Les ingrédients d’une
guerre
civile ont toujours été là
Nazir Hamad 10/12/2016
Dans les langues européennes il est courant d’utiliser des expressions
tel que « guerre civile », « civil war » ou « Bürgerkrieg » pour
désigner un conflit armé au sein de la population d’un même pays. Une
guerre civile, bien qu’elle soit plus barbare qu’une guerre classique
qui oppose normalement deux ou des armées appartenant à des nations
ennemies, garde la qualification de civile dans la mesure où l’armée, à
laquelle on délègue le monopole de la violence, perd son rôle reconnu
par les diverses composantes d’un peuple et se laisse supplanter par
les factions en conflit. Au Liban comme en Syrie ou en Irak, l’armée
n’a pas résisté au clivage qui a opéré au sein de la population, elle
se se scindée pour devenir des simples factions armée au service de
leurs communautés d’origine.
En langue arabe, on a l’habitude d’utiliser l’expression « harbe Ahliah
», littéralement « guerre familiale ». Voici comment le dictionnaire
‘Lissan al Arabe’ définit le terme « Ahl » : Quand je parle de ma
famille, je dis « Ahli » La lettre I en arabe désigne le possessif de
la première personne, ma famille. « Ahli » peut aussi s’étendre pour
inclure, la famille étendue, le clan, ou la communauté. On dit « Ahl al
beit », ‘Comme en hebreux’, Beit veut dire maison. L’expression « ahl
el beit », nomme ceux qui y habitent, ceux qui la possèdent ou encore,
les descendants de cette lignée. Je peux dire aussi « houa alhlon bina
», autrement dit, il est digne de nous. Quand quelqu’un entre dans une
maison, il est normalement reçu avec l’expression : « alhlan bek ».
Sois le bien venu, ou encore, sois des nôtres. On retrouve dans cette
expression le Pater familias roman.
L’expression « Ahl al beit » prend toute sa valeur dans le conflit armé
qui oppose depuis quelques années les chiites aux sunnites. Il s’agit
d’une expression consacrée qui ne cesse de diviser l’Islam depuis la
mort du Prophète. Qui sont les « Ahl-el-Beit » et quelles sont leurs
prérogatives ? Pour le Prophète « Ahl-el-beit » sont sa fille Zeinab et
son mari Ali, et leurs deux fils Hassan et el Hussein. Quatre plus le
Prophète font cinq. Il s’y réfère ainsi nominativement lors de la
dispute qui l’avait opposé aux chrétiens de la ville de Najran. Cette
dispute concernait la nature de Dieu et ses pouvoirs. N’arrivant pas à
les convaincre, le Prophète leur avait proposé de se retrouver le
lendemain, leur représentant et lui, chacun accompagné de sa famille
pour faire des exécrations réciproques en appelant chacun les
malédictions de son Dieu sur les menteurs. Cette ordalie n’eut pas lieu
car ses contradicteurs n’avaient pas honorés leurs engagements. Voici
ce qu’Allah révèle à son Prophète :
« Si quelqu’un te contredit après ce que tu as reçu en fait de
sciences, dis : « venez ! Appelons nos fils et vos fils, nos femmes et
vos femmes, nous-mêmes et vous-mêmes : nous ferons alors des
exécrations réciproques en appelant les malédictions d’Allah sur les
menteurs. » Le Prophète appela ALI, Fatima, al Hassan, al Hussein et
dit : « ceux-ci sont ma famille. »
Revenons donc à cette question et essayons de comprendre pourquoi c’est
critique en islam.
