Gaston Cayrou, Pierre Laurent, Jeanne Loos
Nous publions ci-après un extrait dont nous avons eu la surprise de
constater qu'il s'intitulait "La Musique", tout simplement.
Il s'agit d'un extrait de "Grammaire Française pour les Classes de
4°,3°,2°, 1°" de Gaston Cayrou, Pierre Laurent, Jeanne Loos, publié en
1956 chez Armand Colin. Il concerne la versification.
Comment à la lecture de ce texte si simple et si didactique ne pas être
frappé de l'existence d'une musicalité interne à la parole?
Comment alors aussi ne pas se souvenir de la précision de Lacan: le
signifiant n'est pas seulement le mot, mais tout ce qui du phonème à la
phrase peut prendre signification. Le phonème, c'est l'unité sonore de
la langue.
Alors comment aussi ne pas songer aux chaînes de Markov de "La lettre
volée"? Ces suites de petits éléments pourtant strictement tirés au
hasard et qui viennent à se grouper de façon rigoureuse et répétitive à
partir du moment où des lois de succession viennent à y présider.
Y aurait-il une petite musique intime, propre à chacun? Une petite
musique organisée par des lois inconscientes? Et qui viendraient,
telles dans les chaînes de Markov, organiser la musique de la parole,
la parole de chacun. Signifiant inclus dans le signifiant, chanson
inconsciente du dire?
Jean-Jacques Lepitre. 02/07
III. - LA MUSIQUE
458. Les éléments de la musique.
La musique du vers est constituée par son rythme et par son harmonie.
A. - LE RYTHME DU VERS
459. Généralités.
Le rythme du vers est marqué par des pauses, dites coupes ou césures.
Ces pauses sont placées après des syllabes particulièrement accentuées
et divisent le vers en groupes de mots, liés par le cens et la syntaxe
et dits éléments rythmiques..
Le nombre et la longueur de ces éléments varie avec la mesure du vers,
les vers de huit syllabes et plus comportent au moins une coupe et par
conséquent au moins deux éléments rythmiques.
460. Les coupes dans l'octosyllabe.
L'octosyllabe est généralement coupé soit après la 3° syllabe, soit
après la 4°, c'est-à-dire à l'hémistiche (du grec hémistichos,
"demi-vers "), mais parfois après la 2° ou la 6°.
Certains vers ont une coupe secondaire, d'autres une seule coupe à
peine marquée.
Au fond des cieux I un point scintille.
Regardez:I il grandit, I il brille,
Il approche, Iénorme et vermeil.
O République Iuniverselle,
Tu n'es encor Ique l'étincelle;
Demain Itu seras le soleil !
(V. HUGO.)
O soeurs Ides corolles vermeilles
Filles de la lumière, I abeilles, ,
Envolez-vous Ide ce manteau !...
(V. HUGO.)
Acharnez-vous sur lui, Ifarouches,
Et qu'il soit chassé Ipar les mouches,
Puisque les hommes Ien ont peur !
(V. HUGO.)
461. Les coupes dans le décasyllabe.
Le décasyllabe est généralement coupé après la 4° syllabe; parfois, à
partir du XIX ème siècle, après la 5°
Jean s'en alla I comme il était venu,
Mangea le fonds I avec le revenu,
Tint les-trésors I chose peu nécessaire.
Quant à son temps, I bien le sut dispenser:
Deuil parts en fit, I dont il voulait passer
L'une à dormir, I et l'autre à ne rien faire.
(LA FONTAINE.)
O mon cher rouet, I ma blanche bobine,
Je vous aime mieux I que l'or et l'argent 1
Vous me donnez tout, I lait, beurre et farine,
Et le gai logis, I et le vêtement.
Je vous aime mieux I que l'or et l'argent,
O mon cher rouet, I ma blanche bobine l
(LECONTE DE LISLE.)
462 Les coupes dans l'alexandrin.
Il importe de distinguer l'alexandrin classique et l'alexandrin
romantique.
