Par Claude DORGEUILLE
Conférence faite à Rome à l'Académie Sainte-Cécile en octobre 1974 dans
le cadre du congrès de l'Ecole Freudienne de Paris.
Les lieux déjà inviteraient à cet hommage à l'Italie, mais c'est,
au-delà de cette circonstance, un fait important de l'histoire de la
musique tel qu'il m'apparaît qui le motivera plus particulièrement. Les
Italiens sont les inventeurs du chant occidental, quelque objection que
paraisse y faire l'existence d'autres écoles et d'autres théoriciens
remarquables. Cette thèse, j'espère un jour pouvoir l'établir comme
elle le mérite.
L'avancer aujourd'hui ainsi a également l'intérêt de nous mettre sur la
voie, même s'il n'y a rien d'original à redire que la voix est ce par
quoi la musique peut être introduite dans la vie individuelle. On ne
peut aborder la question de la musique sans relever que Freud n'en a
pas parlé, malgré la relative abondance des publications sur ce sujet
depuis 1906. On ne peut manquer non plus de noter le soin qu'il a
toujours pris dans les textes dont le prétexte était une Suvre d'art,
d'annoncer que c'est justement de ce qui la faisait telle qu'il ne
serait pas question. On pourrait dire que la musique pour lui ne s'est
pas constituée, dans son analyse, comme objet a, ce qui ne diminue en
rien la valeur de son témoignage quant aux effets favorables de la cure
chez des musiciens.
De la littérature psychanalytique sur la question, A. Michel, dans
L'école freudienne devant la musique ( Ed. du Scorpion, 1966.) fait une
méritoire recension, qui nous permet de toucher du doigt
l'extraordinaire foisonnement de ce que j'appellerai l'imaginaire
musical. On y voit également apparaître la difficulté non négligeable
de l'utilisation des documents concernant les musiciens et leurs
Suvres, dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils n'ont pas valeur
d'un discours de psychanalysant. Cela implique, à l'inverse, que ma
démarche puisse intéresser la passe.
Aujourd'hui ce n'est pas de l'imaginaire musical que je m'occuperai,
mais d'une distinction fondamentale concernant l'objet musical dans son
articulation avec la psychanalyse.
A la Théorie physiologique de la musique publiée par Helmholtz en 1863
(3. Lehre von den Ton Kmpfindungen aïs physiologische Grundlage fur die
Théorie der Miisik, Brunswick ; tr. fr. Théorie physiologique de la
musique, fondée sur l'étude des sensations auditives, J 868. ) fait
écho un siècle plus tard l'ouvrage d'égale importance de P. Schaeffer,
le Traité des objets musicaux paru en 1966 (Ed. du Seuil.) Si le
premier se présente comme le couronnement des travaux scientifiques
tentés pour justifier comme fondé sur des phénomènes naturels le
système tonal, le second se consacre à en achever la dislocation, en
s'attaquant a ce qui en restait, la note, pour nous restituer à la
place l'objet sonore. Il ramène ainsi notre attention sur un aspect du
phénomène musical présent à toutes les époques et dans toutes les
civilisations, mais en partie masqué par le développement considérable
et la complexité que l'organisation sonore a atteint dans la musique
occidentale. Car cet objet sonore, quels qu'en soient les caractères de
hauteur, d'intensité, de timbre, de masse, de couleur, de " vie ",
quels qu'en soient les modes de production, instrumental, concret,
électronique, ou d'appréhension, acousmatique ou non, suscite toujours
notre intérêt, nous fascine et constitue un élément fondamental du
plaisir musical. Nous le dirons l'objet de la jouissance auditive.
J'ajouterai que c'est elle qui donne son unité à l'infinie variété des
modes d'apparaître de l'objet sonore et que la psychanalyse nous en
donne le fondement en nous révélant sa nature : la sexualisation
métonymique de l'épithélium de la membrane basilaire.