La révélation s’est faite au Prophète certes, mais le Prophète est
mort. On peut dire que la vérité est dans le Coran comme on dit par
exemple que la vérité est dans l’Eglise. La vérité est dans l’Eglise,
est une idée géniale, car les chrétiens sont sauvés ainsi de leurs
actes. On peut faire ou dire le pire de bêtises, mais la Vérité elle,
reste protégée. Si on raisonne de la même manière au sujet de l’islam,
on peut se demander si la vérité est dans le Coran, y-a-t-il quelqu’un
qui est plus légitime dans l’approche de cette vérité que d’autres ? Ce
n’est pas une question absurde que je vous pose là, car c’est justement
un élément majeur qui a toujours été conflictuel entre Sunnites et
Chiites. Ali est de la lignée du Prophète. Le Coran nous dit que les
prophètes demandent à Dieu de bénir leur descendance. Les Chiites ont
conclu que la lignée d’Ali est cette descendance et qu’ils sont les
seuls dans le savoir vrai en ce qui concerne le texte divin, et c’est
donc à eux que revient le devoir de guider les musulmans. Voir, Karen
Armstrong, A History of God, Ballantine Books, NY, 1994, P.162 Le
sunnisme quant à lui, a toujours joué le rôle du gardien de temple, et
maintient une méfiance teintée de rejet vis-à-vis du Chiisme vécu comme
schisme. Rien qu’à s’arrêter sur cette approche que les divers courants
de l’Islam ont de la Vérité, on peut comprendre la nature de cette
impasse tragique qui secoue le monde musulman. La vérité est-elle dans
le corps du Coran, ou est-elle dans lignée biologique du Prophète ? De
nos jours, dans la guerre qui secoue l’islam, ce n’est plus la question
sur la Vérité qui est en jeu, mais c’est plutôt la vérité qui n’est
plus une question qui mène le combat.
Le conflit, qu’il soit intra-religieux, inter-religieux ou encore
clanique modifie radicalement la lecture topologique de la vie en
commun. L’effet immédiat d’un tel conflit armé est la mise en cause de
tous les repères qui définissent normalement l’identité et l’unité
nationale. Je m’arrête dans travail d’aujourd’hui sur un aspect
important qui caractérise la guerre civile : la nécessité de
l’évacuation du champs symbolique pour laisser la place à l’imaginaire
dans une sorte de continuité avec le réel.
Je dirai ainsi que quand cette guerre éclate c’est que le symbole prend
le dessus sur le symbolique et le signe sur le signifiant. Tant que les
conditions de la vie en commun sont protégées, le symbolique habille
les symboles et les préserve de la banalisation et du risque de les
voir ravaler au statut d’objets quelconques. En Afrique par exemple,
les conflits armés entre tribus, ou entre communautés, ont toujours été
fréquents. On pouvait s’entretuer, mais les combattants évitaient de
profaner les symboles des clans ennemis. Les symboles de l’ennemi
combattu préservaient leur valeur sacrée dans la mesure où chaque
belligérant avait le souci de protéger la sacralité de ses propres
symboles. Ils partaient de l’hypothèse simple que tant qu’on protège
ses propres repères symboliques, tant qu’on croit à leur sacralité, il
est impératif d’éviter de profaner les repères des autres. Toute
désacralisation des symboles religieux ou culturels de l’autre comporte
le risque certain de déclencher un processus inévitable qui conduit à
la désacralisation des siens propres. La culture africaine a connu sa
descente en enfer quand quelques malins avaient compris que les
fétiches sacrés étaient monnayables et qu’ils pouvaient en tirer
profit. Ils l’avaient fait et les amateurs d’arts africains avaient
fait le reste. Personne ne savait à ce moment là que la boite de
Pandores était ouverte et que la culture ancestrale, parfois
millénaire, allait être sacrifiée, à l’autel du marché de l’art
occidental.
Je me souviens encore de mes voyages au Liban pendant la guerre civile.
J’ai eu l’occasion de rencontrer des membres des milices chrétiennes
qui tenaient à me montrer des églises profanées par les musulmans. Et
comble d’horreurs, me faisaient-ils remarquer : « les musulmans avaient
fait leur besoin dans l’église. » Le camp musulman, avait encore mieux
à me montrer. Mon école secondaire à Beyrouth et sa mosquée avaient été
transformées en prison où des combattants musulmans, voire des
musulmans qui n’avaient rien à voir avec la guerre, y avaient été
enfermés et torturés. Ces hommes et ces femmes qui me montraient leurs
lieux sacrés et dénonçaient la barbarie de l’ennemi, portaient des
fusils dont les crosses étaient décorées d’images de Marie ou de Jésus.
