Jean-Jacques Lepitre L'examen du DSM l'an dernier nous a amené
à constater que dans sa conception du trouble mental, puisque c'est
ainsi qu’y est nommée la maladie mentale, il n'est plus question de
sujet. Le sujet est en quelque sorte annulé de la problématique que
pose la maladie mentale, tant du côté du patient que du praticien. La
pratique cependant laisse apparaître une persistance du sujet, mais
comme en dehors de la maladie mentale, comme nettoyé de celle-ci,
puisqu'elle y est située comme hétérogène à lui, y compris pour le
praticien. C'est pourquoi dans l'après coup de notre atelier de l'année
dernière, il m'est venu l'hypothèse que ce sujet, malgré tout
persistant, mais exempt de toute l'obscurité de la maladie mentale, de
toute division qu'elle pourrait y produire, serait peut-être à
concevoir comme un sujet qui, au bout du compte, serait un sujet
transparent à lui-même.
Dans
le sens où toutes ses représentations étant épurées de ce qui viendrait
les troubler, puisque que ce qui vient à provoquer ce trouble est
externalisé, ce sujet serait capable d'avoir des représentations
intérieures sans ambiguïté, sans reste, idéalement parfaitement
conscientes, bien que pas obligatoirement et on verra pourquoi.
De
plus, de n'être pas divisé, que ces représentations soient sans zone
obscure, le laisse à penser comme unidimensionnel. Ce sujet peut
apparaître comme le contenant d’une suite de représentations qu'elle
soit d'origine perceptive ou rationnelle.
Ceci est cohérent avec
ce reste de sujet que nous trouvions l'an dernier dans l'après coup du
diagnostic, tant du côté du patient que du praticien. Le premier
capable d'entendre son diagnostic et son traitement, et d'y obéir. Le
second capable de relever les signes de diagnostic et d'assumer ce
relevé. Dans les deux cas, une représentation mentale unidimensionnelle
y suffit.
Qu'est-ce que cela pourrait nous évoquer ? Pour ma part, en première approche, viennent deux modèles.
Le
premier est celui de l'animal. On sait le nombre de comparaisons
actuelles avec l’animal tant dans le domaine des neurosciences, du
cognitivisme, que du comportementalisme, etc...
On peut supposer
à l'animal des représentations, qu'elles soient perceptives, de l'ordre
de ce qui est pour lui signes, voire des représentations
intellectuelles, non verbales mais articulées d’une certaine logique,
venant s'inscrire sur le fond des patterns instinctuels ou
d'apprentissage. On peut dire à un chien : « coucher ! » Et qu'il
obéisse, et le tenir pour responsable s'il n'obéit pas. On peut
probablement supposer que ces représentations soient claires, sans
partie obscure, même si elles peuvent être conflictuelles, elles sont
de même niveau, sans éléments cachés sous-jacents ou sur-jacents. Ce
sont en tout cas les présupposés du comportementalisme animal. On peut
évoquer, ce qu'on disait peut-être déjà l'an dernier à propos du
langage des animaux. C'est un exemple de communication, de la théorie
de la communication, les bruits y sont réduits et les signaux y
transmettent des informations précises. La contre-épreuve en est la
spécialité humaine : « parler pour ne rien dire ».
Le second
modèle est celui des machines intelligentes. Deep Blue, il y a environ
10 ans, a battu de façon significative Kasparov, le champion du monde
d'échecs de l'époque, à plusieurs reprises. Deep Blue, l'ordinateur
d'IBM, était donc capable de penser, d’avoir des représentations
rationnelles de stratégie efficiente propre au jeu d'échecs. Watson,
successeur de Deep Blue, a terminé vainqueur par deux fois d'un jeu
équivalent à « Questions pour un champion » à la télévision américaine.
La programmation dont il est pourvu lui permet d'analyser le langage
verbal de son interlocuteur, ici le présentateur, d’en analyser les
éléments sémantiques significatifs, d'aller chercher dans sa base de
données les correspondances et ce qui y est associé. Il a constitué
lui-même cette base de données à partir de l'analyse sémantique de
plusieurs encyclopédies généralistes. Cette programmation lui permet de
trouver les réponses aux questions posées, et de construire à partir de
ces éléments une phrase syntaxiquement correcte qu'il énonce par
synthèse vocale.
