet objet perdu. Ça Freud l'avait déjà identifié, Lacan va le rappeler par le biais de l'objet " petit a ". Cet objet quel qu'il soit, vous savez très bien qu'il sera fondamentalement décevant, ce qui ne veut pas dire qu'il va n'être que décevant, mais de toute façon marqué par la nécessaire assomption de votre part d'une déception, c'est une des conséquences du fait de parler, c'est tout. Il n'y a personne ici qui va se lever, je ne crois pas, en tout cas ça m'étonnerai beaucoup, pour dire : " moi, je suis heureux complètement avec l'objet" parce c'est quelque chose qui ne nous caractérise pas.
Du côté du sujet, ça a aussi une conséquence, d'être inscrit comme sujet dans cette perte, puisque du coup ce sujet (j'y vais à grands traits, excusez-moi) qui que ce soit, son identité, elle est négative, c'est à dire qu'elle est d'abord frappée par cette négativité, par ce vide, par cette marque de l'impossible qui fait qu' il n'y a pas, qu' il n' y a plus cette saturation complète. Et, ce qui fait l 'être du sujet, il y a une très jolie formule de Badziou qui dit que : " le vide, c'est le nom de l'être", vous voyez comment ça peut s'entendre, donc ce n'est pas quelque chose de positivé, c'est au contraire quelque chose de fondamentalement négatif, à tel point d'ailleurs que là où je suis le plus singulier, c'est à l'endroit où dans ma constellation historico-familiale j'ai perdu l'objet. Vous voyez que ce qui nous est de plus singulier, ce n'est pas un trait positif, c'est au contraire l'endroit où je suis amarré dans le négatif.
Une troisième conséquence c'est que le rapport que nous avons à l'altérité, est un rapport d'emblée raté. Il n'y a pas d' altérité absolue, ni non plus de pas d' altérité du tout, mais nous n'atteignons jamais l'autre que de travers, on pourrait dire, il va être dans ce qui échappe, il va être dans ce qui n'est pas tout à fait appréhendable, il va être dans quelque chose qui aussi est frappé de cet impossible. En même temps, s' il est tout à fait autre, vous ne savez même pas que c'est un autre. L'autre, ça se rencontre par le biais de supporter la rencontre avec le même mais dans une rencontre ratée. C'est un peu paradoxal, mais c'est comme ça, si vous y réfléchissez vous allez voir que c'est toujours comme ça que vous rencontrez l'autre vraiment. C'est d'ailleurs ce qui fait que le lien amoureux est assez remarquable, ça commence toujours par un lien tout à fait remarquable, on est du même et puis un jour on se lève le matin et c'est pas tout à fait ça et tout le problème est de savoir : "est-ce qu'on va se la farcir cette affaire là ou pas", c'est une vraie question, ce n'est pas aussi simple.
On peut appeler ça de plusieurs termes, mais le terme de "réel", chez Lacan, va venir désigner quelque chose de cet ordre là, c'est à dire quelque chose qui n'entre pas tout à fait, comme il dit "les chevilles ne vont pas tout à fait dans les trous". Voilà donc une série de conséquences que je vous dis qui tiennent à cette prise dans la parole donc à cette nécessité que moi je dirais de moins de jouir.
Un texte de Jakobson, ce linguiste tout à fait célèbre et d'ailleurs que Lacan avait beaucoup fréquenté, un texte sur les "papa et maman" explique cela très bien. Dans toutes les langues du monde "maman" se dit avec les labiales "m &m &.m &.". Pourquoi ? parce que c'est ce qu'on peut dire la bouche pleine !!! Pour dire "papa", il faut ouvrir la bouche, il faut un trou, il faut du manque sinon vous ne savez plus. On peut tirer les conséquences de ça, c'est déjà énorme, c'est banal mais c'est en même temps tout à fait pertinent. Vous voyez que ça a toute une série de conséquences sur comment est foutu notre désir, puisqu'au fond on croit toujours qu'on court après l'objet, mais non, le désir il est parce que justement il y a un consentement à cette perte, c'est ce que dit Lacan du côté de l'objet comme cause du désir. En fait, ce sont quand même des choses qui nous gouvernent, qui nous organisent.
Alors je me suis fait personnellement une représentation assez simple, parfois même un peu simpliste, mais en attendant je trouve qu'elle est opérante. C'est de vous construire une histoire à cinq étages. L'ordre des étages n'a pas d'importance, le dessus peut être en dessous, ça peut être des maillons de la chaîne, donc n'y voyiez cela que pour montrer des articulations.
Vous avez un étage que j'appellerai volontiers de ce terme qui moi m'a beaucoup plu chez Lacan de "l'humus humain". Dans sa note aux italiens à un moment donné il dit : " le savoir par Freud désigné de l'inconscient, c'est ce que l'humus humain a trouvé pour assurer sa pérennité d'une génération à l'autre". Il y aurait donc un terreau de l'humanité, et pour le psychanalyste lacanien que je suis, le terreau de l'humanité ça semble bien être lié à cette question du langage, donc lié à ce que je viens de vous évoquer, donc à du moins de jouir, au consentement à moins de jouir.
Deuxième étage : le social, troisième étage : la société, quatrième étage : la famille, cinquième étage : le sujet.
