INTRODUCTION : A. Harly
Bienvenue à Jean Pierre Lebrun que je vous présente rapidement, il est
psychiatre, psychanalyste, et travaille à Namur en Belgique. Il fut un
acteur essentiel dans la fondation de l'Association Freudienne de
Belgique, il a aussi assuré la présidence de l'Association Freudienne
Internationale. Il a publié de nombreux ouvrages : " Un monde sans
limite" est certainement celui qui a le succès le plus important, je
crois qu'on en est à la troisième réédition.
Il s'attache depuis fort longtemps à une réflexion sur le social, sur
le lien social, et sa réflexion est orientée à partir de sa formation
et de son expérience de psychanalyste. Cela l'amène à reprendre un
certain nombre de questions, anciennes sans doute, aussi bien du côté
de la clinique que de ce qui structure la société, en particulier du
discours qui soutient une société. Ça l'a conduit à faire un certain
nombre de liens, un certain nombre de repérages nouveaux.
Hier soir, en pensant à cette conférence, je me replongeais dans un
petit livre fort ancien, qui s'intitule : " Il &Donc ". Ca date (ça
ne nous rajeuni pas n'est ce pas), ça date de 78, c'est la
transcription d'un dialogue de Jean Oury avec deux interlocuteurs dont
Jean Pierre Lebrun ; j'avais donc ce nom là en tête depuis fort
longtemps. On a été amené à se rencontrer par la suite dans le cadre de
l'Association Lacanienne Internationale.
De reprendre ce livre, ça a remis en route un questionnement qui
pouvait aussi être vif à cette époque là, c'est à dire dans les années
70-80 autour de ce qu'on a appelé le mouvement de la psychothérapie
institutionnelle. Il s'agissait dans ce champ initié en France par des
gens comme Tosquelles ou Oury de penser l'accueil de la folie,
l'accueil du malade mental, dans un lieu qui en lui-même pourrait se
concevoir comme soignant. L'idée c'est que dans cette micro société
qu'est l'hôpital ou la clinique, eh bien on pourrait penser les
relations sociales, le tissu social dans un but thérapeutique. Cette
orientation a produit des choses intéressantes, sans doute aussi
a-t-elle rencontré certaines impasses.
Il y avait aussi à cette époque, le mouvement dit de l'antipsychiatrie
qui de ce point de vue là allait plus loin, extrapolait ce type de
repérage au-delà des murs de l'asile pour considérer en quelque sorte
l'ensemble de la société dans son rapport à la folie et concevait une
détermination sociale de la folie. Vous savez aussi que cette position
de l'antipsychiatrie a été de dire : " eh bien c'est la société qui est
responsable de la folie. " Il en résultait cette idée qu'il suffirait
de changer quelque chose à cette société pour qu'il n'y ait plus de
fous, que l'on soit débarrassé de cette question. On sait aussi comment
l'antipsychiatrie a conduit à un certains nombres d'actions, je pense
en particulier à ce qui s'est fait en Italie où l'ouverture des asiles
a eu des effets tout à fait, on peut le dire, catastrophiques, c'est à
dire le fait de renvoyer les malades mentaux dans la rue ça a amené à
des choses tout à fait désastreuses.
Alors, ce sont ces choses là qui me revenaient, et je me disais que
Jean Pierre Lebrun, d'une certaine manière, réintroduit le débat qui
avait lieu à cette époque là, mais il le développe tout à fait
autrement. C'est sensible dans ce livre qui vient de sortir chez
Denoël, où il J.P. Lebrun dialogue avec Charles Melman : " l'Homme Sans
Gravité ", qui vient nous apporter des éléments tout à fait nouveaux
pour penser ces questions du social et du sujet moderne.
Il y aurait de la mutation dans l'air, mais qu'est-ce qui est en train
de muter dans le lien social ? On a tous, quelle que soit notre place
dans la société, notre fonction, cette idée que quelque chose change,
ce n'est pas toujours facile de dégager en quoi et pourquoi. Mais on
est tous d'accord pour penser que quelque chose est en train de
changer. C'est donc cette question si actuelle que Jean Pierre Lebrun
va aborder.
Alors bien sûr il y a eu des gens comme Freud, qui ont aussi pensé
cette articulation de l'individualité et du collectif. Vous connaissez
sans doute ce livre " Psychologie collective et analyse du moi ", qui
est un ouvrage majeur pour penser cette articulation. Cette proposition
date de 1920, juste avant la montée du fascisme. C'est sans doute un
travail daté ; en quoi cette construction freudienne peut valoir pour
nous aujourd'hui, ou est-ce qu'elle est obsolète ? J'ai l'idée que
malgré tout il y aurait quelque chose qui serait à reprendre. Cette
articulation théorique a sa pertinence, mais c'est un peu court pour
penser notre modernité. Je me demande si la mise en jeu du Moi ne vient
pas masquer la question de la division du sujet, de l'objet, de la
jouissance.
Pour discuter avec J.P. Lebrun, nous avons demandé à Janie Bozier qui a
une double formation, une double expérience. Educatrice, elle a
travaillé dans le champ social pendant de nombreuses années et elle
connaît donc parfaitement tout ce champ complexe et si difficile à
penser et d'autre part elle a une formation de psychologue clinicienne,
donc elle était tout à fait la femme qu'il nous fallait pour engager le
débat avec J.P.Lebrun.
Youssef Chahed a une formation de psychologue clinicien et il est
actuellement en troisième cycle de sociologie, lui aussi était tout à
fait en mesure d'être là dans un questionnement sur ce que Jean Pierre
pouvait nous apporter. Je laisse la parole à Jean Pierre Lebrun.
JEAN PIERRE LEBRUN :
C'est vrai qu'il me rappelait qu'il y avait eu ce livre avec Oury et
c'est vrai aussi que je trouve que quoi qu'on en pense il faudra
revenir sur cette question de la psychothérapie institutionnelle. Ce
n'est pas le lieu ici, mais je pense que la question est tout à fait
loin d'être épuisée contrairement à ce que certains, plutôt
malveillants, ont dit en la classant du côté du musée Grévin, dans le
musée Grévin de la psychiatrie, je crois qu'on n'a pas du tout épuisé
la question qui était intéressante là dans ce qui était amené. Et, je
te remercie car au fond je n'avais pas pensé que j'étais déjà coincé
dans ces questions là en participant à la psychothérapie
institutionnelle en son temps, même si depuis je l'ai non pas
abandonnée, mais mon trajet a fait que je ne me suis plus trouvé dans
ces questions.
