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Même pas honte

Nice Séminaire d'été 2024 Alain Harly


Séminaire d'été 2024 à Nice.
L'envers de la psychanalyse

Même pas honte.


Alain Harly


-I-

La honte quoi de plus fréquent dans une pratique analytique ? Quoi de plus courant que dans ces association libres l' analysant s'arrête, se refuse à aller plus loin, tant les représentations qui lui sont advenues heurtent sa pudeur, ses valeurs, ses idéaux.
Bien sûr cela peut prendre des allures plus contournées. Comme cette patiente fustigeant les arcanes de la bureaucratie , alors qu'elle était lancée après bien des hésitations dans des démarches auprès de l'administration pour obtenir quelques subsides et qu'elle était renvoyée à des documents de plus en plus abscons, elle pouvait dire « J'ai honte pour eux ». Et les associations verbales faisant leur chemin, elle pouvait prendre à son compte bientôt cette honte. Du jugement moral qui dénonçait ces bureaucrates qui n'ont même pas honte , elle a pu y reconnaitre la dimension projective et admettre que la honte pouvait être de son côté, qu'une part d'elle-même pouvait être honteuse. La vérité en jeu pouvait pour un part être reconnue.
Ce jeu de cache-cache en somme c'est bien ce qu'il y a de plus remarquable dans le rapport du sujet avec ses désirs inconscients. Alors qu'est qui se signale de spécifique avec le surgissement de l'affect de la honte. ? De quoi cela est-il le signe ?
Et aussi ne convient-il pas de distinguer différente modalité de honte ? Y a-t-il une commune mesure par exemple entre la honte de l' adolescent dans les embarras où il se trouve avec l' émergence de sa génitalité, pour l'éreuthophobe par exemple, celle d'une « transclasse » comme Annie Ernault qui doit assumer une position sociale nouvelle, et ce qui est en jeu dans la clinique de la mélancolie ? ou encore celle qui a pu être décrite chez les survivants de la Shoah ?
Et son actualité n'est- elle pas aujourd'hui bien présente ? La modalité du lien social tend à être de plus en plus sans vergogne, sans cette capacité à avoir honte comme du temps de Vatel. C'est dorénavant ce qui s'affiche quotidiennement dans le monde médiatique et aussi bien parmi les personnalités du monde politique, ce qui donne toute son actualité à la notion de Discours du Maitre perverti. Comment s'étonner alors que le harcèlement devienne si courant dans le milieu scolaire ?
Issu de la Théorie Critique, le sociologue Axel Honneth, décrit la société contemporaine comme « La société du mépris ». Il y analyse les causes et les effets de ce manque d'attention qu'est le mépris, ce qu'il fait par une reprise la question du jeune Hegel quant à la lutte pour la reconnaissance , c'est-à-dire pour l' existence.
Comme on sait la phénoménologie s'est montrée bavarde sur les scénarios que la honte a pu produire : cf Jean-Paul Sartre et son voyeur surpris, l'oil collé au trou de la serrure. Ou encore Hegel d'une certaine manière avec sa lutte pour la reconnaissance. En effet Alexandre Kojève dans sa lecture - Lacan y sera sensible - la conçoit comme désir du désir. Alors le mépris pourrait-il se concevoir comme ce qui rompt cette dialectique de la reconnaissance comme l'avance Bernard Stiegler , je le cite : « Le méprisable est-ce qui peut susciter le mépris, qui est lui-même méprisable : le méprisable et le mépris sont contagieux, et c'est en cela d'abord qu'ils peuvent et doivent susciter la honte - la honte de se sentir concerné par cette possibilité de devenir soi-même méprisable, susceptible d'être méprisable [ .] la honte est précisément le sentiment de celui qui, devant le méprisable, ne tombe pas lui-même dans le mépris - tout en sentant combien il est finalement toujours proche d'y sombrer : tout en sentant combien il est concerné par le mépris , et le méprisable. »
Cette approche me semble bien pertinente toutefois elle laisse en suspend pourquoi l' être humain peut être concerné fondamentalement par le mépris, pourquoi est-il potentiellement un être méprisable, insultable, réductible à l' immonde ? Comment entendre alors cette potentialité de la honte ?