Premier étage l'humus humain : il y a du fait du langage nécessité d'un moins de jouir .
Deuxième étage : il n'y a pas de social humain sans prohibition de l'inceste, il n'y a pas une société humaine sans cela. Le complexe d'Rdipe n'est pas universel, mais l'interdit de l'inceste oui. Il n'y a pas de société humaine dans laquelle on ne prescrit pas qu'il faut quitter les jupes de la mère pour aller trouver sa place d'homme et de femme dans le social, autrement dit nécessité d'un moins de jouir au niveau du social. Chaque société s'organise à partir de ce noyau, de cet invariant anthropologique qui est l'interdit de l'inceste, mais peut d'ailleurs s'organiser selon des cultures complètement différentes, à tel point que ici, si pour la première fois que vous rencontrez quelqu'un vous l'embrassez sur la bouche ça ne va pas être bien vu, par contre en Russie ce n'est pas gênant. Donc autrement dit, la façon dont ça se présentifie dans chaque société, ce qu'on peut appeler les normes, ce n'est rien d'autre qu'une conséquence, une prise en compte d'une soustraction de jouissance.
La famille, c'est quoi ? La famille, c'est la façon dont les premiers autres d'un futur sujet vont avoir à charge de lui faire avaler la couleuvre de cette nécessité du moins de jouir. Et un sujet c'est quoi ? Un sujet c'est : "comment est-ce que la réalité psychique va inscrire à l'intérieur même du sujet, ce que les psychanalystes appellent évidemment la castration, ce moins de jouir, cette nécessité " ?
Ce que je veux donc vous dire par là, c'est qu'il y a une solidarité étroite, il y a un fil qui tient entre ce qu'il en est de l'humanité et le comment ça tient. La particularité de ce qui fait l'humanité, semble bel et bien être, à travers le social, la société concrète dans laquelle nous sommes, la famille et le sujet lui-même, une sorte d'axe qui est bien clairement indiqué et qui chaque fois donne sa place à cette soustraction nécessaire de jouissance.
Alors, je voudrais vous faire entendre ceci, c'est que ce point de soustraction de la jouissance est un point extrêmement important au point de vue de la structure puisque c'est un point qui est congruent pour le singulier comme pour le collectif. Si vous n'avez pas de soustraction de jouissance au niveau du singulier, il n'y a pas cette singularité du sujet que j'évoquais tout à l'heure, puisqu'il n'y a pas ce point d'arrimage dans la perte où il va justement inscrire sa singularité. Et inversement si vous n'avez pas de consentement de point de soustraction de jouissance collective, vous n'avez plus évidemment ce au nom de quoi vous allez individuellement accepter de perdre quelque chose au profit du collectif. Donc c'est un point qui paradoxalement est à deux faces, une face singulière et une face collective, c'est donc un point de la structure qui est extrêmement important.
Alors qu'est ce qui se passe aujourd'hui ?
Je vais d'abord le dire d'une certaine façon, puis j'essaierai d'en dégager l'articulation plus conceptualisée, mais qui va peut être mieux vous faire, j'espère, vous faire entendre à quel point c'est quelque chose d'inédit et de radical.
Eh bien je dirai qu'aujourd'hui tout se passe comme si, je vous en donnerai les raisons, quelque chose venait indiquer que les figures, la figuration, la figurabilité de cette nécessité de moins de jouir change. Elle a déjà changé, donc il faut suivre dans l'histoire les figures de ce moins de jouir. Eh bien là aujourd'hui, tout se passe comme si, trois phénomènes aidant, ils me semblent tous congruent pour aller dans le même sens, c'est à dire pour faire entendre qu'il ne serait plus nécessaire de soustraire un bout à la jouissance. On pourrait dire ceci, c'est que simplement la soustraction de jouissance, la nécessité de la soustraction de jouissance semble, je dis bien semble, je dis bien : "tout se passe comme si", j'insiste beaucoup parce que à y regarder d'un peu plus près tout le monde sait très bien que ce n'est pas le cas, n'empêche que, on dirait que, on fait semblant, on fait comme s'il n'y avait plus cette nécessité de la soustraction de jouissance.
Qu'est-ce qui fait ça ?
Eh bien vous avez pour ça à mon avis trois courants qui vont dans le même sens, j'insisterai surtout sur deux mais le troisième je peux le reprendre : c'est le discours de la science, les deux autres sont le démocratisme et le libéralisme économique &.
Prenez le libéralisme économique : l'objet ne vous est plus présenté, au contraire il se présente. D'ailleurs tout l'art de la publicité c'est de vous présenter l'objet comme quelque chose dont vous ne pouvez pas vous passer pour jouir,. Il paraît que dans le dernier film de Spielberg les objets dans les grandes surfaces parlent : vous entrez dans un GB, Dash vous parle directement : " achète-moi, achète-moi.!! " Alors vous voyez comment les choses s'inversent, c'est l'objet qui vient se présenter à vous d'une telle façon qu'il vous sature en quelque sorte, il vient combler vraiment, en tout cas c'est comme ça qu'il se présente, personne n'est complètement dupe, mais on est beaucoup à faire comme si on était dupe quand même, on joue beaucoup le jeu, ce qu'on appelle la consommation/consolation.
