J’aimerais introduire mon propos par cette formule de Serge Leclaire :
« « on tue un enfant » : fantasme originel, inquiétant, évité, méconnu.
La figure où se rassemblent les vœux secrets des parents, tel est pour
chacun l’enfant à tuer, et telle est l’image qui enracine dans son
étrangeté l’inconscient de chacun » (1)
Il s’agit d’une femme que je rencontre pendant 8 ans via ses enfants.
Il s’agit de sa cure ; cure pas tout-à-fait classique. Puisque cette
femme va dans un premier temps faire défiler chacun de ses fils avant
de pouvoir pour elle-même s’engager.
Et pourtant ce temps d’accompagnement de ses fils lui permet à elle de
parler de son histoire avec sa propre mère.
Pour prendre la parole elle n’avait pas d’autres choix que de mettre en
lumière ses enfants.
J’ai entendu ses fils un par un, année après année , entrecoupé par la
parole de leur mère sans que ne soit possible une demande pour
elle-même, jusqu’à cet appel téléphonique et cette demande de
rendez-vous en son nom.
J’ai choisi d’interroger cette cure à partir du déroulement du temps
logique(2) de Jacques Lacan, et au regard des traumatismes que cette
femme qu’elle a vécu.
Jacques Lacan a posé 3 temps de la cure : -l’instant de voir- le temps
pour comprendre-le moment de conclure.
Ces 3 temps m’ont aidée à illustrer cette vignette, même si il ne
s’agit pas du déroulement d’une cure classique.
L’INSTANT DU REGARD
Théo, il a 5 ans. Je le reçois avec sa mère.
Il est né 3 semaines avant terme suite à un infarctus placentaire. Il
pesait 1Kg9.
« Ils me l’ont pris – l’ont mis en couveuse- j’ai rien demandé-je suis
rentrée chez moi sans l’enfant- c’était comme un deuil-ce devait être
comme ça- eux ils savaient »
Théo prend la parole et raconte qu’au cours d’un voyage en Espagne il
va aux toilettes dans un hôtel. Il se perd. Il cherche sa mère partout.
Il ne la voit pas. Il attend à l’accueil de l’hôtel.
Il dit « Tu es arrivée, tu m’cherchais même pas »
Elle dit « Je savais que j’allais te retrouver »
Je reçois Théo, seul ; il est triste : « j’ai peur qu’elle me perde »
Je reçois la mère seule. Je suis amenée à lui faire cette remarque :
avez-vous eu peur que Théo meurt en néo-nat ?
Elle répond : « Quand j’avais 6 ans mon frère Sébastien est mort.
Il avait 3 mois1/2 son premier jour chez la nounou. La nounou est allée
le chercher. Elle l’a posé sur le canapé, m’a demandée de le garder.
Elle a appelé les pompiers. »
Et Théo…lui dis-je ? « Avec lui pas besoin d’interphone pour entendre ,
advienne que pourra »
Une autre séance , Théo arrive , bougon, ronchon.
Il lance à sa mère : « j’ai toujours peur que tu m’abandonnes- que tu
te fiches de moi » « Papa je suis sûr qu’il s’en fiche pas »
La mère est gelée, glaciale, distante et pourtant policée, sourire aux
lèvres.
Rien à signaler par rapport aux dires de son fils.
Il s’impose pour moi de rencontrer le père de Théo.
Le père questionne sa femme. Théo est présent.
« puisque tu sais qu’il est angoissée par les séparations, pourquoi
t’es comme ça, pourquoi t’es pas inquiète, pourquoi t’es indifférente ?
»
La mère égale à elle-même présente et absente…
Il lui reproche d’être maladroite avec son fils ; par exemple de
laisser les enfants dans la voiture pendant qu’elle va faire une
course. En faisant en sorte que la voiture ne soit pas visible du
magasin dans lequel elle est.
Elle hausse les épaules et sourit.
Je la rencontre seule.
Et elle dit « ma mère a subi une tentative de viol devant moi, j’avais
8 ans. C’était dans un parking de supermarché » Et rajoute dans la
continuité de sa phrase « mais la chose la plus douloureuse c’est la
séparation d’avec Théo quand il est né »
Elle enchaine : « ma mère je l’appelle chaque jour pour entendre sa
voix, savoir qu’elle est là. Je crains que ma mère ne me reconnaisse
pas ».
