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Conférence journées de Lorient

Anne de Fouquet


Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais le titre sympathique de cette journée ( Masculin/ féminin, quelle rencontre ?) se révèle, à l'usage, d'une grande difficulté. Car dès que je me suis demandé : masculin, qu'est-ce que ça signifie, je me suis trouvée plongée dans des questions abyssales. Et ce n'est pas mieux côté féminin. Je vous en livre quelques échantillons. Est-ce que masculin et homme sont synonymes ? Même question pour femme et féminin. Féminin, cela concerne-t-il la représentation de la femme , extrêmement variable socialement, ou est-ce à entendre comme ce que Lacan nomme dans le séminaire " Encore " le côté femme qui n'est pas toute dans la jouissance phallique, ou est-ce toute personne pourvue du sexe anatomique femelle ? Vous entendez là jouer les trois registres. Bon, questions identiques côté masculin, sauf que de ce côté, le rapport au phallus s'inscrit en terme de l'avoir ou pas. Ou alors masculin et féminin sont-ils des genres grammaticaux ? Des productions idéologiques et sociales ? Et si un homme désire un homme est-ce qu'il est féminin ou masculin ? Autrement dit, est-ce l'objet de notre désir qui détermine notre appartenance au masculin ou au féminin ? Alors, quid des bisexualités qui ont le vent en poupe ? Est-ce que les femmes sont maintenant davantage côté masculin, les hommes côté féminin, ou bien non, quels sont les liens entre les places sociales et la subjectivité de chacun ? Et le mouvement autour du gender , que nous apporte-t-il ? Quid de certains cas où après une vie conjugale normale, marquée par un désir hétérosexuel, un parlêtre se met en ménage avec quelqu'un du même sexe ? Pourrions-nous dire qu'en changeant d'orientation sexuelle il a changé de sexe, de genre , d'identification sexuelle ?
Quelles sont les influences des différentes formes sociétales, culturelles ? Et une rencontre, qu'est-ce que c'est, cela implique-t-il un point commun, et si oui lequel ?…

Il y a un certain nombre d'années, à cette question : " masculin/féminin, quelle rencontre ? ", j'aurais répondu : un enfant. Pour au moins deux raisons. La première, c'est que cette rencontre masculin féminin m'évoque la conjonction sexuelle, dont l'enfant est le produit. D' autre part, et cette raison est liée à la première, dans toutes les cultures, càd dans tous les discours sociaux , jusqu'à présent, l'anatomie sexuelle ( càd la différence sexuelle) ne signifiait pas uniquement des possibilités de plaisir, mais elle impliquait le devoir pour les êtres marqués de cette réalité anatomique de transmettre la vie de la lignée, chacun d'une place différente, et là nous retrouvons l'enfant, comme représentant de cette lignée et comme signe du devoir accompli au nom d'une loi symbolique. Comme vous l'entendez, j'aborde ici la question par le biais du sexe : le sexe anatomique, càd réel, et le sexe dans le registre symbolique. Dans le registre imaginaire, toutes les représentations du masculin et du féminin ont été et sont possibles, puisque parfaitement variables dans le temps et l'espace. Ce qui importait, c' était qu'il y ait de la différence visible entre le féminin et le masculin, le tout codifié selon les critères de l'époque, depuis les hommes poudrés, parfumés, emperruqués de la cour de Louis 14 jusqu'aux cow-boys mal rasés et bourrus façon John Wayne , voire trash dans la mode actuelle, depuis les femmes diaphanes à l'aspect fragile et maladif de l'époque romantique jusqu'aux femmes body-buildées bronzées portant pantalons de l'époque de Jane Fonda dans les années 80. En ce qui concerne les modalités , l'objet du désir sexuel, le désir sexuel était normalement orienté vers l'autre sexe, sauf dans les cas d'inversion homosexuelle, mais qui ne remettaient pas en question l'existence d'une norme, dans laquelle nous pouvons reconnaître les effets de l'opérateur phallique réglementant la satisfaction des désirs et la vie sociale de chacun.. Il y avait une répartition des fonctions sociales en lien avec la division sexuelle. Le genre, était, grosso-modo, conforme au sexe, plus ou moins. C'est dans ce discours social que Lacan a élaboré le tableau de la sexuation du séminaire " Encore ", définissant le côté homme comme ayant un rapport au phallus dans les termes de l'avoir ou non, et le côté femme comme ayant un rapport au phallus dans les termes de l'être ou non, ainsi que la notion de l'altérité du côté femme par rapport au côté homme. Nous voyons une parfaite représentation de ce fonctionnement social dans l'univers des westerns classiques, je pense au dernier, " Appaloosa "( d'Ed Harris) sorti il y a quelques mois, dans lequel une femme énigmatique, mystérieuse, venue d'on ne sait où, fascine le marshall, çàd l'homme de pouvoir chargé de faire respecter la loi, celui qui a le phallus . Et pourquoi ? Qu'en dit-il ? Il dit qu'elle ne ressemble pour lui à aucune autre femme, à personne de connu, qu'il ne trouve pas de mot pour la définir, elle a ce quelque chose d'indéfinissable qui signe sa place en dehors de la communauté de l'universel, celle du côté homme.
Ou encore, dans le film " Twilight " qui fait actuellement battre le cœur des adolescentes, dans lequel un charmant jeune homme, mais néanmoins vampire, se retrouve sens dessus dessous lorsqu' apparaît dans sa vie une jeune fille, pour la raison, lui dit-il que " toi, je ne peux pas deviner ce que tu penses, les autres je peux lire en eux, deviner leurs pensées, avec toi, je ne peux rien savoir " , c'est une intéressante formulation de la position d'altérité, à l'opposé du copinage des semblables. Ce qui est intéressant, c'est que ces films nous viennent des USA, où se développe depuis un certain temps le mouvement du " gender ", qui précisément rejette radicalement cette formulation des rapports hommes/ femmes.