Donc je trouve que le libéralisme économique ce n'est pas difficile à faire entendre comment il vient subvertir ce point de la structure, je dis toujours tout se passe comme si, parce qu'au réel il ne le subvertit pas.
Le démocratisme, je dis démocratisme pour le différencier de la démocratie et je n'aime pas beaucoup la position des analystes qui crachent sur la démocratie parce que c'est comme s'ils ne se rendaient pas compte que quand il n'y a plus de démocratie il n'y a plus de psychanalyse, que ça n'épuise pas tout, d'accord, mais il faut quand même qu'ils sachent à quoi ils réfléchissent.
Pour moi le démocratisme se différencie de la démocratie et pour cela je renvoie aux thèses de Marcel Gaucher que je trouve très éclairantes : c'est quand même important de repérer ceci, c'est que le lien social a été pendant des siècles organisé autour de la religion, dont vous savez que l'étymologie veut bien dire relier.
Quel est l'avantage d'avoir un lien social organisé autour de la religion ?
C'est celui de faire porter à une croyance commune dans un Autre qui nous est extérieur la figure qui rend nécessaire la soustraction de jouissance, puisqu'au fond vous acceptez, vous acceptiez, vous n'acceptez plus sans doute, moi non plus d'ailleurs, que pour pouvoir aller au paradis, on doit devoir supporter le "bordel" de cette terre. Ça c'est dans la religion chrétienne, dans les autres c'est pareil, la figure de l'Autre, dans les trois monothéismes en tout cas, vient bien donner une consistance collectivement et singulièrement consentie à la nécessité d'un moins de jouir, c'est à dire de quelque chose qui ne dépend pas de moi mais qui m'est imposé et auquel j'adhère. C'est dans ce sens qu'il faut entendre l'intérêt de la religion.
M. Gaucher a publié un livre qui s'appelle " le Désenchantement du Monde ", dans lequel il montre que la religion chrétienne est celle qui prépare à la sortie de la religion. Simplement pour vous dire ceci c'est qu'à partir du moment où on fait remonter la démocratie, que ce soit en terme de ses fondements, c'est à dire la modernité, ou que ce soit en terme plus spécifiquement politique c'est à dire la révolution française eh bien il est évident qu'on a commencé à en avoir fini, à en finir avec l'idée de penser que c'est un Autre qui allait nous dicter notre règle de fonctionnent et nos lois. C'est ça la révolution, c'est à dire qu'au fond c'est le moment où on décide d'en finir avec l'hétéronomie ou l'hétéronorme c'est à dire une norme qui vient d'ailleurs.
Du coup ce qui est assez fondateur c'était de dire nous allons nous autonormer, c'est un truc auquel on a cru mais c'est fini cette affaire là, collectivement on ne croit plus à cela, au contraire nous allons mettre en place (chez vous et ça n'a pas été sans difficulté) : "la République". La monarchie constitutionnelle en Belgique c'est la même chose. Mais remarquez ceci et c'est en ça que je trouve que Gaucher est intéressant, c'est que ça ne s'est pas fait en un jour cette affaire là. Tant qu'il a fallu constituer son autonomie sur le mode du combat pour se libérer de l'hétéronomie, l'hétéronomie avait toujours sa place, mine de rien, puisqu'il fallait s'en émanciper, puisqu'il fallait s'en libérer. Or ce que les faits indiquent et nous faisons remonter cela à une dizaine d'années, Melman dirait depuis la chute du mur par exemple, il y a quelque chose qui se passe qui fait que nous sommes dans une démocratie qui a réussi, c'est la démocratie triomphante, c'est à dire celle qui n'a plus à devoir lutter pour se débarrasser de l'hétéronomie. En Belgique il y a eu un événement là-dessus, ce qui rend les choses évidemment plus sensible qu'en France, qui est très récent, c'est il y a quelques mois : le parti qui regroupait les gens qui étaient catholiques s'appelait le "parti social chrétien", et bien il vient de changer de nom, il s'appelle " parti humaniste ". C'est tout à fait typique, c'est fini on ne peut plus collectivement, publiquement se référer à la religion pour organiser notre lien social. Vous pouvez toujours croire ou ne pas croire ça reste une affaire privée, mais ce n'est plus ça qui va organiser la collectivité. Et tous les éléments qui de près ou de loin viennent encore rappeler qu'il y avait ce lien sont en train petit à petit de disparaître et ça, ça vient signer un moment très particulier où si vous voulez l'autonomie cette fois-ci n'est plus à trouver, on n'a plus à se libérer de l'hétéronomie, mais nous sommes libérés de l'hétéronomie. Nous savons tous collectivement (je parle évidemment de nos sociétés) et individuellement que c'est nous-mêmes qui avons monté cette fiction, en tout cas collective, de la religion, que si cela vous intéresse à titre privé c'est votre affaire, mais au niveau collectif ce n'était qu'une fiction. C'est ce que Melman reprend en disant que le ciel en fait est reconnu comme vide. Et pourquoi ne pas le dire, même s'il le dit souvent avec beaucoup d'ambiguïté, c'est évidemment un progrès, puisque c'est quelque chose qui vous donne les moyens de prendre vos responsabilités, qui devrait être un moyen qui vous demande de prendre des responsabilités beaucoup plus importantes, puisque vous n'avez plus à compter sur quelqu'un d'autre de l'extérieur qui viendrait vous dire ce que vous avez à faire.
