Alain Harly(i)
Bienvenue à ce colloque organisé par l’ EPCO sur un sujet assez peu
courant dans notre champ. Pour ce faire, nous avons reçu le soutien de
plusieurs membres de Association des Amis de l’Art Rupestre Saharien,
dont Jean-Loïc Le Quellec est l’actuel Président, de Suzanne et Gérard
Lachaud tout spécialement, et aussi de Yves Gauthier, grâce à qui j’ai
pu participer personnellement à deux expéditions dans la massif de l’
Ennedi, au Tchad, afin de visiter des sites d’art pariétal néolithique,
et de prospecter dans cette région fort riche de ce point de vue.
Jean Loïc Le Quellec(ii) qui devait intervenir ce matin est hélas
souffrant, et il a du annuler sa participation, ce que je regrette
beaucoup.
Nous avons aussi l’honneur de recevoir Mme Geneviève Pinçon,
archéologue, qui est l’actuelle Directrice du Centre National de
Préhistoire où elle a plus spécialement la responsabilité du service de
l’Etat en charge des grottes et abris ornés pour le ministère de la
culture et de la communication. Elle est spécialiste de l’utilisation
des nouvelles technologies dans l’analyse de l’art pariétal. Elle a
piloté de nombreuses recherches et en particulier celle du site
magdalénien dit du Roc-aux-Sorciers à Angle-sur- l’Anglin (86). De
nombreuses publications dans ces domaines portent sa signature.
Tous mes remerciements à toutes et à tous d’avoir répondu à cette
invitation de venir pendant deux journées échanger sur cette notion de
représentation que l’on retrouve dans bien des domaines de la
connaissance et des pratiques : des arts, de la religion, de la
politique, de la science, de la médecine, de la psychologie, de la
sociologie, de l’anthropologie, du théâtre, etc. Bien sûr dans tous ces
champs cela ne recouvre pas la même chose, et cette polysémie comme
vous savez va entrainer des confusions, des malentendus, des tensions,
voire des querelles plus ou moins féroces.
Il n’y a aucune raison pour que nous échappions à cette bizarrerie de
l’échange humain. Tous les animaux de la terre, des eaux et du ciel,
s’ils pouvaient nous en dire quelque chose, nous témoigneraient sans
doute de leur perplexité à nous voir nous disputer pour un petit mot de
rien du tout !
Mais n’est-ce-pas là une des entrées de la question, soit que cette
notion de représentation, si elle peut convoquer des registres aussi
variés que l’image, le spectacle, le symbole, le mythe, l’inconscient,
etc. ceux-ci ne sont jamais sans relever d’une certaine fonction et
aussi sans participer du langage, et souvent de l’écrit bien sûr.
Est-ce à dire que le mal tient au fait que nous sommes des êtres de
langage, des êtres de parole, et des êtres qui même ont trouvé le moyen
d’en rajouter avec cette invention de l’écriture ?
Ces difficultés dans l’échange humain ne sont pas sans animer quelques
rêveries de nous débarrasser de tous ces grimoires, de réduire les
bibliothèques en cendre afin de nous retrouver dans un état naturel,
dans une harmonie avec le monde, de renouer avec un état primitif de
l’humanité voire un état animal. Bref en invitant pour ce colloque des
anthropologues, des sociologues, des psychologues, des artistes, des
philosophes, des psychiatres, des vétérinaires, des préhistoriens, des
psychanalystes, nous prenons le risque que le malentendu soit des plus
copieux.
Alors formulons le vœu que si malentendu il doit y avoir, puisque nous
sommes des êtres soumis au langage, que ce malentendu soit au moins
pour chacun fécond, puisqu’il nous faut faire le deuil d’un discours
collectif unifiant. Mais sans doute pour que cette disputatio ne soit
pas trop cacophonique, cela suppose que chacun soit dans une position
telle que ce qu’il avance soit une proposition, une hypothèse, une
tentative qui porte la marque d’une incomplétude, la sienne propre
d’abord, mais aussi incomplétude d’un discours, quelle que soit la
pertinence du propos, puisqu’un discours peut se définir par ce qui se
rate dans sa tentative de ce qu’il cherche à saisir.
De la problématique de la représentation
Dans notre Ecole nous avons déjà approché cette question de la
représentation lors d’un colloque organisé par Michel Robin à Céret en
mai 2016 avec la problématique suivante : « L’artiste entre réel et
représentation ».