Cette intelligence artificielle déployée dans
la reconnaissance des valeurs sémantiques et de leurs associations, ce
qui en fait l'équivalent d'un processus de pensée, et dans la
constitution de représentations intellectuelles correctes, se présente
également sans face cachée, entièrement dans le niveau où elle
s'exprime. Elle montre une très grande capacité de modélisation des
programmeurs d'IBM. Watson va en être utilisé en recherche médicale,
stratégie financière, commerciale, et peut-être militaire, même si cela
n’est pas dit....
Certains experts prédisent qu'à l'horizon 2050
la machine sera plus intelligente que l'homme, sans préciser de quelle
intelligence il s'agit d'ailleurs.
Dans ces deux exemples, qu'il
faudrait sans doute préciser, la production de représentations,
perceptives, intellectuelles, est sans face cachée, sans division. Pour
l'animal on pourrait penser à une conscience totalement transparente,
voire confondue avec la perception. L'animal en effet a une perception
qui est totalement là, sans reste puisque seuls les éléments
significatifs pour cet animal sont discriminés. De même pour la machine
analysant les éléments sonores, ou visuels, ou autres, pour lesquels
elle est programmée, tout est là dans ce que sa programmation considère
comme les éléments pertinents de son analyse.
Dans les deux cas
ce qui est remarquable, c'est que comme pour notre sujet du DSM, il y a
unidimensionnalité. Aucune division n'est requise. La machine ne pense
pas qu'elle produit de la pensée, il n'y a pas de programme pour ça.
L'animal n'a pas conscience d'avoir une représentation perceptive, ou
un affect quelconque, il l’a.
Ceci par association nous ramène à Descartes. C’est
de sa pensée que s’origineraient aussi bien la démarche scientifique
moderne, que ce qui en découle , «le sujet de la science». Revenons
y, de ce que d’en être à l’origine, les éléments, et les questions en
découlant, y sont peut-être plus clairement exposés et apparents. C'est
au sujet du cogito cartésien que souvent sont appliqués les termes de «
sujet transparent à lui-même ». Revenons donc à ce « je pense donc je
suis ». Sous deux aspects donc comme annoncés. Le premier, celui de
la méthode employée par Descartes à la recherche d’une première
certitude, méthode qu’on dit donc à l’origine de la science moderne. Le
second, celui du cogito lui-même, qui est interrogeable dans ses
particularités. Là encore ne dit-on pas qu’il est à l’origine du sujet
moderne ?
On se rappelle la démarche de Descartes. Héritant des
connaissances, des savoir du moyen âge, les trouvant incertains, peu
cohérents voire fantaisistes, il décide de les remettre en question. Il
décide, dans le premier temps de sa démarche, de les soumettre à un
doute systématique. Puis il généralise ce doute, appliqué d'abord à ces
savoirs, à toute connaissance y compris perceptive. Ainsi des hommes
qu'il aperçoit dans la rue depuis sa fenêtre, il lui paraît impossible
d'avoir la preuve qu'il ne s'agit pas de mannequins ou d'automates
revêtus de manteaux. Allant ainsi de doute en doute, concernant tout
savoir et même toute perception, Descartes parvenant à ses propres
pensées soumet celles-ci également au doute, faisant l'hypothèse
qu'après tout un malin génie pourrait lui faire croire en des pensées
incertaines, fausses ou même folles, même celles ne dépendant pas de
perception ou de savoir hérité, pensées pures, si il en est. Alors que
pourrait-il rester sur quoi fonder une connaissance assurée ? Si tout
savoir, toute perception, toute pensée ne résiste pas au doute, la
seule chose qui persiste, la seule chose qui demeure malgré ce doute
méthodique, c'est le constat que quel que soit le contenu de ses
pensées, il pense et que pour penser penser, il faut qu'il soit. D'où
le « je pense donc je suis ». Voilà donc la première et seule certitude.
