Alain Cardon : Nous avions adressé une demande à Marcel Czermak il y a
déjà quelques mois pour venir travailler avec nous. La question qui lui
a été posée a été : la ou les psychoses. Il nous a répondu en nous
communiquant les éléments suivants : " la forme de la question n'est
pas de moi. Elle m'est cependant adressée sans doute pas sans raison
encore faudrait-il que ces raisons j'en aie quelque idée. Pourrait-on
alors m'en formuler quelques unes pour que je n'avance pas les yeux
bandés. Ecrites je les utiliserai comme tracés de cartes éventuellement
a retracer ". Cela a permis à certains d'entre nous d'y travailler et
en particulier à un groupe de travail sur les psychoses d'y réfléchir.
Cela nous a mis d'une certaine façon au travail, et on va continuer cet
après midi comme on l'a fait d'ailleurs ce matin autour d'un cas
clinique. On avait donc adressé à Marcel Czermak un certain nombre de
questions écrites et on va maintenant en débattre avec lui, je lui
donne tout de suite la parole.
Marcel Czermak : Je remercie beaucoup tout d'abord mes amis de Poitiers
pour cette invitation qui est évidemment une occasion sympathique de
les retrouver et aussi d'essayer, ce qui est l'intérêt de nos réunions,
de se mettre soi-même au clair avec des questions que parfois on estime
pour soi-même réglées et dont on s'aperçoit précisément quand nos amis
nous envoient quelques documents qu'elles ne le sont pas. Si je me suis
permis sur ce thème la ou les psychoses de demander à mes amis ici de
m'envoyer quelques documents, c'est bien sûr qu'il ne faut pas marcher
pieds nus sur les eaux du lac Tibériade comme le nazaréen, il vaut
mieux avoir quelques skis nautiques, qui sont en particulier les
remarques des uns et des autres. Ce qui ne signifie pas que je les
prendrai directement en considération mais qu'elles m'auront aidé à
prendre les choses à ma façon que je souhaiterais si possible, simples
et cliniques, tout en sachant bien qu'il n'y a pas de clinique
innocente et que inexorablement, toute clinique est prise dans une
théorie, laquelle vient en retour la féconder. En tout cas puisque je
suis sollicité essentiellement sous l'angle de la psychanalyse, il me
semble clair que l'exercice que nous avons est avant tout une praxis,
c'est-à-dire simultanément une théorie et une pratique. C'est sous cet
angle là que je vais essayer de prendre les choses et je ne vais
certainement pas me mettre à brasser toutes les questions que vous
m'avez envoyées. Je voudrais à partir de questions plus simples, je ne
vais pas lancer dans l'affaire Schreber comme j'ai été sollicité ni
dans d'autres où ce matin même vous m'en avez donné l'occasion. Ce
matin, il se trouve que dans le service de Cardon, nous avons examiné
une jeune femme, maniaque, un tableau très pur, pas une grande manie,
elle était en train de se calmer, ce qui fait qu'on a pu passer une
heure sans excès avec elle et le tableau était très pur, j'aurais
l'occasion d'y revenir.
Au demeurant, je ne peux pas oublier qu'il y a quelques années, Alain
Harly m'avait invité ici à une réunion sur le thème " la grimace de
l'objet " et que j'y avais été de mon couplet sous l'angle de savoir si
cet objet que Lacan avait appelé l'objet petit a, avait de la grimace.
Donc je vais essayer de reprendre ça, d'autant que ce matin, je faisais
remarquer que curieusement, si je devais les compter, il y a bien
quatre-vingts questions qui m'ont été adressées. Etrangement il n' y en
pas une seule qui concernerait ces faits relatifs à la manie et a la
mélancolie. Curieusement, d'une part, ceux qui sont intéressés par les
choses de l'analyse ne sont pas très excités par ces questions là,
quand aux psychiatres si j'ai bien compris, il considèreraient
maintenant qu'il y aurait des troubles bipolaires dont on se serait pas
assurés qu'il s'agit là de psychose. Et enfin, que du coté des
psychiatres comme des analystes, la question reste en suspens,
étrangement, à savoir en quoi s'agirait-il de psychose ? D'ailleurs
vous n'ignorez pas que les prémices de cette difficulté sont anciennes,
puisque dès son article sur Deuil et Mélancolie, on sent parfaitement
les embarras de Freud, concernant la question même de l'objet. On peut
à la rigueur, quand quelqu'un fait un accés mélancolique, se dire : qui
il a perdu ? Ce matin il s'agissait d'une jeune femme qui avait fait un
avortement. Maintenant ce qui a été perdu, ce qu'il a perdu, c'est une
autre paire de manche. Donc, la question pendante, en suspens, de
qu'est-ce que c'est que l'objet qui nous concerne, a traversé toute
l'histoire de notre discipline jusqu'à ce jour, au point que cette mise
en flottaison indéterminée nous laisse dans une indécision à la fois
clinique et pratique tout à fait importante au regard de ces questions.
D'ailleurs je dis tout de suite, qu'à mes yeux nous avons toujours
tendance à prendre ce qui est légitime, les questions sous l'angle du
sujet qu'il soit divisé ou pas, ce qu'il demande, tout en oubliant une
chose, c'est qu'à cette question on ne peut y répondre qu'en en
traitant de façon corrélative l'objet qui serait là visé, qui serait là
concerné. Je veux dire par là que les questions cliniques peuvent être
abordées, ce qui est assez rare que nous le fassions, moins sous
l'angle de la demande du sujet ou du sujet lui-même que sous l'angle de
l'objet. Et en particulier ceci, c'est que nous avons tendance à
oublier, ce qui pourtant est un fait d'expérience, que l'objet, qui
ordinairement pour le névrosé est caché, il ne met pas la main dessus,
il se plaint, à chaque fois qu'il divorce c'est la même femme qu'il
retrouve, etc. Plus cela change, et plus c'est la même chose. En
d'autres termes qu'il tournerait toujours autours du même trou. Ce que
nous méconnaissons ordinairement, c'est que la conjoncture des
psychoses est une conjoncture où l'objet il parle en clair. Si on prend
les voies d'un psychotique, elles parlent en clair, elles sont
impératives, impérieuses, le sujet est tenu de s'y soumettre que cela
lui plaise ou pas, et donc il y a une tyrannie, une demande de l'objet.
L'objet parle et commande.
Vous voyez comment j'essaye d'aborder la question pour un peu nous
décaler des modalités selon lesquelles vous m'avez soulevé la question.
D'autant que, puisqu'il s'agit de psychose, récemment, j'évoquais avec
Stéphane Thibierge l'Introduction du traité international de
psychologie pathologique de 1911, qu'André Marie avait dirigé. Dans ce
traité, tout d'abord, il n'est même pas question de psychose. Quand aux
névroses, il est extrêmement content, il nous dit : Babinski a liquidé
l'hystérie donc il n'y a plus d'hystérie, donc maintenant avec les
névroses on est tranquille, cela n'existe plus. Il évoque Kraepelin, à
qui il lui a demandé d'écrire le chapitre Démence précoce, il est allé
le voir et Kraepelin lui a dit, il le cite textuellement avec
autorisation " j'ai tout jeté par dessus bord, je n'écrirai pas le
chapitre ". C'est juste au moment où Bleuler va publier son Traité des
schizophrénies. Quand à Freud lui-même, puisque la métapsychologie,
c'est à peu près dans les mêmes zones, le terme pour Freud est
psychonévrose, névrose narcissique, on cherche des mécanismes dans
l'article sur les psychonévroses de défenses. Nous posons la question
au jour d'aujourd'hui, est- ce que d'abord nous savons de quoi nous
parlons quand nous parlons de psychose ? Y a-t-il parmi nous le moindre
accord ? Pour autant que le concept même de psychose, tel qu'il a été
élaboré pendant tout le siècle passé, nous laisse penser qu' à l'heure
actuelle cela n'a plus grand chose à voir avec aussi bien la doctrine
macroscopique et phénoménale des délires et peut être plus grand chose
à voir avec ce qui a été l'apport freudien, puisque pour prendre un
exemple simple, le livre de Freud, Le délire et les rêves dans la
Gradiva de W. Jensen, il est clair maintenant pour nous que ce n'est
pas un délire. Quand au texte de Freud sur le Président Schreber, il
est abordé sous l'angle de ce que se serait une névrose. D'ors et déjà,
cela suppose que nous nous entendions sur ce que nous appelons
psychoses, ce qui n'est pas évident et ce n'est peut-être pas le sujet
d'aujourd'hui, encore faudrait-il que là dessus il y ait un minimum de
consensus, bien que je n'aime pas le terme je préfère le terme de "
dissensus ".
Je vais essayer de prendre les choses sous la question de l'objet,
autant que Lacan ait considéré que s'il y avait un truc qu'il avait
inventé, c'était bien cela. Alors c'est un objet assez énigmatique,
puisque cet objet autour duquel on tourne ordinairement, qui se tait,
on arrive pas à saisir, de temps en temps il se met à parler. On est là
devant le paradoxe d'un objet qui serait causant. Je vais peut-être
reprendre quelques points que j'avais évoqués ici, à propos de " la
grimace de l'objet ". Pour prendre les choses sous l'angle de la
clinique de la mélancolie, je viendrai après à la fille de ce matin.
Comme vous allez le voir déjà " la ou les psychoses ", on peut tout à
fait redistribuer les cartes, cliniquement, mais unifier en doctrine
entre la manie, la mélancolie, la paranoïa, l'hypocondrie et toute une
série de phénomènes.
Ordinairement, comme nous sommes tous devenus des bons catholiques
romains, y compris les juifs comme moi, quand quelqu'un nous dit " je
suis un affreux et un salopard ", ils disent non, ce n'est pas si
grave, tu as un bon fond, ça va s'arranger. En d'autres termes nous
sommes infoutus de considérer que quand quelqu'un parle, ça puisse le
cas échéant, être pris au pied de la lettre et nous supposons toujours
au-delà , un type qui aurait cet espèce de bon fond qui permettrait que
les choses s'arrangent. En d'autre terme, notre rapport à l'objet, il
est toujours enchâssé dans son écrin. C'est comme les bijoux, vous
offrez à un dame une jolie bague avec un bel écrin, le jour où vous
vous fâchez avec elle, qu'elle veut revendre la bague, si elle a gardé
l'écrin, la bague vaudra le double, pareil avec un beau briquet. En
tout cas quand vous avez gardé la boite qui est essentiel à l'objet,
son habit, c'est tout à fait fondamental. Il en va de même de l'objet
que la parole enchâsse. Nous supposons toujours un écrin. Ce qui n'est
pas faux pour le névrosé, pour autant qu'il s'avance en général masqué,
et que du même coup nous sommes infoutus de nous mesurer à ceci qu'il y
aurait des sujets qui pourraient parler sans masque.
