E.Esquirol (partie 1)
Les auteurs, depuis Hippocrate, donnent le nom de mélancolie au délire
caractérisé par la morosité, la crainte et la tristesse prolongées. Le
nom de mélancolie a été imposé à cette espèce de folie parce que, selon
Galien, les affections morales tristes dépendent d'une dépravation de
la bile qui, devenue noire, obscurcit les esprits animaux et fait
délirer. Quelques modernes ont donné plus d'extension au mot mélancolie
et ils ont appelé mélancolique tout délire partiel, chronique et sans
fièvre. Il est certain que le mot mélancolie, même dans l'acception des
anciens, offre souvent à l'esprit une idée fausse, car la mélancolie ne
dépend pas toujours de la bile. Cette dénomination ne saurait convenir
à la mélancolie telle que la définissent les modernes. Cette double
considération m'a fait proposer le mot monomanie,. formé de mono, seul,
et de manie, terme qui exprime le caractère essentiel de cette espèce
de folie dans laquelle le délire est partiel, permanent, gai ou triste.
Cette dénomination généralement accueillie est adoptée aujourd'hui par
le plus grand nombre de médecins, et a acquis droit de bourgeoisie dans
notre langue '.
Le mot mélancolie, consacré dans le langage vulgaire, pour exprimer
l'état habituel de tristesse de quelques individus, doit être laissé
aux moralistes et aux poètes qui, dans leurs expressions, ne sont pas
obligés à autant de sévérité que les médecins. Cette dénomination peut
être conservée au tempérament dans lequel prédomine le système
hépatique pet désigner la disposition aux idées fixes, à la tristesse,
tandis que le mot monomanie exprime un état anormal de la sensibilité
physique ou morale, avec délire circonscrit et fixe.
La monomanie est, de toutes les maladies, celle qui présente à
l'observateur les phénomènes les plus étranges et les plus variés, qui
offre à l'étude les sujets de méditation les plus nombreux et les plus
profonds elle embrasse toutes les mystérieuses anomalies de la
sensibilité, tous les phénomènes de l'entendement humain, tous les
effets de la perversion de nos penchans, tous les égaremens de nos
passions.
Celui qui veut approfondir l'étude de la monomanie ne peut être
étranger aux connaissances relatives aux progrès et à• la marche de
l'esprit humain. Ainsi cette maladie est en rapport direct de fréquence
avec le développement des facultés intellectuelles. Plus
l'intelligence est développée, plus le cerveau est mis en activité,
plus la monomanie est à craindre. Il n'est point de progrès dans les
sciences, d'invention dans les arts, d'innovation importante qui
n'aient servi de causes à la monomanie, ou qui ne lui aient prêté leur
caractère. Il en est de même des idées dominantes, des erreurs
générales, des convictions universelles vraies ou fausses qui impriment
un caractère propre à chaque période de la vie sociale.
La monomanie est essentiellement la maladie de la sensibilité, elle
repose tout entière sur nos affections. Son étude est inséparable de la
connaissance des passions ; c'est dans le coeur de l'homme qu'elle a
son siège, c'est là qu'il faut fouiller pour en saisir toutes les
nuances. Que de monomanies causées par l'amour contrarié, par la
crainte, par la vanité, par l'amour propre blessé ou par l'ambition
déçue Cette maladie présente tous les signes qui caractérisent les
passions le délire des monomaniaques est exclusif, fixe et permanent
comme les idées de l'homme passionné. Comme les passions, tantôt la
monomanie se manifeste par la joie, le contentement, la gaîté,
l'exaltation, l'audace et l'emportement ; tantôt elle est concentrée,
triste, silencieuse, timide et craintive ; mais toujours exclusive et
opiniâtre.
Il y a longtemps qu'on a dit que la folie est la maladie de la
civilisation ; il eût été plus exact de le dire de la monomanie : en
effet, la monomanie est d'autant plus fréquente que la civilisation est
plus avancée. Elle emprunte son caractère et retrouve les causes qui la
produisent dans les différens âges des sociétés ; elle est
superstitieuse et érotique dans l'enfance sociale, comme elle l'est
encore-dans les campagnes et dans les contrées où la civilisation et
ses excès ont fait peu de progrès. Tandis que dans les sociétés
avancées, elle a pour cause et pour caractère : l'orgueil, l'abnégation
de toute croyance, l'ambition, le jeu, le désespoir, je suicide. Il
n'est pas d'époque sociale qui n'ait été /remarquable par quelques
monomanies empreintes du caractère intellectuel et moral de chaque
époque.