Dés lors plusieurs séances ont eu lieu à plusieurs voix : la mère le
père,Théo.
Un arrêt des séances a eu lieu pour Théo.
Puis une année plus tard, rendez-vous est pris pour Paul.
Paul qui a peur de ne pas savoir. A l’école bien sûr, mais aussi cette
peur de ne pas savoir dire, de ne pas savoir bien dire.
Deux ou trois années s’écoulent avant le prochain appel téléphonique.
LE TEMPS POUR COMPRENDRE
Elle prend rendez-vous pour elle.
Depuis quelques mois « je suis coincée- y’a rien à faire ça coince »
Elle est coincée par une lombalgie qui l’empêche de travailler depuis
qu’elle a obtenu un poste à responsabilité. Elle n’arrive pas à se
situer dit-elle.
« Je prends les choses trop à cœur ou pas assez »
Quand je la reçois, elle est réellement pliée en deux.
Après avoir épuisé les spécialistes médicaux et autres, elle s’est dit
:
« y’a quelque chose d’autres - il faut que je prenne rendez-vous pour
moi »
Un autre fils est né depuis notre dernière rencontre. Elle s’interroge :
« quand l’un de mes fils a mal , je lui dis ça va passer- je n’en tiens
pas compte »
Elle pleure.
Elle parle de Sébastien , il aurait 37ans.
« Vous vous rendez compte c’était y’a 40ans »
« Je suis chez ma nounou. J’ai 6 ans. Le bébé c’est son premier jour de
garde. Il pleure. La nounou prépare le biberon. Je l’entends chauffer.
La nounou monte. Le bébé ne pleure plus. Elle redescend le bébé dans
les bras. Le pose sur le canapé jaune. Il y avait des fleurs sur la
tapisserie. Elle me dit de rester auprès de lui. J’attends. Elle va
téléphoner aux pompiers au café d’en face.
La nounou revient avec les pompiers, ils le prennent par les pieds.
On me fout dehors comme un chien alors que c’était moi qu’était là en
premier.
J’étais dedans en premier , je suis toute seule dehors. Les parents
arrivent. Son père pleure…et plus rien »
Plus rien jusqu’à l’annonce- à peu près deux ans après- « l’annonce de
mon père à un voisin pour dire que ma mère est enceinte. »
« Des deux années je ne me souviens de rien, la chambre du bébé,
l’école, mes parents, les vacances, Rien. »
Souvent elle ponctue mes interventions par « sans doute- si vous
l’dites- c’est vous qui savez »
Un évènement dans le cadre de son travail précipite ses associations.
Un homme suivi en psychiatrie fait irruption à l’accueil du lieu où
elle travaille comme responsable du service. Et menace le personnel
avec un couteau. Elle ne
réagit pas. Ses collègues l’interpellent après coup, sa responsable
aussi. Pourquoi ne pas avoir fermé les grilles ? pourquoi ne pas avoir
appelé la police ?
« Rien ne m’est venu. Je savais pas quoi faire. »
Elle évoque alors la tentative de viol qu’a subi sa mère.
« L’homme nous tient la porte du parking. Mon frère est dans le caddy.
J’ai 8ans je suis à coté du caddy.
Une femme passe, elle est en pantalon. L’homme soulève la jupe de ma
mère, elle hurle il s’enfuit. Je ne pouvais rien faire pourtant j’avais
le tabouret qu’on venait d’acheter. »
Ils rentrent à la maison. Elle raconte l’évènement à son père qui
sourit. Ils passent à table.
LE MOMENT DE CONCLURE
« Avant c’était comme si je parlais d’un téléfilm ; de l’histoire de
quelqu’un d’autres dans un téléfilm… »
« C’était comme si il ne s’agissait pas de moi mais d’une autre »
« C’est grave ce qui s’est passé- ce que j’ai vécu. Quelle tristesse de
m’avoir laissée toute seule. » « J’en veux à ma mère »
« C’est une histoire terrible »
« Quand ils ont rasé la maison de ma nounou, je suis passée devant. Et
j’ai pleuré, je savais pas pourquoi je pleurais » « Maintenant je sais »
De quelle langue s’agissait-il quand cette femme prenait la parole ?