C'est l'angle sous lequel j'attraperai cette question de la mélancolie.
Puisque ce matin l'occasion m'en était donnée et que Cardon évoquait, à
propos de cette patiente, le registre mélancolique qui pouvait être
présent. Quand un mélancolique nous dit : " je suis un affreux, je suis
un salopard, j'empoissonne tout le monde, j'infecte l'univers, tout le
monde souffre à cause de moi, éliminez moi parce que j'empoisonne vos
vies ", que simultanément il se présente comme étant non seulement une
dévastation universelle et en même temps son envers, maniaque, " je
survie et j'arrive à vous empoisonnez tous ". Si vous prenez les
formulations au pied de la lettre qui sont celles d'un mélancolique, je
m'étonne qu'on ne m'en ait pas fait la remarque jusqu'à présent, vous
avez les caractéristiques même de l'objet dit petit a par Lacan. Il
nous commande, nous affecte; on voudrait se débarrasser de ces
questions, mais il n'y a rien à faire, sans que nous le sachions, elles
sont là à nous commander. C'est ce qui produit ordinairement en cet
objet qui est toujours présent dans nos vies amoureuses plus ou moins
foireuses. Si ce que j'avance est exact, à savoir que ce qu'un
mélancolique nous dit, ce sont les caractères mêmes de l'objet. Cet
objet habituellement se tait, Et le paradoxe c'est que cet objet pour
une fois, il parle en clair, c'est un objet parlant. On est infoutus
d'en prendre la mesure, puisque ordinairement, il nous fout la paix. Il
nous tarabuste latéralement, on tourne autour, mais enfin il n'annonce
jamais la couleur. C'est la raison pour laquelle Lacan avait pu
l'appeler " l'abjet ".
Je vais essayer d'avancer pas à pas. Vous remarquerez que cet objet qui
parle, se présente sous un mode atemporel, il est anhistorique, il
parle dans une présence qui est réelle. Quand Freud formule : " Dans la
mélancolie, l'ombre de l'objet tombe sur le moi ", maintenant, il n'y a
plus moyen de lire un article sans qu'on cite la formule canonique.
Est-ce si exact ? Puisque à regarder de près, d'abord on pourrait se
poser la question, dans un beau cas de mélancolie, le Moi, où l'a-t-on
vu, si je puis m'exprimer ainsi ? En revanche si ce que j'ai dit
précédemment n'est pas faux : c'est l'objet qui a occupé tout le
terrain et a volatilisé tout le Moi. Nous sommes là sur une zone à la
fois clinique et théorique tout à fait fondamentale. En revanche si
vous abordez la question de la paranoïa, toujours en rapport à l'objet
ça concerne la ou les psychoses. Quand un paranoïaque se rebelle,
s'insurge en disant : " on veut faire de moi un pédé, une pute, une
ordure ", c'est très précisément le cas où son Moi lutte contre le fait
qu'on veuille le réduire à l'état d'objet. En d'autre terme la formule
freudienne concernant la mélancolie, elle vaut bien davantage pour la
paranoïa. Et donc nous aurions d'un coté, si ce que j'avance n'est pas
faux, l'objet qui aurait occupé tout le terrain, ayant volatilisé tout
le Moi, et du côté de la paranoïa au contraire le Moi qui se débat pour
que l'objet ne vienne pas occuper tout le terrain. Nous n'ignorons pas
combien il est fréquent, bien qu'on ait opposé la mélancolie et la
paranoïa, les réversions très fréquentes cliniquement de mélancolie en
paranoïa. Dans ce que je viens d'indiquer, aussi bien doctrinalement,
on voit beaucoup plus aisément comment une mélancolie se retourne en
paranoïa, avec la question énigmatique, pourquoi à tel moment le Moi se
volatilise, pourquoi à tel moment il se reconstitue, ce qui sont des
questions très énigmatiques.
J'aborderai la question, qui est essentielle, des pulsions, plus tard.
Mais je veux déjà en attendant vous rappeler comment dans la pointe
extrême d'une mélancolie, celle que vous connaissez sous le nom de
syndrome de Cotard, nous avons à faire à des sujets qui se présentent
comme bouffés, qui disent qu'ils n'ont plus de cœur, plus de poumons,
plus de nom ; en d'autre terme ils se plaignent que rien ne passe, et
qu'ils sont dans une obturation compacte; et en plus ils se plaignent
d'être immortels, éternels c'est-à-dire d'être dans une présence qui
fait toute leur douleur et qui demande qu'on les achève, qu'on les tue.
Ce qui est déjà dans cette pointe extrême de la mélancolie, mais qu'on
voit aussi bien dans d'autres structures, qui est l'indication d'un
problème pulsionnel majeur sur lequel je reviendrai, qui concerne très
directement cet objet qui a tout obturé.
D'un côté on a le mélancolique qui dit " liquidez moi pour soulager la
plénitude " affectieuse " que j'ai instaurée dans l'univers et où c'est
moi qui vient affecter l'univers ", c'est-à-dire que les affects sont
passés de l'autre coté. Ce qui est très important. D'ailleurs, la
preuve de cela elle réside dans ce terme clinique délicieux qui est
celui, à propos du Cotard, d' " analgésie douloureuse ". Tout le monde
se demande : qu'est ce que cela peut bien vouloir dire ? La clinique
est jonchée de termes bizarres que des cliniciens ont forgés pour
rendre compte de trucs dont ils ne savaient pas très bien comment les
formuler. L'analgésie douloureuse, si vous voulez que je le traduise
très simplement, je le dirai de la façon suivante : c'est qu'il n'y a
pas de douleur plus grande que de n'être plus affecté par rien. Le
sujet n'est plus affecté par rien, parce que c'est lui qui affecte.
L'affect est passé sur l'autre bord.
Peut être avant de vous parler de la manie, je vais parler de la
question dite pulsionnelle. Le Cotard se présente comme un objet a qui
viendrait obturer le monde, c'est-à-dire tous les orifices du monde,
cependant que ses propres orifices seraient tous obturés, ce qui
soulève une question très importante. Vous n'ignorez pas que depuis
Karl Abraham le terme d'objet partiel a été mis en circulation. Alors
nous avons toujours l'impression d'être tranquille avec l'objet anal,
oral, scopique, etc. Néanmoins il y a là une remarque très essentielle
de Lacan qui n'a jamais été à mes yeux suffisamment exploitée, c'est
quand il fait remarquer que le terme d'objet partiel n'a de sens qu'au
regard de ceci : que la pulsion s'y partialise. Ce qui signifie que la
pulsion, pour le dire autrement, elle prend parti, comme un parti
politique, elle " s'encarte ". Les yeux c'est fait pour voir, pour
regarder, la bouche pour bouffer et respirer, parler, les oreilles pour
entendre, donc que la pulsion se spécifie, elle se partialise.
Néanmoins, cette partialisation ne peut pas nous masquer le fait qui
est le suivant : ce n'est une partialisation, étrangement, que dans la
mesure où la pulsion a bien voulu se rattacher à un orifice anatomique.
Bien voulu. Puisque ce que nous enseigne les psychoses, c'est que ce
n'est pas toujours le cas. Nous connaissons tous ces sujets qui sont
fécondés par l'oreille, qui chient par le nez, dont la parole est
complètement déspécifiée, etc. en d'autre terme, dont les orifices
naturels sont tellement bien déspécifiés que cela peut aller jusqu'au
point d'un certain nombre d'enrayages organiques. Nous connaissons très
bien les fausses routes par exemple des mélancoliques, qui après toutes
les explorations ne donne rien du tout ou encore certaines morts
subites sine matéria, c'est-à-dire comment il y a là des faits qui
mériteraient pour nous d'étayer ceci : comment les faits de discours,
peuvent aider, la formule est de Lacan, les organes à se lier en
fonction. Du même coup avec cette question majeure, qu'est ce que nous
appelons des faits de discours, et comment, par quel miracle, nos
orifices anatomiques viendraient accomplir leur fonction, ce qui n'est
pas obligatoire. D'ailleurs actuellement tout le monde se demande
qu'est ce qui se passe avec ces mômes qui passent leur temps à se faire
des trous, des piercings, des incrustations, etc. précisément à des
endroits pulsionnels et parfois des endroits qui ne le sont pas. Se
faire des trous.
Il y a également un point que je voudrais ramener qui est un point de
doctrine et peut-être dogmatique mais on ne va pas pouvoir tout
traiter. Si la question de la pulsion n'est articulable que pour autant
que cet objet x appelé par Lacan " a " est tombé du sujet, c'est à dire
qu'il est irretrouvable, la pulsion ne peut qu'en faire le tour, mais
c'est cet objet disparu qui vient lester la pulsion. C'est le début de
la théorie des pulsions. C'est cet objet qui conditionne la viabilité
fonctionnelle de l'organisme. C'est sa chute, sa disparition, son
élimination, sa perte qui viabilise la fonctionnalité organique. Avec
du coup une question majeure, qui est thérapeutique : est ce qu'on
soigne l'objet ? Si un mélancolique comme je l'avançais, c'est l'objet
parlant, l'abjet, qui demande à ce qu'on le soustrait pour qu'un
discours s'instaure, comment pourrait on bien le soigner puisque c'est
son élimination qui conditionnerait la vie de ce grand corps dans
lequel il est inscrit ?