Freud avait pensé la bisexualité originaire de l'être humain, puisque il avait conclu que les identifications au cours de l'Œdipe peuvent se faire des deux côtés (père et mère), que chez le garçon, l'attitude positive classique se double de la forme négative, dans laquelle le garçon adopte une attitude tendre envers le père, et d'hostilité jalouse à l'égard de la mère, que chez la fille, peut perdurer une identification au père dans le rejet de la castration féminine. D'autre part, il avait noté que l'identification sexuelle d'un côté n'empêche nullement des traits identificatoires empruntés au parent de l'autre sexe . Ainsi, un homme peut très bien arborer le trait de la séduction, classiquement féminin. Mais cela n'empêchait pas, dans la norme sociale, de considérer que les choses étaient fixées d'un côté ou de l'autre.

Quand Lacan dit, au sujet du tableau de la sexuation : en face, vous avez l'inscription de la part femme des êtres parlants.( p 74), il signifie que tout être parlant, même pourvu des attributs de la masculinité, peut venir s'inscrire de ce côté -là, qui se spécifie de ce que le parlêtre qui s'y inscrit sera ce pas-tout, en tant qu'il a le choix de se poser dans le phi de x, ou bien de n'en pas être. Autrement dit, la ligne de partage masculin / féminin en tant que positionnement par rapport au phallus passe en chacun de nous, en tout cas comme possibilité, ce qui nous renvoie à la bisexualité décrite par Freud. D' autre part, dans la vie professionnelle, sociale, conjugale aussi, une femme peut évidemment venir s'inscrire côté phallus ( phi de x). Elle n'y est pas pour autant toute.
Ce que cette écriture de la division sexuelle implique, c'est qu'il n'y a pas vraiment rencontre stricto sensu entre les deux sexes, puisque le phallus, cet opérateur auquel ils ont chacun à faire, ils y ont rapport de manière différente, et je dirai que l'abord de l'un exclut l'abord de l'autre. Etre côté masculin est incompatible avec être, dans le même temps, côté féminin : ce phallus, on ne peut pas dans le même temps, l'être et l'avoir. On ne peut pas dans le même temps être toute côté phallus, et pas toute. Est-ce qu'on peut , successivement, passer d'une position à l'autre ? Successivement, càd dans la diachronie, pas dans la synchronie. Or, la structure du temps, dans notre espace temps, dans notre univers, implique une diachronie : le temps s'écoule, se déroule. C'est donc dire que si l'un, pas l'autre. C'est une question qui mérite réflexion.
Je dirais assez volontiers que la rencontre entre les deux sexes ne se fait pas sur quelque chose de commun, mais sur un fait de structure qui est que, pour les deux, il y a du manque. C'est cela, le " il y a du manque ", dans lequel nous entendons l'acceptation de la castration, qui constitue le seul point véritablement de rencontre entre les deux côtés. Mais dès que l'on à affaire à la formulation de ce manque, nous sommes dans l'impossibilité de nous entendre, de nous comprendre, puisque ces formulations impliquent des positions radicalement autres l'une par rapport à l' autre : soit manque à l'avoir, soit manque à l'être. Thème classique des malentendus conjugaux qui ont inspiré nombre de films comiques ou tragiques selon la subjectivité du cinéaste. Ce que dit assez joliment ce titre de livre : les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus, qui métaphorise géographiquement cette différence de lieu d'où l'on parle. Cette rencontre masculin/ féminin autour du manque, est corrélée au phallus, et c'est là la place de l'enfant, qui vient justement en position phallique de produit de cette rencontre. Maintenant, la question, c'est est-ce qu' actuellement dans les rapports amoureux les femmes se situent côté femme et les hommes côté homme ?