Pour ce présent colloque, nous avons donc choisi d’interroger cette
notion avec des préhistoriens, qu’ils soient spécialistes ou amateurs
(comme c’est mon cas.) Pourquoi ce choix ? Ces deux domaines, la
psychanalyse et la préhistoire semblent bien éloignés l’un de l’autre
par leurs objets, par leurs méthodes, par les discours qui orientent
ces pratiques et les savoirs qui sont ainsi construits.
Bien sûr chacune de ces disciplines s’intéresse à l’humain. Mais quel
humain et quoi de l’humain ? Peut-on dire de l’homme préhistorique
qu’il est si éloigné, si distant, si lointain, et du psychanalysant
qu’il est notre contemporain, notre prochain, et pour un peu notre
semblable ? Sans doute qu’on peut le dire ainsi, mais à condition de ne
pas retenir cet essentiel de la relation singulière qui se noue dans le
dispositif psychanalytique, et d’autre part ce qui s’oublie dans la
relation du préhistorien avec cette humanité qui lui fait signe dans le
silence de ces grottes.
Il y a , chez les archéologues cet immense travail de recension des
traces , des ossements, des sépultures, de captation des gravures, des
peintures, de collecte des objets mobiliers , de repérage des habitats
et tous ces lieux où ces images ont été produites ; il leur faudra
ensuite analyser ces matériaux, les synthétiser, les interpréter, et
finalement les ordonner autant que faire se peut dans une culture dont
les références sensibles nous sont à jamais perdues et qu’il leur faut
donc reconstruire. Le préhistorien élabore donc son savoir à partir
d’une absence, à partir d’une perte. Je soulignerai bien volontiers ici
la perte de la voix. Ce qui est le cas de l’histoire ancienne me
direz-vous. Mais l’écriture vient parfois nous en donner comme une idée.
On définit académiquement la préhistoire comme le temps de la
civilisation d’avant l’écriture, mais cela ne veut pas dire
hors-symbolique. Nous sommes régulièrement frappés dans la visite des
sites paléolithiques-même les plus anciens- par la présence de ces
signes abstraits dont la signification nous échappe mais qui témoignent
au moins que cela pouvait faire signe à d’autres contemporains du
scripteur. Cependant, ce qui est étrange, l’expérience se renouvelle
pour chaque visiteur actuel, cela vient nous faire signe, à nous
autres, si lointains, mais si proches par ce signe même.
Le psychanalyste quant à lui recueille un objet éphémère, la parole
d’un sujet, c’est cela qu’il collecte à sa manière, pour y entendre
autant qu’il lui est possible, et tout spécialement par les effets de
polysémie du signifiant, par les trébuchements de la parole, une vérité
singulière. Il se vérifie régulièrement que cela a des effets notables
pour le sujet qui s’est lancé dans cette recherche. Et s’il arrive
parfois au psychanalyste d’interpréter, c’est dans notre orientation
moins pour asséner un sens qui se serait perdu que pour relancer le
psychanalysant dans sa question et sa recherche.
Cependant, il a aussi recours à ce que Freud a appelé une
méta-psychologie, un peu comme les anciens ont pu parler de méta-
physique, soit un effort pour ordonner ce que cette pratique a produit
comme savoir, comme synthèse de ce qui vaudrait pour situer les
registres proprement humains quant à ses symptômes, ses rêves, ses
actes, ses désirs. Est-ce à dire que la psychanalyse se propose à un
universalisme ? A une psychologie qui vaudrait pour tous ?
Ce fut un débat qui justement fit se rencontrer la psychanalyse et
l’anthropologie. Alors pourrait on rassembler ces deux domaines dans
celui qu’on appelait autrefois « les sciences de l’homme » ? On va
s’accorder assez facilement ici pour considérer que l’homme du
paléolithique est bien un homme, que le long processus d’hominisation a
franchi des étapes décisives, mais que dire de la science qui a pour
objet d’en cerner la nature ?
Je ne vais pas reprendre ici l’histoire de la préhistoire, notons au
passage qu’elle est quasi contemporaine de celle de la psychanalyse, et
aussi comment en ces prémisses la préhistoire a été féconde en
constructions des plus audacieuses usant de toutes les ressources
imaginatives, tout comme la psychanalyse d’ailleurs.
L’approche a considérablement évolué et on reconnait principalement à
André Leroi-Gourhan d’avoir mis en œuvre un esprit scientifique en
préhistoire. Or quelle que soit la rigueur dans la collecte des
données, le souci d’une analyse hypothético-déductive, l’usage de
moyens techniques des plus sophistiqués, la multiplication des
approches spécialisées, il faut passer à un moment ou à un autre à un
travail d’interprétation de toutes ces données et métadonnées
recueillies et les situer dans un ordre psychique et social, et tenter
de répondre au moins en partie à comment pour notre homme fut il
préhistorique s’organisait pour lui son rapport au corps, au monde et
aux autres.