C'est pas parce qu'on prescrit, que c'est du soin. Ça ne permet pas de
contourner la question essentielle fondamentale, est-ce qu'on soigne
l'objet comme tel, cet objet appelé petit a. Donc là on est déjà dans
une zone : mélancolie, paranoïa, syndrome de Cotard, c'est-à-dire une
hypocondrie majeure. C'est quoi un hypocondriaque ? Là encore la
littérature est baveuse. C'est très proprement l'évocation par un sujet
d'être obturé par un objet insaisissable et le syndrome de Cotard c'est
une forme majeure d'hypocondrie, à quoi il est impossible d'entendre
quoi que ce soit, s'il n'y a pas une théorie quelconque de cet objet
insaisissable. Vous voyez déjà qu'autour de cette question de l'objet
on est en train de naviguer entre trois registres qui sont
interchangeables : la mélancolie, l'hypocondrie et la paranoïa.
Maintenant, si on aborde la question de notre jeune femme ce matin, je
vois ici l'un de nos collègues avec qui j'ai échangé quelques mots qui
a été l'un des proches de Henri Ey. Je me permettrais en l'absence de
Henri Ey, de lui faire quelques reproches avec votre permission. Si je
ne me trompe pas, c'est dans ses études psychiatriques que Henri Ey, à
propos de la manie, avait démarré le texte en disant : dans la manie il
y a une libération pulsionnelle, c'est un festin totémique, etc. Ce qui
pose une redoutable question, parce que ce que l'on constate chez un
maniaque, c'est d'abord, il serait plutôt une déspécification orale. Si
je prends les choses sous l'angle suivant : parler de la
déspécification orale en tant qu'elle concerne la parole, la
respiration et la nourriture par exemple. Ce que nous constations ce
matin avec notre jeune femme et ce fait qualifié de fuite des idées,
qui nous vient des allemands, notre idée spontanée, c'est ce qu'elle
nous récitait parce qu'elle avait lu ou entendu des trucs : " et bien
oui, j'ai une logorrhée ". Enfin, cela ne fait pas une fuite des idées.
La fuite des idées laisserait supposer que le flot se précipiterait,
comme si on ouvrait grand les vannes. Ce n'est pas de cela qu'il
s'agit. La fuite des idées c'est très précisément autre chose,
c'est-à-dire que le sujet n'est plus dans le discours, il ne parle
plus. Il débite de la parole mais ça ne cause pas. Il y a de la parole
adressée à personne et cela ne fait pas un discours. La fille de ce
matin, qui avait très précisément une fuite des idées, elle tenait nul
discours, c'était du bric à brac , elle avait une parole complètement
déspécifiée et sans adresse.
Deuxième truc : dans les grands accès dits maniaques, on voit des
sujets qui bouffent et boivent n'importe quoi, ils peuvent bien boire
aussi bien de l'eau de javel que bouffer les cailloux de l'hôpital, et
gober les mégots : déspécification orale. Je le prends comme cela parce
qu'une pulsion c'est spécifiée, ça a pris parti. Déjà dans la
mélancolie on voit une déspécification , mais alors là, c'est poussé à
son maximum. Dans certains cas on constate comment les maniaques ont du
mal à respirer mais surtout, et ce matin on le constatait très bien,
comme ils sont gobés, chopés par tous les bruits aléatoires,
événementiels qui se produisent dans le monde, ce sont eux qui sont
tout le temps sucés, aspirés, scotchés à aller boucher tous les trous
du monde.
Ce matin c'était également assez éloquent, y compris le regard, puisque
on constatait comment le regard vient scotcher le sujet à l'autre. Nous
constations ceci, il n'y avait pas la note, puisqu'elle était un peu
calmée cette malade, d'obscénité bavarde et débraillée, qui serait
celle d'une maniaque qui fait le bonheur des grandes descriptions
classiques. Ce que nous constations, ce n'était nullement une
pathologie de l'humeur, mais plutôt une pathologie de l'affect. Elle
n'était pas affectée. Cependant on l'a dit tout à l'heure, que le
mélancolique, c'est lui qui affecte. Et avec ce trait de cette jeune
femme de ce matin, c'est qu'elle avait ce côté désarrimé, et non lieu
baladeur. Elle n'avait pas de place, ce qui est quand même un trait
pour le maniaque. Ils ne peuvent pas tenir en place parce qu'ils
s'offrent à se coapter, à se collaber à tout ce qui dans le monde
viendrait faire bruit, c'est-à-dire trou.
Là encore je serais encore un peu anti Henri Ey, dans la mesure où il
disait : le maniaque à une grande gueule. Je prendrais plutôt les
choses d'un autre côté en disant ce n'est pas lui qui a une grande
gueule, mais c'est lui qui est bouffé tout cru par la grande gueule de
l'Autre et par tout ce qui se présente dans le monde. J'inverserais
plutôt la proposition. Ce qui me permettrait de faire la remarque
suivante. C'est pour cela que les questions cliniques, la ou les
psychoses, elles sont mal ficelées, macroscopiques. Ce que j'ai relevé
concernant la mélancolie, c'est-à-dire ce que dit un mélancolique, et
bien si vous m'avez bien suivi, le maniaque, il l'est. La petite de ce
matin a réussi à se faire virer de partout, elle était rejetée de tous.
Ce que dit le mélancolique, le maniaque, il l'est. Ce qui n'est pas le
contraire. Et cela nous ne pouvons le formuler qu'à partir d'une
théorie de l'objet, d'une topologie du sujet, faute de quoi nous avons
le plus grand mal à rendre compte de ceci que l'un n'est pas l'envers
de l'autre, parce que ce que l'un dit, l'autre il l'est. et s'il faut
inverser la problématique, le revers de la mélancolie serait bien
d'avantage la paranoïa.
Comme vous voyez on est déjà en plein dans la question " la ou les
psychoses ", pour autant qu'une des questions qui transfile tout ça
c'est la question de majeure de l'hypocondrie, comme cet objet qui n'a
pas été éliminé, qui n'est pas tombé, qui vient empoisonner le corps du
sujet. Vous pouvez le constater, la fille de ce matin, c'était une
oralité déspécifiée. On va tirer quelques fils supplémentaires,
toujours sur ce thème la ou les psychoses, que je prends sous l'angle
de l'objet, sous l'angle des pulsions. Dans la littérature on parle
tout le temps de la question pulsionnelle y compris chez les
psychotiques. Là encore se pose la question, pour autant que la pulsion
ne soit lestée que par la chute de l'objet, comment peut-on parler de
pulsion pour des sujets chez qui l'objet n'est pas chu et qui en plus
se plaignent de leur obturation par cet objet et qui pour certains ont
même des dysfonctionnement organiques liés à cette absence de chute de
l'objet ? Cette question de la pulsion chez les psychotiques devient
tout à fait bizarre, puisque elle est corrélative de la question du
fantasme. Le fantasme c'est l'objet dans l'autre en tant que caché,
c'est ce qui nous aspire chez le partenaire par exemple, sachant que ce
n'est jamais le bon. Quand un sujet, comme c'est le cas du mélancolique
vient s'équivaloir à l'objet, c'est-à-dire que c'est un pur sujet qui
n'a pas perdu l'objet, qui donc est interchangeable, qui s'équivaut à
l'objet, qui est également un pur objet, on ne peut pas parler de
fantasme ni de pulsion.
Déjà avec ces quelques repères, on devrait pouvoir s'orienter dans
nombre de cas de psychose, pour autant que ces quelques remarques leur
soient communes à toutes, quelque soit la polyphonie ou la diversité.
D'ailleurs pour revenir sur cette question de la fameuse fuite des
idées, on pourrait l'appeler autrement. Si l'on reprend par exemple ce
que Lacan appelait le graphe du désir, le graphe de subversion du
sujet. C'est à dire comment nous sommes sur une chaîne vectorisée avec
un comput, nous parlons, et à mesure que nous parlons, nous
rétroagissons sur ce que nous avons dit, puis nous anticipons sur ce
que nous allons dire, puis en plus nous sommes l'émetteur et le
récepteur de ce que nous formulons. Dans ce graphe, la boucle de
rétroaction que Lacan avait appelé S(A/) c'est-à-dire le point ou la
signification s'arrête, s'arrime, se stoppe vaille que vaille. Ce point
a disparu. C'est-à-dire que ce qui vient ordinairement stopper la
signification sans que nous sachions ce que c'est, a sauté. La preuve
en étant, vous connaissez tous pour peu que vous ayez un peu
d'expérience, ces cas de psychose, où il y a des signifiants sans
signification et des significations pures sans signifiant, c'est-à-dire
l'indication de l'absence d'arrimage obligatoire du signifiant d'avec
la signification et leur possibilité d'une disjonction absolue. Donc il
faut un outillage qui vienne nous donner l'impression vaille que vaille
que la signification se boucle. Lacan appelait ça le S(A/), on pourrait
l'appeler de différentes façons. Enfin au moins ça, ça a disparu. Et ce
matin vous constaterez chez la petite que nous examinions que
précisément il n'y avait aucune signification qui parvenait à se
boucler. Ça c'est une signature, le fait que la signification ne puisse
pas se boucler, qu'il n'y ait pas de rétroaction, de bouclage de la
signification. Ça c'est un trait commun à toutes les psychoses. Alors
bien entendu, il y a des psychoses plus ou moins cristallisées sur
l'objet.
Maintenant, comme nous le savons, la mode est à la comorbidité. On
aurait une érotomanie et une paranoïa comme si j'avais une grippe et
une fracture de jambe. Je vous évoquais le cas, qui n'est pas étranger
au cas que nous avons examiné ce matin, de cette jeune femme qui avait
passé une bonne partie de sa vie dans un état de manie chronique. Puis
à la suite d'un avortement, elle démarre une érotomanie sur un homme de
média, assez connu. En d'autres termes, elle était passé de cette
absence de cristallisation de la manie qui faisait d'elle un objet,
près à se collaber à n'importe quel trou dans le monde, à une
cristallisation sur un objet, qui lui garantissait sa complétude, qui
lui donnait un certain arrimage, mais sans aucune dialectique possible.
Passer d'une manie à une érotomanie, la ou les psychoses ? Enfin les
faits sont fréquents.
Il y a une notation qui vient de Kraepelin où il dit que les maniaques
ne résistent à rien, je voudrais faire remarquer que c'est un trait
général des psychoses. La meilleure façon de déclencher une psychose,
c'est en règle générale la psychanalyse. " Dites moi tout ", et comme
le sujet ne peut pas, il est devant son impossible, la psychose se
déclenche. Ma position sur cette question est la suivante, le transfert
chez les psychotiques, loin qu'il n'existe pas, il leur est le plus
souvent irrésistible. Le psychotique ne résiste pas au transfert.