1° L'alexandrin classique est un vers dit binaire : il est coupé, en
effet,
après la 6° syllabe, c'est-à-dire à l'hémistiche, et partagé par
conséquent en deux éléments rythmiques égaux:,
Nous partîmes cinq cents ; I mais par un prompt renfort,
Nous nous vîmes trois mille I en arrivant au port.
[6 + 6] (CORNEILLE.)
Boileau a formulé en deux vers célèbres la pratique courante de son
temps :
Que toujours dans vos vers I le sens, coupant les mots, Suspende
l'hémistiche, I en marque le repos.
Mais, à côté de la coupe principale, l'alexandrin classique présente en
général, dans chacun de ses éléments rythmiques, une coupe secondaire,
si bien qu'il comporte le, plus souvent quatre temps:
Ta douleur, I du Périer, I sera donc I éternelle.
(2+3 I 3+3) (MALHERBE.)
Les poètes évitent la monotonie
a. Tantôt en variant la place des coupes secondaires
Traîner I de mers en mers I ma chaîne I et mes ennuis.
[2 + 4 I 2. + 4] (RACINE.)
Ce qu'il ne peut I de force, I il l'entreprend I de ruse.
[4 + 2 I 4 + 2] (CORNEILLE.)
Combien I dans cet exil I ai-je souffert I d'alarmes!
[2 + 4 I 4-+2] (RACINE.)
Soyons femme I d'Horace I ou soeur I des Curiaces.
[4 + 2 I 2+4] (CORNEILLE.).
Les combinaisons sont nombreuses et toutes sont admises.
b. Tantôt en diminuant l'importance de la coupe à l'hémistiche et en
plaçant ailleurs la coupe principale:
Je fuis, I ainsi le veut , I la fortune ennemie.
[2 I 4 + 6] (RACINE.)
Sans mentir, I l'avarice Iest une étrange rage.
[3 I 3 + 6] (BOILEAU.)
Dans un si grand revers, I que vous reste-t-il? I - Moi.
[6 + 5 I 1] (CORNEILLE).
2° L'alexandrin romantique est un vers dit ternaire: il est coupé, en
effet, non plus à l'hémistiche, mais après la 4° et la 8° syllabe, et
partagé par conséquent en trois éléments rythmiques égaux:
Il vit un oeil I tout grand ouvert I dans les ténèbres.
[4 + 4 + 4] (V. Hugo.)
Tantôt légers, I tantôt boiteux, I toujours pieds nus.
[4 + 4 + 4] (A. DE MUSSET.)
Victor Hugo a formulé en un vers célèbre la pratique nouvelle
Nous faisons basculer la balance hémistiche.
Mais, outre que les romantiques n'ont jamais abusé du vers ternaire,
ils en ont volontiers varié la structure en le partageant en éléments
rythmiques inégaux :
Ils se battent, I combat terrible, I corps à corps.
[4+5+3] (V. Hugo.)
Le cheval I galopait toujours I à perdre haleine.
[3+5+4] (V. Hugo.)
Les combinaisons sont nombreuses et toutes, sont admises.
Après les romantiques, le vers ternaire a été employé par les poètes de
toutes les écoles:
Une nuit claire, I un vent glacé. I La neige est rouge.
(LECONTE DE LISLE)
Puis franchement, I et simplement, I viens à ma table.
(VERLAINE.)
Je songe à moi, I je songe à toi, I je songe à Dieu.
(FRANCIS JAMMES.)
N. B. - Les dénominations d'alexandrin classique et d'alexandrin
romantique ne doivent pas être prises à la lettre. En fait:
1° Les classiques ont, employé le vers ternaire, exceptionnellement, il
est vrai, et presque toujours dans les genres inférieurs (comédie,
satire, fable, etc.)
Toujours aimer, I toujours souffrir, I toujours mourir.
(CORNEILLE.)
Maudit Château, I maudit amour, I maudit voyage.
(LA FONTAINE.)
Les romantiques et les poètes postérieurs ont employé couramment le
vers binaire, en le disloquant sans doute, selon le mot de V. Hugo :
J'ai disloqué ce grand niais d'alexandrin,
mais aussi sous sa forme la plus, régulière:
Souvent sur la montagne, I à l'ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, I tristement je m'assieds.