Je voudrais reprendre aussi ce que tu dis Alain de cette formule, qui
est une formule dont on ne sait d'ailleurs pas très bien où elle se
trouve, mais il semble bien qu'elle ait été énoncée par Lacan "
l'inconscient c'est le social". Je partirais de là pour vous dire qu'au
fond on peut la lire de plusieurs façons. Elle n'a pas de prescription
immédiate qu'il faut se farcir, mais il y a un biais par lequel je la
prendrais et c'est de dire qu'au fond "l'inconscient ce n'est pas que
le familial".
Ça situe quand même déjà des choses, puisqu'on peut dire il me semble
que pour Freud l'inconscient c'était quand même le familial, c'était
une affaire d'Rdipe, c'était une affaire de papa, maman et moi. Eh
bien, on peut aussi bien dire que tout l'enseignement de Lacan, je ne
dirais pas se résume, ce serait complètement absurde, mais n'est pas
sans avoir tenu quand même pour cap tout à fait déterminé et
déterminant le fait de penser que la découverte faite par Freud de
l'inconscient tel qu'il l'avait élaboré n'était rien d'autre qu' une
conséquence du fait que nous étions des êtres parlants. Si c'est cela
et que les humains sont les seuls animaux parlants, si c'est cela que
Freud pour des raisons historiques a découvert au début du vingtième
siècle, il est évident que cela va beaucoup plus largement nous
concerner que par le biais de la famille. Et donc dire "l'inconscient
c'est le social" c'est déjà à mon avis prendre les conséquences de ce
que Lacan amène là, à savoir que c'est sur la question, sur la
conséquence de ce que nous parlons que vient s'articuler cette question
de l'inconscient.
Mais qu'est-ce que c'est que ce langage, qu'est-ce qu'il implique ?
Alors pour le dire très simplement, car je pense quand même devoir
repasser par des choses relativement simples, pour pouvoir déplier ce
que je vais vous amener qui va effectivement tenter de vous dire ma
manière d'aujourd'hui, d'identifier ce qu'il en est de la mutation du
lien social. Je dois vous rappeler, ce que vous savez déjà, qu'il n'y a
justement de langage que s'il y a perte. Pour pouvoir vous inscrire
dans le langage vous avez dû consentir à une perte, on ne vous a
d'ailleurs pas demandé votre avis, une perte ne fusse que celle du
rapport à l'immédiateté.
Cette perte que j'appellerai d'un terme qui n'est pas lacanien, je
l'appellerai "le moins de jouir", c'est à dire, une soustraction de
jouissance, puisque l'on peut supposer en effet, comme le dit Lacan,
que la jouissance langagière introduit une autre jouissance, et c'est
donc une jouissance marquée par cette perte justement, par la perte au
moins de l'immédiateté. Donc il y a nécessité d'un moins de jouir pour
pouvoir parler.
Cette nécessité d'un moins de jouir a une série de conséquences, je ne
vais pas les déplier entièrement, ni être exhaustif, mais simplement
repérer quand même que du coup l'objet, notre objet, ce à quoi nous
nous adressons, l'objet au sens large du terme, est marqué, toujours de
part cette frappe langagière, signifiante. Et donc de ce fait il est
d'emblée et toujours cet objet perdu. Ça Freud l'avait déjà identifié,
Lacan va le rappeler par le biais de l'objet " petit a ". Cet objet
quel qu'il soit, vous savez très bien qu'il sera fondamentalement
décevant, ce qui ne veut pas dire qu'il va n'être que décevant, mais de
toute façon marqué par la nécessaire assomption de votre part d'une
déception, c'est une des conséquences du fait de parler, c'est tout. Il
n'y a personne ici qui va se lever, je ne crois pas, en tout cas ça
m'étonnerai beaucoup, pour dire : " moi, je suis heureux complètement
avec l'objet" parce c'est quelque chose qui ne nous caractérise pas.
Du côté du sujet, ça a aussi une conséquence, d'être inscrit comme
sujet dans cette perte, puisque du coup ce sujet (j'y vais à grands
traits, excusez-moi) qui que ce soit, son identité, elle est négative,
c'est à dire qu'elle est d'abord frappée par cette négativité, par ce
vide, par cette marque de l'impossible qui fait qu' il n'y a pas, qu'
il n' y a plus cette saturation complète. Et, ce qui fait l 'être du
sujet, il y a une très jolie formule de Badziou qui dit que : " le
vide, c'est le nom de l'être", vous voyez comment ça peut s'entendre,
donc ce n'est pas quelque chose de positivé, c'est au contraire quelque
chose de fondamentalement négatif, à tel point d'ailleurs que là où je
suis le plus singulier, c'est à l'endroit où dans ma constellation
historico-familiale j'ai perdu l'objet. Vous voyez que ce qui nous est
de plus singulier, ce n'est pas un trait positif, c'est au contraire
l'endroit où je suis amarré dans le négatif.
Une troisième conséquence c'est que le rapport que nous avons à
l'altérité, est un rapport d'emblée raté. Il n'y a pas d' altérité
absolue, ni non plus de pas d' altérité du tout, mais nous n'atteignons
jamais l'autre que de travers, on pourrait dire, il va être dans ce qui
échappe, il va être dans ce qui n'est pas tout à fait appréhendable, il
va être dans quelque chose qui aussi est frappé de cet impossible. En
même temps, s' il est tout à fait autre, vous ne savez même pas que
c'est un autre. L'autre, ça se rencontre par le biais de supporter la
rencontre avec le même mais dans une rencontre ratée. C'est un peu
paradoxal, mais c'est comme ça, si vous y réfléchissez vous allez voir
que c'est toujours comme ça que vous rencontrez l'autre vraiment. C'est
d'ailleurs ce qui fait que le lien amoureux est assez remarquable, ça
commence toujours par un lien tout à fait remarquable, on est du même
et puis un jour on se lève le matin et c'est pas tout à fait ça et tout
le problème est de savoir : "est-ce qu'on va se la farcir cette affaire
là ou pas", c'est une vraie question, ce n'est pas aussi simple.
On peut appeler ça de plusieurs termes, mais le terme de "réel", chez
Lacan, va venir désigner quelque chose de cet ordre là, c'est à dire
quelque chose qui n'entre pas tout à fait, comme il dit "les chevilles
ne vont pas tout à fait dans les trous". Voilà donc une série de
conséquences que je vous dis qui tiennent à cette prise dans la parole
donc à cette nécessité que moi je dirais de moins de jouir.