Clairambault avait fait un article sur Erotomanie et Paranoïa, un cas
qui avait les deux versants, érotomanie et paranoïa. C'est un cas de
monnaie courante et qui s'explique très bien aléthiquement. Ce qu'on
peut observer dans les effets du transfert chez les psychotiques, ce
sont des effets de décomposition de tous les éléments ordinairement
intriqués dans le transfert. Par exemple dans le cas considéré, on
assiste à une désintrication qui va faire porter l'amour d'un coté et
le désir éprouvé sur le mode persécutif de l'autre. Telle patiente,
qu'avec mon ami [---] , nous suivons depuis longtemps, nous envoie des
lettres amoureuses et pacifiques, avec nous elle ne risque rien, enfin
je vois votre scepticisme, mais il n'y a que le risque du transfert,
elle se satisfait d'un atermoiement indéfini. D'un autre coté elle a
développé un délire paranoïaque qui porte sur un beau frère qui a
épousé sa frangine. Elle ne peut plus rentrer chez, elle sent le désir
obtus et obscur dudit beau frère à son domicile. Donc on voit là des
intrications qu'on connaissait chez les névrosés ; dans les psychoses,
elles sont présentes, mais sur un mode démétaphorisé entre le versant
amoureux d'un coté et le versant désirant de l'autre. Mais il y a des
cas encore plus complexes où on voit se désintriquer l'amour, le désir
sur le mode paranoïaque, un automatisme mental, etc.
Donc la ou les psychoses ? Au début ça avait l'air d'une schizophrénie
bien gentille, tranquille, pas trop cristallisée et puis vingt ans
après, c'est plusieurs psychoses ? C'est la même ! C'est simplement les
éléments normalement intriqués dans le transfert qui se sont
désintriqués, normés, vivifiés et qui sont là lisibles sur la table.
Enfin, cela se produit, je parle là de l'expérience thérapeutique et
transférentielle à l'état cru, tout le temps, on en a plein d'exemples.
Donc j'insiste sur ces phénomènes de décomposition qui donnent lieu à
des tableaux complexes, souvent variés, mais qu'on ne peut appréhender
qu'à la condition d'avoir une doctrine du transfert et de l'objet.
Je n'ai pas employé le terme de forclusion, je l'ai évité délibérément
parce qu'on peut tout à fait arriver à traiter de cette question en
partant d'un autre point, qui est par exemple le point par lequel je
suis entré à savoir celle de l'objet et de la pulsion. Forclusion, je
voudrais quand même rappeler que ce n'est pas un truc qui se repère
comme tel. Personne n'a jamais vu la forclusion. On n'en connaît que
les effets. La formulation du terme forclusion est le produit d'une
déduction logique pour rendre compte d'un certain nombre de phénomènes.
Comment pourrait-on repérer la forclusion, puisque par définition c'est
un truc qui a disparu et si bien disparu que, c'est comme quand un
marin se noie, on dit qu'il a fait un trou dans l'eau. Allez voir où il
est le trou. Mais on en connaît les effets, il y a quelque chose qui
manque à bord. Je n'ignore pas les multiples discussions qui ont pu
animer les uns et les autres, concernant la forclusion, les formes de
forclusion. Je me suis même un peu accroché avec certains amis proches,
qui notamment à partir de l'histoire de l'Homme aux loups, voulaient
parler de forclusion partielle. Moi je ne sais pas ce que c'est que la
forclusion partielle. C'est une affaire qui marche selon la loi du tout
ou rien, il y a ou il n'y a pas. Cela ne veut pas dire que les effets
qu'on recueille soient homogènes.
Il y a un problème à mes yeux. Lacan un jour que je lui faisais cette
remarque, m'avait dit : c'est un problème d'étendue de la forclusion,
c'est un problème de topologie. Qu'est ce qui distingue les formules
grammaticales différentes d'un délire de jalousie, d'un délire
érotomaniaque, d'un délire de revendication, puisque cela concerne très
directement l'objet ? L'objet dont on m'a privé, il faut absolument
qu'on me le rende et l'autre ne veut pas me le rendre ; ou encore c'est
l'autre qui me veut et sans moi il n'a pas de complétude, etc. Ces
formes que Lacan appelait les aliénations inverties, diverties,
converties, ce sont des modalités d'articulation particulières, en
rapport avec l'objet, mais qui comme tel sont pétrifiées et
indialectisables et qui concernent ceci, c'est que de toute façon,
l'objet il est sur la table, il ne peut plus s'en décoller, il ne fout
plus la paix, il est là omniprésent.
Ce matin quelqu'un évoquait la question de l'autisme, c'est quand même
bien différent, que quelqu'un n'ait jamais été introduit au langage ou
qui y ayant été introduit jusqu'à un certain point, à un moment il ait
dit stop, je ne veux pas, je bazarde, je me tire, les conséquences à
distances sont bien entendu, bien différentes. Alors qu'est ce qu'on va
dire, la ou les psychoses ? Ce qui au moins en fait l'unité c'est un
certain nombre de traits, entre autre nous avons pu repérer, mais il y
en a beaucoup d'autres, qu'il s'agisse de la pétrification de la chose,
du discours, de l'échange, du dialogue. Ce qui ne veut pas dire son
absence de possibilité évolutive. Ce n'est pas parce que le dialogue
est pétrifié, comme le cas de ce matin, cela ne risque pas d'aboutir
quelque part, je n'ai pas dialogué avec elle. Mais en insistant, cela
pouvait arriver quelque part. La ou les psychoses ?
Comme vous voyez on est là sur les questions qui concernent également
tout le problème de savoir comment une psychose cristallise, comment on
peut la faire cristalliser, en bien ou en mal. Par exemple, pour
prendre un cas que j'avais évoqué au séminaire de Stéphane Thibierge,
il se trouve que j'avais été mêlé à une histoire d'expertise d'un gosse
qui a tué père et mère, un gosse, un psychotique gentil, gentil comme
tout, pas cristallisé, brave gosse, poreux. Puis un jour à l'occasion
d'un déménagement, il se lève à 6h30 du matin, il tue son père et sa
mère. L'étude du cas, bien qu'en Droit ce soit qualifié de parricide,
il n'avait tué ni père ni mère : il avait éliminé l'objet. Il avait
cristallisé et il avait éliminé l'objet.
Je ne fais là qu'indiquer les voies par lesquelles je prendrais la
chose ; pour ce qui me concerne, il y a une unicité fondamentale des
psychoses, qui se manifeste dans des formes de cristallisation variées
et dont certaines ne sont pas cristallisées, qui sont susceptibles de
cristallisation, en général de façon fâcheuse d'ailleurs, mais enfin
c'est un arrimage. Voilà comment je répondrais à l'affaire, avec comme
point commun la question fondamentale de l'objet, qu'est ce qui fait
que du fait du langage qui nous dénature, l'objet de l'homme est un
objet tout à fait spécifique, qui n'a rien de naturel, qui n'existe pas
dans la nature et qui est le pur produit d'une section produite par
l'introduction d'un sujet au discours et au désir et qui peut y entrer
ou pas. Quand il n'y entre pas, curieusement, ça se met à s'enrayer. Il
y a toujours une erreur de l'être parlant dans son rapport à ses
objets. Nous savons que les animaux ne se gourent pas, jamais. Nous on
est toujours dans l'erreur du simple fait de parler. Voilà à peu près
l'angle sous lequel je voulais prendre les choses, il y en a d'autres,
mais peut être que cela suffirait ainsi.
Dernière remarque quand même, dans les psychoses, il y a des troubles
du langage. Quand je prends un dossier et quand il y a marqué " pas de
troubles du langage ", moi je ne sais pas de quoi parle le type. Tout
dépend de l'idée qu'on a de ce que cela veut dire trouble du langage.
Ce matin, avait-elle des troubles du langage ? Sur le plan grammatical,
c'était parfait. Elle avait une grammaticalité remarquable dont on peut
même se dire qu'elle était entièrement supportée et soutenue par cette
grammaticalité. En revanche là où elle était en défaut, c'était dans le
registre de l'adresse à l'autre, elle était sans adresse. Alors, est ce
que être sans adresse est un trouble du langage ? Peut être pas pour
les linguistes, mais pour nous ? Parce que je peux parler la langue la
plus parfaite, de la grammaticalité la plus pure et être sans adresse
ou comme certains, parler sans métaphore. Délibérément, essayez de
parler sans métaphore, vous n'arriverez pas. Mais quand vous entendrez
quelqu'un parler sans métaphore, c'est de la psychose. Mais est-ce que
c'est un trouble du langage de parler sans métaphore ? Pas pour les
linguistes. Pour nous, oui. Quand on dit il n'y a pas de trouble du
langage, il faut avoir quelques biscuits. C'est une des raisons pour
lesquelles, je trouve déplorable que actuellement, quand on lit des
observations en milieu hospitalier, elles sont d'une nullité effarante,
parce que la bonne façon de prendre les choses, c'est d'avoir le
verbatim. Parce que nous sommes infoutus en tant que névrosés, nous
sommes incapables de restituer correctement ce qu'a dit un psychotique.
Par exemple un psychotique qui aurait un usage sui generis des
conjonctions de coordination, nous serions infoutus de le restituer si
on ne l'a pas noté. De temps en temps on choppe un néologisme, mais il
y a des néologismes sémantiques qu'on est incapable de restituer.
Est-ce qu' un néologisme sémantique c'est un trouble du langage ? au
sens des linguistes, certainement pas,puisque la question de la
signification ce n'est pas celle du linguiste. Nous, on l'a posé sous
l'angle de " qu'est-ce qui vient boucler la signification ? ".