L'état des sociétés modernes a modifié les causes et le caractère de la
monomanie et cette maladie se révèle sous des formes nouvelles. Avec
l'affaiblissement des convictions religieuses, la démonomanie, les
folies superstitieuses ont disparu. L'influence de la religion sur la
conduite des peuples s'étant affaiblie, les gouvernemens, pour
maintenir les hommes dans l'obéissance, ont eu recours à la police :
depuis lors, c'est la police qui trouble les imaginations faibles. Les
maisons de fous sont peuplées de monomaniaques, qui, craignant cette
autorité, délirent sur l'action qu'elle exerce et dont ils se croient
poursuivis. Tel monomaniaque qui autrefois eût déliré sur la magie, sur
la sorcellerie, sur l'enfer, délire aujourd'hui se croyant menacé,
poursuivi, prêt à être incarcéré par les agens de la police. Nos
convulsions politiques ont produit beaucoup de monomanies en France,
provoquées et caractérisées par les événemens qui ont signalé chaque
époque de notre révolution : en 1791, il y eut à Versailles un nombre
prodigieux de suicides. Pinel rapporte qu'un enthousiaste de Danton,
l'ayant entendu accuser, devint fou, et fut envoyé à Bicêtre. A la mort
du roi et de son infortunée famille, il éclata un grand nombre de
monomanies. Le procès de Moreau, la mort du duc d'Enghien en
produisirent beaucoup. Lorsque le pape vint en France, ce grand
événement réveilla les idées religieuses, il y eut alors beaucoup de
monomanies superstitieuses qui disparurent bientôt après. A l'époque où
l'empereur peuplait l'Europe de nouveaux rois, il y eut en France
beaucoup de monomaniaques qui se croyaient empereurs ou rois,
impératrices ou reines. La guerre d'Espagne, la conscription, nos
conquêtes, nos revers, produisirent aussi leurs maladies mentales.
Combien d'individus frappés de terreur, lors des deux invasions, sont
restés monomaniaques 1 Enfin, on trouve dans les maisons d'aliénés
plusieurs individus qui se croient dauphins de France et destinés au
trône. Plusieurs observations qu'on peut lire dans cet ouvrage
viendront encore appuyer cette vérité générale : l'état de la société
exerce une grande influence sur la production et le caractère de la
monomanie.
L'étude approfondie de cette maladie se lie à la connaissance des
moeurs, des habitudes de chaque peuple. Les gymnosophistes se tuaient
par mépris de la mort, les stoïciens par orgueil, les Japonais se tuent
par vertu. La monomanie était superstitieuse chez les Juifs, comme elle
l'est aujourd'hui en Espagne et dans quelques contrées de l'Europe, où
l'indifférence, l'incrédulité pour les antiques croyances livrent les
esprits à l'exaltation du sentiment religieux, d'où naissent les idées
les plus bizarres, les plus absurdes. C'est ce qu'on observe en
Angleterre, en Allemagne parmi les adeptes des sectes qui se
multiplient à l'infini. Cette observation a été faite par tous les
médecins anglais et allemands qui ont écrit sur les maladies mentales.
La monomanie était érotique en Grèce, comme elle 'l'est aujourd'hui en
Italie. L'habitude d'être toujours à cheval, rendant les Scythes
impuissans, ils se crurent changés en femmes. Dans quelques pays on
craint le diable noir, dans d'autres le diable blanc. Là, les
monomaniaques se croyaient ensorcelés ou loup-garou ; ici, ils
craignaient les magiciens et les sorciers ; sur le bord de la mer, ils
ont peur des naufrages et des tempêtes. Ces folies s'observent encore
chez quelques peuples de l'extrême nord.
Telles sont les considérations générales qui appartiennent à toutes les
monomanies, à tous les délires partiels, permanens et sans fièvre. Mais
cette maladie se présente sous deux formes opposées. Les anciens, qui
avaient donné pour caractère de la mélancolie, la tristesse et la
crainte, furent forcés de ranger parmi les mélancolies - quelques
délires partiels, entretenus par une violente exaltation de
l'imagination ou par des passions vives et gaies. Lorry qui a si bien
décrit la mélancolie, quoique sa définition consacre l'opinion des
anciens, admet une variété de mélancolie compliquée de manie, laquelle
a pour signe le délire partiel avec exaltation de l'imagination, ou
avec une passion excitante. Rush divise la mélancolie en mélancolie
triste qu'il appelle tristimanie, et en mélancolie gaie à laquelle il
donne le nom d'aménomanie et constate ainsi les résultats d'une
observation que chacun peut faire.
La monomanie caractérisée par une passion gaie ou triste, excitante ou
oppressive, produisant le délire fixe et permanent des désirs et des
déterminations relatifs au caractère de la passion dominante, se divise
naturellement en monomanie proprement dite, ayant pour signe
caractéristique un délire partiel et une passion excitante ou gaie et
en monomanie caractérisée par un délire partiel et une passion triste
et oppressive. La première de ces affections correspond à la mélancolie
maniaque, à la fureur maniaque, à la mélancolie compliquée de manie,
enfin à laménomanie (Rush). Je lui consacre le nom de monomanie. J'en
parlerai plus tard.
La seconde correspond à la mélancolie des anciens, à la tristimanie de
Rush, à la mélancolie avec délire de Pinel. Malgré la crainte d'être
accusé de néologisme, je lui donne le nom de lypémanie, mot formé de
xxx, tristitiam infero, anxium reddo; et de manie. Nous allons traiter
de la lypémanie dans cet article, en employant indifféremment les mots
mélancolie ou lypémanie, en attendant que l'usage ait consacré cette
dernière dénomination.