Donc je crois qu'il faut repérer que par le biais du démocratisme, autre élément, cette nécessité du moins de jouir a perdu la figure dans laquelle elle était ancrée. Elle n'en a toujours pas tout à fait d'autre du coup, puisque le mouvement dans lequel on est, est beaucoup plus on pourrait dire de triompher (du fait de s'en être émancipé), que de s'interroger sur " qu'est-ce qu'on va y mettre à la place ", si tant est qu'on doive mettre quelque chose à la place. Mais enfin vous voyez bien que si on ne croit pas qu'il faille mettre quelque chose à la place, du coup c'est toute la dimension de la nécessité du moins de jouir qui saute et donc ça va d'autant plus dans le sens d'entériner la question de la façon dont le libéralisme économique et la loi du marché (comme on l'appelle faussement d'ailleurs), viennent vous présenter l'objet. Parce qu'il y a deux effets majeurs de ce qui devient du coup une rupture dans la transmission de la nécessité du moins de jouir, elle est toujours là au niveau de l'humus humain, elle est toujours là au niveau du social mais dans la société tout se passe comme si ce n'était plus nécessaire, ce n'était plus indispensable, en tout cas ce n'est plus présenté d'une manière qui fasse gouverne collective.
Cela ça amène quoi comme effet ?
Eh bien cela a un effet considérable, puisque c'est un effet de délégitimation de tout ce qui occupe la fonction d'avoir à figurer la nécessité du moins de jouir. Le chef, le maître, le politique, l'enseignant, le père, le directeur, le chef d'équipe, toutes les fonctions qui d'une certaine manière ont dans leur attribution de venir rappeler que pour que ça fonctionne il faut consentir à du moins de jouir, se trouvent délégitimées. Alors ça, ce n'est pas rien évidemment, je dis bien se trouvent momentanément délégitimées et je dis tout se passe comme si, puisque en y réfléchissant un peu, ce n'est pas vrai qu'elles sont délégitimées, puisque la légitimité à rapport à la nécessité du moins de jouir liée au langage, donc la légitimité est toujours là. Mais il est quand même vrai que la façon dont c'était présenté hier, on ne l'a plus à disposition. Donc n'ayant plus par exemple le patriarcat eh bien le père ne sait plus très bien comment faire, il ne peut pas se contenter d'endosser les pantoufles du patriarcat pour dire c'est moi le chef, ça ne va plus. Je ne suis pas en train de le regretter, je suis en train de le constater, et le politique est à la même sauce, puisque lui aussi tient de cette place là. Si ce n'est pas perçu par ses concitoyens qu'il y a là quelque chose qu'il essaye de faire, eh bien évidemment il se trouve dans la même difficulté. Cela c'est l'effet sur la génération du dessus, sur la génération du dessous, c'est à dire sur ceux qui sont en train de devenir sujets, c'est quoi l'effet ? Et bien l'effet c'est qu'ils ne peuvent plus compter sur l'autre, pour s'appuyer sur lui, pour que ça s'inscrive, ils ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes pour que ça s'inscrive. Alors vous avez de cela des exemples extraordinaires, je voudrais vous rappelez quelque chose que les analystes savent bien (je fais de la publicité là pour les films belges), par exemple, pour le film "le Fils" des frères Dardenne, c'est un film tout à fait remarquable à cet égard. C'est l'histoire d'un père qui s'occupe, via un apprentissage de menuiserie, d'un jeune qui vient de sortir de prison et en fait qui est le meurtrier de son fils, ce que le jeune ignore.
A un moment donné il lui demande :
- " mais alors maintenant est-ce que tu as compris que tu ne peux pas tuer ?
- oui, parce que sinon je vais en prison ! " répond le jeune.
Voilà il n'a rien compris du tout. Quand est-ce qu'il comprend qu'il y a un interdit du meurtre ? Il le comprend au moment où le père est susceptible de l'étrangler, de le tuer, mais y renonce. Là ça s'inscrit à la génération d'après. Ceci pour faire entendre que ce type d'inscription pour le sujet, en passe toujours par un autre, ou en tout cas ça lui est extrêmement difficile autrement d'en être le seul responsable, ça lui est possible aussi, c'est possible parce que même s'il n'y a pas d'autre que l'on rencontre ça ne vous met pas en dédouanement de cette nécessité de moins de jouir, mais c'est beaucoup plus difficile et ça ne s'inscrit pas par l'autre, c'est entièrement du coup tributaire du sujet lui-même.