Nous aurons il me semble avec les exposés d’Oscar Fuentes et de Nicolas
Mélard de quoi enrichir notre réflexion sur ce point. Alors poursuivons
par touches successives notre cheminement et revenons à la psychanalyse
avec son fondateur même.
Freud, un drôle d’inventeur.
Il revient à Sigmund Freud d’en être le fondateur, l’inventeur de la
pratique et de la théorie psychanalytique. Notons au passage que ce
terme d’inventeur est aussi retenu pour celui ou celle qui découvre un
site ou un élément préhistorique.
Freud a élaboré cette pratique pas sans en être passé par des
tâtonnements pratiques, pas sans remise en question de la manière de
diriger les cures. De par sa formation de médecin et de neurologue, et
aussi de par ses propres questions existentielles, disons de sa propre
névrose précisément, il s’est imposé à lui de situer son action en
regard d’une théorie de ce qu’il va appeler un appareil psychique, et
de son fonctionnement. Il va esquisser un projet d’une psychologie
scientifique qui d’un côté emprunte des concepts à la neurophysiologie
naissante et de l’autre la notion alors convenue de Vorstellung
(représentation) qui est passée au cours du 19 -ème siècle d’une
référence métaphysique à celle de la science. Puisant dans les
conceptions philosophiques de son époque (Herbart, Kant, Brentano), il
va se servir de cette notion pour tenter de rendre compte des cas
cliniques qu’il a à connaitre avec le souci d’articuler la dimension
quantitative en termes de quantité d’énergie à la dimension
qualitative, ce qui va impliquer les représentations, les Vorstellung.
Il conçoit des réseaux de neurones, des investissements d’énergie qui
les traversent, des modes de régulation et tout spécialement le
refoulement.
On peut synthétiser le procès de la représentation tel que Freud le
conçoit dans un premier temps de la manière suivante. Au départ il y
aurait de purs engrammes, empreintes d’une perception, de pures traces
de souvenirs qui vont se constituer en mémoire. Puis ces traces vont
être mises sous tension, telle ou telle représentation va se lier à un
affect et c’est ce qui va donner un représentant de la pulsion.
Je retiendrai juste ici que la première esquisse freudienne de la
représentation ne saurait se réduire à un terme simple. La
représentation n’est jamais seulement une image (de souvenir ou autre).
Soulignons ceci que la représentation n’existe qu’à être investie par
une énergie. L’investissement des images de souvenir n’est pas l’œuvre
de la seule conscience mais d’un système plus complexe qui implique
l’énergie de la pulsion et des mécanismes de régulation comme le
refoulement, ce qui va le conduire à la notion de représentations
inconscientes.
Cette notion n’est pas sans faire problème. Car comment une
représentation peut-elle être inconsciente ? Cette difficulté n’a pas
échappé à Freud. La solution qu’il propose va passer par une
complexification de ce qu’il appelle l’appareil psychique avec un
distingo entre les vorstellung et les Vorstellung-Repräsentanz, notion
que l’on peut traduire par représentant de la représentation. Notre
collègue Josiane Quilichini va certainement approcher cela.
Une autre voie que Freud va considérer c’est de situer la
représentation inconsciente comme héritière d’un animisme primitif tel
qu’il aurait eu cours dans le moment protohistorique(iii). Ce n’est pas
seulement à ce moment de son élaboration qu’il aura recouru à une telle
référence. La métaphore archéologique est en effet souvent convoquée :
les représentations refoulées sont comme des civilisations enfouies
dans les profondeurs, et la technique analytique pourra ressembler à
celle de l’archéologue qui arrache de son recouvrement les éléments de
cette histoire oubliée. Ou encore quand il imagine une émergence de la
civilisation à partir d’une bien hypothétique horde primitive.
Sans doute comme il nous le recommande y a-t-il lieu de ne pas prendre
l’échafaudage pour le bâtiment lui-même. Et l’on peut y entendre même
si cette construction ne trouve pas à être validée par la recherche
objectivante, un mythe au sens strict, soit ce qui propose une certaine
structure à un ensemble d’éléments signifiants et les ordonne en un
discours ? Le statut épistémologique de cette construction demande à
être plus amplement déplié, mais en tout cas elle n’est pas sans donner
à notre colloque une piste dont on n’a pas à se priver. Ce qui n’est
pas juste d’un point de vue objectivable n’est pas forcement sans
vérité.
