Comment Xavier Dolan réussit là ou ses personnages échouent
Je vais vous parler de Mommy, un film magistral, qui illustre
magnifiquement les avatars de la fonction paternelle
Le film se passe au Québec. Le spectateur est informé par un bandeau
qu’une loi (S 104) vient d’être promulguée. Elle autorise les parents
d’enfants souffrants de pathologies et de troubles comportementaux
graves à les laisser, les confier aux services sociaux.
Diane Desprès qui se fait appeler D.I.E. récupère son fils Steeve, 15
ans qui est renvoyé d’un centre d’éducation fermé. Il est responsable
d’un incendie qui a provoqué de graves brûlures à un autre jeune du
centre.
Elle est veuve. Le père de Steeve est mort 3 ans auparavant. Elle vient
d’emménager dans une maison meublée où elle s’installe avec son fils.
En face vit Kyla, une enseignante en congé sabbatique. Un burn out 2
ans plus tôt a déclenché un sévère bégaiement, qui la réduit quasi au
silence. Le film est l’histoire d’un nouage puis d’un dénouage, entre
ces 3 là.
* A deux : La passion et la confusion
Mère et fils vivent tous les deux seuls dans un huis clos spatial et
langagier étouffant. Il fait tout pour combler sa mère. Elle reproduit
ce qu’était son couple avec le père, fait de shut up, fuck off. Leurs
échanges verbaux fournis et bruyants nécessitent toujours un sous
titrage (joal). Ils sont dans une grande proximité physique, ils vivent
tel un couple dans une relation passionnelle. La violence verbale est
constante, son expression physique est toujours sous-jacente. Elle
éclate dans des crises qui scandent le drame. Au temps de la passion,
ils en viennent aux mains. Steeve menace de tuer sa mère, qui l’assomme
avec un bibelot pour se dégager de son emprise.
* A trois : Le détachement
Kyla est à l’opposé de Diane, mesurée, discrète, réservée. Elle accepte
de rendre ‘un petit service ’ à Diane, faire cours à Steeve.
D’abord, Steeve décroche, prétend que ça ne lui sert à rien... ll se
conduit avec elle comme avec sa mère, il tente de la séduire et/ou de
la dominer. Mais Kyla ne cède pas, il la provoque, se moque de son
bégaiement, devient pressant, veut lui toucher les seins, et finit par
lui arracher son collier. Kyla se jette sur lui, il tombe à terre. Dans
un corps à corps où elle le maintient au sol, totalement déterminée,
elle lâche cette phrase :
Est ce que je te parle de ton père mort moi ? Alors tu fermes ta
gueule, tu poses ton cul sur le canapé et tu bouges plus.
Il s’effondre en larmes et l’insulte. Plus tard, très calme et
maitrisé, il lui présente des excuses et lui demande de reprendre les
cours. ‘Quand tu m’expliques je comprends .
Est ce que tu peux continuer ?’ Ils continuent. Diane peut se remettre
à travailler. Steeve sort faire du long board. Ils se baladent tous les
trois, les deux femmes à vélo. Diane accepte d’être absente à son fils
et remercie Kyla pour son action. Elle commence à considérer les
avances de Paul, un voisin, avocat.
* Seul/e : La chute
Le coup de sonnette de l’huissier annonce la chute. Il remet une mise
en demeure de paiement de la somme de 275 000 $. La facture des soins
apportés à l’enfant brûlé suite à l’incendie déclenché par Steeve.
Diane demande à Paul de l’aider. Ils se retrouvent tous les trois pour
une soirée. Ils atterrissent dans une boite de nuit, karaoké, alcool et
sexe à gogo.
Steeve ne supporte pas, il est mal à l’aise, s’ennuie, se sent de trop
à la table de sa mère et de Paul. Il décide alors de chanter et choisit
: Vivo per lei, chanson ultra romantique italienne. Sa candeur et son
idéalisme de jeune adolescent dérangent. Pendant qu’il essuie les
railleries du public et les provocations d’un ivrogne il a les yeux
fixés sur sa mère en voie de rapprochement de Paul. Il ne peut plus se
contenir, il saute sur le type qui se fichait de lui, le menace, se bat
avec lui. Ils se font sortir de la boite.