À
partir de celle-ci Descartes va construire sa méthode. Armé de cette
première certitude, comment arriver à une pareille évidence pour
d'autres contenus de pensée, d'autres représentations ? Il déduit qu'il
faut, comme il l'a fait pour le cogito, réduire, décomposer chaque
pensée, chaque représentation, en autant d'éléments simples, atomiques
en quelque sorte, qu'il est possible. Afin que pour chacun d’eux, le
jugement de leur existence puisse être soumis au doute et qu’ainsi
puisse être déterminé ce qui y résisterait. Et comme le savoir et les
perceptions sont douteux, c'est au niveau même de la pensée que
l'évidence doit être trouvée. Rappelons-nous l'exemple du morceau de
cire qu’utilise Descartes. Ce morceau de cire m'apparaît avec une
certaine forme, une certaine couleur, un certain volume mais les sens
sont trompeurs, je dois douter de ma perception, la preuve en est que
si j'approche ce morceau de cire d'un feu il va fondre, changer de
forme et de couleur. Que reste-t-il alors de certain ? C'est peut-être
bien qu'il occupe un certain point de l'espace, cela je peux le
constater même si je suis aveugle. Et ce point de l'espace je peux le
calculer. Je peux le calculer parce que j'ai pu éprouver par la seule
pensée, au-delà de la réduction par le doute et la décomposition en
fragments élémentaires, l'évidence des vérités mathématiques. Ainsi la
somme des angles d'un triangle est toujours égale à 180 degrés. Cela ne
dépend pas ni d'un savoir ni d’une perception. Car je peux mentalement
me représenter divers triangles et en mesurer les angles de diverses
manières, je retrouverai toujours l'égalité. Donc que je sache ou pas,
(question du doute ), cela qui est ici, je peux calculer sa position.
Je peux de la même manière calculer ses changements de volume, ses
changements de forme, etc. Tous ces éléments qui pourront être établis
sans qu'il soit nécessaire que soit établie l'existence de la cire
elle-même. Ainsi Watson, l'ordinateur d'IBM, si on lui posait la
question : « qu'est-ce qui se trouvant à 10 centimètres d'un feu peut
passer de l'état solide à l'état liquide en changeant de forme ? » ,
pourrait répondre « la cire », alors qu'étant machine, il n'a aucune
capacité à vérifier son existence.
N'est-ce pas aussi comme cela
que procéderait la science de ne pas s'attacher à l'objet comme être,
comme existence, mais à en calculer toutes les coordonnées, qu'elles
soient spatiales, physiques, biologiques, etc ?... Il ne viendra qu'en
finale, que cet objet défini uniquement par ses coordonnées, vienne à
coïncider ou non avec un objet déjà connu, déjà donné, déjà répertorié
dans l'ensemble des signifiants : ici, donc, la cire. Et si l'objet
n'est pas déjà connu, on peut créer un nom, ce que fait la science.
La
difficulté à laquelle se heurte Descartes en découle car puisque les
sens sont trompeurs, puisque le savoir préexistant l’est également, cet
objet dont je peux m'assurer du calcul de ses coordonnées même si ses
calculs et ses coordonnées sont justes, comment m'assurer de son
existence même ? Pourquoi à nouveau le doute ne reviendrait-il pas en
ce point ? Pourquoi n'aurais-je pas affaire à un objet fictif ou
illusoire ?