Alors cela va-t-il nous conduire vers l’idée d’une anthropologie
psychanalytique ? On en trouve en tout cas les germes chez Freud même
dès son ouvrage « Totem et tabou »(iv) et plus tard dans « Moïse et le
monothéisme »(v). Je vais rappeler succinctement trois problématiques
qui traversent principalement sa recherche : L’hypothèse d’une horde
primitive, le complexe œdipien et la psychogénèse comme une répétition
de la phylogénèse.
1°) Comme vous savez cette hypothèse de la horde primitive a été
vivement critiquée par les anthropologues alors qu’il avait pourtant
consulté avec le sérieux qu’on lui connait une énorme littérature
anthropologique. Elle est corrélative pour lui d’un patriarcat
originaire. Il s’en explique à diverses reprises. Elle s’oppose à celle
d’un matriarcat originaire. Pour lui s’il fallait retenir ce type
d’organisation sociale, elle viendrait dans un second temps, comme
conséquences du meurtre du père de la horde, par un effet de la
culpabilité générée par ce meurtre. Ensuite arriverait un patriarcat
secondaire qui est celui où nous sommes encore plus ou moins.
Du point de vue anthropologique, il n’y a aucune validation
scientifique d’un groupe humain originaire, unique. Alors s’agit-il
chez Freud d’une rêverie, d’un fantasme, d’un délire ? L’argument le
plus convaincant qui est retenu le plus souvent pour la défense de
cette hypothèse d’une horde primitive ne relève pas de données validées
par les préhistoriens, il y a peu d’éléments à faire valoir dans ce
champ ; c’est plutôt de l’ordre d’une spéculation anthropologique sur
la constitution originaire d’un pacte social qui se fonderait à partir
d’un réel tragique, ce qui conduirait à la mise en place d’une loi
propre à distribuer l’ordre des jouissances.
2°) On retrouve cette question de la loi et de la jouissance avec une
autre proposition freudienne, celle du complexe d’Œdipe. Pour aller
vite disons qu’il s’agirait pour Freud, avec l’Œdipe, de la manière
dont l’enfant peut négocier la perversion polymorphe qui prévalait
jusqu’ici dans sa vie pulsionnelle, et d’entrer dans une certaine
normalisation psychique, avec la mise en place de l’interdit de
l’inceste tout spécialement.
Je passe sur les querelles que cette thèse engendra dans le milieu
analytique, en particulier comment les choses se passent différemment
pour le garçon et pour la fille, et pour souligner une autre
controverse qui a surgi sur la question de savoir si ce complexe
œdipien était universel ou pas, si on le retrouvait dans toutes les
cultures ou pas. Il faut bien dire que d’une certaine manière Freud
n’était pas sans intervenir dans le champ de l’anthropologie puisqu’il
avançait des propositions pour répondre à des questions proprement
ethnologiques : le totémisme, l’exogamie, le tabou de l’inceste. Ce ne
fut pas bien reçu par les ethnologues qui n’ont pas apprécié qu’un
psychanalyste qui passe son temps à écouter des névrosés dans son
cabinet feutré viennent leur donner des leçons.
Un anthropologue d’orientation culturaliste Bronislaw Malinowski allait
s’opposer précisément à Freud. Il avait étudié une société
matrilinéaire, celle des iles Trobriand, et avait conclu dans un
ouvrage sur « la vie sexuelle des sauvages »(vi) qu’il n’y avait en
aucune manière de complexe d’Œdipe dans cette population, ni d’érotisme
anal, ce qui eut un fort retentissement dans la communauté des sciences
humaines. Il revient à Géza Rohein d’avoir pu reprendre cette question
avec les outils de l’ethnologie - et de la psychanalyse-, et de
contester les conclusions de Bronislaw Malinowski.
Rohein est un ethnologue hongrois qui a fait une psychanalyse avec
Ferenczi et avec Kovacs. Il s’est attaché dans un premier temps à
analyser les croyances et les mythologies européennes en se servant des
concepts freudiens. Mais il accumule aussi une documentation à propos
des peuples dit primitifs et rejoint dans ses analyses l’inspiration de
Freud, en particulier celle de « Totem et tabou ».