(LAMARTINE.)
Ce siècle avait deux ans. I Rome remplaçait Sparte.
(V. HUGO.)
Seul le silence est grand ; I tout le reste est faiblesse.
(A. DE VIGNY.)
Oui, sans doute, tout meurt ; I ce monde est un grand rêve.
(A. DE MUSSET.)
Le ciel est triste et beau I comme un grand reposoir.
(BAUDELAIRE)
Il dort dans l'air glacé, I les ailes toutes grandes.
(LECONTE DE LISSE)
463. L'enjambement ou rejet.
En principe, un vers se termine par un signe de ponctuation plus ou
moins fort, le dernier mot du vers achevant une phrase complète ou tout
au moins un élément de phrase qui forme un tout.
De bonne heure, cependant, les poètes pratiquèrent ce qu'on appelle
l'enjambement ou rejet: la phrase, ou l'élément de phrasé, au lieu de
finir avec le vers, empiète alors sur le vers suivant, dont les
premiers mots sont étroitement liés, pour le sens et pour la grammaire,
aux derniers mots du vers précédent.
Au début du XVII siècle, l'enjambement fut, interdit par Malherbe,
comme Boileau se plaît. à le rappeler :
Enfin Malherbe vint,...
Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.
En fait, l'enjambement est employé parfois par les classiques, surtout
dans des genres inférieurs (comédie, satire, fable, etc.) :
N'y manquez pas, au moins ! J'ai quatorze bouteilles
D'un vin vieux... I Boucingo n'en a point de pareilles !
(BOILEAU.)
Il partit comme un trait, mais les élans qu'il fit
Furent vains: I la tortue arriva la première.
(LA FONTAINE.)
Mais il a été réhabilité et couramment employé par les romantiques et
les poètes postérieurs, qui en ont tiré les plus heureux effets :
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, I et blanchit, déjà les bords de l'horizon.
(LAMARTINE.)
Car les derniers soldats de la dernière guerre
Furent grands : I ils avaient vaincu toute la terre.
(V. HUGO.)
Une ondulation majestueuse et lente
S'éveille, I et va mourir à l'horizon poudreux.
(LECONTE de LISLE).
De Palos de Moguer routiers et capitaines
Partaient, I ivres d'un rêve héroïque et brutal.
( J M DE HEREDIA.)
N. B. - 1° La phrase commencée dans le premier vers se prolonge parfois
jusqu'à a fin du vers suivant :
Le voyageur s'effraie, et croit voir dans la brume
D'étranges bûcherons qui travaillent la nuit.
(V. HUGO.)
2° L'enjambement est particulièrement fréquent dans l'alexandrin, mais
Il se rencontre aussi dans les vers plus courts:
Oh! dormez sous le vert nuage
Des feuilles qui couvrent ce nid !
(LAMARTINE.)
Le ciel rit, et les rouges-gorges
Chantent dans l'aubépine en fleurs.
(V HUGO.)
B. L'HARMONIE DU VERS
464. Généralités
L'harmonie, comme le rythme, contribué à la musique u vers.
Elle est produite, en poésie comme en musique, par un heureux choix et
une heureuse combinaison de notes, qui, en, l'espèce, sont des syllabes
se distinguant entré elles par leur timbre.
La répétition de certaine sons, voyelles ou consonnes, renforce l'idée
ou le sentiment exprimé par les mots, et les poètes, à toutes les
époques, ont utilisé les richesses de notre langue en sonorités
expressives.
465. La valeur expressive des voyelles. - Les voyelles répétées
produisent des impressions différentes selon que le timbre en est aigu,
clair, éclatant ou sombre.
1°, Les voyelles aiguës expriment souvent la douleur ou l'amertume
Tout m'affl-i-ge et me n-ui-t et consp-i-re à me n-ui-re.
(RACINE.)
Avec un cr-i s-i-n-i-stre, il tournoie, emporté.