Donc voila mes quelques remarques qui me ramènent à mon point de
départ, quand nous parlons de psychose, de quoi parlons nous ? Les
psychotiques, il y en a plein, ils ont l'air tout à fait normal. Sur la
ou les psychoses, bien entendu, il y a des formes spécifiées,
articulées autour de faits cliniques identifiables, pas tous, mal
identifiés et un mode de dénaturation de l'être humain, qui est lié à
un certain type de trouble, qui a des effets dont on peut produire des
registres, même si à cet effet nous sommes encore carents. Cette
question la ou les psychoses, je ne vois pas d'obstacle à parler de la
psychose et que dans la psychose on parle de ceci ou de cela. Il est
évident qu'une psychose qui n'est pas du tout cristallisée, on ne va
pas l'aborder comme une psychose qui est cristallisée sur le mode
offensif. Evidement que cela a des conséquences pratiques et puisque
j'ai pris l'exemple de la mélancolie, entre autre, cela me permet de
poser la question dite thérapeutique, est ce qu'on soigne l'objet ? Ce
n'est pas parce qu'on a prescrit quelques médicaments, qu'on a fait du
soin, on a apaisé, enfin est-ce qu'on a traité l'objet ? D'une question
préliminaire à tout traitement possible de l'objet ? En plus c'est un
objet qui ne se laisse pas attraper, qui est invisible. Voilà mes
quelques remarques sur le sujet que vous m'avez proposé. Je vous
remercie de votre attention.
Alain Cardon : C'est nous qui vous remercions Marcel d'avoir déplié
devant nous un certain nombre d'éléments, des éléments qui peuvent
servir de boussole.
Dominique Sautel : Je voulais déjà remercier Marcel Czermak d'avoir été
aussi précis dans son exposé surtout en nous parlant de l'objet qui est
quand même quelque chose assez difficile à appréhender. Je ne vais pas
revenir sur toutes les questions qu'on vous posait parce que certaines
ne tournaient pas justement autour de l'objet. Nous allons essayez de
nous concentrer sur ce que vous nous avez dit. Je voulais revenir sur
cette idée de l'ombre de l'objet justement qui tombe sur le moi. Quand
vous nous dites il tombe sur le moi, mais est-ce que le moi existait
vraiment avant qu'il lui tombe dessus ? C'est un peu pareil aussi quand
on parle de la boucle de la signification qui a disparu, a t- elle
jamais existé auparavant ? Quand on parle comme ça, de choses qui
disparaissent ou qui tombent, qu'est-ce qu'il y avait finalement avant
que cela tombe sur le moi ou avant que la boucle de la signification
ait disparu ? L'histoire de la boucle de la signification, cela nous
rapporte au cas clinique de ce matin et à toutes les questions que les
cliniciens qui avaient rencontré cette jeune femme, se posaient.
C'est-à-dire qu'en effet, là elle avait disparu et avec quand même
toute la question de, quand elle va mieux, les choses apparaissent de
façon beaucoup moins évidente, voire n'apparaissent pas si on ne sait
pas qu'elle fait des décompensations, si on n'est pas venu vérifier que
ça disparaissait.
Marcel Czermak : C'est une vraie question : qu'est ce qu'il y avait
avant ? Il n'y a pas si longtemps, une de nos collègues Corinne Tyszler
s'est livré à un travail sur des cas, si je ne trompe pas, de manie, en
dehors des périodes critiques. Elle retrouvait dans son travail, sur le
mode amorti, tous les traits patents. La question étant que
ordinairement pour des raisons qui sont liées à nos propres
configurations, à nos propres résistances, nous avons le plus grand mal
à repérer, à apprécier ces traits. A partir du moment où quelqu'un a
l'air de faire des phrases construites, de bon sens, on s'en contente,
on se contente de peu. Par exemple, pour prendre une question que nous
n'avons pas évoqué encore, ce matin, vous avez remarqué comment cette
jeune femme qui nous parlait, nous parlait sur un mode atemporel. C'est
très intéressant. En d'autre terme, ce qu'on appelle ordinairement
l'anhistoricité des psychoses, s'avérait être plutôt une adiscursivité
et qu'il y a avait cette dimension atemporelle dans son propos. Qu'est
ce qui vient pour un sujet parlant organiser sa temporalité ? C'est un
gros truc. Chacun de nous a son rythme, sa façon de parler,
d'accentuer, de manger, ses goûts, sa façon de marcher, sa signature.
Tout cela est organisé sur un mode qui pulse, qui est scandé, qui a son
comput. Il y a des gens pour lesquels ça nous est infiniment plus
difficile de l'appréhender. Jusqu'à quel point sommes nous en mesure
d'appréhender qu'un sujet donné, même s'il est capable de lire l'heure
ou d'être à l'heure au rendez-vous est fondamentalement en dehors du
temps ? Et tout est à l'avenant. Donc on est là dans des zones
extrêmement difficiles à appréhender, qui mettent à l'épreuve ce qui
est la vraie science du clinicien, à condition qu'elle soit élaborée et
qu'il ne se contente pas des histoires un peu grossières. Pour ce que
l'on évoquait, la question de la mélancolie et de la manie, que ces
accès s'apaisent, pourquoi, on n'en sait foutrement rien. Freud l'avait
également mentionné dans Deuil et mélancolie, on n'en sait rien, ça
s'arrête, ça s'épuise, trois à six mois, pourquoi ? On n'en sait rien.
Enfin, ce n'est pas une raison, parce que nous n'en savons rien et
qu'on peut en faire toutes les hypothèses, qu'on n'a pas, à partir de
ce qu'on a repéré dans l'accès patent, ce qu'il en est quand la chose
est apaisée. Or s'agissant des accès massifs, patents, visibles, est-ce
que notre calibrage clinique des faits est suffisant ? Je dis que non.
Ce pourquoi, par exemple, je milite, c'est en d'autre, là, comme vous
l'avez senti, pour une révision de la clinique de la manie et de la
mélancolie à partir de la position de l'objet. Je pense c'est un truc
fondamental. Si on se contente de la clinique de la maniaco dépressive
héritée de Kraepelin, qui d'ailleurs est excellente, on est quand même
très loin du compte et par ailleurs en régression là dessus.
Pour prendre l'exemple que j'évoquais il n'y a pas longtemps avec
Stéphane, ça fait très longtemps que je ne me suis pas occupé de gosses
et puis je vois apparaître un nouvelle espèce de champignon sur le
terrain clinique, il parait qu'il y a des gosses hyperkinétiques. Moi
je ne sais pas ce que c'est , je dois vous dire, j'ai vu des gosses
emmerdeurs, chieurs, agités, turbulents, anxieux, j'ai vu des vraies
manies chez les enfants, mais alors les gosses hyperkinétiques je ne
sais pas ce que sais. Alors je vais voir dans les revues, parce qu'il
faut quand même voir ce que les types écrivent. Et alors c'est quand
même formidable, ça a tout de la description d'une manie, moins bien
écrite que Kraepelin, Lasègue, Magnan. Un détail qui est quand même
capital dans ces articles médicaux où l'on fait un diagnostic
différencié : il n'y a pas la manie. Ou quand il y a la manie, on
oublie la fuite des idées, qui est un trait pathognomonique ; donc on
est en pleine régression.
Donc la question que vous posez est une question essentielle, elle ne
peut s'appréhender qu'avec un appareillage théorique issu de la
clinique et qui vient un peu l'infléchir ; à partir de quoi ces faits
plus discrets, plus ténus, nous pourrions les appréhender. Autrement,
il est vrai, que dans nombre de cas on se demande de quoi s'agit-il.
Enfin, on connaît une des réponses correctes, c'est de se dire que
c'est le transfert qui fera la preuve clinique. C'est par le transfert
qu'on saura ce qu'il en est, en sachant évidemment que c'est parfois
périlleux, qu'on a des surprises, parfois elles sont bonnes, parfois
elles sont moins bonnes. On a tous eu des cas où on se demandait mais
de quoi s'agit-il ? Il a des problèmes identificatoires complexes que
je n'arrive pas à apprécier et le transfert fait la preuve, un jour on
se retrouve avec une érotomanie ou une paranoïa. Je ne pense pas qu'il
y a à reculer devant cela, dans la mesure ou au moins cela nous apprend
beaucoup de choses, même si c'est involontairement.
C'est intéressant, des cas par exemple dont j'entend parler en
contrôle, cas qui ont l'air d'une névrose obsessionnelle et puis le
praticien se débrouille plutôt bien, avec gentillesse, tact, et puis un
beau jour le patient démarre paranoïaque, ce qui est un vrai effet de
transfert : tout ce que je dis est répété, on entend tout ce que je
dis, etc. Alors quand on sait que le sujet est en contrôle, avec des
effets éventuellement de retour, etc. C'est sûr que la question de la
boucle rétroactive qui vient boucler la signification, c'est
fondamental. Il y a des gens vraiment perplexes, d'abord on peut jamais
les arrêter, ils ne vous laissent pas en placer une, comme la fille ce
matin, mais ce ne sont pas toujours des maniaques. Vous leur dites au
revoir, ils continuent à parler dans votre cour et dans la rue et votre
concierge vous dit : il y a monsieur untel qui vient tous les jours à
7h30 du matin, c'est curieux il parle toujours tout seul en partant de
chez vous. C'est quoi cette histoire ? Il y a quelque chose qu'il
n'arrivait pas à stopper, à scander, quelque chose qui ne boucle
jamais, donc vous avez l'impression d'une espèce de piétinement
permanent. Ou à l'inverse, ces sujets qui parlent à un rythme tel, que
le temps qu'ils aient fini leur phrase, vous avez oublié ce qu'il y
avait au début. Alors allez vous débrouilliez avec ça. En tout cas
c'est agencé de manière à ce qu'il n'y ait jamais de signification qui
puisse être enregistrée quelque part ; est-ce que c'est un refus ou une
résistance à ce qu'une signification soit enregistrée ou est ce qu'il y
a une signification impossible ? Ce sont des problèmes essentiels sur
lesquels on travaille assez peu. Ce matin il y avait une chose qui
était visible : dans l'état ou était cette fille, j'étais dans
l'impossibilité de scander quoi que ce soit de son propos, impossible.
C'est très intéressant quelqu'un qu'on n'arrive pas à scander, dans le
tempo de qui on ne peut pas s'introduire, qu'on ne peut pas accrocher.