Encouragé par Freud lui-même et Marie Bonaparte il part en expédition
dans les années 1923 en Mélanésie et en Australie. Il va en
particuliers séjourner pendant 10 mois dans l’ile Normanby dont la
culture était proche de celles des iles Trobriand, et procéder à une
collecte en adaptant la technique analytique. A partir d’entretiens
approfondis, en analysant les rêves, les jeux, les ratés du langage, il
repère les mécanismes inconscients et arrive à des conclusions bien
différentes de celle de Malinowski : Cette population n’échappe pas à
l’Œdipe. Il soutient par contre que le complexe ne se met pas en jeu de
la même manière dans une société matrilinéaire : Ainsi c’est sur
l’oncle maternel que se focalise pour le garçon la relation
d’ambivalence.
Je ne vais pas m’attarder ici plus longtemps sur le travail de Géza
Rohein mais il pose bien la question d’une anthropologie
psychanalytique. Cela était bien présent chez Freud avec son ouvrage «
Totem et tabou » qui montre que les descriptions ethnographiques
rejoignent chez lui les observations cliniques. Dans son étude du
totémisme des populations primitives il s’interroge sur ce qui pourrait
dans la culture relever de registres inconscients. Et pour ce faire il
mobilise principalement deux modèles.
Le modèle biologique avec Charles Darwin et sa théorie de l’évolution,
mais aussi l’approche éthologique d’Atkinson qui a développé une
théorie de la horde primitive conçue sur le mode de celle de certains
singes anthropoïdes où un mâle tout-puissant accapare plusieurs
femelles et qui pourra être chassé par les jeunes quand ils seront en
mesure de le faire.
Le modèle ethnographique de Robertson Smith : dans son étude sur « la
Religion des Sémites » il pense y trouver les indices d’un repas
totémique dans la narration d’un sacrifice religieux chez les bédoins
du désert qui sacrifient un chameau et le consomment ensuite.
Freud est manifestement séduit par ces scénarii, et spécialement par
celui pourtant bien discutable de R. Smith : En effet l’absorption
d’une substance commune sous les espèces de l’animal totem vient bien
étayer son hypothèse du meurtre d’un père mythique par les fils et la
manducation de ce corps.
Mais c’est la clinique qui va lui donner l’assise la plus actuelle en
particulier l’observation de certaines névroses d’enfant où les animaux
sont très présents. Il décrit un cas de phobie infantile, celle du
célèbre petit Hans et reçoit de Ferrenczi la narration du cas du petit
homme-coq. Freud y voit un retour infantile au totémisme. L’animal
d’angoisse fonctionnerait comme un support d’identification, comme
substitut du père.
Freud pense trouver ainsi la source du totémisme et son lien étroit
avec l’institution humaine fondamentale de l’Œdipe. Aux tabous qui sont
générés par le totémisme : interdiction de détruire le totem et la
prohibition d’épouser une femme appartenant au même totem correspond à
l’interdit de tuer son père et d’épouser sa mère qu’Œdipe transgressa
comme l’on sait.
Ainsi l’Œdipe apparait à Freud comme le principe de base d’une
anthropologie psychanalytique. C’est ce principe que Géza Rohein
adoptera dans un premier temps pour engager sa propre recherche. Il
prendra ses distances par la suite.
Il n’est en effet pas immédiat de s’accorder avec la construction
freudienne. Le point de difficulté est de faire de son interprétation
historique, ou préhistorique plus précisément, une phylogénèse qui
maintiendrait ses traces dans l’histoire. Les mêmes processus
psychiques vaudraient tant pour la société que pour l’individu. Un
sentiment de culpabilité persisterait à travers le temps et l’origine
en serait ce fameux meurtre du père.
Freud n’était pas sans reconnaitre combien sa position d’une
réactualisation dans l’ontogénèse de la phylogénèse était
problématique, que l’hérédité pour devenir efficace doit être réactivé
par des évènements dans la vie individuelle.
De la réalité de cette tragédie primordiale, il pourra laisser ouverte
l’idée que ces événements n’ont peut-être jamais eu lieu, que tout cela
relève du fantasme, et que la construction élaborée dans « Totem et
tabou » n’était qu’un mythe, mais un mythe cependant nécessaire à la
constitution d’une réalité psychique dans le cadre de sa
métapsychologie.
On voit donc qu’il y aura toujours cette ambiguïté chez Freud qui fait
valoir la fonction du fantasme pour un sujet, ou d’un mythe du point de
vue social, mais sans pouvoir véritablement abandonner l’hypothèse d’un
acte, d’un événement, d’une réalité fut elle préhistorique,
c’est-à-dire sans qu’il ne soit possible de la valider et sans pour
autant qu’il lui soit possible de l’exclure dans la mesure où cela est
nécessaire à sa construction théorique.