Un bon indicateur, compte-tenu de ce qui précède, est la place de l'enfant. Or, elle a changé. Non pas qu'il n'y ait plus de couples pour lesquels la place de l'enfant corresponde aux modalités évoquées plus tôt. Mais , assurément, il n'est plus considéré nécessairement comme point de rencontre du masculin et du féminin. En effet, il peut aussi bien être l'objet désiré d'un couple homosexuel, donc d'un couple de mêmes, pour simplifier les choses, ( même si dans certaines homosexualités féminines, la mise en jeu de la position autre n'est pas absente) hors lien avec une rencontre sexuelle ( hormis les obligations de la nature) en tant que rencontre de la différence sexuelle comme étant à l'origine du désir et de sa conception. Ce qui ne l'empêche d'ailleurs nullement d'avoir valeur phallique, qu'il ne tient pas de la continuation d'une lignée paternelle et d'une lignée maternelle, mais plutôt dans ces cas là de la production d'un objet désiré, phallicisé comme tout objet qui vient combler un manque, mais là vous entendez que nous nous engageons dans le manque du côté de l'objet a.

L'enfant peut d'ailleurs aussi bien ne pas être désiré, ne pas avoir de place, et la maternité ne pas être corrélée à l'accomplissement de la féminité. Ce n'est pas nouveau, non plus. Dans de nombreuses cultures, les concubines étaient là pour le plaisir sexuel, la séduction, et les épouses légitimes assuraient la transmission de la lignée. C à d qu'il pouvait y avoir féminité sans maternité. Au demeurant, nous retrouvons cette répartition dans le trio comique bien connu hérité du 19 siècle du mari, de la femme, et de la maîtresse ( notez bien que le trio femme, amant, mari est également un grand classique, mais tout cela est affaire d'accent car la femme peut aussi bien être la maîtresse de l'amant qui est en même temps le mari d'une autre etc… ). D'autre part, actuellement, certaines femmes ne s'engagent pas dans la maternité au motif que cela les pénaliserait dans leur vie professionnelle. Cela peut effectivement être le cas. Mais cela peut également ressortir de la revendication d'une place identique à celle de l'homme, que la grossesse et la maternité viendraient mettre à mal. L'idéal de l'association entre semblables, donc nécessairement du même côté, celui de la réalisation phallique exclusivement en terme de l'avoir, serait brisé. Des gynécologues me faisaient il y a quelques années part d'une nouvelle modalité de dénis de grossesse, non pas imputables à une impossibilité liée aux relations avec la mère, ( pour dire les choses un peu vite) mais dus au fait qu'il n'y avait pas de place, chez ces femmes pour la maternité. Tout allait bien, les relations avec le compagnon ou le mari, le travail, etc c'est juste que ça n'était pas concevable, c'est le cas de le dire, il n'y avait pas de place dans leur vie bien remplie pour cette possibilité de l'enfant. Et donc, cette impossibilité d'imaginer une maternité leur faisait méconnaître les manifestations physiques de leur grossesse. Dont elles pouvaient d'ailleurs fort bien s'accommoder une fois que la parole du Autre ( le médecin) avait fait place à cette possibilité en leur apprenant leur grossesse. Nous voyons là un changement fondamental par rapport au passé, au cours duquel on considérait, dans toutes les cultures, qu'une femme mariée qui n'enfantait pas était en défaut par rapport à ce devoir de transmission de la lignée, ( avec un tas de raisons pour faire rentrer ce désordre dans l'ordre imaginaire social : malédiction divine, vengeance des esprits ou des totems, mauvais sort etc…) et que donc sa féminité s'en trouvait affectée.