Un texte de Jakobson, ce linguiste tout à fait célèbre et d'ailleurs
que Lacan avait beaucoup fréquenté, un texte sur les "papa et maman"
explique cela très bien. Dans toutes les langues du monde "maman" se
dit avec les labiales "m &m &.m &.". Pourquoi ? parce que
c'est ce qu'on peut dire la bouche pleine !!! Pour dire "papa", il faut
ouvrir la bouche, il faut un trou, il faut du manque sinon vous ne
savez plus. On peut tirer les conséquences de ça, c'est déjà énorme,
c'est banal mais c'est en même temps tout à fait pertinent. Vous voyez
que ça a toute une série de conséquences sur comment est foutu notre
désir, puisqu'au fond on croit toujours qu'on court après l'objet, mais
non, le désir il est parce que justement il y a un consentement à cette
perte, c'est ce que dit Lacan du côté de l'objet comme cause du désir.
En fait, ce sont quand même des choses qui nous gouvernent, qui nous
organisent.
Alors je me suis fait personnellement une représentation assez simple,
parfois même un peu simpliste, mais en attendant je trouve qu'elle est
opérante. C'est de vous construire une histoire à cinq étages. L'ordre
des étages n'a pas d'importance, le dessus peut être en dessous, ça
peut être des maillons de la chaîne, donc n'y voyiez cela que pour
montrer des articulations.
Vous avez un étage que j'appellerai volontiers de ce terme qui moi m'a
beaucoup plu chez Lacan de "l'humus humain". Dans sa note aux italiens
à un moment donné il dit : " le savoir par Freud désigné de
l'inconscient, c'est ce que l'humus humain a trouvé pour assurer sa
pérennité d'une génération à l'autre". Il y aurait donc un terreau de
l'humanité, et pour le psychanalyste lacanien que je suis, le terreau
de l'humanité ça semble bien être lié à cette question du langage, donc
lié à ce que je viens de vous évoquer, donc à du moins de jouir, au
consentement à moins de jouir.
Deuxième étage : le social, troisième étage : la société, quatrième
étage : la famille, cinquième étage : le sujet.
Premier étage l'humus humain : il y a du fait du langage nécessité d'un
moins de jouir .
Deuxième étage : il n'y a pas de social humain sans prohibition de
l'inceste, il n'y a pas une société humaine sans cela. Le complexe
d'Rdipe n'est pas universel, mais l'interdit de l'inceste oui. Il n'y
a pas de société humaine dans laquelle on ne prescrit pas qu'il faut
quitter les jupes de la mère pour aller trouver sa place d'homme et de
femme dans le social, autrement dit nécessité d'un moins de jouir au
niveau du social. Chaque société s'organise à partir de ce noyau, de
cet invariant anthropologique qui est l'interdit de l'inceste, mais
peut d'ailleurs s'organiser selon des cultures complètement
différentes, à tel point que ici, si pour la première fois que vous
rencontrez quelqu'un vous l'embrassez sur la bouche ça ne va pas être
bien vu, par contre en Russie ce n'est pas gênant. Donc autrement dit,
la façon dont ça se présentifie dans chaque société, ce qu'on peut
appeler les normes, ce n'est rien d'autre qu'une conséquence, une prise
en compte d'une soustraction de jouissance.
La famille, c'est quoi ? La famille, c'est la façon dont les premiers
autres d'un futur sujet vont avoir à charge de lui faire avaler la
couleuvre de cette nécessité du moins de jouir. Et un sujet c'est quoi
? Un sujet c'est : "comment est-ce que la réalité psychique va inscrire
à l'intérieur même du sujet, ce que les psychanalystes appellent
évidemment la castration, ce moins de jouir, cette nécessité " ?
Ce que je veux donc vous dire par là, c'est qu'il y a une solidarité
étroite, il y a un fil qui tient entre ce qu'il en est de l'humanité et
le comment ça tient. La particularité de ce qui fait l'humanité, semble
bel et bien être, à travers le social, la société concrète dans
laquelle nous sommes, la famille et le sujet lui-même, une sorte d'axe
qui est bien clairement indiqué et qui chaque fois donne sa place à
cette soustraction nécessaire de jouissance.
Alors, je voudrais vous faire entendre ceci, c'est que ce point de
soustraction de la jouissance est un point extrêmement important au
point de vue de la structure puisque c'est un point qui est congruent
pour le singulier comme pour le collectif. Si vous n'avez pas de
soustraction de jouissance au niveau du singulier, il n'y a pas cette
singularité du sujet que j'évoquais tout à l'heure, puisqu'il n'y a pas
ce point d'arrimage dans la perte où il va justement inscrire sa
singularité. Et inversement si vous n'avez pas de consentement de point
de soustraction de jouissance collective, vous n'avez plus évidemment
ce au nom de quoi vous allez individuellement accepter de perdre
quelque chose au profit du collectif. Donc c'est un point qui
paradoxalement est à deux faces, une face singulière et une face
collective, c'est donc un point de la structure qui est extrêmement
important.
Alors qu'est ce qui se passe aujourd'hui ?
Je vais d'abord le dire d'une certaine façon, puis j'essaierai d'en
dégager l'articulation plus conceptualisée, mais qui va peut être mieux
vous faire, j'espère, vous faire entendre à quel point c'est quelque
chose d'inédit et de radical.
Eh bien je dirai qu'aujourd'hui tout se passe comme si, je vous en
donnerai les raisons, quelque chose venait indiquer que les figures, la
figuration, la figurabilité de cette nécessité de moins de jouir
change. Elle a déjà changé, donc il faut suivre dans l'histoire les
figures de ce moins de jouir. Eh bien là aujourd'hui, tout se passe
comme si, trois phénomènes aidant, ils me semblent tous congruent pour
aller dans le même sens, c'est à dire pour faire entendre qu'il ne
serait plus nécessaire de soustraire un bout à la jouissance. On
pourrait dire ceci, c'est que simplement la soustraction de jouissance,
la nécessité de la soustraction de jouissance semble, je dis bien
semble, je dis bien : "tout se passe comme si", j'insiste beaucoup
parce que à y regarder d'un peu plus près tout le monde sait très bien
que ce n'est pas le cas, n'empêche que, on dirait que, on fait
semblant, on fait comme s'il n'y avait plus cette nécessité de la
soustraction de jouissance.
Qu'est-ce qui fait ça ?
Eh bien vous avez pour ça à mon avis trois courants qui vont dans le
même sens, j'insisterai surtout sur deux mais le troisième je peux le
reprendre : c'est le discours de la science, les deux autres sont le
démocratisme et le libéralisme économique &.