C'est là que Descartes fait intervenir un Dieu, un
Dieu dont il tire la preuve de l'existence de sa propre pensée. Qu'il
en tire la preuve à partir de sa propre pensée, c'est ce que la méthode
exige, ce ne peut pas être à partir d'un sentiment ou d'une perception,
telle que la beauté du monde ou la foi, etc... Considérant qu'il a en
lui-même la pensée de l'infini, que cette pensée ne peut pas lui venir
d'une expérience sensible, nous n'avons nulle expérience sensible de
l'infini, elle ne peut donc lui venir que d'une autre existence qui a,
quant à elle, cette expérience, cette connaissance de l'infini. Une
telle existence n'est pas du ressort du vivant sur la terre. Elle ne
peut donc être que divine. Mais cette existence divine, à la
connaissance infinie, au pouvoir infini, ne peut être trompeuse car
cela viendrait entacher, diviser son infinité. Dieu est aussi forcément
transparent à lui-même. Donc Dieu, dans sa création, respectant en
quelque sorte son infinité, n'a pas pu créer des leurres. Ce qui s’en
déduit pour Descartes, c'est que même si nos sens sont trompeurs, même
si je ne peux de l'objet, avec certitude, qu’en calculer les
coordonnées, cet objet existe. Je ne calcule donc pas les coordonnées
de rien. Dieu n'a pas fait de leurre. L'objet cerné par les coordonnées
existe bien.
Mais on constate que pour affirmer cela Descartes a dû faire intervenir l'hypothèse d'un Dieu non trompeur.
On
voit la proximité avec toute démarche scientifique. La mise entre
parenthèses de l''objet en tant qu'être, le privilège accordé au calcul
des coordonnées qui cernent cet objet. On note l'absence de l'hypothèse
de Dieu.
On peut percevoir aussi la proximité avec la démarche
du DSM où ceci apparaît très simplifié. Qu'importe de savoir en quoi
consiste telle ou telle affection. Cela n'est pas appris en valable par
la méthode de faire intervenir des éléments trop complexes et, ou, non
réductibles par celle-ci. Ce qui est réductible à un niveau
élémentaire, c'est la présence ou l'absence de signes, (déterminés par
les comités d'experts), et ensuite la calculabilité de leur présence.
La
différence entre la démarche scientifique d'aujourd'hui et celle de
Descartes a consisté simplement à remplacer Dieu par la nature. La
nature ne trompe pas, elle ne crée pas de leurre et notre perception
même si elle est erronée n'est pas sans fondement.
Cette
démarche cartésienne soulève des difficultés relevées par ses
successeurs mais certaines apparaissent dans l'oeuvre même de
Descartes. Ainsi à considérer le corps dans cette perspective, les sens
pouvant être trompeurs, seul le calculable pouvant produire une
certitude... Comment appréhender le corps autrement que comme une
machine si seul le calculable en permet l'approche. Mais alors que
deviennent ce qui du corps se transmet à l'esprit : les affects, les
passions ? Il y a là quelque chose de difficile à considérer... Et
Descartes semble les réduire à de simples signaux transmis à la raison,
à l'esprit, par les « esprits animaux », sorte de neurotransmetteurs
inventés pour la circonstance. Et que peut-il en être dans une telle
approche de l'autre, du semblable ? Lorsque la princesse Élisabeth le
supplie de lui faire part de ses considérations morales, voire d'une
philosophie morale, Descartes recule. Comment concevoir la relation
entre les hommes à partir de sa méthode ? Comment calculer les
coordonnées de l'autre dans une démarche morale? Comment en réduire les
éléments en atomes suffisamment simples pour qu'ils puissent être
calculables ? Cela fait penser aux problèmes, deux siècle plus tard, de
la psychologie expérimentale ou sociale, du comportementalisme...
De
toute évidence, il y a là une impasse, puisque Descartes ne peut se
rabattre que sur une morale classique depuis l'Antiquité, celle de la
juste mesure et de l'obéissance aux lois de la cité.
Il est à
noter que Descartes, maintient la possibilité de la liberté humaine
dans la possibilité même, jamais écartée, de se tromper. Si Dieu ne
trompe pas, il a fait l'homme libre puisque pouvant quant à lui se
tromper... L’erreur, c'est la liberté. On peut percevoir en
arrière-plan certaines problématiques névrotiques et certains échecs
scolaires.
Revenons au cogito, à ce « je pense donc je suis ».