Hippocrate donne pour caractères de la mélancolie la tristesse et la
crainte prolongées, sans parler du délire. Arétée appelle manie la
mélancolie dès qu'il y a fureur. Galien adopte et développe sur ce
point comme sur beaucoup d'autres les idées d'Hippocrate. Coelius
Aurelianus ne distingue pas la mélancolie de l'hypocondrie et rapporte
plusieurs observations très intéressantes de délires partiels. Presque
tous les auteurs qui ont suivi n'ont fait que copier ou arranger à leur
manière les idées de Galien. Rhazès prétend que la bile noire refluant
de la rate dans l'estomac, produit la mélancolie. Michaëlis de Héréda
et Forestus veulent que les idées tristes et la crainte s'associent au
délire partiel pour former le caractère de la mélancolie. Sennert admet
une disposition occulte ou ténébreuse des esprits animaux dans la
mélancolie. Sydenham confond l'hystérie avec l'hypocondrie et celle-ci
avec la mélancolie. Ettmuller distingue le délire de l'affection
mélancolique, le délire, selon lui, est secondaire à l'affection
mélancolique. Frédéric Hoffmann et Bœrhaave regardent la mélancolie
comme le premier degré de la manie. Sauvages définit la mélancolie un
délire exclusif, sans fureur, compliqué de maladie chronique. Lorry
adopte la définition et les théories des anciens, mais il divise la
mélancolie en trois espèces : l'une avec matière, l'autre sans matière,
la troisième mixte. Cullen distingue très bien la mélancolie de
l'hypocondrie. Dans celle-ci il y a dyspepsie et le délire est relatif
à la santé de l'individu malade. Pinel caractérise la mélancolie par la
tristesse, la crainte, avec délire partiel concentré sur un seul objet
ou sur une série particulière d'objets. Moreau de la Sarthe s'en tient
à la définition des anciens, et désigne cette vésanie sous le nom de
mélancolie avec délire. Mon honorable ami le docteur Louyer-Villermay a
parfaitement décrit les différences qui doivent distinguer à jamais
l'hypocondrie de la mélancolie. La mélancolie consiste dans l'intuition
permanente et exclusive d'un objet quelconque poursuivi avec ardeur et
presque toujours accompagnée de crainte, de défiance, etc. Telle est la
définition de la mélancolie qu'on lit dans le Traité du délire du
respectable professeur Fodéré. Ce même auteur donne le nom de manie à
la mélancolie lorsque celle-ci passe à l'état d'excitation ou de fureur.
Ce rapide exposé prouve la fluctuation et l'incertitude des opinions
sur les caractères et la nature de cette maladie : nous la croyons bien
définie en disant que la mélancolie avec délire, ou la lypémanie, est
une maladie cérébrale caractérisée par le délire partiel, chronique,
sans fièvre, entretenu par une passion triste, débilitante ou
oppressive. La lypémanie ne saurait être confondue avec la manie dont
le délire est général, avec exaltation de la sensibilité et des
facultés intellectuelles, ni avec la monomanie qui a pour caractère les
idées exclusives avec une passion expansive et gaie ; ni avec la
démence dont l'incohérence et la confusion des idées sont l'effet de
l'affaiblissement : on ne saurait la confondre avec l'idiotie, car
l'idiot n'a jamais pu raisonner.
La lypémanie a été si souvent prise pour l'hypocondrie, que je ne peux
me défendre de présenter en peu de mots les différences qui existent
entre ces deux maladies. La lypémanie est plus souvent héréditaire ;
les lypémaniaques naissent avec un tempérament particulier, le
tempérament mélancolique qui les dispose à la lypémanie. Cette
disposition est fortifiée par les vices de l'éducation et par des
causes qui agissent plus directement sur le cerveau, sur la
sensibilité, l'intelligence ; les causes qui la produisent sont plus
ordinairement morales. Tandis que l'hypocondrie est l'effet de causes
plus souvent physiques qui modifient l'action de l'estomac qui
troublent les fonctions digestives. Dans la lypémanie, les idées
contraires à la raison sont fixes, entretenues par une passion triste,
par une vicieuse association d'idées. Dans l'hypocondrie au contraire,
il n'y a point de délire, mais le malade exagère ses souffrances, il
est sans cesse préoccupé, effrayé des dangers qu'il croit menacer sa
vie et il y a dyspepsie.
Comme pour les autres espèces de folies, je considérerai dans la
lypémanie ou la mélancolie, les causes qui la produisent, les symptômes
qui la caractérisent, la marche qui lui est propre, ses terminaisons et
son traitement.
SYMPTOMES DE LA LYPÉMANIE OU MÉLANCOLIE
Le lypémaniaque a le corps maigre et grèle, les cheveux noirs, le teint
pâle, jaunâtre, les pommettes parfois colorées, la peau brune,
noirâtre, aride et écailleuse, tandis que le nez est d'un rouge foncé.
La physionomie est fixe et immobile, mais les muscles de la face sont
dans un état de tension convulsive et expriment la tristesse, la
crainte ou la terreur ; les yeux sont fixes, baissés vers la terre ou,
tendus au loin, le regard est oblique, inquiet, et soupçonneux. Si les
mains ne sont pas desséchées, brunes, terreuses, elles sont gonflées,
violacées.
M..., âgée de 23 ans, est conduite à la Salpêtrière le 8 juin 1812. La
taille de M... est moyenne, ses cheveux et ses yeux sont noirs, les
sourcils très épais se rapprochent vers la racine du nez, le regard est
fixé sur la terre, la physionomie exprime la crainte, l'habitude du
corps est maigre, la peau est brune. On observe quelques taches
scorbutiques sur les membres abdominaux. Les mains et les pieds,
toujours très froids, sont d'un rouge violacé, le pouls est lent et
très faible. La constipation ordinairement très opiniâtre est
quelquefois remplacée par le dévoiement, l'urine est rare.