Il y a là toute une polyphonie de problèmes cliniques très
intéressants, qui concernent toutes ces zones difficiles à appréhender
et qui sont fréquentes. Pourquoi, tel mélancolique vire à la paranoïa,
c'est-à-dire que là où il n'y avait que de l'objet, il y a du moi qui
se reconstitue, par quel miracle ? Ça tient à quoi ? On n'en sait rien,
on le constate. Voilà comment je répondrais à votre question. Quel
statut donner à ces sujets ? Vous ne savez pas de quoi il s'agit, enfin
ils se débrouillent dans la vie, ils bossent, ils ont femmes et
enfants, etc., et curieusement ils sont toujours dans, pas l'acting
out, mais le passage à l'acte. C'est-à-dire qu'il y a toujours des
moments où quelque chose n'arrive pas à se formuler, qui les
précipitent dans un acte. Et vous n'y pouvez rien. Vous vous demandez
quelle part vous y avez au titre du transfert, vous pouvez parfois
l'apprécier, pour autant qu'un passage à l'acte ce n'est pas stricto
sensu, ce n'est pas spécifique de la psychose, un névrosé peut aussi
bien présenter des vrais passages à l'acte. Ce que le psychotique ne
peut pas commettre c'est de l'acting out. Un passage à l'acte cela
n'est pas spécifique, cela peut valoir pour un névrosé comme pour un
psychotique. Quelqu'un qui est toujours dans le passage à l'acte, quel
statut vous allez donner à ça ? Vous dites un passage à l'acte, cela
peut être un équivalent, ce qui ne veut pas dire que c'est, mais pour
le reste…Et là nous sommes sur des zones difficiles, je pense qu'avant
de vouloir les résoudre, il y a des questions de taille qu'il faut
continuer à épurer. A fortiori, la moindre hystérie un peu agitée ou un
peu abattue est actuellement calibrée de maniaco-dépressive ; c'est
formidable, tous les schizophrènes qu'on voit maintenant, c'est quand
même inouï ! Je suis sûr que la moitié de cette salle, s'il lui arrive
un pépin, serait calibrée schizophrène ou maniaco-dépressive. Donc la
question de qu'est ce que c'est qu'une clinique, comment elle se
fabrique, cela suppose un appareillage théorique analytique extrêmement
complexe qu'on a voulu délibérément évacuer ; maintenant la doctrine
c'est la constatation en tant qu'athéorique, comme s'il y avait la
moindre constatation qui n'appliquait pas une théorie latente, ne
serait-ce que celle du fantasme normal, ce qui impose dans la pratique
qu'on se le bazarde, qu'on le mette de côté. Mais ça c'est un fantasme
! C'est un fantasme de faits criblés, relevés, colligés de façon
a-théorique. C'est un vrai fantasme, c'est le fantasme de ne pas se
mouiller !
Dominique Sautel : Comment faire sans ?
Marcel Czermak : Comme je serais à la retraite avant vous, je n'aurais
pas à traiter du problème. C'est un problème que je vous laisserai. A
chaque génération ses tâches, ses difficultés et ses joies. Je vous
souhaite bon courage.
Dominique Sautel : Je voulais justement qu'on revienne un peu sur la
mélancolie. Il y a des choses que vous avez évoquées qui m'ont
intéressée. Quand vous dites qu'avec la mélancolie, soigner l'objet ce
serait éliminer le sujet lui-même, ce serait faire tomber l'objet, ce
serait tranché dans le vif ; d'ailleurs, parfois ils le font, mais ce
n'est pas forcément si fréquent. Quelle est la différence entre un
mélancolique qui va essayer de faire tomber l'objet en faisant une
tentative de suicide, enfin qui apparaît pour nous une tentative de
suicide, et celui où il y a un discours qui soutient ça et qui demande
à l'autre de le faire ? Qu'est ce qu'on peut dire de cette différence
de positionnement par rapport à l'autre ?
Marcel Czermak : C'est du même ordre. Si je suis votre objet,
débarrassez vous de moi, puisque je vous obture. Nous avons là un
rapport au corps très particulier, puisque ce n'est pas le corps
anatomique du sujet. Le regard ça peut aussi bien être la fenêtre,
c'est-à-dire, que si je passe par la fenêtre comme mélancolique, on va
dire " c'est une tentative de suicide ". Pas nécessairement, car il a
été sucé par le regard de l'Autre. Il ne faut pas confond tentative de
suicide et précipitation, il n'a pas l'intention de se tuer. L'Autre
veut se débarrasser de moi. Cela suppose une réflexion sur quel type de
corps est en jeu dans ce genre de problème, ce n'est pas le corps d'un
névrosé avec des orifices d'entrée et des orifices de sortie. Là, ça a
plutôt l'air de se présenter sur un mode d'une complétude sphérique.
Vous connaissez aussi ces psychotiques qui vous disent qu'ils n'ont
plus qu'un seul trou. J'en ai connu un comme ça. Il avait sa théorie de
n'avoir plus qu'un seul orifice, plus ou moins cloacal et inférieur qui
accomplissait pour lui-même toutes les fonctions d'ingestion,
d'excrétion et de fécondation. On dit, c'est une théorie délirante,
certes, mais c'est bien intéressant sur le plan théorique qu'il puisse
grâce à l'endoscopie propre au psychotique, dessiner un corps
sphérique, mono-orificiel. C'est complètement hétérogène du rapport
d'un névrosé à son corps. Voire même, comme c'est le cas du Cotard, que
son corps soit l'univers lui-même en tant qu'enveloppe de l'univers et
qui contiendrait tous les objets de l'univers ; en tant que couverture
générale de l'univers, il est affligé d'une complétude tellement
intolérable, que comme on le sait, il peut se couper la main ou se
crever le bide, c'est-à-dire faire trou. Avec la question surnuméraire,
nous confondons aisément nos orifices anatomiques naturels avec nos
trous. Dans les bons cas ça se superpose à peu près, ça marche vaille
que vaille. Mais la clinique montre qu'il y a des gens pour lesquels ça
ne se superpose pas et qui se trouent ailleurs. Cela pose la question
pour l'être parlant de ce que c'est qu'un trou, à distinguer d'un
orifice anatomique, ce qui nous est masqué. Lacan avait cette formule :
" il arrive que nos pulsions se raccordent à nos orifices naturels par
faveur anatomique ". C'est au poil comme terme, faveur, cela n'a rien
d'impératif. La clinique montre que effectivement, cela peut très bien
ne pas se superposer.
Curieusement, il y a plein de gens qui de nos jours se font des trous.
On parle d'automutilation ce qui ne veut rien dire. C'est un vrai
problème clinique et théorique. Qu'est ce que c'est que cette mode
actuelle qui se répand à toute vitesse, de tous ces gens qui se font
des piercings sur les paupières, la langue, le nombril, le vagin et
puis parfois là où il n'y a pas d'orifices anatomiques ? C'est quoi ce
truc ? C'est précisément dans les zones pulsionnelles où à la fois on
comble et on troue. On obture l'orifice anatomique et on le troue. Le
prendre comme ça c'est autrement plus intéressant que de ce dire c'est
de l'automutilation. Qu'est ce que c'est que ces nénettes qui se
mettent un clou dans la langue ? Sur le plan de la fonction de
l'orifice naturel, remarquons qu' à la fois on le perce et on le bouche
? Alors on a des questions qui sont déjà beaucoup plus des questions de
mathématique, de logique, et de topologie ; cela décale l'appréhension
phénoménologique habituelle. Vous constaterez qu'en règle générale les
sujets qui se livrent à ce genre de manœuvres sont des gens chez
lesquels vous repérerez toujours cliniquement une spécification
pulsionnelle fragilisée ou mal installée, bien que ce soient des sujets
chez qui on peut parler de pulsion.
Stéphane Thibierge : Je vais, Marcel, proposer quelques remarques à la
suite de votre intervention. Pour ma part je suis très content qu'un
certain nombre de nos étudiants aient pu entendre de votre part cette
manière que vous enseignez, à laquelle je dois une bonne part de mon
travail, c'est-à-dire une façon de faire état de la manière dont nous
travaillons et dont nous procédons avec les difficultés que nous
rencontrons, sans esquiver ce qui dans ces questions fait effectivement
difficulté, pas au sens où on se complairait dans les difficultés pour
les difficultés, mais au sens où ça fait vraiment os, ça nous arrête,
comme de vraies difficultés et où nous sommes amenés à faire état de la
façon dont nous nous débrouillons avec ces questions. Je trouve que ce
que avez dit sur ce point était exemplaire, notamment ce que vous
évoquiez sur qu'est ce que c'est qu'une clinique et avec quoi est ce
que nous fabriquons notre propre mode d'orientation dans ce que nous
appelons la clinique ou notre clinique. Là dessus je ne peux que
souligner également la façon dont nous sommes responsables de la
manière dont nous acceptons ou pas de nous orienter dans ce champ et
certain d'entre vous ont pu déjà entendre la manière dont je reprenais
ces questions aussi de cette façon. Nous avons en tout cas à nous en
rendre compte et on ne pas faire là n'importe quoi, simplement parce
que si on fait n'importe quoi ça nous revient sur la figure sur un mode
extrêmement inattendu et pas toujours facile.
J'ai été particulièrement intéressé par la façon dont vous avez, de
manière très lisible, et de façon à vous faire entendre, dont vous avez
en quelque sorte déplacé cette question concernant ce terme de
psychose, en prenant l'occasion du cas que présentait cette patiente de
ce matin que vous avez interrogé et avec laquelle vous avez eu cet
entretien, qui n'était pas un entretien comme vous l'avez dit. J'ai été
très intéressé par la manière dont vous repreniez la question que pose
ce terme de psychose et dont vous évoquiez la manière dont vous
répondez à cette difficulté, c'est-à-dire en reprenant le problème à
partir de l'objet, ce que Lacan a appelé l'objet, ce qui faisait grande
difficulté à Freud, ce à propos de quoi les élèves de Freud ont
pataugés après lui, on ne peut pas leur en tenir rigueur, c'était
suffisamment difficile. Mais enfin cette confusion, ces difficultés
supplémentaires qu'ont pu introduire ce terme d'objet partiel et
comment vous avez repris la question à partir de l'objet, au sens de
cet objet, qui à la fois, représente pour nous un point d'appui sérieux
dans la clinique et en même temps un point d'appui difficile puisque
cet objet nous ne l'identifions pas. Effectivement qu'est ce que c'est
qu'une clinique, qu'est ce que c'est que s'orienter dans la clinique
quand la seule orientation sérieuse que nous puissions nous donner,
c'est quelque chose que nous ne pouvons que très difficilement
appréhender et là dessus vous nous avez donné des indications qui sont
extrêmement précises et cela leur donne leur prix.