On peut y faire quelques critiques. C'est Kant, je crois, qui faisait
remarquer que cela laisse ce « je » indéfini, car on peut le remplacer
par X. « X. pense donc X. est » est parfaitement valide. Watson pense,
donc il est. Lacan faisait remarquer que probablement « soit je pense,
soit je suis ». C'est-à-dire que si je pense j'ai probablement peu
conscience de mon être, et si je suis dans la conscience de mon être je
pense probablement peu clairement. Pour ma part, je voudrais vous faire
remarquer ceci, qui a probablement déjà été souligné, mais dont je n'ai
pas trouvé de référence. C'est que la formule cartésienne, « je pense
donc je suis », suppose, considère comme allant de soi, que vous
puissiez faire le constat que vous pensez. Mais que vous puissiez faire
ce constat suppose qu'il y a en vous quelque chose qui puisse le faire,
et ceci indépendamment de votre pensée. Car si ce constat est inclus
dans votre pensée même, dans un « je pense que je pense », comme toute
contenu de pensée il devrait être soumis au doute méthodique par lequel
Descartes a remis en cause tout savoir, tout contenu de pensée, comme
pouvant être erroné ou le fruit du malin génie. Il y aurait donc
nécessairement pour que puisse s’énoncer la formule du cogito un autre
plan, une autre dimension, que ceux de la pensée, de la conscience. Une
sorte de conscience de conscience, au second degré. Or cette autre
dimension va, semble-t-il, mais il faudrait le vérifier, rester ignorée
par la philosophie. Même si, par moments, elle affleure. Kant dit ainsi
que le « Je doit accompagner les représentations ». Sa loi morale la
sous-entend aussi implicitement : « Ne fais pas à autrui, etc. ». Mais
cela reste donc implicite jusque et y compris chez Husserl pour qui la
conscience est pourtant « conscience de conscience », mais inclue dans
la dimension même de la conscience. De même dans les développements les
plus récents de la philosophie analytique anglo-saxonne, chez qui la
plupart du temps, alors que c'est une philosophie qui s'interroge
essentiellement sur la pensée, le savoir, la cognition et leurs
mécanismes, n'est pas effleuré cette autre dimension, ou au mieux la
considère comme implicite. Et les quelques-uns à envisager une
dimension réflexive de la pensée ne semblent pas la distinguer de la
dimension générale de la pensée et l'y incluent.
En fait, me
semble-t-il, c'est la psychanalyse qui peut-être la première, au moins
sous une forme laïque, considère cet autre dimension de façon claire,
distincte, indépendante de la première. Car, lorsque Freud découvre
l'inconscient, il découvre aussi les conditions de sa formation, au
sens où il entend l'inconscient, c'est-à-dire ce qui résulte du
refoulement. Il constate que ce refoulement peut-être pathogène, mais
aussi ordinaire et même bénéfique. Il en déduit que pour que ce
refoulement puisse exister il faut qu'il y ait chez l'être humain une
instance capable de surveiller, d'évaluer, le contenu des
représentations perceptives ou intellectuelles, d'en faire le tri. Il
appelle cette instance : « la censure ». Cette instance se présente
donc comme une conscience, une pensée de pensée, mais sans se confondre
avec elle, car alors elle ne pourrait plus en juger. Il y aurait bien
deux plans dans la conscience humaine. Le premier, là où se situe
Descartes en quelque sorte, celui des représentations, des pensées, des
jugements, qu'ils soient d'attribution ou même de valeur. Et cet autre
plan capable d'examiner le premier, le problème de la philosophie,
aussi bien que de la science, étant d'être dans la difficulté à
distinguer les deux.
Freud poursuivant son élaboration, lors de
la deuxième topique, approfondissant les éléments constituant cette
instance, la nomme le surmoi. Le bien nommé, moi au-dessus du moi en
quelque sorte... Le surmoi, comme la censure, pouvant être plus ou
moins inconscient. Freud décrit le surmoi comme résultant de
l'identification symbolique au père, au père révolu de l'Oedipe,
symbolique de prendre racine dans le personnage qui, dans le triangle
oedipien, représente ce qui fait obstacle et limite à la jouissance.
Personnage premier d'une lignée d'identifications où pourra venir
s'inscrire d'autres figures symboliques.