Je dirais qu'actuellement, les relations hommes-femmes, c'est un peu l'auberge espagnole, pour reprendre le titre d'un film de Klapisch, c'est-à-dire que la rencontre se fait probablement pour les couples selon différentes modalités, selon que leur subjectivité est réglée par le discours social promouvant le primat du phallus et les deux positions, masculine et féminine, ou réglée par le discours de similitude des sexes et par l'idée que chacun pourrait choisir ce qui lui convient sur le moment dans une sorte de mobilité identificatoire sexuelle.

Il est dommage que la fréquentation des James Bond ne fasse pas partie de la formation analytique, car les personnages, stéréotypés, ne sont que des habillages rudimentaires des discours sociaux qui nous traversent et nous structurent, et en particulier des rapports hommes/femmes. Deux films, à 40 ans de distance, nous proposent, dans une reprise volontairement symétrique, deux modalités radicalement différentes d' une rencontre homme /femme.
Dans " Meurs un autre jour ", un film produit en 2OO2, nous voyons apparaître pour la première fois non pas une James Bond girl, mais l'alter ego femme de ce cher James, son a', une femme agent secret travaillant pour les services secrets américains, Jinx, qui se présente avec ce surnom donné par ses amis, qui signifie " porte-malheur, la poisse, la guigne ", assez peu sexué. Du côté du signifiant, vous noterez que Jinx est très proche de James, c'est un mot court, une syllabe, dont la prononciation a quelque chose de court, de claquant. D'autre part, du côté de la lettre, il commence par la même lette que James, ce qui le rend très proche de celui-ci. Jinx, donc, est jouée par Halle Berry, parfaitement semblable à notre héros dans sa virtuosité en escrime, arts martiaux, escalade, plongeon acrobatique, tir, dans son courage, son esprit de décision, d'entreprise, et j'en oublie certainement, bref dans un faire tout phallique. Elle forme avec son collègue une association de partenaires égaux et semblables, il s'agit de frères d'armes, avec, en prime, du sexe. Mais là rien non plus qui viennent la mettre en position autre, il s'agit d'une affaire agréable et technique qu'elle aborde avec un pragmatisme tout James Bondien : il s'agit alors d'une association momentanée (c'est spécifié dès le début : " j'ai constaté que, malheureusement, mes amours ne durent jamais très longtemps ", dit-elle sans en avoir l'air le moins du monde malheureuse, il n'y a là nulle demande que ça dure, mais elle fixe les termes du contrat sexuel, un CDD ), une association momentanée donc à but érotique. Un trait cependant reste, comme une trace de l'altérité féminine : c'est sa possible duplicité, trait spécifiquement féminin paraît-il : avec nous, les femmes, on ne peut jamais savoir, on n'est jamais sûr, sommes-nous bonnes ou mauvaises, anges ou démons ? Nous entendons là la formulation par les parlêtres situés côté homme de l'inquiétude suscitée en eux par l'étrangeté, l'incompréhensible de cette énigmatique créature. Eh bien , Jinx joue de cette possible duplicité, mais dans le registre de la distance, de la dérision : " je suis bonne ", dit-elle ironiquement, pour signifier qu'il pourrait bien en être autrement.
Dans le premier James Bond, J.B.contre Docteur No, sorti en 1963, Honey Heider, ( un prénom sucré et doux, qui est également un diminutif amoureux et féminin, miel , mon sucre, ma douceur…) jouée par Ursula Andress, sort de l'onde telle Vénus chez Boticelli, elle vient du lointain de la mer, marchant, ses longs cheveux épars, portant de grands coquillages dentelés telles des fleurs, coquillages qui sont des attributs allégoriques de la féminité, comme celui sur lequel est debout Vénus dans la tableau de Boticelli. Tout d'abord, on ne la voit pas, mais on l'entend chanter tranquillement. On a donc là une mise en jeu de l'objet voix, marquant le sexe de manière incontestable, en dehors du spéculaire. C'est cet objet voix, d'ailleurs, qui séduit d'abord ce cher James. Surprise par la présence de cet homme inconnu, elle manifeste un saisissement empreint de pudeur, lui intimant vivement de garder ses distances. Il va donc s'employer à la rassurer, ( ses intentions sont tout à fait honorables) , etc…et ils vont parler, elle surtout, racontant son histoire, je dirais se racontant, avec ce trait féminin de la " langue bien pendue ". Elle est installée dans une parole subjective.
Rien de tel chez Jinx. D'abord, on ne voit d'elle qu'une tête, au loin, celle de quelqu'un qui nage vigoureusement, et dont il est rigoureusement impossible de déterminer le sexe. Tête de garçon, ou d'homme ? Puis soudain, elle surgit, jaillissant de la même mer caraïbe que sa collègue 40 ans auparavant pour s'ériger dans un élan vertical et musclé, ( qui est volontairement accentué dans le film par un arrêt sur cette image précise) avant de s'avancer d'un pas conquérant vers l'hôtel, s'offrant au regard de l'autre sans la moindre réserve pudique, et choisissant rapidement son partenaire de la nuit. La pudeur, c'est ce qui fait que le corps est métaphore du phallus, qu'il est aussi l'enveloppe aimable de l'objet a, et non pas le présentoir de cet objet. Honey représente, elle est là, elle parle, Jinx, parle fort peu et agit sans cesse, bouge, montre, dans une position permanente de maîtrise, soumission à l'impératif phallique; personnellement je pense que son corps, plutôt que comme une enveloppe, se proposerait dans une sorte de présentification / ou de présentation du phallus imaginaire, ou de l'objet a phallicisé paré du brillant de l'agalma.
La couleur du maillot de bain n'est pas insignifiante : les deux femmes, à la superbe plastique portent le fameux bikini. Celui d' Honey est blanc, dans notre imaginaire associé à la pureté éventuellement virginale, l'innocence, la clarté, le bien. Celui de Jinx est d'un rouge flamboyant, non pas la pourpre auguste de la majesté, mais le rouge sang de la guerrière, le rouge réputé être une couleur excitante, y compris sexuellement.
Mais, me direz-vous, elles portent toutes les deux, à leur large ceinture, ce que nous identifions comme le même couteau de plongée. Il serait regrettable de nous précipiter dans une interprétation au bulldozer. Parce que ce que souligne ce clin d'œil en miroir, c'est que les fonctions de ce couteau sont opposées : Honey l'utilise dans une fonction purement défensive, se protéger contre une agression possible, préserver sa féminité d'une intrusion non désirée. Il est donc au service de sa pudeur. Jinx au contraire va l'utiliser au cours de leur ébats érotiques, à la grande surprise d'un James qui n'en mène alors pas large lorsqu'il voit surgir la lame, tant elle laisse planer le doute sur ses intentions, avant de s'en servir pour découper un fruit, sans nul doute le fruit capiteux de l'érotisme, clin d'œil à l'Eve de la pomme, qu'elle va déguster et partager avec lui, prenant l'initiative sur toute la ligne.
Entre ces deux films, 40 ans et le discours féministe, puis le mouvement gender, càd une remise en cause radicale des identifications sexuelles.