Rohein de son côté pourra plus facilement laisser tomber cette
conception d’une ontogénèse qui récapitule la phylogénèse et avancer
avec une position plus personnelle que « La civilisation a son origine
dans l’enfance retardée et sa fonction est de sécurité. C’est un
gigantesque système d’essais plus ou moins heureux pour protéger
l’humanité contre le danger de la perte de l’objet, effort formidable
fait par un bébé qui a peur de rester seul dans le noir. » (vii)
On s’accordera que pour poursuivre sa quête au fond des grottes
obscures, il est préférable en effet d’avoir quelque peu dépassé cette
peur infantile du noir.
Entrons donc dans cette grotte.
En prenant en compte ce qui fait le terrain et la méthode du
préhistorien , du moins dans le temps de la collecte, ce n’est pas bien
sûr l’enregistrement d’une voix, même s’il peut y avoir des effets de
résonnance dans une grotte(viii), ce n’est pas la lecture d’un texte ou
de quelques pierres de Rosette dont nous saurions déchiffrer le
message, même s’il y a bien ces signes qui pourraient évoquer une
proto-écriture, ce n’est pas un langage dont nous pourrions reconnaitre
immédiatement la structure.
Fig n°1. Détail de bison. Grotte d’Altamira (Cantabrie)
Dans les cas les plus fabuleux, je pense à Lascaux, à Altamira, à
Chauvet, et aussi bien à l’art pariétal saharien : Nioa Dola , Siliki,
Jabbaren et bien d’ autres, et à ce moment d’une émergence de l’image,
de saisissement de l’enquêteur, devant une figure, devant la
représentation d’un animal, ou d’un humain, ou encore devant un être
hybride qui emprunte à divers registres. Bien sûr, Il y a aussi ces
traits, ces points, ces tectiformes, si énigmatiques. C’est en tout cas
la vue qui est convoquée d’abord pour se saisir de cet objet ou de
cette image.
Fig. n° 2 : Le ravissement.
Il y aura ensuite un autre temps, celui de l’enregistrement, de la
capture, de la saisie de cette forme, de ce relief aménagé. Les
premiers préhistoriens faisaient des relevés de façon à garder sur le
support d’un papier la mémoire de cette rencontre inouïe, on ne peut
échapper même maintenant à ceux de l’Abbé Breuil. Mais nous avons
dorénavant des appareils photographiques qui permettent de prendre des
clichés d’une grande précision.
Viendra ensuite le temps d’une analyse de ces documents, ce qui va
mobiliser d’autres outils que la technique moderne nous apporte (
logiciel de traitement d’image, microscope électronique, imagerie en
3D, etc.), -Mme Geneviève Pinçon pourra sans doute nous en dire quelque
chose- et aussi d’autres domaines de connaissance comme la biologie, la
chimie, la géologie, etc, ce qui a considérablement modifié et enrichi
l’approche du préhistorien dans le sens d’une discipline scientifique.
Puis ce sera le temps de la synthèse de toutes ces approches et
finalement l’interprétation. C’est donc un processus plus ou moins
long, avec des temporalités variables, qui vise à reconstruire autant
que faire se peut une certaine objectivité de ce document et une
signification supposée puisqu’il s’impose que nous avons à faire avec
des productions symboliques, dégagées de tout besoin immédiat.
Leroi-Gouhran, à propos des grottes ornées du paléolithique, disaient
qu’elles étaient « organisées comme des sanctuaires ». Peut-être, c’est
déjà là une manière de nous proposer une signification qui peut être
discutée. Mais en tout cas point besoin d’être un préhistorien
chevronné, tout visiteur des grottes du paléolithique pour repérer
disons « une manière de faire » ce qui va nous conduire à la notion de
styles, et tout un travail d’identification va alors s’activer. Comme
l’écrit Alain Testart(ix): « cet art obéit visiblement [c’est moi qui
souligne ] à quelques grands principes, une sorte de canon qui est
resté le même sur quelques vingt deux mille ans et de l’ Espagne à l’
Oural. C’est pourquoi il est évident que cet art traduit une vision
collective du monde, une Weltanschauung, et c’est à ce titre que l’on
s’est interrogé à son propos. »
Comme l’on sait plusieurs systèmes d’interprétation ont été avancés
quant à la fonction et la signification des représentations
préhistoriques. Sans m’étendre, citons la conception de l’art pour
l’art, celle d’un procédé magique associé à la chasse, celle d’une
religion primitive, ou encore d’un culte chamanique. C’est dire si les
interprétations sont multiples et que la querelle est toujours prête à
rejaillir.