Paul veut le ramener à la raison ; les insultes partent, « tu manipules
maman pour qu’elle te suce. » Paul le gifle ; Diane s’interpose et
gifle Paul, qui part et les laisse à leur sort.
La mère dégrisée s’adresse alors à son fils sans ambages. Moi je n’ai
pas de problèmes ; mon problème dans la vie c’est toi, j’ai plus de
vie, j’ai plus de cash, les médicaments la caution pour le centre…elle
continue et conclut pour elle-même : Toi, Tape toi le mongol ! se
dit-elle
De ce moment, le désir et la foi les quittent. Ils n’y croient plus.
Kyla comprend que Diane a renoncé. Steeve le sent. Il s’adresse à sa
mère et lui dit : ça s’peut dans la vie que tu m’aimes plus, mais moi
j’serai toujours là pour toi ; toi t’es ma priorité. Il celle son
serment par un long baiser. Alors qu’ils sont tous les 3 au
supermarché, Steeve disparaît, Kyla le trouve au sol. Steeve a tenté de
se suicider.
Diane décide d’avoir recours à la loi S104
La mère :
Kyla qui manie bien la langue décrit en quelques mots leur situation :
on est , on sait pas où là ; on est en transit. Diane transgressive,
pas bordée, violente, elle erre, à tous les sens du terme.
Comme le lui signifie la directrice du centre : après avoir épuisé tous
les recours sociaux, maintenant c’est à son tour de s’occuper de son
fils. Les premières scènes éclairent d’emblée le rapport de Diane à la
castration. Elles montrent combien l’inscription très floue de
l’interdit de l’inceste affecte tout son rapport à la loi. Loi
symbolique du langage, mais aussi, loi humaine, puisqu’elle est
incapable de prendre la mesure du geste attentatoire, hors loi humaine,
antisocial de son fils. Elle refuse de faire usage de la loi S104.
L’amour pour Steeve est plus fort et la retient.
Diane est une femme, et pas une mère. Une femme provocante, ie qui veut
susciter le désir d’un homme qu’elle met ainsi dans la position d’être
le phallus. Steeve à ses côtés est l’homme et non le fils. Il lui
demande de l’embrasser à sa sortie du centre, elle lui répond : t’es
bien comme ton père !
- Un homme insatiable ?
On peut l’entendre ainsi. Un homme qui ‘comme son père’, n’en a jamais
assez’.
Sa tenue vestimentaire est celle d’une fille de 20 ans, jeans moulants,
mini jupes etc. Rien dans ses gestes, ou dans ses manières n’évoque la
moindre retenue vis à vis de Steeve. Dans la même séquence, lui
interdit de fumer et lui offre son propre mégot à terminer. Elle le
laisse jouer avec le feu, il danse et se frotte contre elle, sans
qu’elle ne le repousse. Elle accepte ses baisers. Il faut qu’il se
mette à lui caresser les seins pour qu’elle l’arrête. En somme elle
n’est pas sans percevoir l’aspect érotisé de leur relation, elle s’en
satisfait. C’est elle qui dit la limite, sa limite, mais celle de
l’inceste est déjà franchie depuis longtemps entre eux.
A aucun moment elle ne montre qu’elle est en charge d’un enfant qu’il
faut protéger et éduquer. Son fils pour elle n’est qu’une charge. Elle
est aussi démunie que lui dans ce qu’il en est de soutenir une position
subjective. Diane ne peut que s’en remettre aux autres, aux
institutions, puis à Kyla, à Paul.
Il est tout à moué, qu’on peut aussi entendre comme : il est à ma merci
; Steeve est son objet. C’est sur ce déni du sujet que se fonde la
violence entre eux. Il est le point d’origine de toutes les crises qui
éclatent.
Dans la chambre, elle rentre sans frapper. Il proteste, Elle ne
l’entend pas. Elle virevolte comme une mécanique que rien n’arrête, qui
avale tout sur son passage.