Alors évidemment, s'auto-interdire ce n'est pas la même chose que d'accepter qu'un interdit qui permet, un interdit qui autorise vous vienne d'ailleurs et tienne le coup. Donc je vous signale que l'effet pour la génération du dessous c'est que, ça ne s'inscrit pas de la même façon puisque ça n'en passe plus par l'autre, et que souvent il risque de ne pas avoir d'interlocuteurs qui veulent pour eux-mêmes être à cette place de venir soutenir l'inscription. Vous avez un autre film, qui n'est pas belge celui là, qui est américain, qui s'appelle "LEE", qui dit exactement la même chose et là c'est à propos d'une pédophilie. Ce qui sauve de la mort ce jeune c'est le fait que quelqu'un qui s'intéresse à lui et qui est pédophile justement ne le baise pas, parce qu'il est intéressé par lui un tout petit peu autrement. C'est le fait de s'interdire qui fait passer l'interdit. c'est le fait de dire comment j'accepte de ce côté là à souscrire à ce moins de jouir, qui fait que du coup l'autre peut entendre que c'est cela qui est à transmettre. Et sinon, si ça ne se passe pas, vous avez ce que j'ai appelé dans un texte "la logique d'enfer" et qu'on voit très bien, je trouve, fonctionner dans les institutions et tout particulièrement scolaires, aujourd'hui. C'est à dire un élève qui a envie de secouer comme ça un petit peu et qui essaye par tous les moyens de venir faire sortir de ses gongs celui qui est en face de lui comme enseignant par exemple. Et cet enseignant qui ne sent plus la légitimité de pouvoir lui dire : "de toute façon ce que tu fais n'est pas bon", du coup il lâche prise, s'il lâche prise, le jeune va encore plus loin dans l'escalade. Evidemment plus on est monté dans l'escalade moins l'autre peut intervenir, plus il se sent délégitimé et donc au total ça laisse là dans un état de débordement pulsionnel, c'est à dire au fond une surcharge de jouissance, pour l'appeler comme ça, dont le sujet ne sait que faire.
Alors, je vais maintenant vous proposer ceci : vous faire entendre ce que je crois être, comment j'analyse, ce que je vous propose.
Je viens aussi voir si ça tient la route, comment vous le pensez ?
Comment est-ce qu'on pourrait penser ce qui se passe aujourd'hui ?
Par rapport à cela il y a les optimistes et des pessimistes.
Il y a les optimistes qui disent : "mais non, ce n'est rien, on n'est pas encore assez loin dans la démocratie c'est pour ça, on n'a pas encore assez évidé le pouvoir paternel abusif, donc après ça ira mieux. "
Et vous avez les pessimistes qui disent : "on est dans le déclin, dans le décadence, c'est la catastrophe, il n'y a plus rien qui tient &."
Je pense que et je vais vous le démontrer, que ces deux manières de penser les choses sont en deçà du travail à faire. Pourquoi ?
Parce qu'au fond je vous propose de penser la mutation du lien social comme une mutation du régime symbolique que vous pouvez penser en ces termes ci à mon avis : vous connaissez tous la formule célèbre d'Epiménide qui dit que "tous les Crétois sont des menteurs". Eh bien c'est une chose qui a fait l'objet d'études, par Russell entre autres, du paradoxe. C'est que vous ne pouvez dire avec ce qu'on appelle en mathématique de la consistance " que tous les Crétois sont des menteurs " que si vous avez exclu Epiménide du groupe des Crétois ou de vous interroger s'il était crétois ou pas, question que vous ne posez pas parce que si vous la posez comme il est crétois, vous ne savez évidemment plus si ce que vous dites tient la route ou pas. Autrement dit, Russell fait bien entendre qu'il faut choisir entre l'incomplétude et la consistance ou la complétude et l'inconsistance. Eh bien il me semble que ce qui se passe et qui est le cSur du sujet, au niveau de la structure de ce qui nous arrive, c'est que nous passons d'un régime symbolique caractérisé par l'incomplétude et la consistance à un régime symbolique qui croit être dans la complétude et donc l'inconsistance. Nous passons donc d'un régime incomplet et consistant à un régime complet et du coup inconsistant. C'est à dire que la place de l'au-moins-un, la place de celui qui n'est pas à la même place que les autres, ça vaut pour le père, ça vaut pour le chef, ça vaut pour tout le monde, ça vaut aussi pour chacun de nous au moment où il parle de son propre chef, ça ne tient pas. Parce que si vous ne savez pas vous soustraire justement, vous arrimer à cette soustraction de jouissance que vous avez opéré, vous n'êtes pas vraiment sujet.
Eh bien, ce passage de l'incomplétude consistante à la complétude inconsistante, n'est-ce pas vraiment ce que nous voyons ? Ce qui fait que du coup on est dans une grande crise de repères parce que vous pouvez dire aujourd'hui n'importe quoi vous trouverez l'autre en face qui va vous dire l'inverse et je vous demande bien au nom de quoi vous allez trancher, on voit ça tout le temps dans les discussions, vous avez vu ça par exemple à propos de la violence. Il n'y a pas moyen de faire émerger une loi quelconque, une règle quelconque, qui ne vaudrait que ce qu'elle vaudrait mais qui en même temps accepterait en tout cas de tenir quelque chose. Alors ce petit passage fait bien entendre ceci : c'est que cette délégitimation à laquelle on assiste est en fait une délégitimation de l'incomplétude. Donc ça se présente comme un vSu de complétude, mais ce n'est pas juste logiquement parce qu'il n'y a pas de complétude du fait que l'on parle.