-II-

Dans son séminaire du 17 juin 1970, Lacan va d'entrée introduire des propositions sur la honte en tant qu'elle se ne serait pas simplement un affect qui concernerait disons le sujet du désir mais ce qui poserait la question de sa jouissance et de son existence. Alors va-t-il ainsi glisser du côté d'une spéculation philosophique, apporter un chapitre de plus à l'ontologie traditionnelle ?
Ce qu'il apporte, ce n'est pas un chapitre, c'est une lettre, c'est une lettre muette , le « H » du mot Honte, façon de rendre ce discours philosophique moins bavard et de le faire trébucher sur ses impudences. Il avance comme vous savez ce terme d'Hontologie.
Mon propos va tenter de nous introduire à ma façon à cette leçon qui est spécialement délicate à saisir, Lacan y déployant bien du tact assurément, mais pas sans pugnacité. S'il s'adresse alors à ses élèves dans un contexte mouvementé de l'après 68, c'est aussi bien à nous même aujourd'hui que ce propos est destiné et que nous en sommes concernés en effet.
« Même pas honte », cela aurait pu être une manière d'intitulé cette leçon, soit une façon de fustiger les analystes dans leur manière de ne pas entendre comment dans leur posture pouvaient oublier combien cet affect était un signe essentiel, et qu'ils feraient bien s'ils voulaient être à la hauteur de leur acte d'en prendre la mesure.
Et Lacan de faire surgir d'entrée la dimension de la mort avec cette assertion que « mourir de honte est un effet rarement obtenu. » Et de clore cette leçon en espérant qu'il aura toute de même pu faire quelque peu honte à ses élèves. Etonnant projet quant à la formation analytique !
Pour dire comment j' ai pu entendre cela, je vais vous faire part de quelques détours à quoi cela m'a conduit. « Mourir de honte » cela peut bien s'entendre comme la métaphore d'une chute, mais pour autant il me semble que cela peut être évoquer aussi à propos de certaines situations qui emportent une dimension réelle.
C'est la clinique de la mélancolie qui pourrait nous venir ici à l'esprit. Pourtant il n'est pas si clair que le mélancolique soit à proprement parlé un sujet honteux dans la mesure où il me semble que c'est du côté de l'Autre qu'il situe cet affect, au sens où il est convaincu de faire honte à son entourage, et que la manière qui s'impose alors pour lui c'est de débarrasser le monde de l'ordure qu'il est.
Quant au paranoïaque, et on pourrait ici se souvenir de son articulation à la posture moïque, le moins qu'on puisse dire c'est qu'il n'a pas honte, et même que c'est du côté de l' Autre qu'il y aurait à dénoncer tous les méfaits dont il est l'objet.
C'est à une autre clinique que je vous invite, clinique qui me semble propre à nous interroger sur la notion d'être-pour-la-mort que Lacan convoque ici, emprunt à Heidegger assurément, mais en déplaçant je pense l'enjeu. En effet c'est à « la honte des survivants » que je vais avoir recours ici. Je vais faire quelques rappels sur cette clinique qu'on a pu observer avec les survivants des camps de concentration et d'extermination nazi.