L'Suvre de P. Schaeffer nous éclaire également sur les obstacles
auxquels se heurtent les tentatives les plus récentes et les plus
séduisantes de la musique, en même temps que sur les difficultés de
notre tentative d'articulation. Il s'agit d'une situation entièrement
nouvelle, où le rapport du théorique et du faire est totalement
différent de ce qu'il était dans les siècles passés, et où il se
pourrait qu'il se heurtât à une impossibilité.
La question, justement, est celle de l'organisation sonore,
c'est-à-dire celle du renouvellement ou de la création des systèmes
musicaux. Plus précisément, il s'agit de savoir si l'on peut substituer
à l'ordre des hauteurs un autre principe d'organisation. Je ne le pense
pas et je dirai qu'aucune Suvre récente ne peut être invoquée à
l'appui d'une telle affirmation. Chacun peut en faire l'épreuve en
écoutant, par exemple, Fluorescences de Penderecki ou Carré de
Stockhausen. Ces deux Suvres n'ont pas la signification d'un choix
esthétique de ma part, mais seulement l'avantage d'avoir fait l'objet
d'une analyse publiée récemment ( Musique en jeu, n° 12, Ed. du Seuil,
1973.) , analyse sur laquelle, d'ailleurs, il y a lieu de faire bien
des réserves. Les hauteurs ici en jeu ne sont plus évidemment celles
des échelles traditionnelles, à savoir leurs degrés constitutifs. On ne
peut nier, cependant, qu'un mouvement des hauteurs y est parfaitement
décelable et qu'il s'y présente pour l'auditeur comme un fil d'Ariane
impossible à exclure. Une telle exclusion nous ramènerait forcément à
des élaborations qui, quelles que soient les intentions de l'auteur et
les structures mathématiques ou autres qu'il prétend sous-tendre
l'ensemble, ne s'offrent à nous que comme des juxtapositions d'objets,
disons musicaux, happant l'auditeur par le biais de ce que nous avons
défini comme la jouissance auditive et se prêtant, d'ailleurs
admirablement à l'exploitation commerciale que nous voyons s'étaler
sous nos yeux.
C'est ce mouvement des hauteurs qui nous apparaît comme l'organisateur
de ce qu'il nous faut bien appeler le discours musical. Il n'est sans
doute pas inutile de rappeler, après Schaeffer, que sa saisie par
l'auditeur n'est pas une mensuration, pas même la perception d'un
rapport de grandeurs physiques, mais une appréciation qualitative du
mouvement entre des éléments formant séquence, deux étant nécessaires
et suffisants à sa constitution. Un rythme s'y trouve inéluctablement
impliqué, et soumis à ce mouvement des hauteurs qui peut seul le
spécifier comme musical.
Ce mouvement, je propose de le désigner par le terme de mélodème.
Une telle réduction, quelque audacieuse qu'elle apparaisse, ne peut
faire difficulté dans le cas de la plupart des civilisations musicales
où la monodie reste, à l'évidence, prévalente. C'est à propos de notre
système traditionnel, qui combine si étonnamment la polyphonie et
l'harmonie dans un rapport dont la formation reste en grande partie
problématique, que l'affirmation de sa valeur peut paraître
insoutenable. Malgré les incertitudes qu'elle comporte, son élaboration
au cours de l'histoire à partir de la monodie grégorienne, aboutissant
d'abord à l'écriture contrapuncique et évoluant secondairement vers la
constitution de l'harmonie, nous paraît un argument suffisant de la
permanence du mélodème comme élément inducteur, et cela à l'encontre
d'une des thèses essentielles de Rameau. J'ajoute que cette même
permanence se retrouve dans l'ordonnancement de l'acquisition
individuelle.