Cependant il y a un certain accord sur les types de représentations.
Comme le retient A. Testart, on peut en distinguer plusieurs, soit :
Les représentations animales qui sont de loin les plus nombreuses au
paléolithique. On considère que ce sont des représentations
naturalistes qui témoignent d’une observation précise. Mais il peut
aussi avoir l’usage d’un seul trait évocateur pour figurer un animal
comme la courbe du dos, une silhouette incomplète.
Fig. n°3 : Courbe dorsale d’un mammouth. Grotte de Rouffignac (Dordogne)
Il y a aussi des créatures composites qui emprunte des éléments aux
représentations humaines aussi bien qu’animales. La plus grande liberté
est ici constatée. Ces êtres fantastiques sont d’une moindre qualité en
regard des représentations animales.
Et enfin, nous avons des signes plus ou moins abstraits. Points,
traits, quadrillages, etc.,
Fig. n°5 : Exemple de quadrillage abstrait
Et aussi les mains négatives (dont nous parlera Pierre Danhaive )
Fig. n° 6 : Mains négatives. Grotte del Castillo. Espagne.
Les supports on le sait sont multiples : parois des grottes, objets
mobiliers, pierres gravées, et il n’est sans doute pas à réduire à une
simple contingence. Comme nous le suggère Jérôme Bouchard, une gravure
sur une pierre qui peut circuler à l’air libre dans un groupe humain
n’aura pas la même fonction que celle qui se trouve sur la paroi d’une
grotte.
Juste ce contre point avec les productions sahariennes où les grottes
sont peu investies, en comparaison des abris sous roche. Question de
géographie ? Yves Gauthier nous dira comment l’évolution du climat, de
la végétation, de la faune vont être déterminantes pour donner à la
civilisation du néolithique ces caractéristiques : la pratique de
l’agriculture, la domestication de certaines espèces animales, la
réduction du nomadisme, la naissance d’une métallurgie.
Revenons maintenant à Alain Testart qui retient pour l’art pariétal
paléolithique européen plusieurs principes qui l’organisent. Je vais
vous les indiquer, non pour vous affirmer que c’est là le fin mot de
l’affaire, mais avec l’idée que cela permettra un débat.
1°) L’animal sauvage est représenté avec réalisme, mais pas le milieu
où il évolue. Sans doute y a-t-il comme toujours quelques exceptions :
les cerfs nageant à Lascaux ? mais la rivière est suggérée par l’usage
d’une particularité de la roche.
Fig. n°7 : Cerfs nageant. Grotte de Lascaux. Dordogne.
2°) L’art pariétal paléolithique est rarement narratif. On peut bien
convenir avec Denis Vialou(x) que les mamouths de Rouffignac sont dans
un défilé « majestueux et paisible », que les chevaux au galop de
Lascaux fuient un danger, que les lions de Chauvet sont sur le point de
bondir sur leur proie.
Fig. n°8 : La fresque des lions. Grotte Chauvet.
Mais ce ne sont que des projections du préhistorien car rien ne permet
d’affirmer qu’il s’agit d’un défilé, rien n’est indiqué précisément
comme ce qui pourrait menacer les chevaux, ou comme proximité de la
proie à saisir. De même la confrontation évidente avec l’homme est
quasi absente. Ces représentations estiment Alain Testart « ne
racontent visiblement rien. » ce qui rend difficile de les considérer
comme participant d’une mythologie dans la mesure où une mythologie se
caractérise par une mise en relation, pars des histoires, bref par un
récit.
Remarque : Cette assertion pourrait se discuter à mon sens. Ce qui est
certain c’est que le récit nous manque, mais les nombreuses enquêtes
ethnographiques rapportent des mythologies dans des société sans
écritures. Ne pourrait-on pas se contenter ici de dire qu’on ne sait
pas ce que cela raconte. Si l’on admet que ces représentations relèvent
d’une approche symbolique, il nous faut bien concevoir que ces images
s’organisent dans des ensembles plus vastes que ce qui s’impose à notre
visibilité. Les développements qui suivent semblent d’ailleurs
contradictoires avec cette assertion.
3°) Les représentations animales obéissent dans leur composition à des
règles. Elles « peuvent être isolées » ou « se combiner entre elles
pour former des sortes de tableaux, petits ou grands, dont il arrive
qu’on ne voie pas bien les limites [… ] Les représentations animales
peuvent être disjointes, […], juxtaposées, superposées, enchevêtrées,
incluses l’une dans l’autre, etc ». Testart remarque ce qui se passe
pour les animaux de la même espèce et pour les animaux d’espèce
différentes.