-III-

Il y a comme vous savez cette étrange incidence chez ceux et celles qui le plus souvent par chance dit-on ont pu échapper à l'extermination : une fois libéré ils ont pu éprouver bien des malaises , bien des symptômes, et aussi un obsédant sentiment de honte. Et cela a même pu se retrouver aussi dans leurs descendances.
Je ne voudrais pas me lancer dans des assertions trop hâtives sur une question si grave, bien des études épidémiologiques ont tenté d'approcher sur un mode descriptif ce qui été nommé le « konzentrations lager syndrome » ou syndrome des camps de concentration. C'est un terme proposé par un psychiatre néerlandais qui avait lui-même survécu au camp nazi, Eddy de Wind. Il y reconnait essentiellement une symptomatologie dépressive. La culpabilité des survivants affecte donc ceux qui ont survécu et aussi le sentiment de honte qui lui est souvent associé (ce qui mériterait sans doute à être différencié. )
Il serait abusif d' uniformiser, de réduire la psychopathologie des rescapés à un seul profil. Les formes en sont multiples et la sévérité des tableaux cliniques variables. Il semble cependant que ce trait de la honte soit très largement retrouvé.
Pour suivre notre proche chemin c'est avec la lecture d'un témoignage singulier que nous allons procéder, soit avec celui de Primo Levi. Juste quelques rappels biographiques de ce chimiste italien, ce qui sera à bien des égards réducteurs, mais je vais surtout m'astreindre à suivre ce fil de la honte dans son témoignage.
Juif non pratiquant, non croyant, il fut interné au camp de concentration et d'extermination d' Auschwitz-Monowitz en 1944. C'est à des travaux forcés qu'il est soumis et dans des conditions de vie aux limites des possibilités humaines. Mais il tient le coup. Ses compétences de chimiste lui ont valu un régime moins sévère.
A sa libération il est manifestement traumatisé par son expérience concentrationnaire. Il cherche à la raconter et l' écrire. Il se lance dans l'écriture de son premier livre qui sera intitulé « Que questo e un Uomo », « Si c'est un homme ». Il veut témoigner de ce qu'il a vécu, mais bien qu'il soit à la première personne, son texte a le style d'une écriture objectivante, orienté certainement par sa formation scientifique. La première édition a un succès limité; Cela viendra avec une deuxième édition en 1958. Il est alors traduit en anglais, puis en allemand.
Il poursuit cependant son métier de chimiste qui est chez lui une véritable passion. Il y fera une carrière tout à fait conséquente. Le mariage, la paternité, lui apporte manifestement des satisfactions, mais il va aussi connaitre des épisodes dépressifs.
Il écrit un deuxième livre « La trève » où il raconte son retour mouvementé en Italie ; il est mieux reçu que le premier. Dorénavant Il est lu , il donne des conférences, il collabore à une émission de radio, il est invité à témoigner, ce qui est pour lui est essentiel, voire thérapeutique. Ce n'est pas le cas de tous les survivants. Pour Jorge Semprun par exemple c'est différent : alors qu'il avait pu croire que l' écriture allait exorciser l'expérience morbide du camp, cela va le renvoyer dans un premier temps à la mort.
Mais pour Primo Levi cela s'impose comme une nécessité vitale, une tentative de guérison. C'est aussi pour lui un devoir moral. Lors d'un colloque il dit ceci : « Tant que nous sommes en vie ( les anciens déportés) il est de notre devoir de parler, bien sûr, mais aux autres, à ceux qui n'étaient pas encore nés, afin qu'ils sachent jusqu'où on peut arriver ».
Cependant il pouvait admettre que sa déportation à Auschwitz a représenté pour lui (je cite) « une expérience extrêmement douloureuse mais précieuse » . Lors d'un interview ( 1980 ) il estimait que cela avait constitué pour lui « une sorte d'université », en lui permettant de mûrir, d'acquérir une certaine compréhension du monde et les moyens de cette compréhension. C'est d'ailleurs pour témoigner au nom de ceux qui ne sont pas revenus et atteindre une sorte de « libération intérieure » qu'il avait commencé à écrire. Ce qui le portera ensuite à publier plusieurs romans, de livres d'entretiens, d'articles de journaux, de préface de livres et de conférences et même quelques poèmes.
Je vais m' arrêter sur un ouvrage écrit quarante années après Auschwitz intitulé « Les naufragés et les rescapés », il faut souligner cette dimension de l' après-coup. Il écrit qu'après être passés par ces expériences épouvantables, les individus se partagent en deux catégories : ceux qui se taisent et ceux qui parlent . Il appartenait sans nul doute à la deuxième. Avec son idée de témoignage, il avait aussi spécialement avancé qu'il s'agissait je cite « de porter témoignage , de faire entendre sa voix au peuple allemand. ». C'est là semble-t-il son adresse principale, ce qui serait sans doute à questionner.
Et pourtant lors d'un moment manifestement dépressif, il fait une chute mortelle dans sa propre maison en 1987. Il y a eu un débat sur celle -ci mais je suis d'avis qu'il s'agit d'un acte suicidaire. Je rejoins ici l'appréciation de notre collègue Geneviève Morel qui a beaucoup travaillé sur la clinque du suicide que Primo Levi avait à la fin de sa vie fait le constat d'un échec justement quant à cette position de témoin, un témoin qui revendiquait un rapport scientifique aux faits, aussi clair et simple que possible. En d'autres termes à orienter son propos selon le Discours Universitaire.
Or cette réalité, n'est jamais sans être recouverte d'un voile imaginaire, aussi obscène soit-elle. Primo Levi , en scientifique, pensait-il s'en saisir et en témoigner comme on croit le faire dans des expériences de chimie ? Ce serait sans doute forcer le trait. Il était en tout cas dans un idéal de clarté de simplicité du propos qui réduirait le malentendu. Mais dans la mesure où il s'agit d'une réalité humaine, ce discours scientifique qui a ordonné son témoignage ne pouvait qu'entretenir une méconnaissance quant à son rapport à cette réalité, soit en quoi une jouissance ignorée y avait sa part.
D'ailleurs lui-même en a le soupçon car il admet, contrairement à l'avis du philosophe italien Giorgo Agamben qui voyait en lui, « un témoin par excellence », qu'il n'était pas un témoin absolu, que le survivant ne peut être « un vrai témoin. » Le vrai témoin estime-t-il, c'est le « musulman », ( l'origine du terme reste énigmatique ) c'est-à-dire ce Häftlinge, ce prisonnier au bord ultime de l' humanité, qui n'a plus de nom, mais seulement un matricule, , sans parole, sans visage, sans regard. C'est un « non-homme destiné à disparaître, sans laisser de trace dans la mémoire de personne » .
Comme cela a pu se dire dans le camp de Ravenbrück, le musulman était désigné par deux termes très proches du point de vue phonétique : Schmutz stück ( = ordure ) et Schmuck stück ( = joyau ). Ordure et joyau : Comment ne pas y entendre les caractéristiques de l' objet petit a tel que Lacan a pu nous le proposer ? En somme pour chacun des Häftlinge, ce qu'il apercevait chez ses compagnons, comme le suggère Geneviève Morel, cela se réduisait dans cette image en miroir à une enveloppe en train de se défaire laissant apparaitre l' immonde.
Pour ces innombrables êtres ayant perdu toute insigne humaine, Primo Levi dit des « non-homme », difficile et parfois impossible à la libération, pour le survivant, que se fasse un travail du deuil. Dans ces conditions, devant l'innommable, le travail psychique de séparation de l'objet perdu ne pouvait se faire, il restait figé, fixé à ce temps d'identification à cet objet, à cet objet petit a. N'avons-nous pas ici les conditions même d'une mélancolisation ?