Lacan reprend la
théorisation freudienne. Il essaye de préciser cette question. Il
l'élargit à travers le concept d'Autre, avec un grand A, le surmoi n'y
étant plus qu'une version particulière, celle qui commande « jouis ! ».
Cette version c'est celle qui demande à l'enfant par exemple de faire
quelque chose qui lui déplaît, et en plus d'en être content.
Cet
autre, Lacan en trace le trajet, de l'Autre maternel, accompagnant
image spéculaire, à l'Autre symbolique, nom du père, dont le prototype
s'origine dans la conception freudienne, à laquelle Lacan ajoute qu'il
est l'Autre, le lieu des signifiants où le sujet puisse être entendu et
reconnu.
C'est donc cette dimension de l'Autre qu'omettent le
cogito et la méthode cartésienne. Si Descartes, pour s'assurer de
l'existence d'une réalité autre que celle de la pensée, fait appel à
Dieu, la science d'aujourd'hui n'y paraît plus obligée. Ce qui permet
aujourd'hui de parler de réalité virtuelle, c'est-à-dire une réalité
modélisée selon les seules coordonnées calculées.
Or que cette
dimension Autre soit omise, ou incluse dans la première ou simplement
considérée comme implicite, c'est ce qu'elle représente qui serait
remise en cause : l'Autre symbolique. Et j'en arrive à ceci, qui était
peut-être ma question que je découvre, maintenant, au décours de cette
réflexion : de quoi, concernant le sujet, le DSM est-il le symptôme ?
Qu'il
ne laisse, étranger à son propre trouble mental, qu'un sujet
transparent à lui-même, dans sa cohérence même avec la démarche
scientifique et son fondement cartésien, seraient-ce la dimension,
l'existence de l'Autre symbolique qui seraient remises en cause ?
C'est, mais élargie à la société entière, la conclusion à laquelle
arrivent aussi, par d'autres détours, deux auteurs : Charles Melman et
Slavov Zizek. Chute du père symbolique, voire de l'Autre symbolique de
façon générale, avec les conséquences qui s'ensuivraient : - sur le
plan clinique, celle d'une perversion généralisée où nous serait
fournis une foultitude d'objet de jouissance, substituts de l'objet a,
qui serait peut-être lui-même remise en cause (hypothèse avancée par
Melman) ; et, ou, que résultant de sa chute, l'Autre viendrait à passer
du symbolique au réel, d'où la possibilité d'une paranoïa généralisée.
Zyzek y rattache les phénomènes de victimisation. Il y a réellement un
Autre méchant quelque part. L'Autre alors n'est plus le lieu des
signifiants, il n'est plus le lieu où le sujet peut se faire
reconnaître. Le paranoïaque ne croit pas à cet Autre, il s'en méfie au
contraire. L'Autre, dans son passage au réel, peut être un lieu
d'hostilité, de tromperie ou d'érotisation. On peut supposer
parallèlement une régression du système symbolique, éventuellement du
signifiant au signe. Voir l'interprétation délirante : tels éléments,
tels événements sont le signe de... On peut supposer aussi une
régression de la dimension symbolique à une dimension spéculaire.
Sur
le bord de cette modification paranoïaque, qu'il faudrait bien sûr
affiner, je voudrais revenir un instant sur l'affaire Brejnik, ce
personnage qui a tué 70 personnes, adolescents militants sur une île de
Stockholm. La vindicte populaire a voulu qu'il soit reconnu
responsable. Les seuls experts à le reconnaître irresponsable l'ont
déclaré schizophrène, ce que manifestement il n'était pas. À leur
décharge, la paranoïa n'occupe plus beaucoup de place dans une
nosographie comme le DSM. Il a donc été condamné à la peine maximale,
tenu pour responsable. J'en ai été plus que surpris. Je pense, quant à
moi, qu'il était du ressort de l'hôpital psychiatrique, et peut-être à
vie. Car du peu de son discours que j'ai pu lire il me semble qu'il
relève de la paranoïa : la façon systématisée d'organiser son
argumentation, et cela à partir de la persécution par l'Autre,
l'étranger ; de se croire le premier d'un mouvement dont il serait
l'inspirateur, avec la dimension narcissique qui s'y manifeste, ... Or
en le tenant pour responsable, on ne le condamne que pour son acte,
comme si seul celui-ci ne convenait pas, était condamnable... Comme si
ce qui le précède et qui, pourtant, en bonne logique paranoïaque y
aboutit, ne posait pas question. Ne posait pas question aussi bien aux
parents des victimes, à la société, aux juges et même aux experts.