Concernant la ou les psychoses, il me venait à l'esprit en vous
entendant, que la ou les psychoses, au fond, c'est tout à fait
illustratif de ceci que nous n'identifions pas l'objet, nous, je veux
dire quand on est dans le régime névrotique si je puis dire. Parce que
le singulier ou le pluriel, vous savez d'abord qu'il y a des langues
qui ignorent des catégories, le singulier ou le pluriel, mais
simplement à nous en tenir à nos propres manières d'articuler les
choses et de parler, le singulier et le pluriel, c'est une distinction
de la grammaticalité névrotique. C'est une certaine manière d'essayer
d'en user avec notre rapport à l'objet qui est un rapport toujours très
évanescent, très difficile, c'est ce que nous appelons le refoulement.
Ça ne colle pas quand il s'agit d'attraper ce qui est en jeu dans la
psychose, c'est pour ça que fondamentalement, la ou les psychoses, ce
n'est pas bien adapté, mais ce n'est pas bien adapté parce que le
langage n'est pas adaptable à cet objet. C'est ce que je trouve, vous
avez de différentes manières remarquablement illustré. Donc la
grammaticalité névrotique, elle n'est pas d'un grand secours là, c'est
aussi ce qui nous montre que si nous voulons honnêtement, correctement
aborder ces questions liées à la clinique et en particulier à la
clinique des psychoses, nous ne pouvons pas faire autrement que
d'accepter d'en passer par les seules manières possibles
d'identification de cet objet, la seule manière possible c'est de se
rompre, de se plier, d'accepter de ne pas comprendre.
Je voudrais dire enfin, comme dernière remarque, toute l'importance que
prend à vous entendre et qu'on ne saurait trop souligner, l'importance
de la manière dont nous manœuvrons, au sens d'être à la manœuvre, dont
nous manœuvrons quand nous avons à avoir des entretiens avec des
patients et à diriger ces entretiens. Il arrive que certains de nos
collègues, y compris d'ailleurs chez les psychanalystes, soient un peu
heurtés par ce terme de direction. Le fait de diriger un entretien cela
ne veut pas dire qu'on est un méchant, un tyran, un autoritaire, etc.
Cela veut dire simplement qu'on appréhende avec un peu de tact, de
précision et de soucis de ne pas faire trop de dégât, ce à quoi on a à
faire. Tout à l'heure Marcel évoquait le fait que ce n'est pas évident
d'entendre un discours sans métaphore, il se trouve qu'il n'y a pas
longtemps, j'ai eu l'occasion de m'apercevoir du fait qu'un sujet que
j'entendais déjà depuis plus d'un an, une fois par semaine, c'est très
étonnant de repérer des choses comme ça. Je l'entendais en me basant
sur ce qui fait notre souci habituel, c'est-à-dire un souci pour le
dire rapidement, un souci sexuel, un souci lié à ce que nous appelons
dans notre langage, la référence phallique. Je pensais que ce sujet
parlait en s'occupant de questions liées aux questions sexuelles, puis
je me suis aperçu un jour que ce n'était pas ça du tout, qu'il n'y
avait rien de ça, absolument rien. Tout d'un coup je me suis dit, au
fond, depuis quelque temps, mon repérage quand j'écoute ce sujet, je ne
le cherche pas du côté de cette référence phallique, je le cherche tout
à fait ailleurs et je le trouve. C'est du côté de l'objet que je le
trouve. Effectivement il y a chez ce sujet une note discrète mais tout
à fait insistante, dont je ne peux pas préjuger de ce qu'elle
deviendra, une note de revendication à l'endroit d'un certain objet,
qui est parfaitement décelable et je me suis aperçu à mon propre
étonnement, que cela faisait déjà un certain temps que, dans la manière
que j'avais d'entendre ce que me disait le sujet, je ne prenais plus
appui sur les mêmes repérages et que c'était ça qui m'avait permis de
saisir de quoi il retournait, c'est-à-dire d'une belle et bonne
psychose, signalée par aucun néologisme, signalée par aucun trouble
particulier du comportement, sauf que le propos de ce sujet était réglé
par quelque chose d'absolument amétaphorique, c'est-à-dire que si on y
cherchait un effet de sens ou un effet de signification au sens d'une
signification métaphorique, on pouvait toujours chercher il n'y en
avait pas du tout. Ceci pour dire que je crois très précieux pour ceux
qui sont venus vous entendre aujourd'hui, les quelques éléments
d'orientation exigeante que vous nous donnez.
Je voudrais ajouter d'ailleurs au cas où certains d'entre ceux seraient
animés voire allumés par ces questions, que Marcel Czermak fait un
séminaire chaque premier vendredi du mois à Paris, à 10h30 le matin, et
que ce séminaire nous l'articulons de notre côté chacun à sa façon,
avec également Christian Hoffmann, et moi-même, que pour ma part ces
questions je les travaille dans un séminaire de DEA qui n'est pas du
tout fermé, qui est ouvert à quiconque souhaiterait travailler
correctement ces questions et qui a lieu chaque semaine le mercredi
après midi à Poitiers au département de psychologie à Poitiers. Merci
encore Marcel pour cette façon dont vous avez eu d'amener les choses.
Docteur Cardon : La chose la plus difficile, c'est d'arriver à faire
discuter la salle. Est-ce qu'il y a des questions qui vous brûlent les
lèvres et qui seraient urgent d'évoquer ?
Dr Jean Burgué : Moi ce qui me brûle les lèvres c'est qu'il a été dit
que le dénominateur commun des psychoses c'était une perturbation de la
relation libidinale avec la réalité, alors là on n'a pas entendu les
mots de réalité. Il est certain aussi que on a eu des conditions
d'observation jadis en très longue durée. Les conditions d'observation,
les entretiens que vous citez, là c'est assez limité. Moi j'ai beaucoup
appris à passer dans les services la nuit. La nuit c'est important de
voir le comportement des psychotiques. J'ai beaucoup appris par les
veilleurs.
Je vous parlais par exemple des paraphréniques, ces délires qu'on a
classé comme délires d'imagination, délires fantastiques, etc., mais
qui ont une vie bipolaire, c'est-à-dire qu'ils ont un pôle où ils sont
très bien orienté dans la réalité. C'est le cas d'un malade de Bonneval
qui venait à l'internat, on jouait avec lui aux cartes, comme il
faisait nos lits, il se baladait, il en découvrait des choses dans les
lits de nos petites amies, bref il était très bien inséré dans la
réalité. Et puis par moment il partait en levant les bras ; on lui
disait " qu'est ce que tu fais ? " ; il répondait : " je m'en vais dans
le cosmos ". Il avait eu une vie de truie, là il en avait bavé
fortement, une vie de pied de vigne où c'était un peu meilleur ;
inévitablement ça faisait penser à des cauchemars.
Le problème de la réalité il se pose aussi dans les psychoses
hystériques. Une autre malade, très brillante intellectuellement. Elle
va voir un psychiatre psychanalyste à Paris qui conclut à une psychose
hystérique. Elle continuait à être traitée ailleurs comme schizophrène
parce qu'elle avait des thèmes d'influence, qu'on parlait d'elle à la
télé.. Mais elle est très bien insérée. Elle gère une propriété
familiale importante, elle est très attentive vis-à-vis de ses parents.
Elle est traitée comme une schizophrène, elle a des neuroleptiques.
Ce qui est important aussi c'est de s'intéresser au vieillissement de
ces malades. Je ne sais pas si vous pouvez vous y intéresser. On sait
très bien qu'il y a beaucoup de psychotiques qui s'améliorent avec
l'age, mais les paranoïaques eux ils ne changent pas. Je pense que vous
êtes dans des conditions d'observation qui sont limitées. Mais
peut-être que dans une analyse on vous parle des rêves, des cauchemars,
etc.
Marcel Czermak : On m'a demandé pour dans quinze jours de faire un
exposé sur le vieillissement des psychoses ; il se trouve qu'il y a
quand même des patients que je suis depuis trente cinq ans dans le même
service. Qu'est ce que ça donne une psychose au bout de trente,
trente-cinq ans d'évolution, il y a diverses modalités de
stabilisation. Enfin ce n'est pas notre sujet d'aujourd'hui. Qu'il y
ait une perturbation de la réalité chez ces sujets c'est une chose, on
le constate tous maintenant, le problème est de savoir quel est le
ressort de cette perturbation et qu'est ce qui s'y substitue pour
autant que le délire est quelque chose qui se substitue. Donc une fois
qu'on a constaté que ce n'est pas une réalité ordinaire, ma question
est plutôt du côté de quoi est faite notre réalité ordinaire et qu'est
ce qui constitue alors cette réalité là ? Vous évoquiez par exemple le
cas des paraphrénies. Il se trouve que j'ai été amené à travailler sur
la question du délire d'imagination, c'est une catégorie très
illustrative puisque ce sont des sujets qui ne se soutiennent que de
ceci, on ne peut pas appeler cela identification, de traits mimétiques
ou inventifs, extemporanés, immédiats, ne laissant pas de traces; mais
enfin, ils ne font pas un vrai délire. Cela dépend de la conception
qu'on a de la paraphrénie. Je sais bien que votre maître Henri Ey
n'était pas d'accord avec cela. Ce serait en tout cas un sujet de
travail à reprendre, la question de la paraphrénie. La conception de Ey
n'était pas du tout celle de Kraepelin, et je ne crois pas que nous
aurions la même. Je pense que c'est un très beau sujet qui mérite
d'être entièrement repris. Néanmoins il pose la question : qu'est ce
qui constitue l'ordre de réalité d'un psychotique ?
Quand le sujet nous dit, je suis rond comme une bille, obturé de tous
les orifices, sa réalité c'est celle d'un corps un peu particulier.