Mais alors pourquoi la honte ? Comment entendre cette honte qui affecte les survivants des camps? Primo levi va bien nous aider à avancer sur cette question dans la mesure elle va occuper tout un chapitre de ce livre écrit 40 ans après Auschwitz « Les naufragés et les rescapés » . Je dirais que tout le processus de mélancolisation a manifestement eu le temps de se développer et que la question de la culpabilité et de la honte du survivant pouvait être plus précisément articulée.
Reprenons-en cursivement les thématiques que Primo Levi y développe .
-1°) Il note ceci : Si la libération des camps a pu être vécue avec joie pour certains : les anciens combattants, les militaires, les politiques , ce ne fut pas le cas pour la plupart des autres. Il dénonce dans les témoignages qui ont été faits sur les camps des conventions narratives qui soutiennent que le prisonnier ne peut que jouir de sa libération; cela lui semble une dérive loin d'une mémoire véritable comme il tente de le soutenir. La vérité affirme-t-il c'est que la sortie des camps a été perçue je cite : « comme un malaise indéfini qui était perçu comme une honte . »
La honte a pu être éprouvée parfois pendant la captivité mais cela était un effet du sentiment d'une faute le plus souvent moral comme les vols d'une portion de pain, les délations, les manouvres perverses pour envoyer un prisonnier nocif au four crématoire. Tout autre est ce malaise dans lequel se retrouve le prisonnier ordinaire à la libération.
Primo lévi se défend de généraliser ce que les survivants ont pu vivre , qu'il y a des singularités dans la manière dont le Lager a pu être vécu. Mais tous avaient la conscience d'avoir été diminués , humiliés, réduits à un niveau d'abjection , soustraits de toute humanité. Les journées au camp étaient en effet occupées par la faim, la fatigue, le froid, la peur, qu'il ait fallu endurer la saleté, la promiscuité, l' abaissement, alors, toute réflexion, tout raisonnement et tout sentiment n'avaient plus lieu d'être. C'était un oubli de sa famille, de sa culture, de sa langue qui s'imposait, ce qui était d'ailleurs sciemment organisé. Ne pourrions-nous pas parler ici d'une forclusion de fait ?
De nombreux cas de suicide ont suivi la libération des camps alors que durant la captivité , ce fut rare. Primo Levi dit que paradoxalement dans la mesure où il y avait une imminence constante de la mort cela ne laissait pas le temps de penser à la mort. Penser au suicide suppose une pensée humaine remarque-t-il.
Durant la captivité, la situation était perçue comme une sorte de punition en acte. Il note que la notion de faute suppose une élaboration réflexive, symbolique donc , ce qui ne pouvait se faire à ce moment-là. C'est seulement à la libération que cette idée a pu surgir, faire retour, s'enrichir.
De quelle faute s'agissait-il ? Lévi avance ceci : de n'avoir rien fait ou pas assez pour s'opposer à ce système. Sans doute que toute rébellion était vouée à l' échec de par les conditions qui étaient faites aux prisonniers : dénutrition, mise-à-nu, humiliation, contrainte physique. Quelques tentatives ont pu être faites tout de même, sans succès bien sûr. Quoiqu'il en soit , alors qu'on aurait pu imaginer que les rescapés de cet enfer auraient pu « rationnellement » goûter aux plaisirs de la vie, c'est le malaise qui les envahit : ils se sentent accusés, poussés à se justifier, , ils éprouvaient nous dit Primo Levi de la honte, « une honte lancinante, concrète, pesante, durable. »
Il y avait le sentiment d'avoir failli à un devoir tout spécialement le devoir de solidarité. Alors que tout un chacun était dans une demande d'aide même au niveau des besoin élémentaires, de conseil, d'écoute, personne ne pouvait y répondre car tous les prisonniers étaient dans les mêmes besoins. A de rare exception près, il n'y eut aucune solidarité, l'égoïsme le plus étroit régnait et pouvait même être étendu à celui qui était le plus proche. Ce qui ressort de cette description c'est que le code moral le plus ordinaire n'avait plus lieu et ce qui s'imposait c'était d'abord de penser à soi-même et à son autoconservation.
J'avancerai ici cette question : Comment après avoir été immergé dans une telle inhumanité, comment revenir à une vie disons ordinaire, plus ou moins ordonnée sans doute mais ordonnée tout de même par d'autres codes moraux ? On dira que de toute évidence le S1 ne partait pas du même pied.
Le lieu du code se situe en bonne doctrine au lieu de l' Autre. Il va participer à cette instance que Freud avait appeler l' Uber-Ich, le surmoi. Cela participe d'une culture et organise le pacte social, donne sa structure au lien social. On le voit bien dans les mutations nécessaires pour les sujets de toutes les migrations. Mais avec le Lager c'est comme si « une autre frontière » avait été franchie et que la structure de ce qui permet un pacte social avait été abolie, que ce qui fonde la loi humaine qui permet de se reconnaitre comme humain n'avait plus cours. Le titre du premier ouvrage de Primo Levi ne pose-t-il pas cette question : « Que questo è un uomo » ( Si c'est un homme) ?
Comme vous savez, une des définitions que donne Lacan du sujet c'est qu'il est représenté par un signifiant pour un autre signifiant situable au lieu de l' Autre ? Va-t-on alors concevoir ici que cet Autre signifiant serait celui de la mort, donnant à la notion heideggerienne de l' Être-pour-la mort toute sa signification existentielle et tragique ? Il me semble que le professeur de philosophie dans la mesure où il convoque l'Être ne prend pas en compte la structure de la division du sujet. En tout cas dans ces conjonctures extrêmes, l'être-pour-la mort cesse d'être une métaphore. Si nous partons de la structure du discours du Maître, on pourrait considérer ici que le S1, le signifiant maître s'holophrase avec le S2 en tant que signifiant de la mort, le sujet alors se retrouvant collabé à l'objet petit a.
-2°) Une autre question obsédante pour le survivant que soulève Primo Levi est celle de savoir « comment on peut être vivant à la place d'un autre ? » A la place d'un homme plus généreux , plus sage, plus digne de vivre que soi. Bien que le survivant passe en revue ses souvenirs du Lager pour y trouver une transgression manifeste, un acte abject, il ne trouve rien de tel, et cependant il ne peut tout à fait exclure l'idée une faute majeure. En lui-même resonne quelque chose comme « Tu as voulu oublier ton crime », il y a un soupçon qui rode, une idée qui torture la conscience du survivant : « Comme Cain tu as tué ton frère pour prendre sa place. »
Remarque : Ne retrouve-t-on pas dans ce fantasme un des enjeux de la relation spéculaire, où cette image virtuelle dans laquelle l'infans est prêt à se reconnaitre, s'y profile aussi l'ombre d'une menace qu'il faudrait éliminer ? La régression réelle subit par les Haftling aura pu favoriser la mise en place d'un tel montage imaginaire paranoïaque et se fixer même après la libération.
Primo levi qui n'était pas croyant se posait cependant cette question : « Pourquoi ai-je survécu ? » Un ami religieux bien gentil lui a répondu : « Afin que tu puisses porter témoignage. » Cette indication ne l' a pas du tout apaisé et a plutôt renforcé son soupçon qu'il pourrait être vivant à la place d'un autre. Il y avait aussi ce fait que ceux qui survivaient au Lager, essentiellement, c'étaient les pires ; les violents, les insensibles, les collaborateurs. En fait c'étaient eux les mieux adaptés en quelque sorte à cette culture si l'on peut dire du camp c'est-à-dire qui se soumettait activement à cette injonction de la destrudo.