Dans le taxi, Steeve propose l’achat d’une voiture, au lieu de lui
expliquer ses difficultés, elle le rembarre. Ses débordements
langagiers, son agressivité insupportent le chauffeur qui la remet en
place sur le même ton. Steeve s’en mêle, pour défendre sa mère.
Dans la scène du collier ; il a fait les courses et lui offre le
collier avec l’inscription Mommy. Elle se met en colère immédiatement,
commence à crier, le traite de voleur ; il nie, se met en colère à son
tour, casse une table en verre qui vole en éclats. Il explose quand
elle change de registre et passe sans transition de voleur à mon bébé,
mon amour. Maman a peur, tu vas prendre ton médicament. Il est un
voleur, ou un bébé, ou un malade. Il n’est pas dupe. En fuyant ce moyen
de canaliser la violence qu’est le conflit, elle s’épargne. C’est une
forme de négation et d’esquive de sa responsabilité d’adulte. Elle n’e
est pas plus capable que de s’engager dans un échange discursif où
chacun expose ses arguments.
Dans la boite de nuit : elle n’a aucun égard pour lui. Il n’existe pas,
tout occupée qu’elle est à séduire celui dont elle attend qu’il la
sorte de cette mouise. Elle n’intervient pas, elle ne voit pas qu’il
est l’objet de mauvaises plaisanteries. Et ne pense pas qu’il pourrait
avoir besoin de protection.
Par surprise, par ruse, Elle le dépose à la fin comme une marchandise
sur ce parking qui n’est pas sans rappeler ceux des supermarchés où
s’échangent les objets de consommation.
Jusqu’au bout, elle se dérobe. Jusqu’au bout, elle le traite comme une
chose et ne lui dit rien.
Diane est une femme abandonnée, en errance, incapable d’assumer un
dire; elle est la reine de l’euphémisme, il s’agit petits services ;
elle ne nomme jamais ce qui l’anime ou ce qu’elle veut. A l’appel de
son fils, elle est incapable de répondre.
Elle ne s’adresse pleinement à lui que dans les crises. Après leur
altercation, après la bagarre dans le bar, après avoir déchargé sa
propre violence, elle se lâche, En concluant pour elle même : occupes
toi du mongol, elle s’inclut, dans cette unité signifiante qui vient
représenter son fils et pointe leur communauté de sort. Il l’entraîne
dans cette dégringolade, qui fait d’elle aussi cette merde, cet objet
de rebus. Elle est acculée : se séparer ou sombrer avec lui. Pour se
sauver, il lui faut le ravaler au rang d’un parasite, un objet immonde.
Tel Steeve qui se venge du chauffeur de taxi en le traitant de sale
nègre, pour en finir avec son fils, elle le traite de mongol. Pour
régler son compte à l’autre, en disposant de si peu pour soutenir sa
propre position subjective, il faut aller fouiller dans le remugle
nauséabond et se saisir des objets les plus refoulés du discours
social. De tout à moué il devient le mongol : il passe d’enfant objet à
enfant déchet.
Le fils, celui qui appelle
Il appelle au respect. Mot d’ordre de sa génération : étymo[1] : latin
respectus, action de regarder en arrière ; considération, égard. Balzac
: « le respect est une barrière qui protège autant un père et une mère
que les enfants, en évitant à ceux là des chagrins et à ceux-ci des
remords » La vendetta.
Steeve veut des égards à son endroit, égards pour pouvoir se repérer
dans la faculté de désirer. Pour compter comme Un.
« Respecte moi ; prend moi comme un adulte. » « C’est mon histoire » «
arrête, c’est moi qui explique ». La reconnaissance de l’autre est la
condition sine qua non du conflit. En tant qu’obstacle à dépasser,
rencontre avec l’altérité et la limite. Le conflit produit le désir qui
pousse à la subjectivation. Processus de la haine séparatrice dont
parle JP Lebrun[2], mise en lumière par N. Malinconi[3] dans le récit
Nous deux. La violence est juste destructive, néantisante.