M... ne profère pas un mot, se refuse à toutes sortes de mouvemens,
s'obstine à rester couchée dans son lit. On a recours à divers moyens
pour la déterminer à prendre de la nourriture, les affusions d'eau
froide ont triomphé de cette répugnance et M... mange plus volontiers ;
cependant elle manifeste de temps en temps sa répugnance pour se
nourrir, quoique avec moins d'opiniâtreté. Depuis quatre ans que cette
fille est dans la maison, elle n'a laissé échapper que quelques mots
qui ont laissé comprendre que la frayeur absorbait toutes ses facultés.
Elle habitait la campagne et avait été très effrayée par des soldats.
Il faut contraindre M... à quitter son lit. Aussitôt qu'elle est
habillée, elle va s'asseoir sur un banc toujours à la même place,
restant dans la même attitude, la tête penchée sur le côté gauche de la
poitrine, les bras croisés reposent sur ses genoux, les yeux sont
fixement tendus vers le sol. M... reste ainsi sans mouvement et sans
parole toute la journée. A l'heure des repas elle ne va pas prendre ses
alimens, il faut les lui apporter et la presser pour qu'elle mange.
Pour cela elle ne change point de position et ne se sert jamais que du
bras et de la main du côté droit. Si l'on s'approche de la malade, si
on lui parle, si on l'interroge, si on l'exhorte, etc., son teint se
colore légèrement, quelquefois elle détourne les yeux, jamais elle ne
répond. Il faut l'avertir pour se coucher, elle se déshabille, se
pelotonne dans son lit et s'enveloppe entièrement avec les couvertures.
La menstruation est irrégulière et peu abondante, elle se supprime
pendant six mois. Jamais on n'a pu vaincre le silence ni l'aversion de
cette fille pour le mouvement ; jamais elle n'a eu de fureur. Elle est
morte phthisique à l'âge de 29 ans. L'observation suivante nous montre
la lypémanie avec des caractères différens. Dans celle-ci la
lypémaniaque semble accablée sous le poids des idées qui l'oppriment,
tandis que la lypémaniaque dont l'observation suit, révèle par son
regard et son attitude, l'activité et la fixité de son intelligence et
de ses affections. Mademoiselle..., d'une très forte constitution,
d'une taille élevée, avait passé son enfance dans le château de
Chantilly et avait souvent joué avec le duc d'Enghien, enfant lui-même.
Lors de l'émigration, mademoiselle... fut confiée à une dame chargée de
veiller à son éducation. Les événemens politiques devinrent plus
graves. Cette jeune enfant sentit la misère, son éducation fut
négligée. A la mort du duc d'Enghien, Mademoiselle tombe dans la
lypémanie la plus profonde, elle avait 16 à 17 ans, ses cheveux
devinrent gris presque subitement. Mademoiselle... fut envoyée à la
Salpêtrière où elle a vécu un grand nombre d'années avant de succomber.
Mademoiselle était d'une haute taille, très maigre, ses cheveux étaient
très abondants et gris, ses yeux grands et bleus, fixes ; le teint de
sa peau était pâle. La malade vêtue seulement de la chemise et la tête
nue était constamment assise sur le traversin de son lit, les cuisses
fléchies sur le ventre et les jambes fléchies sous les cuisses, les
coudes appuyés sur les genoux, la tête toujours élevée, droite, était
soutenue dans la main droite. Pendant la nuit, la position de cette
malade est la même, mais elle s'asseoit sur les matelas, appuyant son
dos contre le traversin, en ramassant les couvertures sur sa poitrine.
Mademoiselle ne parle jamais, de temps en temps elle murmure à voix
très basse quelques monosyllabes qui ont permis de croire qu'elle voit
et attend quelqu'un. Elle ne répond à aucune question, repousse par un
mouvement du tronc la personne qui l'interroge. Elle mange peu et la
constipation est opiniâtre. Elle marche sur ses fesses, à la manière
des culs-de-jatte, soulevant son corps à l'aide de ses bras. Ses yeux
et son regard ne se détournent jamais d'une croisée qui est à portée de
son lit et au travers de laquelle elle semble voir ou entendre
quelqu'un qui fixe son attention. Les cuisses et les jambes, par la
continuité de cette position, sont contractées, et quelques tentatives
qui aient été faites, on n'a pu étendre ses membres abdominaux.
L'unité d'affection et de pensée rend les actions du mélancolique
uniformes et lentes, il se refuse à tout mouvement, passe ses jours
dans la solitude et l'oisiveté Il est habituellement assis, les mains
croisées, ou bien debout, inactif, les bras pendans le long du corps.
S'il marche c'est avec lenteur et appréhension, comme s'il avait
quelque danger à éviter, ou bien il marche avec précipitation et
toujours dans la même direction comme si l'esprit était profondément
occupé. Il en est qui déchirent leurs mains, l'extrémité des doigts,
et détruisent les ongles. Tourmenté par le chagrin ou la crainte, l'ail
et l'oreille incessamment au guet, pour le lypémaniaque le jour est
sans repos, la nuit sans sommeil. Les sécrétions ne se font
plus.Quelques mélancoliques repoussent opiniâtrement toute nourriture.