A son retour, Primo Levi va s'engager de toutes ses forces dans ce programme de porter témoignage. Il n'aurait pas pu ne pas le faire avoue t'il. Cette injonction surmoïque lui aura permis estima-t-il de survivre. Pourtant cela ne le soulage pas de l'idée de vivre à la place d'un autre.
Remarque : Comme Lacan l' avait souligné à propos de la culpabilité de l' obsessionnel, toute son activité symptomatique visant à payer les méfaits de sa faute imaginaire ne vont, immanquablement, que renforcer cette culpabilité. Primo lévi en se soumettant à cette tâche de participer à cette mémoire de la Shoah a sans aucun doute fait ouvre civilisatrice, mais sur le plan de sa propre subjectivité on peut se demander s'il n'a pas payer ainsi le prix fort.
En basculant dans le vide dans sa propre maison, dans son propre Heim ne s'est-il pas offert en holocauste à un Autre toujours plus féroce ?
-3°) Ce qui va dans ce sens , c'est que son dilemme va s'aggraver avec la conviction que les survivants ne sont pas « les vrais témoins ». « Nous les survivants (écrit-il) nous sommes une minorité non seulement exigüe mais anormale . » Il affirme que les survivants sont ceux qui grâce à la prévarication, l' habilité, la ruse, et aussi la chance, n'ont pas touché le fond . Ceux qui ont touché le fond ne sont pas revenus. Les témoins intégraux , les « musulmans » , ont été engloutis par le Lager et « leur mort avait commencé avant la mort corporelle ».
Ce témoignage à quoi il s'est voué corps et âme se fait en quelque sorte par délégation, ce serait de l'ordre d'un semblant en quelque sorte. « Nous le faisons en obéissant à une impulsion puissante et durable » dit-il. Mais il s'interroge s'il l' a fait par obligation morale ou bien si au contraire ce fut pour se délivrer de leurs souvenirs. Ce qui du coup ne fait que raviver le fantasme « d'être vivant à la place d'un autre. »
Remarque : Nous entendons bien ici le conflit psychique qui était le sien , qui n' a pas trouver d'autre solution que de rejoindre les témoins intégraux , que de s'identifier ainsi dans cette chute à la vérité mortelle de leur témoignage. Après la réduction de sa propre identité, seule l'identification à un semblable réduit en esclavage, réduit à être « non-humain », ou précisément à un être-pour-la-mort pouvait se maintenir.
Lacan dans cette leçon du 17 juin 1970 avance que « la dégénérescence du signifiant produite par un échec du signifiant, [soit] l'être-pour-la-mort en tant qu'il concerne le sujet soit la carte de visite par quoi « un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant » . [.] Cette carte de visite n'arrive jamais à bon port, pour la raison que, pour porter l'adresse de la mort, il faut qu'elle soit déchirée cette carte. ».
J'ajouterai bien ceci : Habituellement ! A cette carte de visite déchirée, j'ai associé la passion où était Levi de porter le vrai témoignage du camp, et que cela en passait par cette identification au Musulman, soit par la mort-du-sujet. A partir de là il s'en faut de peu pour que cela bascule dans le vide. Alors ne peut-on pas dire alors qu'ici la carte de visite est arrivée à bon port ?
-4°) Enfin un dernier aspect, celui d'une honte plus vaste et qu'il nomme la honte du monde . Devant une telle faute dans la civilisation certains tournent le dos pour ne pas s'en sentir atteints. Mais pour les survivants il est impossible de fuir. « L'océan de douleur nous entourait et son niveau a monté d'année en année jusqu'à nous engloutir presque ». Primo Lévi , malgré son effort pour porter par délégation ce témoignage atroce n' a pas échappé lui-même à l' engloutissement. Il accorde cependant une valeur civilisatrice à cette mémoire du Lager - c'est un point important pour notre réflexion- qui pourrait agir comme une sorte de défense immunitaire. Et d'ajouter qui « coïncide largement avec la honte » .
Remarque : A relire les ouvrages de Primo Lévi même si parfois il peut se présenter comme un optimiste, il est sensible que cette aspiration vers le néant a toujours été présente, et qu'elle est devenu plus lisible au fur et à mesure. En d'autres termes que malgré tous ses investissements dans la vie sociale et dans la littérature, la pulsion de mort travaillait en silence, obstinément. Sa mission de faire un rapport sur l' horreur des camps, ce militantisme du témoignage qui s'est imposé à lui a pu sans doute avoir dans un premier temps un effet thérapeutique. Mais les modalités de son témoignage ne lui a pas permis me semble-t-il de déjouer les enjeux de la jouissance qui y était attachés et ceux de la pulsion de mort. La place de la honte s'éclaire par son projet même. Il y a cette remarque sur la honte à la fin de son texte qui nous donne une indication sur sa fonction de défense contre la pulsion, ici plus spécialement contre la pulsion de mort. Mais dans son cas cela n'a pas suffi .
Nous allons quitter cette évocation, ce qui n'est pas si simple, comme si cette honte des survivants, à en parcourir l'histoire, n'était pas sans nous aspirer nous-même vers des « zones grises », c'est le titre d'un chapitre du livre où Lévi décrit les compromis et les ambivalences qui se nouaient dans le Lager. Il se termine ainsi : « .nous aussi sommes tellement éblouis par le pouvoir et par le prestige que nous oublions notre fragilité essentielle : nous pactisons avec le pouvoir, de bon ou de mauvais gré, oubliant que nous sommes tous dans le ghetto, que le ghetto est entouré de murs, que de l' autre côté du mur se tiennent les seigneurs de la mort, et que non loin de là, le train attend. »
Alors comment quitter cet éblouissement ? Pour le dire autrement comment passer de cette honte des survivants qui témoigne symptomatiquement d'une honte de vivre à une honte qui pourrait nous sembler plus ordinaire, et moins tragique, qu'on pourrait nommer une honte du désir telle qu'on la rencontre communément ?
Lacan dans cette leçon nous invite à considérer que le discours de l' analyste n'est pas sans avoir à faire avec cette honte de vivre, que l' analyste, s'il veut être dans une position éthique à la hauteur de son acte, ferait bien d'avoir approché cette dimension du parlêtre. Ce n'est pas un enseignement universitaire, fût-il référencé aux doctrines analytiques les plus pertinentes, qui pourrait l'y conduire, cela tient à la structure même de ce discours universitaire commandé par un savoir au service du maître. Et pas plus qu'une spéculation philosophique sur l' être, malgré sa profondeur et son audace à s'approcher de la vérité d'une ontologie, ne saurait échapper à la même pente comme le destin d'un Heidegger nous le montre que trop !
Il n'est certes pas nécessaire d'en être passé par ces expériences extrêmes pour nous avertir de cette honte de vivre. Lacan semble nous indiquer qu'une cure analytique doit nous conduire jusque là et que si cela n'a pas été le cas, pour celui qui imagine s'engager dans cette pratique, le mieux est de refaire une tranche. Sans doute que la psychanalyse menée jusqu'à ce point, pourra conduire, aussi, à une forme de désastre, ce que j'entends comme celle d'un « desêtre ».
Mais comment articuler formellement cette banale honte du désir à la honte de vivre qui serait nécessaire à l' éthique analytique ?