Ils ne trouvaient aucune contradiction entre ces deux symboles d’amour
et de paix par excellence et l’usage qu’ils en faisaient. Sur leurs
crosses Jésus et Marie étaient devenus les figures d’Athéna et de Zeus.
Des nos jours, on suit étonné de l’acharnement des belligérants armés
musulmans à vouloir s‘exterminer mutuellement et à abolir
réciproquement leurs mosquées. Ils sont incapables de comprendre qu’à
démolir une mosquée chiite sur la tête des croyants, ils font chuter la
valeur sacrée de leur propre mosquée.
Voyageant d’un quartier à l’autre, ou d’un région à l’autre accompagné
par des anciens amis, j’ai fait un constat terrible, le lien social
était devenu topographique et non plus Topologique. Les groupes, les
clans se regroupaient en référence à un territoire, un quartier, une
rue où un nouveau lien social semblait avoir été construit selon une
modalité coercitive spécifique à chaque quartier. On n’entrait pas dans
le territoire du rival sans payer le prix. Les milices ainsi que la
population le savaient parfaitement. D’ailleurs quand on y entrait,
c’était souvent pour en découdre.
Le territoire n’est pas la terre. Le territoire ferme ce que la terre
ouvre. Dire le territoire des chrétiens ou des musulmans exclue
forcément la notion de terre nationale. Le rapport des forces
déterminent les territoires communautaires et forgent forcément des
nouvelles identités.
Deleuze et Guattari, dans « L’anti-Œdipe » paris, 1972, et Deleuze dans
« Qu’est-ce que la Philosophie, Une géographie ? » Paris Parnet 1978,
nous rappellent étrangement le thème de nos journées sur l’invariant.
Pour eux, l’Oedipe de Freud présente la double particularité d’ouvrir
et de fermer le psychisme humain à la fois. Il y a d’abord une lecture
dans laquelle l’oedipe apparaît comme une déterritorialisation du
psychisme grâce à la libido. Et puis, les deux auteurs, dans une
deuxième approche, vont lui reprocher ce qui leur paraît comme une
reterritorialisation de la libido sur le territoire de l’oedipe.
Leur lecture de l’oedipe, pardonnez moi de le dire en me fiant à ma
mémoire, ouvre son champ pour inclure l’identité, le social et la
géographie. Ainsi nous apprenons avec eux que la géographie libidinale
et affective ainsi que l’espace extérieur se conditionnent
mutuellement. Nos rapports à l’espace individuel et collectif ainsi que
nos identifications formatrices du « moi » sont liés à l’espace
géographique. Ces concepts vont contre toute essentialisation de
l’identité. Les notions de « territorialisation »et de «
déterritorialisation », représentent une théorie des pratiques
d’appropriation collective des milieux de vie, déterminant les modes de
construction et de transformation des identités avec des les
transformations sociales. Une activité cartographique immanente à nos
rapports pratiques, est aussi une analyse géographique des processus du
désir inconscient.
Je dirais quant à moi, qu’un territoire n’est vivable que dans son
rapport à un dehors, dans son ouverture aux rencontres avec l’autre. La
terre n’est pas un espace homogène, mais hétérogène et multiple. La
terre nationale est le lieu de l’altérité. En revanche, quand le
territoire se ferme, comme c’était le cas pendant la guerre civile
libanaise ou encore syrienne et iraquienne, il est souvent identifié à
une personne ou à un groupe et de ce fait, il se veut homogène. On
n’entre pas dans le territoire d’un père de la horde, quand celui-ci
organise tout son territoire au service de son plaisir et de sa
prospérité. Tout autre qui y entre est forcément un rival à éliminer.