Alors ce que je voudrais vous faire entendre, c'est que les optimistes ce sont ceux qui croient que l'extériorité, la transcendance, l'hétéronomie, la hiérarchie, la différence de place tout ça si on le dissolvait, si on arrivait à s'en émanciper complètement on irait mieux, les pessimistes ce sont ceux qui croient que la transcendance, la hiérarchie, l'extériorité, la place de l'au-moins-un, c'est parce qu'on ne peut plus y faire appel qu'il n'y a plus rien qui va. Mais les deux ratent quelque chose d'absolument essentiel à savoir que ce qui est indispensable et ce qui est nécessaire ce n'est pas la transcendance substantielle, ce n'est pas la transcendance de la tradition, c'est la transcendance logique. Si vous voulez, ce qui est nécessaire ce n'est pas une extériorité, qui est par exemple transmise par la religion ou le patriarcat comme tel, c'est le fait que l'on reconnaisse qu'il y a quelque chose qui est logiquement nécessaire, qui reste nécessaire logiquement du fait que nous parlons. Mais il n'est pas indispensable que cela se transmette par le biais de ce qui a toujours été fait hier.
Je ne sais pas si vous voyez que ça introduit une grande confusion parce qu'on ne sait pas si ceux qui lisent la fin de l'extériorité comme elle fonctionnait hier croient du coup qu'on est dans une totalité globalisante, mondialisante si vous voulez, ou bien si au contraire ce sont les autres qui pensent que la façon dont elle était transmise hier n'est plus la même aujourd'hui mais ça n'empêche pas qu'on est toujours dans l'incomplétude. Ce sont deux manières tout à fait différentes de lire les choses.
Eh bien je pense moi, que tout est contaminé par cette mutation: le politique, le droit & Le droit par exemple qui hier disait : "il y a des règles claires, si tu es reconnu & " et aujourd'hui : "ah, mais non, le droit c'est : il faut inventer les règles.." Alors du coup on se tourne vers le droit pour les réinventer toutes, complétude dans le rêve, espérant que ça va résoudre tout. On est très fort dans cette dynamique là qui fait sans arrêt cette confusion entre lâcher une façon dont la tradition a jusqu'à présent transmis la nécessité de cette soustraction de jouissance et lâcher la nécessité logique de la soustraction de jouissance. Et cette confusion là induit une complexité énorme qui fait que nous sommes très souvent paralysés. Evidemment vous pouvez bien repérer cette affaire là, si vous n'avez plus de dynamique entre l'au-moins-un et le tout, si vous n'avez plus de dynamique entre l'exception et le "tous", si vous n'avez plus de dialectique entre ces deux places différentes, je vous signale que le transfert est liquidé, il n'y a plus de transfert. Je vous signale que la haine pour & quelqu'un, c'est liquidé, puisque la haine était vectorisée par cette différence de place. Or aujourd'hui on voit bien dans la langue, le fait par exemple d'avoir vu émerger cette expression qui en dit très long : " avoir la haine ", ce qui n'est pas " avoir de la haine pour & ", le fait de voir émerger le terme de "gouvernance" plutôt que de gouvernement, toute une série de traits qui nous indiquent bien qu'on se pense, qu'on se croit dans un monde qui a la complétude en vSu, qui a le fantasme de la complétude.
Et donc du coup quand vous êtes pris dans une dynamique pareille, vous n'avez plus la possibilité de réactualiser le refoulement, ce n'est plus comme cela que vous faites, à ce moment là c'est du déni qui permet de tenir la route, parce que votre main droite ignore ce que fait votre main gauche, vous n'arriver plus à nouer les deux. Donc vous voyez comment ça privilégie un tout autre mécanisme psychique qui est évidemment beaucoup plus proche de la perversion. Mais il me semble qu'on voit bien comment toute une mutation du social, si ce que je vous avance tient un peu la route, va venir contaminer la façon même dont l'appareil psychique va se mettre en place. Il me semble qu'à cet égard, hier encore, on parlait beaucoup des cas limites (pas chez les lacaniens mais peu importe) : j'ai toujours pensé que c'était une phénoménologie qui méritait d'être étudiée au niveau du fonctionnement, je dirai au niveau du symptôme, eh bien on pourrait dire que l'aboutissement des cas limites c'est ce que Melman appel " la nouvelle économie psychique ". C'est à dire une économie qui n'est plus fondée sur la question du désir (qui est une économie qui a déjà reconnu la nécessité de ce moins de jouir), mais au contraire une économie fondée sur la jouissance et où évidemment du coup les sujets ne sont plus des sujets qui sont pris dans la conflictualité du désir mais qui sont des sujets qui sont pris dans l'engluement dans une jouissance dont ils ne savent pas se dépêtrer.