On en voit qui passent plusieurs jours sans manger quoique ayant faim,
mais retenus par des hallucinations, par des illusions qui enfantent
des craintes chimériques. L'un craint le poison, l'autre le déshonneur,
celui-ci veut faire pénitence, celui-là croit que s'il mangeait, il
compromettrait ses parents ou ses amis, enfin il en est qui espèrent se
délivrer de la vie et de ses tourmens par l'abstinence de toute
nourriture.
On en a vu soutenir l'abstinence pendant 13, 20 jours et au-delà.
Lorsque l'on triomphe de la répugnance de ces malades, la plupart sont
moins sombres, moins tristes, après qu'ils se sont décidés à prendre
des alimens.
Le pouls est ordinairement lent, faible, concentré ; quelquefois il est
très dur et l'on sent sous les doigts une sorte de frémissement de
l'artère. La peau est aride, d'une chaleur sèche et quelquefois
brûlante. La transpiration est nulle tandis que les extrémités des
membres sont froides et baignées de sueur.
Les lypémaniaques dorment peu. L'inquiétude, la crainte, la terreur, la
jalousie, les hallucinations les tiennent éveillés. S'ils
s'assoupissent, dès que leurs yeux se ferment, ils voient mille
fantômes qui les terrifient ; s'ils dorment, leur sommeil est
interrompu, agité par des rêves plus ou moins sinistres. Souvent ils
sont éveillés en sursaut par le cauchemar, par les rêves qui leur
représentent les objets qui ont causé ou qui entretiennent leur délire.
Plusieurs, après une bonne nuit, sont plus tristes et plus inquiets ;
plusieurs autres croient ne pouvoir jamais atteindre la fin de la
journée et sont mieux lorsque la nuit commence, persuadés qu'on ne
pourra pas les arrêter. Quelques-uns sentent leurs inquiétudes
augmenter à l'approche de la nuit ; ils redoutent l'obscurité, la
solitude, l'insomnie, les terreurs du sommeil, etc.
Les sécrétions pressentent aussi des désordres remarquables chez les
lypémaniaques. L'urine est abondante, claire, aqueuse ; quelquefois
elle est rare, épaisse et bourbeuse. Il est des mélancoliques qui, par
divers motifs, retiennent l'urine pendant plusieurs jours de suite.
L'on connaît l'histoire de ce malade qui ne voulait point uriner par la
crainte d'inonder la terre, et qui ne se décida à rendre son urine
qu'après qu'on lui eut persuades qu'il n'y avait que ce moyen pour
éteindre un violent incendie qui venait d'éclater.
La mélancolie avec délire ou la lypémanie pressente dans l'ensemble de
ses symptômes deux différences bien marquées. Tantôt les lypémaniaques
sont d'une susceptibilité très irritable et d'une mobilité extrême.
Tout fait sur eux une impression très vive ; la plus légère cause
produit les plus douloureux effets ; les événemens les plus simples,
les plus ordinaires leur paraissent des phénomènes nouveaux et
singuliers, préparés exprès pour les tourmenter et pour leur nuire. Le
froid, le chaud, la pluie, le vent, les font frissonner de douleur et
d'effroi ; le bruit les saisit et les fait frémir ; le silence les fait
tressaillir et les épouvante. Si quelque chose leur déplaît, ils la
repoussent avec rudesse et avec obstination. Si les alimens ne leur
conviennent pas, leur répugnance va jusqu'à éprouver des nausées et des
°t vomissements. Ont-ils quelques sujets de crainte ? Ils sont
terrifiés. Ont-ils quelques regrets ? Ils sont au désespoir.
Eprouvent-ils quelques revers ? Ils croient tout perdu. Tout est
forces, tout est exagéré dans leur manière de sentir, de penser et
d'agir. Cette excessive susceptibilité leur fait rencontrer sans cesse
dans les objets extérieurs de nouvelles causes de douleurs. Aussi le
jour et la nuit ont-ils l'oreille aux écoutes et l'oeil aux aguets. Ils
sont toujours en mouvement, à la recherche de leurs ennemis et des
causes de leur souffrance. Ils racontent sans cesse et à tout venant
leurs maux, leurs 'craintes, leur désespoir. Tantôt la sensibilité
concentrée ',sur un seul objet semble avoir abandonné tous les organes
; le corps est impassible à toute impression, (,tandis que l'esprit ne
s'exerce plus que sur un sujet > nique qui absorbe toute l'attention
et suspend l'exerce de toutes les fonctions intellectuelles.
L'immobilité tau corps, la fixité des traits de la face, le silence
obstiné..hissent la contention douloureuse de l'intelligence ;fit des
affections. Ce n'est plus une douleur qui s'agite, ,qui se plaint, qui
crie, qui pleure, c'est une douleur qui tait, qui n'a pas de larmes,
qui est impassible.