J'essaye d'aborder cette question sous l'angle de qu'est ce qui vient
entraîner une finalité normale de l'organisme, avec une partialisation
pulsionnelle à travers les orifices. Cela engage évidement des points
de doctrine majeure. Henri Ey n'aurait certainement pas été d'accord,
il considérait que la chute dans l'imaginaire c'était déjà la
pathologie. Point avec lequel pour ma part je serai en désaccord
complet et on se chamaillerait, comme il m'arrive de convoquer certains
de nos maîtres pour qu'on s'engueule le soir avant de s'endormir, il y
en a comme ça que je convoque. Je les entend rouspéter, j'entend
Georges Daumezon me dire : tel malade parle comme ça parce que vous
êtes de tel bord et que vous avez suggestionné votre malade, alors je
dis : mais non Monsieur. Avec Henri Ey se serait pareil.
Est ce que la pathologie mentale c'est tomber dans l'imaginaire ou
est-ce que l'imaginaire est constitutif pour nous de ce montage que
nous appelons la réalité ? C'est difficile à manœuvrer , tout ça
pourrait constituer un travail à proprement parler, y compris
d'ailleurs la question du vieillissement des psychoses. Je me posais
très précisément cette question parce que je dois en parler ; j'ai donc
pris les plus anciens patients que je continue à voir. C'est très
intéressant de voir comment ils se sont équilibrés sur des modes qui
sont très hétérogènes les uns des autres, mais ce ne sont pas des modes
d'équilibration en modes infinis. Cela se laisse repérer ces
différentes modalités, mais je n'en ai pas encore une idée bien claire.
J'ignore complètement ce que deviendra cette jeune femme qu'on a vu
pendant une heure ce matin, ce qu'il en sera dans trente ans je
l'ignore.
Pour en venir à la question que Stéphane également soulevait, la
question de la direction d'un entretien. Ce matin je n'ai pas pu en
placer une, sauf deux questions. Un, je lui ai demandé, puisqu'elle
était suivi par Steve Lafory, qu'est-ce qu'elle pouvait dire de sa
relation avec le médecin ; et puis deux : je lui ai demandé quelles
étaient les questions que moi j'aurais dû lui poser et que je ne lui ai
pas posé, autrement dit qu'elle essaye de se mettre à ma place ; est-ce
qu'elle était capable, au moins imaginairement de s'identifier au
médecin qui l'examinait ; résultat : zéro. C'est quand même une
indication très intéressante. Au début de l'entretien elle me parlait
d'empathie, mais cela n'a pas du tout été empathique.
Alain Harly : D'abord je voulais remercier Marcel Czermak d'être parmi
nous ici pour nous parler de son travail et de sa manière d'envisager
ces questions qui sont les nôtres aussi. C'est à chaque fois une
rencontre qui est féconde. J'avais une petite question autour de la
place du clinicien par rapport au psychotique. Il me semble que c'est
dans le Séminaire III, sur les structures freudiennes des psychoses, où
Lacan définissait la position du clinicien dans son rapport au
psychotique, comme étant celle d'un scribe. Comment est que vous
entendez cette remarque de Lacan, de faire valoir cette position de
secrétaire ? Quel est l'enjeu à votre avis de cette indication de Lacan
?
Marcel Czermak : Je suis assez réservé, moins sur le terme de scribe ou
secrétaire employé Lacan, que de l'usage qui en a été fait. Il y a eu
une inflation de ce terme. Le problème c'est, comme on l'a évoqué,
quand on dialogue avec un psychotique, il y a des choses à étayer, on
est dans le dialogue et la riposte, on n'est plus uniquement dans la
fonction secrétaire qui est d'enregistrer. Même s'il faut enregistrer
parce qu'on est pas foutu de colliger le verbatim du matériel.
D'ailleurs s'il n'y avait pas eu les écrits de Schreber, Freud n'aurait
jamais pondu ce qu'il a pondu. Nous ne pouvons pas en matière de
psychose nous passer d'écrits. Et en même temps, la fonction du
clinicien c'est quand même d'essayer d'appréhender et de cliver les
phénomènes dans le lieu du dialogue et de la riposte. Ce serait
extrêmement soulageant , comme certains collègues ont pu le prêcher, de
se faire pur secrétaire d'un psychotique. Rien que cela c'est en soi
tout aussi dangereux que de ne pas le faire.
Alain Harly : J'entends bien ces types de dérapage. Est ce que dans
cette invitation, pour le clinicien de se soumettre à cette opération
d'écriture, est-ce qu'il n'y aurait pas une manière de se positionner
de façon à éviter de venir occuper cette place de la grande gueule que
le psychotique aperçoit ? Est-ce qu'en se soumettant à cette discipline
de l'écriture, n'y aurait il pas la mise en jeu de ce qu'il appellera
plus tard la dimension de la lettre ?
Marcel Czermak : La dimension de l'écriture pour tout clinicien est
incontournable il faut en passer par là. Tant que nos trucs on ne les a
pas écrits, on ne sait même pas ce qu'on pourrait y trouver, puisque
nous même nous n'avons aucun scribe dans la tête qui écrirait pour
nous. On ne sait ce qu'on a à écrire qu'une fois que c'est écrit. Donc
ça c'est une fonction imparable. L'une des difficultés c'est quand,
comme c'était le cas ce matin, quelques uns d'entre nous étaient
présents, vous aussi Alain, est-ce que maintenant à dix sept heure,
l'un quelconque d'entre nous serait capable de réécrire les termes de
cet entretien ? Je prends les paris : aucun. Heureusement vous l'avez
enregistré et il y a des gens qui vont le transcrire. Autrement il n'y
a aucun d'entre nous qui serait capable de mémoriser ce qui s'est
raconté. Donc la fonction de passe à l'écrit est fondamentale. La
question de notre écriture pose des problèmes de dispositifs dans la
recherche clinique.
Alain Harly : Une chose est bien sûr la transcription, je crois que
tout le monde en a fait l'expérience, dès qu'on se trouve dans ce lien
avec un psychotique, on est dans l'incapacité d' en écrire le texte,
c'est vraiment un acte impossible. Il y a, avec l'enregistrement, la
possibilité de reprendre les choses dans un autre temps, ça c'est un
niveau de l'affaire; l'autre est celui de l'élaboration, du travail que
l'on peut faire après coup sur cette transcription. Ma question elle
n'est pas tout à fait là…
Marcel Czermak : Vous voulez me faire dire quelque chose mais je ne
sais pas ce que vous voulez me faire dire.
Alain Harly : Je voudrais vous amenez sur la question de la lettre et
en quoi cette pratique de la transcription et du travail d'écriture, en
quoi cela participerait d'un repérage pour le clinicien de ce qui vient
faire lettre pour ce sujet là ?
Marcel Czermak : Oui, à condition que l'on se mette d'accord sur ce que
l'on appelle " faire lettre ". Je ne sais pas si vous avez lu le
papelard que l'ai fait dans le bulletin de l'ALI, sur le signifiant, la
lettre et l'objet. Si vous ne l'avez pas lu, lisez le. Moi j'étais très
en colère à la sortie de ces journées d'études, je pense que l'on avait
attrapé les choses de travers. Alors le mercredi d'après à mon
séminaire, j'ai improvisé un bla-bla d'une heure sur ces questions, il
y a quelques pages de mon irritation sur notre façon habituelle de
traiter la question. C'est dans l'avant dernier numéro. Il était clair
que nous n'avions pas du tout les mêmes concepts de la lettre. A
fortiori quand il y a le versant du signifiant, tout signifiant est
réductible à une lettre, versant de l'objet.
Je peux vous en raconter une bien bonne. Imaginez l'année 1945, la
rentrée des classes. Paris avait été libérée l'année précédente, on ne
voyait plus les drapeaux de la Wehrmacht à Paris, flottant dans le
vent. L'élève arrive en classe, au CP, la maîtresse enseignait la
lettre s. il y avait un trait et puis la lettre s. Elle dit à l'élève
écrivez la lettre s, il y avait s, s, s. L'élève écrit la lettre s la
maîtresse regarde et lui dit : le s, il n'y a pas de petite queue sous
la ligne. L'élève recommence la lettre s, mais la barre du s, passait
sous la ligne, il y avait une petite queue sous la ligne. L'élève
recommence, la maîtresse : il n'y a pas de petite queue sous la ligne.
Alors l'élève réécrit et se fait coller, mais la lettre s telle qu'elle
était écrite, c'était comme un drapeau de la SS qui flottait au vent.
C'est un signifiant, une lettre, un objet ? Vous voyez la duplicité de
l'affaire. C'était quoi cette histoire de petite queue sous la ligne ?
Il est rare qu'au cours préparatoire la maîtresse commence à enseigner
l'orthographe avec la lettre s. Cela doit être un souvenir écran.
Docteur Cardon : Je reviens sur la patiente que vous entendiez ce
matin. Vous faisiez cette remarque qui me parait tout à fait
importante, c'est la question de la grande oreille. Si on lui propose
cette grande oreille, avec cette dimension d'adhésion : elle va
complètement être aspirée . Face à ça, qu'est ce qu'il est possible de
mettre en place ? Comment peut on modifier les choses de façon à ne pas
l'aspirer de cette façon là ?
Marcel Czermak : Cette patiente, plus on l'écoutait, plus elle
s'égarait, ce qui n'est pas rare chez des gens qui sont dans des états
comme le sien. Enfin les conjonctures cliniques où plus on écoute
quelqu'un et plus ça va mal, ne sont pas rares. Mais nous vivons dans
une idéologie de l'écoute, actuellement tout le monde écoute : la
police, les magistrats, les assistants sociaux, les psys, les parents
doivent écouter les enfants qui doivent écouter les parents, enfin bref
tout le monde écoute. Le problème c'est moins d'écouter que d'entendre.
Une fois que l'on a entendu, il arrive que l'on ait plus besoin
d'écouter. Là, en la matière, dans un cas comme celui là, on se rend
compte en écoutant, c'est qu'à mesure qu'on déploie, qu'on prête
l'oreille, elle s'y perdait, donc il fallait fermer l'oreille. Avoir
bien entendu c'est fermer l'oreille à un moment. En plus comme c'est de
qui écoute que dépend ce qui se dit. Selon que je suis magistrat,
assistant social, éducateur ou psy, on ne va pas écouter la même chose
et on n'entendra pas la même chose. Je pense que si déjà on a cette
notion là c'est à la fois très économique et beaucoup moins
dévastateur. Savoir quoi faire, c'est une autre paire de manche. C'est
toujours plus facile d'instaurer des préceptes négatifs que de dire ce
qu'il y a lieu de faire. Mieux vaut ne pas.