Quand le territoire se ferme ainsi, il défait le discours commun. C’est
un peu le cas dans des nombreuses banlieues françaises. Tout à coup,
les communautés ne parlent plus la même langue. Les noms communs, les
noms propres, les expressions ou encore les références deviennent une
sorte de piège mortel pour chaque personne prise dans les mailles du
filet de l’autre communauté. Voici Une anecdote qui en dit long sur
l’état d’esprit des belligérants : un chiite du sud tombe entre les
mains des milices chrétiennes. Le chiite fait semblant d’être chrétien
et qu’il s’appelle Georges. Un milicien lui demande de jurer qu’il est
chrétien, et voilà que le pauvre chiite jure par la barbe d’Ali qu’il
est chrétien. On peut devenir encore plus extrémiste. On fait le tri
dans les lettres pour leur donner des connotations religieuses ou
communautaires. A Lyon, dans le séminaire que nous tenons en commun
avec le CNAM, Une libanaise m’a dit que la lettre ‘DAD’ fait chiite et
druze, et que les chrétiens ne la prononcent pas. Je lui ai dit que je
connais un poème dont les verres se terminent tous avec cette lettre et
si elle voulait je vais bien vous le réciter. Alors j’ai le lui ai
récité, et le résultat, était surprenant, cette femme s’est mise à
pleurer et m’a dit, que c’est beau. Peut-être l’a-t-elle entendu comme
une lettre d’amour, et c’est cela qui l’avait remuée.
Ainsi, la langue est récusée en tant qu’elle incarne un discours commun
qui permet à ceux qui la parlent de dire, de se dire et de comprendre
malgré tout ce qu’elle contient comme polysémie ou comme type d’accent.
Or, la guerre civile tue d’abord le discours commun. La polysémie
devient le signe de différence entre les groupes et l’accent devient
son corps. Tous ceux, écrivains, hommes politiques, journalistes ou
intellectuels, tous ceux qui essayaient de maintenir le discours commun
ont été assassinés très vite dans l’histoire de cette guerre. A leur
place, toute une armée de canailles ont pris place pour mettre en
valeur le politiquement incorrecte et inciter leurs coreligionnaires à
combattre leurs anciens amis et voisins présentés dorénavant comme les
nouveaux barbares.
Un exemple type, au Liban, chrétiens et musulmans avaient l’habitude de
se moquer et de rire ensemble chacun des symboles et de références de
l’autre. Deux thèmes reviennent souvent pour faire rire ou pour
fanatiser les esprits communautaires. En période de paix et de
prospérité économique, un musulman peut traiter un chrétien de cochon
et ils peuvent rire tous les deux ensemble. Un chrétien peut qualifier
le paradis des musulmans de bordel sacré, sans effaroucher pour autant
son interlocuteur. Mais dès que les temps deviennent difficiles et
conflictuels, « cochons » et « vierges » tendent à occuper toute la
place pour faire exploser le symbolique. Le chrétiens deviennent «
cochon » et les musulmans des jouisseurs pervers qui ne pensent « qu’à
ça » même au ciel auprès de leur Allah.
En général, chaque religion et chaque civilisation imaginarisent le
réel et adoptent des symbole comme moyen de circonscrire l’imaginaire
et pour définir un nous et le différencier de l’extérieur. On trouve
cet état de fait partout dans l’espace national ou communautaire.
Ecrivains, artistes, théologiens, et idéologues se relaient chacun avec
sa logique propre pour ancrer ces symboles dans les systèmes de
croyance qui soudent les groupes et leur donnent une identité. Je vous
donne un exemple simple et banal pour vous illustrer comment ces
symboles sont posés sur chaque parcours afin de rappeler à chacun la
vérité qui fait son appartenance. On aime tous, peu importe nos
appartenances religieuses, visiter les églises et les cathédrales. Je
vous fais part d’une réflexion qui m’est venue suite à une visite du
Duomo de Volterra en Toscane où j’ai eu le grand plaisir de voir le
tableau de Niccolo Cerignani : Immacolata Concezioné peint en 1590.