Prenez le libéralisme économique : l'objet ne vous est plus présenté,
au contraire il se présente. D'ailleurs tout l'art de la publicité
c'est de vous présenter l'objet comme quelque chose dont vous ne pouvez
pas vous passer pour jouir,. Il paraît que dans le dernier film de
Spielberg les objets dans les grandes surfaces parlent : vous entrez
dans un GB, Dash vous parle directement : " achète-moi, achète-moi.!! "
Alors vous voyez comment les choses s'inversent, c'est l'objet qui
vient se présenter à vous d'une telle façon qu'il vous sature en
quelque sorte, il vient combler vraiment, en tout cas c'est comme ça
qu'il se présente, personne n'est complètement dupe, mais on est
beaucoup à faire comme si on était dupe quand même, on joue beaucoup le
jeu, ce qu'on appelle la consommation/consolation.
Donc je trouve que le libéralisme économique ce n'est pas difficile à
faire entendre comment il vient subvertir ce point de la structure, je
dis toujours tout se passe comme si, parce qu'au réel il ne le
subvertit pas.
Le démocratisme, je dis démocratisme pour le différencier de la
démocratie et je n'aime pas beaucoup la position des analystes qui
crachent sur la démocratie parce que c'est comme s'ils ne se rendaient
pas compte que quand il n'y a plus de démocratie il n'y a plus de
psychanalyse, que ça n'épuise pas tout, d'accord, mais il faut quand
même qu'ils sachent à quoi ils réfléchissent.
Pour moi le démocratisme se différencie de la démocratie et pour cela
je renvoie aux thèses de Marcel Gaucher que je trouve très éclairantes
: c'est quand même important de repérer ceci, c'est que le lien social
a été pendant des siècles organisé autour de la religion, dont vous
savez que l'étymologie veut bien dire relier.
Quel est l'avantage d'avoir un lien social organisé autour de la
religion ?
C'est celui de faire porter à une croyance commune dans un Autre qui
nous est extérieur la figure qui rend nécessaire la soustraction de
jouissance, puisqu'au fond vous acceptez, vous acceptiez, vous
n'acceptez plus sans doute, moi non plus d'ailleurs, que pour pouvoir
aller au paradis, on doit devoir supporter le "bordel" de cette terre.
Ça c'est dans la religion chrétienne, dans les autres c'est pareil, la
figure de l'Autre, dans les trois monothéismes en tout cas, vient bien
donner une consistance collectivement et singulièrement consentie à la
nécessité d'un moins de jouir, c'est à dire de quelque chose qui ne
dépend pas de moi mais qui m'est imposé et auquel j'adhère. C'est dans
ce sens qu'il faut entendre l'intérêt de la religion.
M. Gaucher a publié un livre qui s'appelle " le Désenchantement du
Monde ", dans lequel il montre que la religion chrétienne est celle qui
prépare à la sortie de la religion. Simplement pour vous dire ceci
c'est qu'à partir du moment où on fait remonter la démocratie, que ce
soit en terme de ses fondements, c'est à dire la modernité, ou que ce
soit en terme plus spécifiquement politique c'est à dire la révolution
française eh bien il est évident qu'on a commencé à en avoir fini, à en
finir avec l'idée de penser que c'est un Autre qui allait nous dicter
notre règle de fonctionnent et nos lois. C'est ça la révolution, c'est
à dire qu'au fond c'est le moment où on décide d'en finir avec
l'hétéronomie ou l'hétéronorme c'est à dire une norme qui vient
d'ailleurs.
Du coup ce qui est assez fondateur c'était de dire nous allons nous
autonormer, c'est un truc auquel on a cru mais c'est fini cette affaire
là, collectivement on ne croit plus à cela, au contraire nous allons
mettre en place (chez vous et ça n'a pas été sans difficulté) : "la
République". La monarchie constitutionnelle en Belgique c'est la même
chose. Mais remarquez ceci et c'est en ça que je trouve que Gaucher est
intéressant, c'est que ça ne s'est pas fait en un jour cette affaire
là. Tant qu'il a fallu constituer son autonomie sur le mode du combat
pour se libérer de l'hétéronomie, l'hétéronomie avait toujours sa
place, mine de rien, puisqu'il fallait s'en émanciper, puisqu'il
fallait s'en libérer. Or ce que les faits indiquent et nous faisons
remonter cela à une dizaine d'années, Melman dirait depuis la chute du
mur par exemple, il y a quelque chose qui se passe qui fait que nous
sommes dans une démocratie qui a réussi, c'est la démocratie
triomphante, c'est à dire celle qui n'a plus à devoir lutter pour se
débarrasser de l'hétéronomie. En Belgique il y a eu un événement
là-dessus, ce qui rend les choses évidemment plus sensible qu'en
France, qui est très récent, c'est il y a quelques mois : le parti qui
regroupait les gens qui étaient catholiques s'appelait le "parti social
chrétien", et bien il vient de changer de nom, il s'appelle " parti
humaniste ". C'est tout à fait typique, c'est fini on ne peut plus
collectivement, publiquement se référer à la religion pour organiser
notre lien social. Vous pouvez toujours croire ou ne pas croire ça
reste une affaire privée, mais ce n'est plus ça qui va organiser la
collectivité. Et tous les éléments qui de près ou de loin viennent
encore rappeler qu'il y avait ce lien sont en train petit à petit de
disparaître et ça, ça vient signer un moment très particulier où si
vous voulez l'autonomie cette fois-ci n'est plus à trouver, on n'a plus
à se libérer de l'hétéronomie, mais nous sommes libérés de
l'hétéronomie. Nous savons tous collectivement (je parle évidemment de
nos sociétés) et individuellement que c'est nous-mêmes qui avons monté
cette fiction, en tout cas collective, de la religion, que si cela vous
intéresse à titre privé c'est votre affaire, mais au niveau collectif
ce n'était qu'une fiction. C'est ce que Melman reprend en disant que le
ciel en fait est reconnu comme vide. Et pourquoi ne pas le dire, même
s'il le dit souvent avec beaucoup d'ambiguïté, c'est évidemment un
progrès, puisque c'est quelque chose qui vous donne les moyens de
prendre vos responsabilités, qui devrait être un moyen qui vous demande
de prendre des responsabilités beaucoup plus importantes, puisque vous
n'avez plus à compter sur quelqu'un d'autre de l'extérieur qui
viendrait vous dire ce que vous avez à faire.