C’est toujours l’autre qui sait se répétait-elle.
Elle se dégage et se décale de sa parole de sujet ; de son existence de
sujet. Extérieure aux évènements.
Le réel du traumatisme non noué au symbolique l’a amenée à être coincé
pour reprendre son signifiant, coincée dans la perpétuelle alternance :
être en-dedans/être en-dehors ? ou bien coincée comme elle le disait
entre les deux …
« Mon fils m’a dit qu’il avait mal au ventre ; je suis arrivée à
l’école. Il m’a dit « t’as pris RV chez le médecin ». J’ai réalisé que
j’avais oublié d’appeler. Immédiatement je l’ai emmené chez le médecin
; jamais j’aurais fait ça avant. »
« Avec mon second fils je m’y prends mieux pour les leçons , je vais à
son rythme »
Les enfants pris comme objets a réels se trouvaient eux aussi coincés
dans le fantasme maternel « objets même de son existence, apparaissant
dans le réel »comme l’écrit Jacques Lacan dans sa lettre à Jenny
Aubry(3)
Prendre en compte / Prendre à son compte ce désir de mort, ce
laisser-tomber ses enfants, comme elle-même a été laissé tombée par sa
mère.
Elle, enfant qu’on tue- son frère mort et ses enfants dont elle a pu
souhaiter la mort…
J. Lacan écrit dans le temps logique, « Passé le temps pour comprendre
le moment de conclure, c’est le moment de conclure le temps pour
comprendre »
Engluée. Cette femme était engluée dans ce fantasme : « on tue un
enfant » .
Que soit pris en compte ce « on tue un enfant » a un effet sur son
écoute d’elle-même et de l’autre , a un effet sur la différenciation
entre son désir et le désir de l’autre . Différenciation qui
jusqu’alors était au point mort.
Cette forme de cure a favorisé un autre type de coinçage où le réel a
pu se trouver à nouveau noué au symbolique.
Elle a pu enfin inscrire son temps subjectif dans le temps de la
réalité sans rester coincer dans le temps d’avant.
Dénouer le temps passé du temps présent en tentant de les nouer
autrement ; pour que cesse de se répéter sans cesse la collusion entre
le temps du passé et le temps du présent.
C’est la prise de rendez-vous en son nom, qui permet à cette femme un
pas de côté par rapport à son histoire avec sa propre mère .
Car jusqu’alors elle ne pouvait pas faire l’hypothèse d’une demande
chez son enfant, ce que Jean Bergès a développé à partir du
transitivisme.
Ce sont au contraire ses enfants qui faisaient cette hypothèse à sa
place, c’est-à-dire l’hypothèse d’une demande chez leur mère.
« si la mère ne se formule pas cette supposition chez son enfant, parce
qu’elle ne se supposerait pas de désir pour elle-même, elle ne peut pas
faire l’hypothèse d’une demande chez l’enfant » dit Jean Bergès. (4)
Quant à ma position dans cette cure, il me semble avoir occupé auprès
de cette analysante une place que j’identifie aujourd’hui comme celle
de dupe avertie.
Puisqu’après tout je n’étais pas sans savoir que l’accroche possible
avec cette femme devait en passer par ses fils.
Je me suis laissée enseigner, et j’ai inventé avec cette analysante la
temporalité de sa cure pour « laisser ouverte une échappée(…) jusqu’à
la séance qui s’avérera par la suite avoir été la dernière » comme l’a
écrit Henri De Caevel. (5)
Emmanuelle Gavel-Marcouillier
Angers- Sables d’or –Octobre 2012
La Rochelle- Mars 2015
(1) Serge Leclaire On tue un enfant 1981
(2)Jacques Lacan Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée
in Les Ecrits -1945-
(3) Jacques Lacan Deux notes sur l’enfant Ornicar- Revue du Champ
freudien- n°37-1986
(4) Jean Bergès Jeu des places de la mère et de l’enfant- Essai sur le
transitivisme-1998