De tout temps, des femmes ont détenu dans leur couple le bâton de commandement phallique. Ce n'était pas pour autant une position idéologique socialement dominante.
Actuellement, de nombreuses femmes, dans la vie conjugale, certes mais aussi professionnelle, politique, sociale, sont en position de faire valoir leur phallicité /virilité, c'est-à-dire, par exemple, d'exercer un pouvoir, une fonction de commandement, dans leurs relations avec les deux sexes, qui montrent que ce phallus, elles le détiennent haut et fort. D'où cette intéressante question: quand les fonctions professionnelles d'une femme impliquent une position virile, phallique, quelles en sont les conséquences dans sa vie privée, dans les relations amoureuses ? Ceci peut-il venir ou non en contradiction avec le fait d'assumer une position féminine dans la relation à son partenaire ? Autrement dit, quid de la relation entre la place des femmes dans une structure sociale et la position qu'elles assument dans leur subjectivité ? Dans une société caractérisée par l'échange des femmes, dans laquelle la place sociale de celle-ci est d'occuper la place du phallus, cela signifie-t-il que cette femme est nécessairement subjectivement en position autre ? Sûrement pas .
Existe-t-il des sociétés dans lesquelles les femmes sont dans un champ social, un espace distinct de celui de l'homme, ce qui n'est pas équivalent à une position d'altérité par rapport au phallus dans la relation à l'autre sexe ? Je pense à des sociétés africaines pastorales nomades comme les Noubas du sud du Soudan, ou les Masaï, du Kenya et de Tanzanie où hommes et femmes vaquent chacun à leurs affaires dans leurs domaines respectifs, chacun maître dans son domaine, où les femmes expriment directement et avec assurance leurs désirs sexuels, et où les relations entre les sexes se structurent selon trois termes : maternité avec le mari, érotisme avec les amants, les murrans, ( jeunes guerriers), et places économiques complémentaires, avec un strict partage des tâches masculines et féminines. Une histoire masaï raconte, je cite: " au début, hommes et femmes formaient deux tribus séparées qui vivaient chacune de leur côté, celle des femmes élevant des antilopes, et celle des hommes du bétail, des moutons et des chèvres : les rencontres se faisaient fortuitement dans la forêt pour se livrer à des ébats amoureux. Les enfants vivaient avec leur mère et quand ils grandissaient, les garçons allaient rejoindre la tribu des hommes. Ainsi, les deux tribus, tout en étant séparées, vivaient en bonne entente et se trouvaient complémentaires, chacune connaissant les mêmes droits et les mêmes privilèges que l'autre. " ( Jacqueline Roumeguère-Eberhardt ). Aucune terre étrange et lointaine, nulle contrés mystérieuse, ou encore nulle origine plus ou moins divine ne viennent là métaphoriser le lieu autre d'où parlerait une femme. Je n'ai pas eu le temps de creuser la question, mais c'est à suivre. On peut d'ailleurs se poser la question suivante: une société pourrait-elle être composée exclusivement de parlêtres se situant côté homme quel que soit leur sexe ? Probablement, même si ça nous semble étrange étant donné le discours de la division des sexes dans lequel nous sommes inscrits, càd le discours à partir duquel s'est mise en place pour nous la réalité..