L’intérêt de ce tableau est qu’il dit en trois temps ce que le
catholicisme rejette dans le judaïsme. En bas, on voit Eve et Adam nus,
couverts de honte d’avoir commis le pêché, derrière les deux
personnages, un peu plus haut, le serpent est représenté avec une tête
et un torse humains, et plus haut, Marie, majestueuse dans ses
vêtements rouges et verts, les pieds nus posés sur la tête du serpent,
signifiant qu’elle l’écrase par sa pureté affichée.
Marie réussit brillamment là où Eve échoue. Marie écrase le péché
tandis qu’Eve honteuse, est celle par qui le péché est arrivé. Entre
Marie et Eve, tout un monde prend place, celui de la religion
chrétienne. Marie enfante Jésus grâce au Saint Esprit, et Jésus rachète
le péché de l’humanité par son sacrifice. Voilà une manière d’occuper
l’espace public ainsi que privé. Un monde nouveau succède à l’ancien.
L’amour du Christ remplace l’élitisme juif et l’universel remplace le
local. L’alliance n’est plus entre Jahvé et son peuple élu, mais entre
Dieu le Père et l’humanité entière.
Voilà ce que distille un tableau. Il est là pour définir un monde et
poser une frontière. On peut multiplier les exemples et nous découvrons
chaque fois que le but escompté est de jeter la base d’une
identification perpendiculaire qui fait de l’idéal ou d’un chef qui
l’incarne l’ultime référence pour un groupe humain. Il s’agit là de
l’identification freudienne que Lacan va définir comme la première
approche scientifique de l’incantation destinée à résorber entièrement
les angoisses et les peurs dans une solidarité. D’ailleurs, pour être
juste dans mon analyse, je dirai que les invariants psychanalytiques
connaissent parfois ce même sort. Prenons le complexe d’oedipe par
exemple. Laissez moi vous posez cette question : Peut-on encore se
référer à l’oedipe et se réclamer de Lacan ? la réponse nous vient de
Lacan quand il dit dans RSI, séance de 14 janvier 1975: « ce que Freud
a énoncé, non pas, dis-je, le complexe d'Oedipe est à rejeter, il est
implicite dans le noeud tel que je le figure du symbolique, de
l'imaginaire et du réel. ». J’ai rajouterai aussi que les formules de
la sexuation sont une des réécritures de l’oedipe. Lacan n’a pas scié
la branche sur laquelle il était assis. Il a plutôt donné toutes leurs
valeurs aux invariants freudiens dans l’élaboration théorique qui est
la sienne. On peut dire qu’il y a des invariants freudiens comme il y a
des invariants lacaniens. Quand Lacan dit que le nœud borroméen est
l’oedipe cela nous autorise d’affirmer que l’invariant lacanien procède
de l’invariant freudien sans pour autant le rejeter ou l’annuler. Cela
n’a pas été évident à l’époque de l’exclusion de Lacan de l’IPA en en
1953. Il s’en référait en parlant de la canaillerie lorsqu’il dit : «
le débile soumis à la psychanalyse est une canaille qu’on le sache. »
La « canaillerie » revient à plusieurs occasions dans ses séminaires
comme dans « Télévision » ou encore dans « le savoir du psychanalyste
1971/1972.
Lacan, dans un article écrit en 1946 et qui s’intitule « La psychiatrie
anglaise et la guerre. » reprend la question de l’identification
s’inspirant des travaux de Bion. Il a effectué un voyage en Angleterre
par intérêt pour le travail de Bion et Rickman. En 1939 ces deux
psychiatres ont travaillé pour le service de l’armée anglaise afin de
recruter et d’organiser l’instruction physique et mentale des recrus.