Il appelle Mommy, une maman et une famille. Je pense tout l’temps à
toi. Comme le montre son cadeau qu’il destine à sa mère. Il n’a pas
choisi un collier au nom de Diane. Mais du côté de ‘maman’ ça ne répond
pas. ‘ne m’appelle pas « mon amour ». Le lien familiale n’apparaît pas
entre eux, tant le réel de l’inceste entrave l’existence de ce lien
symbolique.
Diane ne répond pas en tant que mère d’un fils adolescent. Dans le taxi
il réfléchit à des solutions pour résoudre un problème de voiture,
elle, elle le renvoie à ses petites voitures ; Parle moi comme à un
adulte. i.e. Si je suis à côté de la plaque, explique moi, j’ai 15 ans,
apprends moi la vie. L’altercation avec le chauffeur lui enseigne le
contraire. Il n’a pas les moyens symboliques d’objecter, lui manquent
autant qu’à elle, les mots qui pourraient lui permettre d’argumenter.
Il s’arque-boute sur le plus petit territoire où il est phallicisé :
son appartenance au groupe dominant des blancs.
Il appelle un père et des repères.
C’est à la mort de son père, qu’il a commencé à perdre pied. Il se met
à commettre des actes de vandalisme. Il a 12 ans environ.
Où sont les photos de mon père ; il les sort d’un carton, il les
dispose dans la chambre de sa mère, pas dans la sienne.
En ouvrant l’armoire, il sort d’une housse un blouson d’homme qu’il
enfile ; il se contemple, content devant le miroir, mais comme les
photos, le miroir est muet. Le père est mort, pas de réponse de ce côté
là.
Steeve appelle une place, un ‘lieu à soi’
Il appelle l’asymétrie des places qui lui en donnerait une. Dans la
boite de nuit, il est le seul jeune de son âge, le malaise est
flagrant. Sa place n’est pas là, il appartient au monde adolescent
chargé de rêves d’amours pures.
Leur team est un couple auquel ne manque que le passage à l’acte
sexuel. Mais pour le reste, il est son partenaire. Il la complimente «
T’es une bombe, t’es de plus en plus belle », remplit le frigo, la
défend (face au chauffeur de taxi), la console (quand elle perd son
job), l’embrasse amoureusement, se montre jaloux de ceux qu’il perçoit
comme des prédateurs, lui jure fidélité.
Il finit par se convaincre que sa place n’est nulle part. Quand il
comprend qu’elle a renoncé à s’occuper du mongol, il tente de se
suicider. Ce qui lui reste à la fin c’est être sa chose : Tu m’balances
là comme un déchet. Elle ne répond pas plus lorsqu’il lui téléphone de
l’asile; dans son message il lui dit : Tu mérites mieux qu’un mongol.
Mais jusqu’au bout elle reste sa priorité.
Isolement social de Steeve. Il n’est plus dans le centre fermé, mais il
n’intègre pas le monde, la société des égaux. Il voit de loin des
jeunes de son âge qui jouent au foot, il demande une cigarette, à un
garçon accompagné d’une fille, visiblement sensible à lui. Il ne tente
rien pour entrer en relation. VDM à propos d’un jeune patient disait :
c’est ça l’isolement, il se sent isolé parce qu’il n’est pas dans la
course phallique avec les autres. Cet isolement est aussi solitude et
hilflosigkeit ; la scène dans la boite de nuit en est révélatrice
La question de l’identification et de la transmission: « il n’y a pas
d’identité à soi sans altérité », dit Lacan [4]. Steeve est en quête du
réel du père ; il trouve des signes, rien qui n’ait vocation
signifiante (photos qu’il laisse dans la chambre de sa mère, photos
d’un mari plus que d’un père). Ce que lui en dit sa mère est
inconsistant : un homme sexuellement insatiable, ou infantile, petit.
Un inventeur incapable de valoriser son invention, et qui a fait
faillite. Un CD compil qui s’appelle ‘mix for ever’.
Son insistance pour la contenir, l’écarter, lui dire de rester à sa
place n’est relayée par personne.