Cela étant, le changement sociétal, la modification de l'alternative fixée entre les côtés masculin et féminin, n'annule pas la question du manque, qui reste la pierre de touche des relations entre les sexes, ne serait-ce que parce que le manque ne concerne pas que le phallus, mais aussi l'objet a et que quelles que soient les formes sociales de cette recherche de complétude, l'objet a cause du désir sera toujours référé à un objet perdu.
Il y a aussi la question du semblant. Le semblant permet à chacun de se faire reconnaître comme étant d'un sexe ou de l'autre sans avoir à en exhiber les preuves anatomiques. Le semblant, dit Lacan, c'est ce qui permet à un homme de se situer comme homme sans violer une femme. C'est un ensemble complexe, une manière de se situer dans les rapports sociaux et privés à l'égard de l'autre sexe, selon des codes sociaux, çàd un ensemble de représentations soutenu par un discours, bien au-delà de la question des vêtements, ou de la coiffure, par exemple .Il y a à ce sujet une comédie de 1959 de Billy Wilder, " Certains l'aiment chaud ", mettant en scène deux musiciens de jazz obligés, pour échapper à la mafia de se travestir en femmes afin de se faire engager dans un orchestre féminin. Dans ce changement de place sexuelle, càd de semblant, l'un d'entre eux va, tout à fait involontairement, éblouir un milliardaire qui n'aura de cesse de le courtiser pour l'épouser. Dans le même temps, il y a quelque chose chez lui qui va changer dans son rapport aux deux sexes. Lorsqu'à la fin, pour échapper au mariage, il révèle la vérité à son opiniâtre soupirant, ceci donne : (il est encore travesti)
- Je serai franche avec vous, Atwood, nous ne pouvons pas nous marier.
- Pourquoi ?
- Eh bien, pour commencer, je ne suis pas une vraie blonde.
- Pas d'importance.
- Je fume, je fume comme un sapeur (la mère du milliardaire avait fait casser le mariage précédent car l'épouse fumait )
- Ca m'est égal
- Mon passé n'est pas bon, je vis depuis trois ans avec un joueur de saxophone.
- Je vous pardonne
- Hélas, je ne peux pas avoir d'enfant
- Nous en adopterons
- - Vous ne comprenez donc pas, Atwood, -- et là il enlève sa perruque et reprend sa voix d'homme : je suis un homme.
- Un instant interloqué, celui-ci réfléchit puis réplique, balayant cette révélation : " personne n'est parfait. " Le film se clôt sur cette parole, qui différencie le semblant, et l'objet sexe.
- Ce qui est une manière très fine d'aborder la question du désir : qu'est-ce qui le provoque, ce désir, l'objet. ou le semblant ? Un semblant implique-t-il un certain objet ? Que se passe-t-il quand le sexe du parlêtre ne correspond pas au sexe du semblant ? Quand le sexe du semblant ou le semblant du sexe ne correspond pas à l'objet que l'on s'attendait à trouver enveloppé par ce semblant ? Ce qui est le cas chez les travestis, par exemple.
-