Dans cet état d'exaltation douloureuse de la sensibilité, non-seulement
les lypémaniaques sont inaccessibles à toute impression étrangère à
l'objet de leur délire, mais ils sont hors de la raison parce qu'ils
perçoivent mal les impressions. Un abîme les sépare, disentils, du
monde extérieur. J'entends, je vois, je touche, disent plusieurs
lypémaniaques, mais je ne suis pas comme autrefois ; les objets ne
viennent pas à moi, ils ne s'identifient pas avec mon être ; un nuage
épais, un voile change la teinte et l'aspect des corps. Les corps les
mieux polis me paraissent hérissés d'aspérités, etc. Les objets
extérieurs n'ayant plus leurs rapports naturels, les chagrinent, les
étonnent, les effraient, les épouvantent. Les lypémaniaques ont des
illusions des sens, des hallucinations. Ils associent les idées les
plus disparates, les plus bizarres : de tout cela naissent des
convictions plus ou moins contraires au sens commun, des préventions
injustes, la peur, l'épouvante, la crainte, l'effroi, la terreur, etc.
Les passions modifient les idées, les croyances, les déterminations de
l'homme le plus raisonnable. Les passions tristes entraînent aussi la
lésion partielle de l'entendement : la vie intellectuelle de celui que
maîtrise le délire mélancolique est toute empreinte du caractère de sa
passion. Le montagnard ne peut supporter l'absence des lieux qui l'ont
vu naître, ne cesse de gémir, dépérit et meurt s'il ne revoit le toit
paternel. Celui qui redoute la police, ou les poursuites des tribunaux,
s'alarme, s'épouvante, craignant d'être arrêté à tout instant, il voit
partout des agens de police, des suppôts des magistrats, il les voit
même dans ses amis et ses parens.
Antiochus meurt désespérant d'obtenir de Séleucus, son père, la femme
qu'il adore. Ovide, le Tasse, passent les jours et les nuits, ayant
l'esprit et le coeur incessamment irrités par l'absence de l'objet de
leur amour. La crainte, avec toutes ses nuances, quelle qu'en soit la
cause réelle ou imaginaire, exerce l'influence la plus générale sur les
mélancoliques. L'un, superstitieux, redoute la colère du ciel, les
vengeances célestes ; il est poursuivi par les furies ; il se croit au
pouvoir du diable, dévoré par les flammes de l'enfer, et voué aux
supplices éternels. L'autre éponvanté de l'injustice des
gouvernemens, appréhende de tomber entre les mains des agens de
l'autorité, d'être conduit à l'échafaud ; il s'accuse d'avoir commis
les plus grands crimes, dont il cherche à se justifier ; il préfère la
mort aux angoisses de l'incertitude, tandis que dans d'autres instans,
il supplie d'ajourner l'exécution du supplice auquel rien, selon lui,
ne peut le soustraire. Celui-ci redoute la méchanceté des hommes, croit
que des ennemis secrets, des jaloux, des méchans, le menacent dans sa
fortune, dans son honneur, dans ses affections, dans sa propre vie; le
moindre bruit, le moindre mouvement, le moindre signe, la parole la
plus innocente, le font tressaillir d'effroi et lui persuadent qu'il va
succomber sous les efforts de ses ennemis. Si une éducation plus forte
et plus éclairée met l'homme à l'abri des terreurs superstitieuses ou
de la crainte de ses semblables, ingénieux à se tourmenter, il trouve
des élémens de chagrin et de terreur dans son instruction et dans son
savoir ; ses inquiétudes prennent un caractère scientifique. Le
lypémaniaque se croit soumis à l'influence funeste de l'électricité ou
du magnétisme ; il se persuade qu'avec des agens chimiques on peut
l'empoisonner ou qu'avec quelques instrumens occultes, la physique lui
prépare mille maux, entend tout ce qu'il dit quoique à de très grandes
distances, ou même devine toute sa pensée. Les remords qui suivent
quelques grands crimes, jettent les coupables dans la mélancolie et
caractérisent leur délire. Oreste est poursuivi par les furies.
Pausanias, le Lacédémonien, ayant tué une jeune esclave dont on lui
avait fait présent, est tourmenté jusqu'à sa mort par un esprit qui le
poursuit en tous et qui ressemble à sa victime. Théodoric, ayant fait
trancher la tête à Symmacus, croit voir la tête de Symmacus dans celle
d'un poisson qu'on lui sert à table. Le trop fameux Santerre se croit à
tout instant surpris par des gendarmes qui doivent le conduire au
supplice. Les lypémaniaques s'effraient pour les motifs les plus
bizarres, les plus imaginaires. Alexandre de Tralles dit avoir vu une
femme qui n'osait ployer son pouce, craignant que le monde s'écroulât.
Montanus parle d'un homme qui s'imaginait que la terre était couverte
d'une croûte de verre sous laquelle étaient des serpens, il n'osait
marcher crainte de briser la glace et d'être dévoré par les serpens. Un
général, auquel je donnais des soins, n'osait sortir dans la rue,
croyant que tous les passans lui adressaient des reproches ou des
injures.
Quelques lypémaniaques s'effraient de tout, et leur vie se consume dans
des angoisses perpétuellement renaissantes, tandis que d'autres sont
terrifiés par un sentiment vague qui n'a aucun motif. « J'ai peur »,
disent ces malades, « j'ai peur », mais de quoi ? « je n'en sais rien,
mais j'ai peur ». Leur extérieur, leur physionomie, leurs actions,
leurs discours, tout exprime en eux la frayeur la plus profonde, la
plus poignante, de laquelle ils ne peuvent ni se distraire ni triompher.