Donc je crois qu'il faut repérer que par le biais du démocratisme,
autre élément, cette nécessité du moins de jouir a perdu la figure dans
laquelle elle était ancrée. Elle n'en a toujours pas tout à fait
d'autre du coup, puisque le mouvement dans lequel on est, est beaucoup
plus on pourrait dire de triompher (du fait de s'en être émancipé), que
de s'interroger sur " qu'est-ce qu'on va y mettre à la place ", si tant
est qu'on doive mettre quelque chose à la place. Mais enfin vous voyez
bien que si on ne croit pas qu'il faille mettre quelque chose à la
place, du coup c'est toute la dimension de la nécessité du moins de
jouir qui saute et donc ça va d'autant plus dans le sens d'entériner la
question de la façon dont le libéralisme économique et la loi du marché
(comme on l'appelle faussement d'ailleurs), viennent vous présenter
l'objet. Parce qu'il y a deux effets majeurs de ce qui devient du coup
une rupture dans la transmission de la nécessité du moins de jouir,
elle est toujours là au niveau de l'humus humain, elle est toujours là
au niveau du social mais dans la société tout se passe comme si ce
n'était plus nécessaire, ce n'était plus indispensable, en tout cas ce
n'est plus présenté d'une manière qui fasse gouverne collective.
Cela ça amène quoi comme effet ?
Eh bien cela a un effet considérable, puisque c'est un effet de
délégitimation de tout ce qui occupe la fonction d'avoir à figurer la
nécessité du moins de jouir. Le chef, le maître, le politique,
l'enseignant, le père, le directeur, le chef d'équipe, toutes les
fonctions qui d'une certaine manière ont dans leur attribution de venir
rappeler que pour que ça fonctionne il faut consentir à du moins de
jouir, se trouvent délégitimées. Alors ça, ce n'est pas rien
évidemment, je dis bien se trouvent momentanément délégitimées et je
dis tout se passe comme si, puisque en y réfléchissant un peu, ce n'est
pas vrai qu'elles sont délégitimées, puisque la légitimité à rapport à
la nécessité du moins de jouir liée au langage, donc la légitimité est
toujours là. Mais il est quand même vrai que la façon dont c'était
présenté hier, on ne l'a plus à disposition. Donc n'ayant plus par
exemple le patriarcat eh bien le père ne sait plus très bien comment
faire, il ne peut pas se contenter d'endosser les pantoufles du
patriarcat pour dire c'est moi le chef, ça ne va plus. Je ne suis pas
en train de le regretter, je suis en train de le constater, et le
politique est à la même sauce, puisque lui aussi tient de cette place
là. Si ce n'est pas perçu par ses concitoyens qu'il y a là quelque
chose qu'il essaye de faire, eh bien évidemment il se trouve dans la
même difficulté. Cela c'est l'effet sur la génération du dessus, sur la
génération du dessous, c'est à dire sur ceux qui sont en train de
devenir sujets, c'est quoi l'effet ? Et bien l'effet c'est qu'ils ne
peuvent plus compter sur l'autre, pour s'appuyer sur lui, pour que ça
s'inscrive, ils ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes pour que ça
s'inscrive. Alors vous avez de cela des exemples extraordinaires, je
voudrais vous rappelez quelque chose que les analystes savent bien (je
fais de la publicité là pour les films belges), par exemple, pour le
film "le Fils" des frères Dardenne, c'est un film tout à fait
remarquable à cet égard. C'est l'histoire d'un père qui s'occupe, via
un apprentissage de menuiserie, d'un jeune qui vient de sortir de
prison et en fait qui est le meurtrier de son fils, ce que le jeune
ignore.
A un moment donné il lui demande :
- " mais alors maintenant est-ce que tu as compris que tu ne peux pas
tuer ?
- oui, parce que sinon je vais en prison ! " répond le jeune.
Voilà il n'a rien compris du tout. Quand est-ce qu'il comprend qu'il y
a un interdit du meurtre ? Il le comprend au moment où le père est
susceptible de l'étrangler, de le tuer, mais y renonce. Là ça s'inscrit
à la génération d'après. Ceci pour faire entendre que ce type
d'inscription pour le sujet, en passe toujours par un autre, ou en tout
cas ça lui est extrêmement difficile autrement d'en être le seul
responsable, ça lui est possible aussi, c'est possible parce que même
s'il n'y a pas d'autre que l'on rencontre ça ne vous met pas en
dédouanement de cette nécessité de moins de jouir, mais c'est beaucoup
plus difficile et ça ne s'inscrit pas par l'autre, c'est entièrement du
coup tributaire du sujet lui-même.
Alors évidemment, s'auto-interdire ce n'est pas la même chose que
d'accepter qu'un interdit qui permet, un interdit qui autorise vous
vienne d'ailleurs et tienne le coup. Donc je vous signale que l'effet
pour la génération du dessous c'est que, ça ne s'inscrit pas de la même
façon puisque ça n'en passe plus par l'autre, et que souvent il risque
de ne pas avoir d'interlocuteurs qui veulent pour eux-mêmes être à
cette place de venir soutenir l'inscription. Vous avez un autre film,
qui n'est pas belge celui là, qui est américain, qui s'appelle "LEE",
qui dit exactement la même chose et là c'est à propos d'une pédophilie.
Ce qui sauve de la mort ce jeune c'est le fait que quelqu'un qui
s'intéresse à lui et qui est pédophile justement ne le baise pas, parce
qu'il est intéressé par lui un tout petit peu autrement. C'est le fait
de s'interdire qui fait passer l'interdit. c'est le fait de dire
comment j'accepte de ce côté là à souscrire à ce moins de jouir, qui
fait que du coup l'autre peut entendre que c'est cela qui est à
transmettre. Et sinon, si ça ne se passe pas, vous avez ce que j'ai
appelé dans un texte "la logique d'enfer" et qu'on voit très bien, je
trouve, fonctionner dans les institutions et tout particulièrement
scolaires, aujourd'hui. C'est à dire un élève qui a envie de secouer
comme ça un petit peu et qui essaye par tous les moyens de venir faire
sortir de ses gongs celui qui est en face de lui comme enseignant par
exemple. Et cet enseignant qui ne sent plus la légitimité de pouvoir
lui dire : "de toute façon ce que tu fais n'est pas bon", du coup il
lâche prise, s'il lâche prise, le jeune va encore plus loin dans
l'escalade. Evidemment plus on est monté dans l'escalade moins l'autre
peut intervenir, plus il se sent délégitimé et donc au total ça laisse
là dans un état de débordement pulsionnel, c'est à dire au fond une
surcharge de jouissance, pour l'appeler comme ça, dont le sujet ne sait
que faire.
Alors, je vais maintenant vous proposer ceci : vous faire entendre ce
que je crois être, comment j'analyse, ce que je vous propose.
Je viens aussi voir si ça tient la route, comment vous le pensez ?
Comment est-ce qu'on pourrait penser ce qui se passe aujourd'hui ?
Par rapport à cela il y a les optimistes et des pessimistes.