-V-

Pour soulager quelque peu le propos j'aurai pu vous raconter une petite histoire personnelle, une histoire qui date de l' adolescence, on va dire une histoire de honte ordinaire, une histoire de collégien. Il s'agit en effet d'un moment vécu dans une classe au collège . Nous avions comme professeur d'allemand une bien jolie femme qui avait suscité en moi des émotions autant vives que secrètes. En tout cas cela avait eu à cette époque un effet des plus dynamique dans mon apprentissage de la langue de Goethe. Je ne sais si la professeure avait pu apprécier ce mouvement amoureux , en tout cas lors d'une leçon de vocabulaire elle me demanda de venir juste à côté d'elle, sur l'estrade, afin de nommer sur ma personne les divers vêtements que je portais ce jour- là. Et ce fut une longue énumération en langue allemande, à des fins pédagogiques bien entendu. Je fus alors pris d'un vif malaise d'être ainsi exposé, ce dont j'avais réussi à maitriser plus ou moins l' expression, mais pas le rougissement bien caractéritique.
J'ai pu beaucoup plus tard à l' âge adulte analyser cette séquence. Je dirai seulement ici ceci : bien qu'il ne fût question que de mot sur ma vêture, cela a résonné comme une mise-à-nu, comme si j'avais été dévêtu en public. Et au-delà comme si se dévoilaient mes désirs les plus secrets. Comme si le vêtement, le paraître, si sensible chez l' adolescent, était une fragile doublure dans ce moment où la question de son identité , de son être se pose avec la plus grande intensité, nous avons là typiquement la honte d'un désir.
L'expérience de l' échec, d'une humiliation, d'une faute peut entrainer ce sentiment de honte, soit ce qui a été provoqué par une blessure narcissique. Nous avons en effet à ce moment- là une dégradation de comment le sujet peut s'apprécier comme aimable. C'est l' idéal-du- moi qui alors atteint.
La honte met souvent en jeu le regard et le sentiment de la valeur. Ce sont là des indications bien banales, mais soulignons cependant que le regard est à situer dans le registre pulsionnel alors que la valeur nous amène du côté de l'idéal-du-moi et donc dans une articulation au lien social. Cela pourrait suffire cependant pour entendre la honte comme un état de tension entre deux mouvements impérieux :
-D'une part le mouvement vers un idéal, vers le champ de l' idéal ; ce qui est méconnu dans ce mouvement c'est le sujet lui-même, il y avance en tant qu'image puisqu'il s'agit bien au regard de cet idéal de se faire aimable.
-Et d'autre part, il y a le désir, désir qui n'a rien à voir avec l'instinct, puisqu'il se soutient d'une fiction, d'un fantasme, ce qui conduit le sujet à s'engager avec son manque, avec son manque à être.
Alors on pourrait situer la cause de la honte dans les cas ordinaires comme une perte soudaine de l' idéal-du-moi, du moins dans la représentation que le sujet s'en fait. Du coup cela vient mettre en péril son moi-idéal. Le moi s'en trouve profondément affecté. Du point de vue structurel, comme l'écrit Bernard Vandermersch , « le moi s'effondre sur l' objet petit a du fantasme ».
Primo Lévy ne semble pas toujours distinguer la culpabilité de la honte. Faut-il les différencier ? La culpabilité est à attacher en terme freudien du côté du surmoi; c'est l'instance qui juge des fautes par rapport à la loi alors que la honte serait à entendre comme le dévoilement d'un fantasme. La honte est d'ordinaire la honte d'un fantasme. Freud avait remarqué que l'adulte névrosé pouvait plus facilement avouer ses fautes, ses manquements que de livrer ses fantasmes en tant qu'ils concernent des jouissances qui puisent dans l' infantile.
La honte de l' adolescent est la honte d'un désir, mais comme toujours un désir porté par un fantasme. Pourquoi ce malaise alors que le Surmoi est tout aussi bien la voix de l' Autre qui commande de jouir ? C'est là que la notion d'objet cause du désir comme produit de la division signifiante peut nous éclairer. Ce qui divise le sujet entre son désir et la loi c'est une mise en scène où le sujet avance masqué vers son fantasme, puisque c'est l'aphanisis qui l' attend dans sa quête. Le sujet disparait devant l' objet de son désir, il se révèle n'être lui-même qu'un objet a au regard de l' Autre.
Quand le sujet éprouve cet affect, il se trouve brutalement comme mis-à-nu, comme encombré par son être de jouissance, n'ayant plus de doublure narcissique pour se protéger de la jouissance de l' Autre. C'est en assumant sa division, et en reconnaissant celle de l' Autre, que la jouissance pourra devenir vivable, au prix, pour le névrosé, de son symptôme.
La question que nous pose la honte du survivant c'est que dans ce cas la division ne semble plus opérer, que le fantasme fondamental qui permet de tenir à distance l'objet petit a été réduite. Le fantasme remplit cette fonction de rendre vivable ce rapport à l'impossible.
Dans sa leçon du 17 juin 1970, Lacan fustige ses élèves qui méconnaissent la honte et ne lui donnent pas la place que cet affect mérite dans la structure du sujet. Il les invite à reconnaitre la portée structurante de la honte et va à cette occasion inventer un nouveau néologisme : l' Hontologie (avec un H ), ce qui est aussi une manière de se distinguer de l'ontologie philosophique traditionnelle comme science de l' être. Il introduit donc avec la honte ce qui peut au mieux avertir le psychanalyste du rapport d'un sujet à l' existence, au fait d'exister, ce qui n'est pas sans rejoindre une douleur particulière qui serait la douleur d'exister. Le mélancolique nous enseigne tout spécialement sur cette douleur.
Comment définir cette douleur d'exister ? Faut-il la rapprocher de la honte de vivre ? Je laisse la question ouverte pour l'instant. En tout cas, il y a un manque dans l' Autre, soit là même où aurait pu être garanti l' existence. Il y a là un intolérable, ce qui pose le rapport du parlêtre au manque. Cette douleur est un effet de l' assujettissement de l'être humain au signifiant et de la division signifiante nécessaire à sa promotion comme sujet du désir.
Lacan nous en propose la structure dans son séminaire sur l' angoisse . Il s'agit de l' écriture formelle d'une division arithmétique avec d'un côté un grand Autre situé dans une complétude mythique en regard du côté d'un sujet hypothétique, non advenu, non divisé, assujetti.