De sa mère il attend quelque chose. Il la voudrait forte et courageuse,
capable de soutenir sa propre force et son courage : c’est le sens du
pacte qu’il lui propose : la team. A plusieurs reprises, il en appelle
à eux deux s’en sortant seuls. Il veut qu’elle lui transmette quelque
chose qu’elle n’a pas, quelque chose qui est de l’ordre du désir de
désirer, pour grandir, se construire, pour partir aimer et vivre
ailleurs. Lech, le-cha : pars, pars vers toi. Va à la découverte du
monde et de toi même, dit le père Lehman, homme très religieux à son
premier fils quand il l’envoie en Amérique, dans la pièce de Stefano
Massini, les chapitres de la chute. Saga des Lehman Brothers. Steeve
n’a personne devant. On peut parler de hilflosigskeit. Il est celui qui
appelle en vain.
La fonction paternelle opère en reconnaissant l’autre et en lui
supposant une capacité à recevoir l’héritage, pour le transmettre à son
tour. Depuis Tchékhov, en passant par Kafka les exemples des fils qui
ont reproché à leurs pères de ne leur avoir rien transmis, faute de les
avoir reconnus, ne manquent pas. La toute première pièce de Tchékhov,
connue aujourd’hui sous le titre de Platonov[5], s’intitulait : Sans
père. Il (mon père) me tenait pour une tête creuse…/… Je n’aime pas cet
homme. Kafka[6] dans sa célèbre Lettre au père écrit : Il eut été
concevable que nous nous fussions retrouvés tous deux dans le judaïsme
ou même que nous en fussions sortis unis. Mais que m’as-tu transmis en
fait de judaïsme ! …pour ce que je pouvais en voir, c’était vraiment
une bagatelle, une plaisanterie, pas même une plaisanterie Tel était
donc le matériel constituant la foi qui m’a été transmis.
La vie qui n’a pas été symboliquement adoptée par la reconnaissance du
désir de l’Autre, qui a été repoussée, refusée, vécue comme une gêne,
un trouble, une blague du destin, est une vie qui aura tendance à aller
à sa perte. C’est une vie qui pourra être sauvée uniquement si elle
rencontre un autre lien, qui rend possible une nouvelle inscription
symbolique dans le désir de l’autre. [7]
La rencontre avec Kyla Elle est à l’opposé de Diane, mesurée, discrète,
réservée, très classique, coincée. La rencontre aurait pu – avec le
temps - rendre possible une inscription. En elle il trouve quelqu’un
qui répond ; Qui le considère. Elle s’adresse à lui comme à un Un. Elle
lui manifeste de l’intérêt dans sa singularité de sujet. Elle lui
suppose des goûts, un savoir, un sens de la responsabilité, on a une
entente lui rappelle t-elle. Elle se tient à ses propres engagements.
Elle lui explique ce dont il a/aura besoin pour construire sa vie.
Dans un nouvel espace qui crée un écart entre lui et sa mère – un
espace où il accède à la culture, au maniement de la langue commune –
Steeve arrive à formuler une demande : continuer les cours. Il
expérimente une place où il peut être sujet, dans un lieu où il écoute
ce qui lui est transmis des lois du langage qu’il peut à son tour
investir pour se faire entendre.
Il accepte la dissymétrie des places, nécessaire à tout apprentissage:
J’aime ça quand tu m’enseignes.
Il apprend à se repérer dans son propre désir, il prépare sa sortie,
faire des études d’art aux USA.
La loi S104
Tout d’abord, si la loi S104 émane bien d’une fiction, X Dolan a
expliqué que l’idée lui était venue après avoir vu un reportage à la
télé, où il était question d’un tel dispositif dans un état nord
américain. C’est dans l’air, donc. Qu’est ce que cette loi? Une norme
sanitaire[8] pour reprendre les mots de R. Gori qui contient les
ferments d’un nouvel eugénisme. On peut y voir les prémisses d’une
mutation anthropologique.