Le délire prend le caractère de l'affection morale qui préoccupait le
malade avant l'explosion de la maladie, ou conserve celui de la cause
même qui l'a produit, ce qui a lieu surtout lorsque cette cause agit
brusquement et avec une grande énergie. Une femme, dans une f dispute,
est appelée voleuse : aussitôt elle se persuade que tout le monde
l'accuse d'avoir volé, et que tous les suppôts de la justice sont après
elle pour la livrer w aux tribunaux. Une dame est effrayée par des
voleurs qui pénètrent dans sa maison ; dès-lors elle ne cesse de crier
au voleur ! Tous les hommes qu'elle voit, même son fils, sont des
brigands qui viennent pour la voler et l'assassiner. Au bruit le plus
léger, elle crie au voleur, croyant qu'on enfonce la porte de sa
maison. Un négociant éprouve quelques pertes légères, il se croit
ruiné, réduit, à la plus profonde indigence et refuse de manger parce
qu'il n'a plus de quoi payer même sa nourriture.
i, On lui présente l'état de ses affaires qui sont très brillantes : il
l'examine, le discute, semble convenir de son erreur ; mais, en
définitive, il conclut qu'il est ruiné Deux frères ont une discussion
d'intérêt, l'un deux se persuade que l'autre veut le tuer pour jouir de
son bien. Un militaire perd son grade, devient triste et rêveur ;
bientôt il se croit déshonoré, et se persuade que ses camarades l'ont
dénoncé ; il est perpétuellement occupé à justifier sa conduite qui a
toujours été très honorable. Une femme voit son enfant renversé par un
cheval ; tous les raisonnemens, la vue même de cet enfant qui se porte
bien, ne peuvent la convaincre qu'il est vivant.
En analysant ainsi toutes les idées qui tourmentent les lypémaniaques,
on les rapporte facilement à quelques passions tristes et
débilitantes. Ne pourrait-on pas établir une bonne classification de la
lypémanie, en prenant pour base les diverses passions qui modifient et
subjuguent l'entendement ?
. Quelquefois les sentiments moraux des lypémaniaques, non-seulement
conservent toute leur énergie, mais leur exaltation est portée au plus
haut degré quoique ces malades s'en défendent, et quoiqu'ils soient
plongés dans la plus profonde tristesse. La piété filiale, l'amour,
l'amitié et la reconnaissance sont excessifs et augmentent les
inquiétudes, les craintes du mélancolique et le poussent à des actes de
désespoir. Ainsi une mère se croit abandonnée par son mari, elle veut
tuer ses enfants pour épargner un semblable malheur. Un vigneron tue
ses enfans pour les envoyer au ciel.
La lenteur, la répétition monotone des mouvemens,
des actions et des paroles du lypémaniaque, l'accablement dans lequel
il est plongé en imposeraient, si on jugeait que son esprit est inactif
comme le corps. L'attention du mélancolique est d'une activité très
grande, dirigée sur un objet particulier avec une force de tension
presque insurmontable. Concentré tout entier sur l'objet qui l'affecte,
le malade ne peut détourner son attention ni la porter sur les autres
étrangers à son affection. L'esprit comme le cerveau est, qu'on me
passe cette expression, dans un état tétanique ; une forte commotion
physique ou morale peut feule faire cesser ce spasme. N'ayant la raison
lésée que sur un point, il semble que les lypémaniaques mettent en
action toute leur puissance intellectuelle pour se fortifier dans leur
délire. Il est impossible d'imaginer toute la force, toute la subtilité
de leurs raisonnements pour justifier leurs préventions, leurs
inquiétudes, leurs craintes : rarement parvient-on à les convaincre,
jamais on ne les persuade : «J'entends bien ce que vous me dites », me
disait un mélancolique, « vous avez raison, mais je ne puis vous croire
». Quelquefois, au contraire, l'esprit des mélancoliques est dans une
sorte d'état cataleptique ; ils saisissent avec énergie et conservent,
avec plus ou moins de ténacité, les idées qu'on leur suggère et l'on
peut, dans ce cas, les faire changer presque à volonté, pourvu que les
idées nouvelles aient quelque rapport avec la passion dominante. Une
dame croit que son mari veut la tuer d'un coup de fusil, elle s'échappe
de son château, elle va se jeter dans un puits ; on lui crie que si
l'on voulait la faire périr, le poison est un moyen plus facile,
aussitôt elle a peur du poison, et refuse toute espèce de nourriture.
Un mélancolique se croit déshonoré : après avoir inutilement cherché à
le rassurer, on lui donne des consolations prises dans la religion, et
bientôt il se persuade qu'il est damné.
Quelques lypémaniaques ont le sentiment de leur état, ils ont la
conscience de la fausseté, de l'absurdité des craintes dont ils sont
tourmentés. Ils s'aperçoivent bien qu'ils déraisonnent ; ils en
conviennent souvent avec chagrin et même avec désespoir. Ils sont sans
cesse ramenés par la passion qui les domine aux mêmes idées, aux mêmes
craintes, aux mêmes inquiétudes, au même délire. Il leur est impossible
de penser, de vouloir, d'agir autrement. Plusieurs assurent qu'une
puissance insurmontable s'est emparée de leur raison ; c'est Dieu,
c'est le démon, c'est un sort et qu'ils n'ont pas plus la force de la
diriger que celle de maîtriser leur volonté. N'est-ce pas la lypémanie
raisonnante ?