Il y a les optimistes qui disent : "mais non, ce n'est rien, on n'est
pas encore assez loin dans la démocratie c'est pour ça, on n'a pas
encore assez évidé le pouvoir paternel abusif, donc après ça ira mieux.
"
Et vous avez les pessimistes qui disent : "on est dans le déclin, dans
le décadence, c'est la catastrophe, il n'y a plus rien qui tient
&."
Je pense que et je vais vous le démontrer, que ces deux manières de
penser les choses sont en deçà du travail à faire. Pourquoi ?
Parce qu'au fond je vous propose de penser la mutation du lien social
comme une mutation du régime symbolique que vous pouvez penser en ces
termes ci à mon avis : vous connaissez tous la formule célèbre
d'Epiménide qui dit que "tous les Crétois sont des menteurs". Eh bien
c'est une chose qui a fait l'objet d'études, par Russell entre autres,
du paradoxe. C'est que vous ne pouvez dire avec ce qu'on appelle en
mathématique de la consistance " que tous les Crétois sont des menteurs
" que si vous avez exclu Epiménide du groupe des Crétois ou de vous
interroger s'il était crétois ou pas, question que vous ne posez pas
parce que si vous la posez comme il est crétois, vous ne savez
évidemment plus si ce que vous dites tient la route ou pas. Autrement
dit, Russell fait bien entendre qu'il faut choisir entre l'incomplétude
et la consistance ou la complétude et l'inconsistance. Eh bien il me
semble que ce qui se passe et qui est le cSur du sujet, au niveau de
la structure de ce qui nous arrive, c'est que nous passons d'un régime
symbolique caractérisé par l'incomplétude et la consistance à un régime
symbolique qui croit être dans la complétude et donc l'inconsistance.
Nous passons donc d'un régime incomplet et consistant à un régime
complet et du coup inconsistant. C'est à dire que la place de
l'au-moins-un, la place de celui qui n'est pas à la même place que les
autres, ça vaut pour le père, ça vaut pour le chef, ça vaut pour tout
le monde, ça vaut aussi pour chacun de nous au moment où il parle de
son propre chef, ça ne tient pas. Parce que si vous ne savez pas vous
soustraire justement, vous arrimer à cette soustraction de jouissance
que vous avez opéré, vous n'êtes pas vraiment sujet.
Eh bien, ce passage de l'incomplétude consistante à la complétude
inconsistante, n'est-ce pas vraiment ce que nous voyons ? Ce qui fait
que du coup on est dans une grande crise de repères parce que vous
pouvez dire aujourd'hui n'importe quoi vous trouverez l'autre en face
qui va vous dire l'inverse et je vous demande bien au nom de quoi vous
allez trancher, on voit ça tout le temps dans les discussions, vous
avez vu ça par exemple à propos de la violence. Il n'y a pas moyen de
faire émerger une loi quelconque, une règle quelconque, qui ne vaudrait
que ce qu'elle vaudrait mais qui en même temps accepterait en tout cas
de tenir quelque chose. Alors ce petit passage fait bien entendre ceci
: c'est que cette délégitimation à laquelle on assiste est en fait une
délégitimation de l'incomplétude. Donc ça se présente comme un vSu de
complétude, mais ce n'est pas juste logiquement parce qu'il n'y a pas
de complétude du fait que l'on parle.
Alors ce que je voudrais vous faire entendre, c'est que les optimistes
ce sont ceux qui croient que l'extériorité, la transcendance,
l'hétéronomie, la hiérarchie, la différence de place tout ça si on le
dissolvait, si on arrivait à s'en émanciper complètement on irait
mieux, les pessimistes ce sont ceux qui croient que la transcendance,
la hiérarchie, l'extériorité, la place de l'au-moins-un, c'est parce
qu'on ne peut plus y faire appel qu'il n'y a plus rien qui va. Mais les
deux ratent quelque chose d'absolument essentiel à savoir que ce qui
est indispensable et ce qui est nécessaire ce n'est pas la
transcendance substantielle, ce n'est pas la transcendance de la
tradition, c'est la transcendance logique. Si vous voulez, ce qui est
nécessaire ce n'est pas une extériorité, qui est par exemple transmise
par la religion ou le patriarcat comme tel, c'est le fait que l'on
reconnaisse qu'il y a quelque chose qui est logiquement nécessaire, qui
reste nécessaire logiquement du fait que nous parlons. Mais il n'est
pas indispensable que cela se transmette par le biais de ce qui a
toujours été fait hier.
Je ne sais pas si vous voyez que ça introduit une grande confusion
parce qu'on ne sait pas si ceux qui lisent la fin de l'extériorité
comme elle fonctionnait hier croient du coup qu'on est dans une
totalité globalisante, mondialisante si vous voulez, ou bien si au
contraire ce sont les autres qui pensent que la façon dont elle était
transmise hier n'est plus la même aujourd'hui mais ça n'empêche pas
qu'on est toujours dans l'incomplétude. Ce sont deux manières tout à
fait différentes de lire les choses.
Eh bien je pense moi, que tout est contaminé par cette mutation: le
politique, le droit & Le droit par exemple qui hier disait : "il y
a des règles claires, si tu es reconnu & " et aujourd'hui : "ah,
mais non, le droit c'est : il faut inventer les règles.." Alors du coup
on se tourne vers le droit pour les réinventer toutes, complétude dans
le rêve, espérant que ça va résoudre tout. On est très fort dans cette
dynamique là qui fait sans arrêt cette confusion entre lâcher une façon
dont la tradition a jusqu'à présent transmis la nécessité de cette
soustraction de jouissance et lâcher la nécessité logique de la
soustraction de jouissance. Et cette confusion là induit une complexité
énorme qui fait que nous sommes très souvent paralysés. Evidemment vous
pouvez bien repérer cette affaire là, si vous n'avez plus de dynamique
entre l'au-moins-un et le tout, si vous n'avez plus de dynamique entre
l'exception et le "tous", si vous n'avez plus de dialectique entre ces
deux places différentes, je vous signale que le transfert est liquidé,
il n'y a plus de transfert. Je vous signale que la haine pour &
quelqu'un, c'est liquidé, puisque la haine était vectorisée par cette
différence de place. Or aujourd'hui on voit bien dans la langue, le
fait par exemple d'avoir vu émerger cette expression qui en dit très
long : " avoir la haine ", ce qui n'est pas " avoir de la haine pour
& ", le fait de voir émerger le terme de "gouvernance" plutôt que
de gouvernement, toute une série de traits qui nous indiquent bien
qu'on se pense, qu'on se croit dans un monde qui a la complétude en
vSu, qui a le fantasme de la complétude.