Ce qui est une toute autre dynamique, qui évidemment du coup nous pose plein de questions au niveau aussi je dirai "techniques de travail" puisque ces gens là ne viennent pas vous demander, ne supposent pas le savoir & Ou en tout cas pour reprendre la formule de tout à l'heure, tout se passe comme si, ils ne vous supposaient pas le savoir, tout se passe comme si, ils ne désiraient pas, tout se passe comme si, ils n'avaient pas notion de cette conflictualité. Ils vont la retrouver mais il va falloir faire un certain travail pour la retrouver, parce qu'il n'en reste qu'un trognon. Je prends à cet égard un exemple assez simple, qui à mon avis est grossier mais quand même parlant : un enfant sur deux en France ( mais à mon avis en Belgique c'est la même chose) a la télévision dans sa chambre. Voilà un truc que le libéralisme économique permet, c'est un très bel objet. Mais pourquoi est-ce qu'on a une télévision dans sa chambre ? Alors à mon avis la réponse est très claire, on met une télévision dans la chambre des enfants parce que ça permet d'éviter la conflictualité autour du choix du programme. Il est évident que tous les soirs, ce serait la bagarre pour savoir qui décide, parfois les adultes ont aussi chacun la leur. C'est très intéressant de repérer qu'un enfant qui a passé toute son enfance à avoir cela, c'est à dire à toujours pouvoir éviter la conflictualité, vous le laissez dans une position de toute puissance qui le jour où il va dans le réel que ce soit le réel de son copain qui va le lâcher, ou de sa copine ou que ce soit le réel de mauvaises notes dans l'enseignement ou autre, le jour où ça va quand même lui tomber dessus, ce jour là, on connaît ces affaires là, il se jette par la fenêtre ou il fait une tentative de suicide.
On se dit : " mais enfin ça va pas ou quoi ? "
Sa détresse est à la hauteur de son incapacité d'avoir progressivement métabolisé le travail de subjectivation, qui implique la conflictualité à l'autre évidemment. Cet exemple est idiot, je le sais, je m'en excuse, pour moi il me fait entendre comment on peut très bien via notre modalité de fonctionnement social laisser se désactiver le travail de subjectivation, donc on ne demande plus ce travail. Du coup on peut être sujet en zappant, en surfant, en glissant, en ne payant jamais le prix, ce qui vous savez est idéal pour notre société puisque ça fait de nous de parfaits consommateurs.
Un autre symptôme comme ça qui apparaît depuis une dizaine (quinzaine) d'années, à savoir les parents qui ne savent pas dire "NON", ne sont rien d'autre qu'un effet de cette délégitimation. Il y a une délégitimation majeure autour de cette question, qui du coup met les parents dans des situations extrêmement paradoxales. Ce ne sont pas de mauvais parents, pas du tout, ce sont des parents qui ne savent plus à quoi est-ce qu'ils doivent aller accrocher leur autorisation pour pouvoir dire "NON". Alors si vous avez une famille bien construite, là vous avez encore le ressort.
Ce qui fait qu'on voit tout se produire. La description que je fais n'est pas une description généralisée, car aujourd'hui on voit encore de tout, mais on voit bien que progresse de plus en plus cette difficulté là, avec les enfants tyrans à quatre ans, avec l'hyperkinésie, avec toute une série comme ça de symptômes très embarrassants, mais qui ne sont rien d'autre au fond que les conséquences , pour des sujets, du fait que les balises pour permettre la subjectivation ne leur sont plus données. Ils ne trouvent plus chez l'autre de quoi pouvoir soutenir ce travail et donc du coup se trouvent livrés à un surplus de jouissance dont ils ne savent que faire et qui les met en détresse psychique.
Alors, j'avais récemment un collègue qui disait comme ça : "d'où va venir le travail alors ? puisque le politique est pris dans la même soupe, puisque en principe c'est le rôle du religieux, mais le religieux ne compte plus, c'est terminé, alors d'où va venir le travail qui pourrait quand même permettre de ne pas sombrer ? et bien le travail, il a bien été identifié par Freud, c'est un travail de la culture, au sens de "kultur arbeit", c'est lui, c'est ce travail là, et c'est pour ça je pense qu'à cet endroit là je ne change pas de position, à cet endroit là il y a une responsabilité politique des psychanalystes et des psy en général très importante. Il y a une vraie responsabilité politique des psy, pas du tout pour faire ce qu'ils ont fait jusqu'à il y a pas mal de temps, c'est à dire, dire : "nous on sait ce qu'il en est, nous on sait comment ça doit fonctionner, nous on est au courant et on va vous le dire, et d'ailleurs si vous n'y connaissez rien c'est que vous n'avez rien compris à tout le jargon &", ce n'est pas ça le problème évidemment, ça c'est une position de maîtrise par laquelle tout le monde a été tenté, il n'y a pas de raison que les psychanalystes y aient échappé.
Je pourrais aussi vous tenir un discours un peu à l'envers, et vous faire entendre que le patriarcat d'hier c'était très cher payé, c'était cher payé au niveau par exemple des femmes, c'était cher payé au niveau de la répression du sexuel. Donc il ne faut pas tomber non plus dans le versant qui consisterait à dire " on est uniquement sur une voie en pente descendante ", car il y a des choses qui ont été acquises, mais comme on le sait, comme dit un joli titre d'un livre de Jean Polant : " Progrès en Amour assez Lent ", c'est superbe comme titre, c'est ça : " Progrès en Culture assez Lent ", c'est pas TGV les progrès de côté là.