La volonté de la plupart des lypémaniaques est inflexible ; rien ne
peut la vaincre, ni le raisonnement, ni les sollicitations de la plus
vive tendresse, ni les menaces. Rien ne peut triompher de leurs
erreurs, de leurs alarmes, de leurs craintes, rien ne peut détruire
leurs préventions, leurs répugnances, leurs aversions. On ne les
distrait de la fixité des préoccupations de leur esprit et de leur
coeur, que par des secousses vives, inattendues, propres à détourner
leur attention. Quelques lypémaniaques n'ont plus de volonté ; s'ils
veulent, ils sont impuissans pour exécuter. Après avoir lutté, combattu
contre un désir qui les presse, ils restent sans action. Un ancien
magistrat très distingué par son savoir et par la puissance de sa
parole, à la suite de chagrins, est atteint d'un accès de monomanie,
avec agitation et même violence. Après quelques mois le délire cesse
mais le malade conserve d'injustes préventions ; enfin il recouvre
l'entier usage de la raison, mais il ne veut pas rentrer dans le monde
quoiqu'il reconnaisse qu'il a tort ; il ne veut pas s'occuper, ni
soigner ses affaires, quoiqu'il sache très bien qu'elles souffrent de
ce travers. Sa conversation est aussi raisonnable que spirituelle. Lui
parle-t-on de voyager, de soigner ses affaires,' il répond : « Je sais
que je devrais et que je peux le faire, vos conseils sont très bons, je
voudrais suivre vos avis, je suis convaincu, mais faites que je puisse
vouloir, de ce vouloir qui détermine et exécute. Il est certain, me
disait-il un jour, que je n'ai de volonté que pour ne pas vouloir, car
j'ai toute ma raison, je sais ce que je dois faire, mais la force
m'abandonne lorsque je devrais agir ».
Les lypémaniaques ne sont jamais déraisonnables, même dans la sphère
des idées qui caractérisent leur délire. Ils partent d'une idée fausse,
de principes faux, mais tous leurs raisonnemens, toutes leurs
déductions sont conformes à la plus sévère logique. Pour ce qui est
étranger à leur délire, ils sont comme tout le monde, appréciant très
bien les choses, jugeant très bien des personnes et des faits ;
raisonnant tout aussi juste qu'avant d'être malades, mais le caractère,
les affections,les habitudes, la manière de vivre du mélancolique ont
changé, comme il arrive toujours dans le délire parce que le délire
altère les rapports naturels entre le moi et le monde extérieur. Celui
qui était prodigue devient avare ; le guerrier est timide et même
pusillanime ; l'homme laborieux ne veut plus travailler ; les libertins
s'accusent avec douleur et repentir ; celui ' qui était le moins
exigeant crie à la trahison. Tous sont défians, soupçonneux, en garde
contre tout ce qu'on dit, contre tout ce qu'on fait. Ils parlent peu ;
laissent échapper quelques monosyllabes : n'ayant qu'une même pensée,
ils répètent sans cesse les mêmes paroles. Il en est un petit nombre
qui sont bavards ; le bavardage a pour objet les plaintes, les
récriminations, l'expression de la crainte, du désespoir.
2. DES CAUSES DE LA LYPÉMANIE
Les causes de la mélancolie sont nombreuses ; elles sont communes aux
autres espèces de folies : nous ne parlerons ici que de celles qui ont
une influence plus immédiate sur la fréquence et le caractère de la
mélancolie.
a) Saisons et climats
Les climats et les saisons ont une influence particulière sur la
production de la mélancolie. Les habitants des montagnes qui sont peu
civilisés, lorsqu'ils quittent leur pays, sont pris de nostalgie,
tandis que les habitans des plaines, avancés dans la civilisation, sont
peu disposés au développement de cette maladie. Le voisinage des
marais, l'air brumeux et humide, en relâchant les solides, prédisposent
à la lypémanie ; les pays chauds et secs, lorsqu'il règne certains
vents, y prédisposent aussi. Tout le monde connaît les effets
mélancoliques du sirocco sur les Italiens ; du solano, sur les
Espagnols ; du kamsim, sur les Egyptiens. Dans les régions où
l'atmosphère est brûlante et sèche, la sensibilité est plus exaltée,
les passions sont plus véhémentes, les mélancoliques sont plus
nombreux. Telles furent la Grèce et l'Egypte d'après le témoignage
d'Arétée, de Bontius, de Prosper Alpin, d'Avicenne ; confirmé par les
voyageurs modernes qui assurent que les affections mélancoliques sont
fréquentes dans l'Asie-Mineure, dans la Haute-Egypte, au Bengale, sur
les côtes d'Afrique.
Hippocrate, et tous les auteurs qui l'ont suivi, assurent que l'automne
est la saison qui produit le plus grand nombre de mélancolies ; cette
saison, suivant la remarque de Cabanis, est d'autant plus fertile en
maladies de cette espèce que l'été s'est montré plus chaud et plus sec.
Cette remarque est confirmée par ce que j'ai observé pendant l'automne
de 1818. Tous les médecins ont pu voir la mélancolie plus fréquente
cette année là, pendant les mois d'octobre et de novembre que dans les
années précédentes. Nous avons reçu à la Salpêtrière, pendant ces deux
mois, un beaucoup plus grand nombre.