Cette division va décompléter le lieu de l' Autre qui est maintenant barré. Mais cette division ne tombe pas juste. Il y a un reste à cette division, c'est ce qu'il va appeler l'objet a. Du coup c'est ce qui vient faire manque dans l' Autre et symbolise son incomplétude. Ce que je présente sous le schéma suivant :

La division va présenter maintenant 3 niveaux :
-Le premier : celui de la jouissance où le sujet hypothétique est assujetti en regard d'un grand Autre mythique non barré.
-Le deuxième est celui de l' angoisse : le grand Autre est barré par l'opération de la division signifiante, et n'offre plus aucune garantie sinon qu'avec le reste de la division l'objet petit a, le sujet hypothétique va s'en trouver lui-même barré et ouvert à la représentation et ses déplacements métaphoriques.
-Le troisième niveau est celui du désir : ce qui demande la mise en place du fantasme fondamental qui vient mettre en place comment la cause le désir se soutient d'un impossible : Le sujet divisé ne peut se saisir de cet objet qui pourtant cause le désir. J'ajoute alors le poinçon du fantasme dans ce schéma.

Avec cette mise en place de la division signifiante et ses trois niveaux je suggère de considérer plusieurs temps et d'y situer la honte du désir et la honte de vivre .
La honte du désir se tiendrait en regard du fantasme et du voile qu'il tend sur l' objet cause du désir. La honte est ce moment fugace où se dévoile la méconnaissance où était le sujet de ce qu'il était comme objet pour l' Autre. C'est un effet de la division signifiante. Le moi vacille dans sa suffisance.
La honte de vivre ne se tiendrait pas au même niveau. Elle s'éprouve dans le temps même de l'opération de la division : la garantie de l' existence est suspendue du fait de la division de grand A. Il se révèle que l' Autre est coupable, soit marqué par l' incomplétude.
Le reste de cette division est le seul point d'appui, mais c'est un point d'appui paradoxale. En effet s'il n'est pas pris en charge par le fantasme et la métaphore, il participe d'un engloutissement.
La honte à ce niveau est la mise en question de cette incertitude et en tant que telle manifeste un sujet dans son rapport à l' existence. Cet affect témoigne cependant de la manouvre pour se situer dans le vivant, elle en est le signe. Ce que je présente avec le schéma suivant :

La honte du survivant on pourrait dire qu'elle opère une retrouvaille de cette étape de la division signifiante, mais avec la problématique d'une dette de vie insolvable car elle n'est pas symbolisable. Cette dette ne peut se payer que par l'entremise du signifiant. La honte ici est un rempart, une défense immunitaire comme le dit Primo Levi, vis-à-vis de la solution d'une identification réelle à l'objet petit a.