Elle émane d’un nouvel ordre social qui réduit ‘père et mère’ à une
nomination contingente, révocable. Elle fait d’eux des techniciens qui
exercent leur maitrise sur des objets vivants. Il ne s’agit plus d’un
Autre social qui « nomme à » qui assigne à un destin, assignation à
laquelle il est permis de se soumettre ou de s’opposer. Un A social qui
s’engage à assister des parents, le cas échéant. Diane n’est pas nommée
à être mère de son enfant, elle est nommée à une fonction dont elle
peut être relevée; Pour cette société là, elle n’est qu’une éducatrice
de plus auprès de son fils, gratuite, qui plus est. Cf JPL P128 .
Le spectateur comprend très vite que cette loi est là pour que l’on
s’en serve. Les parents informés de l’existence de ce dispositif
sauront dès lors qu’ils peuvent en user. D’emblée il est évident qu’il
peut s’appliquer au cas de Steeve. Ces gestes font de lui un sujet
immonde, impropre au monde, un indomptable et pas un rebelle.
On peut imaginer que la procédure ne fait l’objet d’aucune décision,
qui relèverait d’un acte de parole et de pensée. Elle résulterait
plutôt de la somme des réponses positives apparues au bas d’une grille
d’évaluation des conduites et des risques. Les ethnologues ont établi
qu’une classification ne pouvait échapper à des considérations
affectives et sociales
Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt [9] écrit: Pour
mesurer la victoire de la société aux temps modernes, il est bon de
rappeler que sa science initiale l’économie, a finalement aboutit à la
prétention totale des sciences sociales, qui en tant que « sciences du
comportement », visent à réduire l’homme pris comme un tout, dans
toutes ses activités au niveau d’un animal conditionné à comportement
prévisible. …L’avènement « des sciences du comportement » signale
clairement le dernier stade de cette évolution, quand la société de
masse a dévoré toutes les couches de la nation et que le « comportement
social » est devenu la norme de tous les domaines de l’existence.
X Dolan a parlé de malaise devant cette loi, son malaise est le nôtre,
raison qui amène à parler de mutation anthropologique.
Xavier Dolan
Entre sa mère et lui l’écran du cinéma.
Dolan est le nom de sa mère.
Elle est employée dans l’administration ; son père Manuel Tadros a fait
toute sa carrière dans le cinéma et le spectacle.
Ses parents divorcent quand il est très jeune. Il est élevé par des
femmes. Au collège il devient interne. Il voit peu son père. Enfant nos
rapports sont houleux ; à l’adolescence ça s’inverse, aujourd’hui avec
ma mère c’est beaucoup plus compliqué.
Il connaît le milieu du cinéma depuis qu’il est enfant ; il a tourné
dans des pubs, fait beaucoup de doublages comme son père ;
A à 17 ans quitte l’école, se retrouve seul, ses amis sont en formation
ou études. Il se met alors à écrire. Il fait une rencontre et se
travaille l’écriture du scénario de son premier film, J’ai tué ma mère.
Acquièrt une solide culture cinématographique. X D est un homme
opiniâtre, qui travaille très fort. Il dit que pour arriver où il est
il a beaucoup sacrifié.
Entre sa mère et lui un écran
Son choix professionnel s’inscrit dans la transmission familiale
paternelle. Le cinéma n’est certainement pas l’art de la satisfaction
immédiate. Les temps sont longs, la répétition est une exigence, la
coupure une nécessité.
Avec J’ai tué ma mère, il voulait punir la sienne, avec Mommy, il la
venge.
Son sujet en 5 films est constant : ce sont les femmes et les mères ;
toujours marginalisées, elles ont une place à conquérir ; elles se
battent pour se faire entendre dans la société. Il s’intéresse à elles
et aux gens rejetés par le système, aux amours éphémères.
Interrogé sur la relation mère/fils présente dans toutes ses histoires,
lui qui est très prolixe, sèche. Dans chacun de ses films la relation
mère/fils comporte une dimension incestueuse. Curieusement ni la
presse, ni la critique ne le relève et le terme d’inceste n’apparaît
jamais; comme s’il n’existait pas pour désigner ces liens, ou bien
parce que ces liens sont si banalisés qu’ils ne valent pas d’être
nommés.