(J.-M. DE HEREDIA.)
Mais parle: de son sort qui t'a rend-u l'arb-i-tre?
Pourquoi l'assass-i-ner? Qu'a-t-il fait? A quel t-i-tre?
Qu-i te l'a d-i-t?
(RACINE.)
2° Les voyelles claires expriment souvent 1a gaîté, la grâce, la douceur
L-es lap-ins, qui, sur la bruy-è-re,
L'Sil év-eili-é, l'or-eill-e au gu-et,
S'ég-ay-ai-ent, et de th-ym parfum-ai-ent leur banqu-et.
(LA FONTAINE.)
Et leur âme chant-ait dans les cl-ai-rons d'ai-r-ain.
(V. HUGO.)
Et l'Ombre où rit le t-im-bre argent-in d-es font-al-nec.
(J: M. DE HEREDIA.)
3° Les voyelles éclatantes expriment souvent les bruits violents, les
explosions de joie ou de colère
La vict-oi-re aux c-en-t v-oi-x sonner-a s-a f-a-nf-a-re.
(V. HUGO.)
P-a-raissez, N-a-v-a-rrois, Maures et C-a-still-ans,
Et tout ce que l'Esp-a-gne a nourri de v-aill-ants !
(CORNEILLE.)
Voulez-vous que je dise? Il faut qu'enfin j'écl-a-te,
Que je lève le m-a-sque, et déch-a-rge m-a r-a-te.
(MOLIÈRE.)
4° Les voyelles sombres expriment souvent la mélancolie, les bruits
sourds, les sensations de lourdeur et de lenteur
S-ou-s les c-ou-ps red-ou-blés t-ou-s les bancs retentissent,
Les m-u-rs en son-t ém-us; les v-ou-tes en m-u-gissent,
Et l'or-gue même en p-ou-sse un 1-on-g gémissement.
(BOILEAU.)
Ils t-on-t t-ou-sser la f-ou-dre en leurs r-au-ques p-ou-m-ons.
(V. HUGO.)
.Avec des gr-on-dements que pro-l-on-ge un 1-on-g râle.
(J: M. DE HEREDIA.)
La l-ou-rde artillerie et les f-ou-rg-ons pesants .
Ne cr-eu-sent plus la r-ou-te en pr-o-f-on-des ornières.
(TH. G AUTIER.)
466. La valeur expressive des consonnes. - Les consonnes répétées
produisent des impressions différentes selon qu'elles sont instantanées
ou continues :
1° Les consonnes instantanées, qui sont dures, expriment souvent les
bruits secs, les mouvements saccadés
T-an-d-is que c-oups d-e p-oing t-ro-tt-aient..._
(LA FONTAINE.)
On n'en-t-en-d-ra jamais p-iaffer sur une rou-t-e
Le pied vif du cheval sur les pavés en feu.
(A. DE VIGNY.)
... et l'homme,
Chaque soir de marché, fait t-in-t-er d-ans sa main
Les d-eniers d'argent c-lair qu'il ra-pp-or-t-e d-e Rome.
(J.-M. DE HEREDIA.)
Sur le lu-g-u-bre la-c d-ont c-la-p-o-t-aient les eaux.
(J.-M. DE HEREDIA.)
2° Les consonnes continues, qui sont douces, expriment souvent les
impressions d'apaisement et de langueur, les- glissements ou les
sifflements prolongés
Un f-rais par-f-um s-ortait des tou-ff-es d'as-ph-odéle,
Les s-ou-ff -les de la nuit flottaient s-ur Galgala.
(V. HUGO.)
Ain-s-i tout pa-ss-e, ain-s-i tout la-ss-e;
Ain-s-i nous-mêmes nous pa-ss-ons,
Héla-s! s-ans lai-ss-er plus de tra-c-e
Que c-ette barque où nous gli-ss-ons,
S-u r cette mer où tout s'e-ff-a-c-e.
(LAMARTINE.)
Pour qui s-ont c-es s-erpents qui s-i-ff-lent s-ur vos têtes?
(RACINE.)