-VI-

Dans notre approche nous avons fait appel à diverses faces de cet affect.
La honte des survivants nous a conduit dans les zones fondamentales de l' être où la question de l' existence s'impose dans sa version tragique et où la honte se révèle une manouvre subjective au regard de la pulsion de mort.
La honte du désir, plus ordinaire, n'en pose pas moins une question essentielle si souvent voisine de celle-ci : Est-ce que j'ai demandé à vivre interroge l' adolescent ? Si la honte dans ce contexte peut s'entendre comme la honte du désir en tant qu'il demeure voilé, c'est aussi bien par cette mise-à-nu le dégagement de la jouissance de l' Autre : Que suis-je en regard de cette jouissance ?
C'est dans la mesure où le sujet est soumis au signifiant qu'il en vient à se dégager d'une jouissance toute et qu'il peut condescendre à cette division et à la position désirante qu'elle ouvre. Encore faut-il que le reste de cette division signifiante soit mise en tension dans le fantasme ce qui permet à la demande de l' Autre de révéler sa dimension signifiante. Mais il faut à cela un préalable, celui d'un fantasme fondamental à partir duquel le sujet puisse se reconnaitre comme Un, un humain parmi d'autres. L'expérience extrême des camps nazis a pu mettre en suspens pour les survivants cette affirmation : Si c'est un homme. Primo Lévi nous apprend comment la honte peut être une tentative de s'immuniser contre la mort subjective. Elle devient symptomatique quand elle se pérennise dans l' effet d'après-coup et ouvre à la possibilité d'un passage à l' acte quand cette dégénérescence du signifiant n'a pu être travaillé, c'est-à-dire articuler à un signifiant du manque dans l' Autre.
Alors le désir de l' analyste, s'il existe, n'aura pas été sans s'être approché de cette honte de vivre. Et s'il fallait donner une présentation topologique de cette distinction entre honte du désir et honte de vivre, c'est la structure d'une bande de Moebius qui viendrait. D'avoir à parcourir dans une psychanalyse toutes ses hontes du désir, l'analysant ne se retrouve-t-il pas à interroger son rapport à l' existence et à la jouissance de l' Autre, mettant alors en jeu cette honte fondamentale soit la honte de vivre ?

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Indications bibliographiques

David Bernard, Lacan et la honte. De la honte à l' hontologie. Editions du Champ lacanien, 2011.
Daniela Amsallem, Primo Levi , un témoin dans les remous de l' histoire , in Bibliothèque / Mémorial de la Shoah.
Vincent de Gaulejac, Les sources de la honte, Ed Desclée de Brouwer, 1996.
Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Trad. O, Voirol, P. Rusch, A ; Dupeyrix. Paris : La découverte, 2006.
Sigmund Freud, Pulsions et destins des pulsions, in Métapsychologie, Ed. PUF.
Jacques Lacan , Séminaire « L'Angoisse », Ed. ALI, réservé à ses membres.
Jacques Lacan, Séminaire « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. », Ed ALI, réservé à ses membres.
Jacques Lacan, Séminaire « L'envers de la psychanalyse », Ed. ALI, réservé à ses membres. En particulier la leçon du 17 juin 1970.
Lemoine-Luccioni E, La prétention phallique, l'imposture et la Honte, in Trames n° 29, Nice, 2000.
Primo Lévi, Conversations et entretiens, trad. Ed. Robert Laffont, 2019.
Primo Lévi, Si c'est un homme, Ed. Julliard, rééd. 1987.
Primo Lévi, Les naufragés et les rescapés, 40 ans après Auschwitz, Ed. Arcade -Gallimard, Rééd. 2017 .
Primo Lévi, L'asymétrie de la vie, Ed. Robert Laffont, 2024.
Geneviève Morel, la clinique du suicide, Ed Eres, 2002, 2010.
Bernard Stiegler, L'époque du psychopouvoir.entre la honte et le mépris, in La pensée de midi, 2008/2 ,n° 24-25, pp59-69, ed. Acte Sud.
Jean-Paul Sartre, L'être et le néant, Ed. Gallimard, 1976.2017
Jorge Semprun, L'écriture ou la vie, Ed. Folio-Gallimard.


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Notes:
Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Trad. O, Voirol, P. Rusch, A ; Dupeyrix. Paris : La découverte, 2006.
Axel Honneth, la lutte pour la reconnaissance
Bernard Stiegler, L'époque du psychopouvoir.entre la honte et le mépris, in La pensée de midi, 2008/2 ,n° 24-25, pp59-69, ed. Acte Sud.
Jorge Semprun , L'écriture ou la vie, Gallimard, Folio.
Les actes du colloque publié par les Edition Franco Angéli , Milan, 1988, Storia vissuta.
In Bibliothèque / Mémorial de la Shoah, Primo Levi : Un témoin dans les remous de l' histoire , Daniela Amsallem.
Idem.
Les naufragés et les rescapés, chap VII, p. 146
Geneviève Morel, la clinique du suicide, Ed Eres, 2002, 2010.
Genviève Morel : Témoignage et Réel, site acheronta .
In le naufragés et les rescapés
Pages 69- 86
In Les naufragés .., p. 84.
In Les naufragés., p. 85.
Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz, Ed. gallimard, 1989. P. 68.
In Article La honte Dictionnaire de la Psychanalyse, Ed. Larousse.
Je remercie ici Pierre Marchal d'avoir dans nos échanges insister sur cette proposition de Lacan.
Notons que petit a et grand A par convention d'écriture c'est la même lettre sous sa forme minuscule et majuscule cela écrit une radicalité altérité. Je suggère de la symboliser par un « H » mais dont ce qui barre les deux traits verticaux parallèles soit un trait oblique. Cette lettre de notre alphabet ne vient -elle pas, à un quart de tour prés, évoquer le symbole en mathématique de la différence ?