Le jeune cinéaste
Manie parfaitement les lois du langage cinématographique. Ses films
sont salués par la critique, les récompenses nombreuses, dont le prix
du Jury au dernier Festival de Cannes.
La construction narrative du scénario de Mommy est classique et
soignée, tout est écrit. Les références sont nombreuses, Nan
Goldin,[10] lui a inspiré les couleurs. Il cite Jane Campion, Won Kar
Wai, Spielberg entre autres.
Le rythme des séquences est soutenu, étudié. Dans Mommy la question du
cadrage atteste d’une assurance et d’une grande maitrise. Il utilise le
format 1X1 qui est le format du portrait. Le regard est toujours au
centre et l’œil de la caméra fixé sur les personnages. Mais parfois,
l’écran s’élargit. Cette invention donne une imperceptible sensation de
vertige, puisque le format de l’écran habituellement fixe, varie. Dans
une très belle scène, Steeve sur son long board, pousse et écarte les
bords du cadre, carré, étroit, emprisonnant, au cri de ‘liberté’ Les
rares et très poétiques moments de bonheur s’affichent en plein écran,
on voit soudain le ciel, les arbres, les chemins, la vie.
Les personnages du film s’abondent réciproquement, lorsque le langage
s’en mêle. Kyla retrouve de la fluidité dans son expression, elle se
lâche, sa coiffure est moins stricte, sa tenue plus souriante. Diane
retrouve le sourire, du temps pour elle, elle respire. Steeve devient
désirant, ses projets peut-être des rêves irréaliste, sont néanmoins
vrais désirs d’avenir.
X. Dolan a laissé les mots de la fin à D.I.E. ‘je l’ai placé là, c’est
parce que je suis remplie d’espoir. Le monde est plein d’espoir ! La
société qui édicte des lois, comme la S104, a perdu l’espoir, au plutôt
ne veut lui laisser aucune place. La dernière image s’arrête sur
Steeve, il court de toutes ses forces après avoir échappé à la
surveillance de l’infirmier. Qu’est ce qui l’attends au bout du couloir
?
Chacun selon son inclinaison, son propre être au monde aura une
réponse, son interprétation. Mais chacun aura aussi à faire avec le
dire de Max Ernst[11]. Premier commandement : chaque chose doit être
libérée de sa coque.
Marie-Christine Forest
La Rochelle, le 21 mars 15
[1] A. Rey Dictionnaire culturel, Le Robert 2005
[2] J P Lebrun Les couleurs de l’inceste Denoël 2013. Le livre pourrait
être cité dans son ensemble puisqu’il propose une analyse en profondeur
des avatars de la fonction paternelle.
[3] N. Malinconi Nous deux, p. 17 et suivantes. Espace nord 2012
[4] J. Lacan, La logique du fantasme, p. 60 ed ALI
[5] A. Tchékhov, Théâtre, p. 189 et suivante Robert Laffont, 1996
[6] F. Kafka Lettre au père. P. 95 et suivantes Folio Bilingue
Gallimard, 1995
[7] Massimo Recalcati Que reste t-il du père ? La paternité à l’époque
hypermoderne. Érès 2014
[8] « Une conception anthropologique qui à la fois rend compte et
détermine les relations sociales à partir d’un style de raisonnement
propre à notre culture moderne et post moderne…. (Conception qui se
fonde) sur le modèle animal des comportements humains en recodant nos
sensibilités psychologiques et sociales pour identifier le vivant et le
politique… Identification destinée à spécifier les missions et les
opérations biopolitiques. » R Gori le savoir médicobiologique : un
nouveau style anthropologique ? in La place de la vie sexuelle dans la
médecine. éd Etudes freudiennes ss direction Danièle Brun, 2007.
[9] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, p 84,85
[10] Photographe américaine contemporaine qui a photographié sa vie
quotidienne dans des couleurs très chaudes.
[11] L’art du surréalisme p.129 Editions place des victoires