Pour illustrer à la fois cet argument tiré de l'histoire et ce que
j'avance du mélodème, j'invoquerai un écrit peu connu de Jean-Sébastien
Bach. Il s'agit d'un canon énigmatique, comme lui-même et ses
contemporains aimaient en écrire, dédié à son ami Balthasar Schmidt,
dont le nom apparaît sous la forme latine de Faber, et qui porte le
titre : Fa Mi et Mi Fa est tota Musica. Ce texte est daté du 1er mars
1749, soit à peine plus d'un an avant la mort du compositeur.
+Quand on sait la place occupée dans la vie de Bach par la réflexion
sur son art, l'importance de ses Suvres didactiques, et la valeur
démonstrative qu'il a donnée à un ensemble comme celui du Clavier bien
tempéré, on est en droit, me semble-t-il, de considérer cet écrit comme
valant une prise de position théorique. On y voit, sous la forme à la
fois la plus condensée et la plus parlante, la prééminence du mélodème
représenté dans l'ostinato de la basse par les quatre notes
fa-la-si/,-mi que le titre, se référant au vieux système des muances et
de solmisation, réduit à deux; ce groupe définissant également
l'harmonie, mais pouvant être aussi bien considéré comme la matrice du
thème du canon lui-même. Le déchiffrement de toutes les énigmes de ce
document, y compris la dédicace, non reproduite ici car non nécessaire,
a été réalisé il y a plusieurs années déjà par mon ami Jean-Jacques
Duparcq (Contribution à l'étude des proportions numériques dans la
musique de Jean-Sébastien Bach. Des éléments importants de ce travail
ont fait l'objet d'une conférence au Groupe d'acoustique musicale de la
faculté des Sciences, le 7 février 1975 (voir Bulletin du GAM, n"77,
Ed. Richard Masse), dans un remarquable travail dont j'espère qu'il va
pouvoir bientôt paraître. Il n'est pas inutile de remarquer incidemment
que s'y trouve une définition du temps musical qui n'est pas sans
analogie avec le temps de l'analyse.
La plus immédiatement accessible des propriétés du mélodème est son
sens, et il importe peu que ce sens soit connoté par la hauteur, ce qui
est toujours le cas à notre époque, ou qu'il le soit par l'épaisseur,
comme chez les Grecs de l'antiquité. Son repérage est une condition de
l'audition proprement musicale, ce qu'une première rencontre avec des
musiques qui nous sont totalement étrangères rend immédiatement
sensible. C'est aussi l'intermédiaire nécessaire à toute
reconnaissance. C'est là qu'occasionnellement peut se révéler, dans la
non-reconnaissance momentanée d'une Suvre exécutée habituellement par
coeur la non-saisie du sens, illustrant, au niveau de la musique, un
des modes de la méconnaissance. C'est encore au niveau de ce sens que
nous voyons se manifester, en opposition aux intentions d'entendre,
décrites par Schaeffer, une intentionnalité d'un tout autre ordre, qui
peut rendre la saisie du mélodème difficile, voire même impossible.
Le mélodème produit aussi un effet dont le phénomène suivant est
révélateur. Le même intervalle prend des caractères variables selon la
place qu'il occupe dans une séquence, réalisant le paradoxe d'être à la
fois le même et pourtant non identique pour le sujet, ce qui a pour
conséquence que ce même intervalle offrira une difficulté variable à
l'intonation. Ainsi s'explique l'infinie diversité dont la plupart des
systèmes musicaux s'avèrent capables, malgré le nombre restreint des
unités constituantes élémentaires. Nous appellerons signification
mélodique cet effet du mélodème. On ne peut comprendre autrement ce qui
permet, dans un équivalent de la praelectio des anciens, de déterminer
le phrasé d'un texte musical et plus généralement son " interprétation
". Cette médiation parait nécessaire pour qu'un texte musical puisse
prendre la valeur expressive que l'on attribue traditionnellement à la
musique. Il ne me parait pas impossible non plus d'y voir ce qui peut
soutenir l'activité créatrice et ce qui, dans le même mouvement,
détermine l'imagination musicale - le mode de travail de Beethoven, tel
qu'à travers ses esquisses nous pouvons tenter de l'approcher, avec ce
caractère d'intermittence qui le montre totalement indépendant de la
volonté du compositeur, en fournirait un remarquable exemple. De cet
effet du mélodème, la psychanalyse nous révèle l'équivalence avec le
phallus en tant que, comme le dit Lacan, il est " destiné à désigner
dans leur ensemble les effets de signifié ".