Et donc du coup quand vous êtes pris dans une dynamique pareille, vous
n'avez plus la possibilité de réactualiser le refoulement, ce n'est
plus comme cela que vous faites, à ce moment là c'est du déni qui
permet de tenir la route, parce que votre main droite ignore ce que
fait votre main gauche, vous n'arriver plus à nouer les deux. Donc vous
voyez comment ça privilégie un tout autre mécanisme psychique qui est
évidemment beaucoup plus proche de la perversion. Mais il me semble
qu'on voit bien comment toute une mutation du social, si ce que je vous
avance tient un peu la route, va venir contaminer la façon même dont
l'appareil psychique va se mettre en place. Il me semble qu'à cet
égard, hier encore, on parlait beaucoup des cas limites (pas chez les
lacaniens mais peu importe) : j'ai toujours pensé que c'était une
phénoménologie qui méritait d'être étudiée au niveau du fonctionnement,
je dirai au niveau du symptôme, eh bien on pourrait dire que
l'aboutissement des cas limites c'est ce que Melman appel " la nouvelle
économie psychique ". C'est à dire une économie qui n'est plus fondée
sur la question du désir (qui est une économie qui a déjà reconnu la
nécessité de ce moins de jouir), mais au contraire une économie fondée
sur la jouissance et où évidemment du coup les sujets ne sont plus des
sujets qui sont pris dans la conflictualité du désir mais qui sont des
sujets qui sont pris dans l'engluement dans une jouissance dont ils ne
savent pas se dépêtrer.
Ce qui est une toute autre dynamique, qui évidemment du coup nous pose
plein de questions au niveau aussi je dirai "techniques de travail"
puisque ces gens là ne viennent pas vous demander, ne supposent pas le
savoir & Ou en tout cas pour reprendre la formule de tout à
l'heure, tout se passe comme si, ils ne vous supposaient pas le savoir,
tout se passe comme si, ils ne désiraient pas, tout se passe comme si,
ils n'avaient pas notion de cette conflictualité. Ils vont la retrouver
mais il va falloir faire un certain travail pour la retrouver, parce
qu'il n'en reste qu'un trognon. Je prends à cet égard un exemple assez
simple, qui à mon avis est grossier mais quand même parlant : un enfant
sur deux en France ( mais à mon avis en Belgique c'est la même chose) a
la télévision dans sa chambre. Voilà un truc que le libéralisme
économique permet, c'est un très bel objet. Mais pourquoi est-ce qu'on
a une télévision dans sa chambre ? Alors à mon avis la réponse est très
claire, on met une télévision dans la chambre des enfants parce que ça
permet d'éviter la conflictualité autour du choix du programme. Il est
évident que tous les soirs, ce serait la bagarre pour savoir qui
décide, parfois les adultes ont aussi chacun la leur. C'est très
intéressant de repérer qu'un enfant qui a passé toute son enfance à
avoir cela, c'est à dire à toujours pouvoir éviter la conflictualité,
vous le laissez dans une position de toute puissance qui le jour où il
va dans le réel que ce soit le réel de son copain qui va le lâcher, ou
de sa copine ou que ce soit le réel de mauvaises notes dans
l'enseignement ou autre, le jour où ça va quand même lui tomber dessus,
ce jour là, on connaît ces affaires là, il se jette par la fenêtre ou
il fait une tentative de suicide.
On se dit : " mais enfin ça va pas ou quoi ? "
Sa détresse est à la hauteur de son incapacité d'avoir progressivement
métabolisé le travail de subjectivation, qui implique la conflictualité
à l'autre évidemment. Cet exemple est idiot, je le sais, je m'en
excuse, pour moi il me fait entendre comment on peut très bien via
notre modalité de fonctionnement social laisser se désactiver le
travail de subjectivation, donc on ne demande plus ce travail. Du coup
on peut être sujet en zappant, en surfant, en glissant, en ne payant
jamais le prix, ce qui vous savez est idéal pour notre société puisque
ça fait de nous de parfaits consommateurs.
Un autre symptôme comme ça qui apparaît depuis une dizaine (quinzaine)
d'années, à savoir les parents qui ne savent pas dire "NON", ne sont
rien d'autre qu'un effet de cette délégitimation. Il y a une
délégitimation majeure autour de cette question, qui du coup met les
parents dans des situations extrêmement paradoxales. Ce ne sont pas de
mauvais parents, pas du tout, ce sont des parents qui ne savent plus à
quoi est-ce qu'ils doivent aller accrocher leur autorisation pour
pouvoir dire "NON". Alors si vous avez une famille bien construite, là
vous avez encore le ressort.
Ce qui fait qu'on voit tout se produire. La description que je fais
n'est pas une description généralisée, car aujourd'hui on voit encore
de tout, mais on voit bien que progresse de plus en plus cette
difficulté là, avec les enfants tyrans à quatre ans, avec
l'hyperkinésie, avec toute une série comme ça de symptômes très
embarrassants, mais qui ne sont rien d'autre au fond que les
conséquences , pour des sujets, du fait que les balises pour permettre
la subjectivation ne leur sont plus données. Ils ne trouvent plus chez
l'autre de quoi pouvoir soutenir ce travail et donc du coup se trouvent
livrés à un surplus de jouissance dont ils ne savent que faire et qui
les met en détresse psychique.
Alors, j'avais récemment un collègue qui disait comme ça : "d'où va
venir le travail alors ? puisque le politique est pris dans la même
soupe, puisque en principe c'est le rôle du religieux, mais le
religieux ne compte plus, c'est terminé, alors d'où va venir le travail
qui pourrait quand même permettre de ne pas sombrer ? et bien le
travail, il a bien été identifié par Freud, c'est un travail de la
culture, au sens de "kultur arbeit", c'est lui, c'est ce travail là, et
c'est pour ça je pense qu'à cet endroit là je ne change pas de
position, à cet endroit là il y a une responsabilité politique des
psychanalystes et des psy en général très importante. Il y a une vraie
responsabilité politique des psy, pas du tout pour faire ce qu'ils ont
fait jusqu'à il y a pas mal de temps, c'est à dire, dire : "nous on
sait ce qu'il en est, nous on sait comment ça doit fonctionner, nous on
est au courant et on va vous le dire, et d'ailleurs si vous n'y
connaissez rien c'est que vous n'avez rien compris à tout le jargon
&", ce n'est pas ça le problème évidemment, ça c'est une position
de maîtrise par laquelle tout le monde a été tenté, il n'y a pas de
raison que les psychanalystes y aient échappé.