Ce voyage semble avoir été motivé par une question insistante chez lui
sur la capacité du peuple anglais à résister seul face à la barbarie
nazie alors qu’en France les choses ne sont pas allées dans le bon
sens. Lacan écrit : « Entre les deux guerres trop d’intellectuels se
sont mis au service du réalisme abdiquant trop leur rôle. » et il
ajoute un peu plus loin : « S’il y a quelque chose qu’a démontré la
deuxième guerre mondiale, c’est l’effroyable docilité de l’homme
moderne, prêt à s’enrôler sous des « idéologies de néant ». Et il
rajoute : « Ce n’est pas d’une trop grande indocilité des individus que
viendront les dangers, c’est plutôt de la docilité de l’esprit humain. »
Bion et Rickman ont jeté la base d’une dimension nouvelle de
l’identification, l’identification horizontale. Ils introduisent ce que
Lacan va utiliser plus tard dans les cartels et ou encore ce qu’il a
magistralement théorisé dans les temps logiques. Dans la théorie des
groupes de Bion, il s’agit en quelque sorte d’une temporalisation et
d’une socialisation de la logique basée sur l’idée que l’efficacité
d’une compétence est collective, horizontale. C’est justement là dessus
qu’une organisation militaire nouvelle allait être mise en place en
Angleterre. Ils regroupaient les soldats selon leur capacité à exécuter
une tâche ensemble. Les compétences individuelles n’avaient d’intérêt
que dans la mesure où chacune se prête aux autres pour créer une
compétence collective. La compétence collective remplaçait le rapport
hiérarchique. Le chef ne se nomme pas, le groupe le découvre dans au
dans l’action. Dans les temps logiques, les trois prisonniers agissent
ensemble et en même temps. Il s’agit là d’un problème que la compétence
individuelle ne peut pas résoudre. Ce qui intéresse Lacan dans le
groupe de Bion c’est justement ce qu’il ne vise pas l’universel, ne
sert pas nécessairement au « pour tous » de l’armée ou de l’Eglise.
Lacan oppose l’homogénéité dans les groupes en vue d’une tache précise,
à l’égalité universelle forcenée de l’identification freudienne.
L’identification horizontale n’exclue pas forcément l’idéal, elle
privilégie plutôt le but à atteindre. La résistance comme cela avait
été organisée collectivement en Angleterre ou partiellement en France
est de cet ordre. Cette organisation répondait à un état d’urgence et
de survie. Le peuple a réagi comme les trois prisonniers, en même temps
et ensemble. Faut-il toujours un état d’urgence pour se mobiliser
ensemble ? Non, je crois que le maintien du lien social est toujours un
défi. L’identification horizontale comme au temps de guerre, légitime
toutes les compétences individuelles dans la mesure où elles entrent au
service d’un idéal qui se veut commun : la prospérité et la paix par
exemple. Et tant que cela fonctionne de la sorte, le clivage
perpendiculaire qui rejette en dehors tout ce qui est de nature à
rappeler l’altérité est normalement atténué par les ponts d’intérêts
communs qui lient les divers groupes. Ainsi, la France comme beaucoup
de pays européens, avait fait venir de mains d’œuvre au moment où
l’industrie en avait besoin. On n’avait pas besoin d’aimer ces gens ou
d’aimer leur culture, on avait besoin de leur force de travail.
L’industriel n’avait pas de souci au sujet de l’islam, son souci
principal était de faire tourner les usines et de répondre aux demandes
des consommateurs. Dieu de l’industrie comme dieu du commerce sont plus
miséricordieux que le dieux de la religion.
Maintenant que les difficultés économiques s’accumulent, le populisme
prêché par les canailles, ceux qui agissent en gardiens de l’invariant
identitaire, consacre ce clivage et le sanctuarise. Le populisme marche
d’autant plus quand les intellectuels et les hommes politiques
abdiquent honteusement leur rôle pour céder à la médiocrité et à la
haine communautaire comme on le voit de nos jours, un peu partout dans
le monde. On assiste jour après jour à une surenchère nationaliste
belliqueux. Il y en a même qui jouissent de tenir un discours qui
pousse à la guerre civile ? Ils sont incapables de comprendre que le
lien social pour rester vivant a besoin de se réécrire avec chaque
génération. Un lien social dynamique porte normalement la signature des
générations qui se succèdent.