Notons enfin que le mélodème est susceptible d'une représentation
intérieure, dont les rapports avec le sens et la signification
mélodique seraient à examiner en détail, de même que le caractère
conscient ou inconscient qu'elle peut avoir, spécialement là où se
nouent l'audition et la reproduction vocale.
Nous nous trouvons donc, au terme de cette analyse, en présence de deux
nouveaux objets, comme appendus sans doute à la voix, mais pourtant
distincts d'elle, qu'il nous paraît fondé d'ajouter à la liste déjà
longue de ceux inventoriés. Nous pensons avoir suffisamment montré
l'impossibilité de la réduction du mélodème à l'objet sonore. La
différence de l'un à l'autre s'avère d'ailleurs de façon beaucoup plus
patente si l'on considère la diffusion à peu près générale du premier,
l'extension réduite de l'implication subjective du second. Dans le même
sens irait le fait, rarement remarqué, que les compositeurs sont
presque toujours d'excellents interprètes, l'inverse n'étant pas vrai.
La question se pose alors de la nécessité d'envisager, non comme
conséquence, mais en parallèle, à côté de celles auxquelles Freud se
limite, une nouvelle pulsion dont le tour se définirait par les trois
termes suivants: entendre-être entendu- se faire entendre. La voix en
est évidemment l'objet privilégié, du fait de l'universalité de sa
présence; mais l'interchangeabilité de ces objets se trouve ici limitée
par la nécessité de leur appartenance au domaine physique des
fréquences audibles.
Ainsi peut se comprendre le caractère si fondamentalement narcissique
de l'objet musical; ce dont la clinique, d'ailleurs, nous fournit
l'exemple quotidien dans tous les types de structures. On peut aussi
trouver une nouvelle illustration de 1''Au-delà du principe de plaisir
dans la constatation, toujours plus fréquente, de la destruction
précoce de l'appareil auditif due à certaines pratiques musicales
actuelles.
En ce qui concerne le mélodème nous avons vu que, dans la mesure où il
est susceptible de cet effet que nous avons nommé la signification
mélodique, il s'égale au a de la fonction scopique, à partir de quoi il
pourra à l'occasion se trouver porté à la fonction de symbole.
Peut-être pourrions-nous tenter de saisir ce qui entre en jeu dans ce
phénomène commun du sanglot et des larmes mêlés à la joie de
retrouvailles imaginaires, qu'en certaines occasions la musique peut
susciter de façon irrépressible. Sans doute, c'est de réminiscence
qu'il s'agit; sans doute aussi y intervient la certitude anticipée de
sa cessation proche, comme figure de la mort. Nous y postulons pourtant
en plus la nécessité, à démontrer, des trames signifiantes de la
remémoration.
Il nous reste à aborder un dernier point, celui des rapports du
mélodème au signifiant. Je dirai d'emblée qu'ils sont de dépendance du
premier au second, ce que, d'une certaine façon, illustre le texte de
Bach, dans la détermination par le signifiant de l'unification
imaginaire de la musique qu'il opère. C'est de cette dépendance, que la
situation analytique instaure, d'ailleurs, de par sa constitution même,
qu'il faut partir si l'on veut tenter d'approcher ce qu'il en est des
effets dits thérapeutiques de la musique.
La réserve étant faite que l'histoire cautionne la structure, mais
qu'elle ne saurait en rendre compte, je me risquerai à avancer, pour
finir, que ce qui fait l'existence des musiciens comme tels prend son
départ dans une réversion fondamentale telle qu'elle a, plus haut, été
indiquée.