Je pourrais aussi vous tenir un discours un peu à l'envers, et vous
faire entendre que le patriarcat d'hier c'était très cher payé, c'était
cher payé au niveau par exemple des femmes, c'était cher payé au niveau
de la répression du sexuel. Donc il ne faut pas tomber non plus dans le
versant qui consisterait à dire " on est uniquement sur une voie en
pente descendante ", car il y a des choses qui ont été acquises, mais
comme on le sait, comme dit un joli titre d'un livre de Jean Polant : "
Progrès en Amour assez Lent ", c'est superbe comme titre, c'est ça : "
Progrès en Culture assez Lent ", c'est pas TGV les progrès de côté là.
Alors vous voyez que ça pose d'énormes questions, parce que ça pose la
question : " quand j'occupe cette place est-ce que je suis hors la loi,
ou dans la loi ? ".C'est ça la question. Il y a un article sur cela
très intéressant, sur l'opposition entre Walter Benjamin et Carl
Schmidt : " quand un état déclare l'état d'exception, est-ce qu'il est
dans la loi ou hors la loi ? " L'état nazi a déclaré l'état d'exception
(en 1933) et n'en est jamais sorti. Un état d'exception est un état qui
paradoxalement doit se repérer comme étant encore dans la loi, faute de
quoi il retombe dans une jouissance qui est tout à fait mortifère, mais
c'est ça la grande difficulté, le grand pas à faire culturellement il
est là, ce n'est pas à ne pas se servir du père, c'est à dire ne pas
mettre en place dans la tête du sujet quelque chose qui consiste à
cette place de l'au-moins-un , qui doit continuer à rester inscrite.
Mais une fois qu'elle est en place il peut s'en passer, c'est à dire
qu'il n'a plus à se vouer à lui corps et âme, mais au contraire il peut
commencer à dialectiser avec l'autre dans un rapport qui laisse la
place quand c'est nécessaire à la reprise de cette place de
l'au-moins-un. Donc c'est un vrai travail, c'est une troisième voie, ce
n'est ni le retour au patriarcat d'hier, et là-dessus je ne suis pas
d'accord avec Melman qui dit que sans patriarcat, le père, il ne sait
pas comment se situer. Pour moi la légitimité liée à la fonction
paternelle ne tient pas au patriarcat, elle a tenu momentanément au
patriarcat dans l'histoire, il faut le respecter, c'était une manière
d'organiser la fiction, mais le fait que la fiction est aujourd'hui
dénoncée comme fiction c'est valable pour le contenu de la fiction mais
pas pour la fiction elle-même, parce que la fiction est constitutive de
la métaphore donc on est toujours dans la question de la représentation
du sujet, dans la question de la parole & etc. Mais évidemment,
pour pas mal de sujets, le fait de perdre la référence au patriarcat
est comme s'ils perdaient tout. Je vous renvoie à ce très beau livre de
Fethi Benslama sur " La psychanalyse à l'Epreuve de l'Islam " où elle
fait bien entendre comment la modernité a été abrasive pour cette
culture et comment du coup toutes les références auxquelles ils
tenaient, ils ne les avaient plus et comment du coup ça provoque des
réactions de crispation éminemment destructrices, parce que ce sont des
manières de riposter à l'abrasement des structures symboliques qui
soutenaient le sujet dans sa subjectivation. Donc nous devons être très
attentifs aujourd'hui, je pense aux gens qui n'ont plus cette modalité
de fonctionnement, mais ce n'est pas parce que nous devons être
attentifs à ces effets là que nous devons penser que ce fonctionnement
là doit revenir. D'ailleurs il ne reviendra pas, il est définitivement
perdu pour des raisons historiques, il n'empêche que là, il y a un
travail à repérer : que la légitimité à soutenir une fonction de tiers
en place d'exception tient à l'humus humain, elle ne tient pas au
patriarcat, même si c'est ça qui lui a donné une figure tout à fait
importante pendant des siècles. Inversement le fait de pouvoir se
débarrasser du patriarcat, n'implique nullement de se débarrasser de la
fonction paternelle, parce que sinon on retombe dans ce qui hier était
: " je te le dis et tu obéis".
Aujourd'hui c'est : " je t'aime bien, tu m'aimes bien, donc fais ce que
je veux", ce n'est pas mal vu, le problème c'est que c'est une énorme
régression, si c'est cela c'est une énorme régression, parce que
uniquement faire en fonction de l'amour de l'autre et dans la relation
imaginaire c'est une régression. Mais ce n'est pas pour cela qu'il faut
en rester à : "j'obéis parce que tu me dis de le faire", je peux aussi
en arriver à dire : " j'obéis parce que je pense que pour cette affaire
là précisément c'est toi qui a raison, je me soumets, mais demain pour
autre chose, je ne serai pas d'accord " & etc. On voit bien qu'on
n'est pas coincé dans cette affaire là, mais c'est une voie à creuser,
c'est une voie qui est difficile, c'est une voie qui va demander un
trajet culturel énorme, mais je ne vois pas d'alternative, je n'en vois
pas d'autre. Parce si ce n'est pas ça ou bien c'est retomber du côté de
ce que Melman appelle à tort (mais il a raison de l'appeler comme ça)
mais à tort par rapport aux anthropologues, ce qu'il appelle "un
matriarcat", ou bien c'est retourner au patriarcat d'hier ce qui n'est
absolument pas possible parce que c'est une impasse. Donc il faut
vraiment créer, je crois et travailler à cette troisième voie et là
dessus la question de la transmission est je crois tout à fait
fondamentale. Alors je vous donne une petite histoire qui résume bien
je trouve l'histoire de la troisième voie : on raconte qu'après une
bataille victorieuse un général campe avec son armée pour se reposer au
pied de la montagne, levant le regard, le général voit un homme qui est
assis au-dessus de lui sur la montagne, plus haut que lui, et plein de
colère il monte pour interpeller l'homme, et il dit :
- mais, qui êtes-vous, pour vous permettre comme ça, de vous asseoir
au-dessus de moi ?
- "Sire, répondit l'homme vous me demandez qui je suis sans me dire qui
vous êtes, vous"
- " Moi, je suis le chef de cette armée que vous voyez là-bas et qui a
été victorieuse"
- " et qui est au-dessus de vous ?", demande le personnage en question.
- " le Maréchal bien sûr ! "
- " Et au-dessus du Maréchal ? "
- " le Roi, il n'y a que le Roi qui est au-dessus "
- " Et au-dessus du Roi ? "
- " et bien il n'y a rien qui est au-dessus du Roi ", répond le
Général.
Et le bonhomme lui répond :
- " Et bien moi, je suis ce Rien ! ".