Alors, finalement, sur quoi se fait la rencontre ? Sur un manque référé à l'altérité phallique, dans lequel vient prendre sa place l'objet a, ou sur un manque référé directement à l'objet a cause du désir, dans une mêmeté phallique ? Quel est le rapport entre la position par rapport au phallus symbolique et le semblant ?

Ce brouillage de la différence sexuelle induit une certaine uniformisation. Nous la retrouvons dans l'importance prise socialement pour les deux sexes par une jouissance justement hors sexe, la jouissance autre, celle de l'alcool et des drogues, et nous savons combien ici c'est un véritable fléau. Dans cette jouissance autre, les deux sexes se retrouvent à une même place, hors sexe, sans différence, sans altérité et sans désir sexuel pour l'autre sexe. Mais dans cette modalité de rapport, peut-on encore dire qu'il existe un autre sexe ?
Pour terminer, je vous propose une autre comédie, de Cukor, tournée en 1950, Madame porte la culotte, qui tout en fonctionnant encore dans l'économie phallique dans laquelle Freud et Lacan ont élaboré leur pensée, annonce les discours qui déterminent aujourd'hui différemment les identifications sexuelles. K Hepburn y incarne une femme moderne et féministe, avocate qui se réalise pleinement dans la vie professionnelle. Elle cumule réussite, argent, célébrité, défense de la cause féministe, vous entendez la jouissance phallique du faire, mais cela ne l'empêche nullement, dans ses rapports avec les hommes, de jouer de sa séduction, trait identificatoire féminin et d'accepter volontiers d' être l'objet du désir masculin , vous entendez là la position d'être le phallus. Elle n'est donc pas toute, elle se situe côté femme dans le schéma de Lacan. Elle va cependant mettre en péril son bonheur conjugal, ridiculisant son mari, le procureur Adam joué par Spencer Tracy pour remporter un procès qui l'oppose à celui-ci, via sa cliente dont elle va faire l'étendard de l'oppression des femmes par les hommes. Le dit mari n'hésite pas, lui, pour attendrir sa femme, à faire usage du don qui est le sien pour pleurer quand ça l' arrange, afin de la reconquérir, style d'argument qui serait plutôt du côté trait identificatoire féminin : on voit donc bien là bouger les représentations, hommes / femmes, mais fondamentalement, chacun retourne, dans le rapport amoureux, du côté traditionnel. Les dernières paroles sont les suivantes, sur le mode du badinage amoureux:
- Amanda : il n'y a pas la moindre différence entre les sexes. Un homme, une femme, ça se vaut.
- Adam : tu crois, hein ?
- Amanda : bah, il y a peut-être une certaine différence, mais elle est insignifiante
- Adam : eh ben tu sais comme disaient les anciens : viva la différence.
- Amanda : ce qui veut dire ?
- Adam : cette différence fait toute la différence.
Et le film se termine sur l'image d'un rideau tombant devant le lit conjugal sur lequel est assis le couple, lit conjugal dont nous devinons qu'il va être le lieu de la rencontre de cette différence.
Le sel de l'affaire se trouve évidemment dans la succession des signifiants différence, le premier signifiant différence renvoyant à la réalité anatomique des sexes, et le deuxième signifiant différence fonctionnant dans les registres imaginaire et symbolique qui viennent donner un sens et une représentation au premier signifiant différence et inscrire cette réalité anatomique dans un ordre symbolique.

Je vous remercie de votre attention..