Comme s'il était sous-entendu que ce mode de pensée était normal, et
que seule l'issue était condamnable. Il aurait dû trouver une autre
façon de faire.
Dans ce même registre, je lisais un article où
s'exprimait un ancien membre des renseignements intérieurs donnant son
avis sur l'attaque d'un jeune militaire dans le quartier de la Défense.
Il évoquait, à propos de l'auteur de l'attentat, un jeune homme dans la
mouvance radicale islamiste, la difficulté de « pister » ce type de
personnes désinsérées socialement, adhérentes à ces mouvances radicales
pour y trouver une identité, mais sans y trouver cependant de repère
symbolique. Il indiquait que ces jeunes hommes non seulement ne
connaissent pas l'arabe, mais pas non plus le Coran, ni même les
repères religieux. Autrement dit, il n'en acquiert pas d'Autre
symbolique. Et donc probablement il n'en reste que l'Autre réel,
différent et hostile.
De ces exemples me venait l'interrogation du rapprochement possible d'un certain terrorisme avec la paranoïa.
Par
ailleurs, mais peut-être sans y être complètement étranger, Melman et
Zyzek semblent s'accorder pour souligner le développement de ce qu'on
pourrait appeler les luttes identitaires. Par là ils désignent aussi
bien les communautarismes, que la lutte de reconnaissance des groupes
singuliers : les homosexuels, les transgenres, les diverses minorités,
les divers groupes de patients, de parents, de ceci, de cela... Tous
les deux soulignent ce développement de revendications, même légitimes,
articulées autour de ce qui serait un trait unaire, une mêmeté. Ce qui
correspondrait à l'affaiblissement d'une dimension de l'Autre
symbolique au profit d'une régression ou une inflation de la dimension
spéculaire : angoisse de la différence, prépondérance de l'image... Et
parallèlement l'affaiblissement des luttes au nom des grandes
appartenances symboliques : classe sociale, patrie, humanité...
Il
faudrait sans doute avoir des repérages cliniques pour mieux que je ne
l'ai fait avoir une lecture des faits sociaux dans leurs relations
possibles avec ce passage de l'Autre symbolique dans le réel, et avec
la paranoïa. Ainsi Melman s'interrogeait sur une possible mutation de
la langue. Dans les échanges appauvris de nos moyens de communication,
SMS et autres échanges, internationalement dans un anglais abâtardi. Y
aurait-il un glissement du signifiant aussi, qui se rapprocherait du
signe interprété de la paranoïa ? Un autre élément clinique dont
s'interroge Melman, s’il y a une remise en cause de l'Autre symbolique,
que devient la possibilité du transfert ? Comment serait possible un
transfert sans Autre symbolique ? Si celui-ci est du côté du réel, ne
risque-t-il pas d'être soit persécuteur, ou pourvoyeur de la demande,
ou pur objet de désir?
Voilà donc de quoi le DSM pourrait être
le symptôme, nettoyant le sujet de toute division, le réduisant à ce
trognon de la « transparence à lui-même ».
Je voulais prolonger
mon propos de considérations sur la convergence de la démarche de la
réduction cartésienne avec ce qui me semble peut-être, sous-jacents sur
un plan philosophique avec le modèle de penser à l'oeuvre dans la
construction d'outils comme le DSM, mais cela resterait à démontrer, et
qui est la philosophie analytique anglo-saxonne et son fils naturel qui
est le cognitivisme. Ce sera pour une autre fois peut-être.