Alors vous voyez que ça pose d'énormes questions, parce que ça pose la question : " quand j'occupe cette place est-ce que je suis hors la loi, ou dans la loi ? ".C'est ça la question. Il y a un article sur cela très intéressant, sur l'opposition entre Walter Benjamin et Carl Schmidt : " quand un état déclare l'état d'exception, est-ce qu'il est dans la loi ou hors la loi ? " L'état nazi a déclaré l'état d'exception (en 1933) et n'en est jamais sorti. Un état d'exception est un état qui paradoxalement doit se repérer comme étant encore dans la loi, faute de quoi il retombe dans une jouissance qui est tout à fait mortifère, mais c'est ça la grande difficulté, le grand pas à faire culturellement il est là, ce n'est pas à ne pas se servir du père, c'est à dire ne pas mettre en place dans la tête du sujet quelque chose qui consiste à cette place de l'au-moins-un , qui doit continuer à rester inscrite. Mais une fois qu'elle est en place il peut s'en passer, c'est à dire qu'il n'a plus à se vouer à lui corps et âme, mais au contraire il peut commencer à dialectiser avec l'autre dans un rapport qui laisse la place quand c'est nécessaire à la reprise de cette place de l'au-moins-un. Donc c'est un vrai travail, c'est une troisième voie, ce n'est ni le retour au patriarcat d'hier, et là-dessus je ne suis pas d'accord avec Melman qui dit que sans patriarcat, le père, il ne sait pas comment se situer. Pour moi la légitimité liée à la fonction paternelle ne tient pas au patriarcat, elle a tenu momentanément au patriarcat dans l'histoire, il faut le respecter, c'était une manière d'organiser la fiction, mais le fait que la fiction est aujourd'hui dénoncée comme fiction c'est valable pour le contenu de la fiction mais pas pour la fiction elle-même, parce que la fiction est constitutive de la métaphore donc on est toujours dans la question de la représentation du sujet, dans la question de la parole & etc. Mais évidemment, pour pas mal de sujets, le fait de perdre la référence au patriarcat est comme s'ils perdaient tout. Je vous renvoie à ce très beau livre de Fethi Benslama sur " La psychanalyse à l'Epreuve de l'Islam " où elle fait bien entendre comment la modernité a été abrasive pour cette culture et comment du coup toutes les références auxquelles ils tenaient, ils ne les avaient plus et comment du coup ça provoque des réactions de crispation éminemment destructrices, parce que ce sont des manières de riposter à l'abrasement des structures symboliques qui soutenaient le sujet dans sa subjectivation. Donc nous devons être très attentifs aujourd'hui, je pense aux gens qui n'ont plus cette modalité de fonctionnement, mais ce n'est pas parce que nous devons être attentifs à ces effets là que nous devons penser que ce fonctionnement là doit revenir. D'ailleurs il ne reviendra pas, il est définitivement perdu pour des raisons historiques, il n'empêche que là, il y a un travail à repérer : que la légitimité à soutenir une fonction de tiers en place d'exception tient à l'humus humain, elle ne tient pas au patriarcat, même si c'est ça qui lui a donné une figure tout à fait importante pendant des siècles. Inversement le fait de pouvoir se débarrasser du patriarcat, n'implique nullement de se débarrasser de la fonction paternelle, parce que sinon on retombe dans ce qui hier était : " je te le dis et tu obéis".
Aujourd'hui c'est : " je t'aime bien, tu m'aimes bien, donc fais ce que je veux", ce n'est pas mal vu, le problème c'est que c'est une énorme régression, si c'est cela c'est une énorme régression, parce que uniquement faire en fonction de l'amour de l'autre et dans la relation imaginaire c'est une régression. Mais ce n'est pas pour cela qu'il faut en rester à : "j'obéis parce que tu me dis de le faire", je peux aussi en arriver à dire : " j'obéis parce que je pense que pour cette affaire là précisément c'est toi qui a raison, je me soumets, mais demain pour autre chose, je ne serai pas d'accord " & etc. On voit bien qu'on n'est pas coincé dans cette affaire là, mais c'est une voie à creuser, c'est une voie qui est difficile, c'est une voie qui va demander un trajet culturel énorme, mais je ne vois pas d'alternative, je n'en vois pas d'autre. Parce si ce n'est pas ça ou bien c'est retomber du côté de ce que Melman appelle à tort (mais il a raison de l'appeler comme ça) mais à tort par rapport aux anthropologues, ce qu'il appelle "un matriarcat", ou bien c'est retourner au patriarcat d'hier ce qui n'est absolument pas possible parce que c'est une impasse. Donc il faut vraiment créer, je crois et travailler à cette troisième voie et là dessus la question de la transmission est je crois tout à fait fondamentale. Alors je vous donne une petite histoire qui résume bien je trouve l'histoire de la troisième voie : on raconte qu'après une bataille victorieuse un général campe avec son armée pour se reposer au pied de la montagne, levant le regard, le général voit un homme qui est assis au-dessus de lui sur la montagne, plus haut que lui, et plein de colère il monte pour interpeller l'homme, et il dit :
- mais, qui êtes-vous, pour vous permettre comme ça, de vous asseoir au-dessus de moi ?
- "Sire, répondit l'homme vous me demandez qui je suis sans me dire qui vous êtes, vous"
- " Moi, je suis le chef de cette armée que vous voyez là-bas et qui a été victorieuse"
- " et qui est au-dessus de vous ?", demande le personnage en question.
- " le Maréchal bien sûr ! "
- " Et au-dessus du Maréchal ? "
- " le Roi, il n'y a que le Roi qui est au-dessus "
- " Et au-dessus du Roi ? "
- " et bien il n'y a rien qui est au-dessus du Roi ", répond le Général.
Et le bonhomme lui répond :
- " Et bien moi, je suis ce Rien ! ".