Fig. n°9 : Grandes fresques dit des taureaux. Grotte de Lascaux.
Pour les animaux d’espèces différentes, « tout se passe comme si chaque
espèce animale était dans un espace représentationnel propre » avec des
caractéristiques distincts : les échelles sont différentes,
l’orientation spatiale spécifique pour les animaux de la même espèce,
chaque espèce ignore l’autre et les figures peuvent donc s’enchevêtrer,
un animal peut en inclure un autre.
Comme pour les animaux de la même espèce, il n’y a pas non plus
d’interaction. « Les animaux sont isolés les uns des autres chacun dans
son espèce. »
Testart en conclut que c’est la classification qui est au fondement de
tout l’art pariétal paléolithique, que c’est essentiellement une pensée
classificatoire qui organise ces représentations.
Quatrième principe : Il ne s’agit pas dans l’art pariétal de
représenter l’humain. La représentation humaine dans l’art pariétal a
donné lieu à de grands débats, et à une grande agitation
interprétative. Jean Loïc le Quellec a fait une recension complète des
diverses interprétations de la fameuse scène du puit de Lascaux.(xi) Il
note que « …l’homme de Lascaux, rêveur ithyphallique ou non, constitue
à cet égard un excellent attracteur de rêverie plus ou moins savantes. »
Le pseudo humain de la grotte de Lascaux a de fait une tête d’oiseau,
le sorcier de la grotte des Trois Frères lui est un être composite
encore plus difficilement situable comme image humaine. Leroy Gouhran
avait engagé une sorte d’inventaire de ces « hommes bestialisés »,
bricolage qui emprunte tant à la représentation humaine qu’à la
représentation animale.
Fig. n° 10 : La scène du puit. Lascaux.
On peut avoir des masques grotesques comme à Altamira, ou encore ce
qu’on a appelé « des fantômes » c’est-à-dire des formes élémentaires
d’un ovale simple muni de deux ronds oculaires, et un autre pour la
bouche, ou bien ces silhouettes à peine esquissées sans visage et sans
pied qu’on rapproche d’une silhouette animale et qu’on estime féminines
comme les femme-bisons de Pech Merle.
Fig. n° 11 : Panneaux des Femme-bisons. Grotte de Pech Merle.
Testart avance que « dans tout l’art pariétal paléolithique, il
n’existe pas une seule représentation humaine véritable, tout au plus
des fragments de représentation humaine, [je souligne cet aspect
fragmentaire, morcelé de la représentation ], des représentations
rudimentaires, maladroites, incomplètes, et souvent bestialisées.
Bien sûr il en sera tout autrement avec la civilisation du néolithique,
et le néolithique saharien (tel qu’il va nous l’être présenté par
Suzanne Lachaud ) nous en donnera une toute autre version.
Sur les principes que Testart retient pour être ceux qui ordonnent les
représentations paléolithiques européens, il me semble que cela pourra
convenir à beaucoup des préhistoriens, mais je ne suis pas sûr que ce
soit le cas avec les deux grandes implications qu’il en tire sur un
totémisme primitif et sur la signification de la grotte ornée dans la
zone européenne.
Cet art avance-t-il nous indique une vision du monde, une
Weltanschauung. Tous ces animaux magnifiques qui sont représentés dans
les grottes ornées sont en fait des métaphores de l’humain, et
ajoute-t-il « plus précisément , les différences entre les espèces
animales permettent de penser des différences entre les hommes… ».
C’est donc l’idée d’une classification, celle des animaux correspondant
à celle des humains.
Cette classification entre humains, elle pourrait être celle entre
clans, entre générations, entre genres (ce fut l’orientation de
Leroy-Gouhran), et sans doute entre d’autres traits. En repérant ce qui
vaut comme traits distinctifs, il est possible d’affirmer pour Alain
Testart que ces représentations témoignent d’une logique
classificatrice entre humain, et cette classification se ferait en
référence, avec celle qui s’observe chez les animaux. Cette
classification entre humains n’est pas en quelque sorte naturelle, elle
relève d’une certaine vision du monde. Cette Weltanschauung , l’art
pariétal paléolithique nous indique-t-il , elle est totémique.
J’avancerai ici la remarque suivante : ce n’est pas un certain
étonnement que nous retrouvons ici , à partir d’une analyse purement
formelle de ces représentations, pour une part l’hypothèse freudienne,
mais pour une part seulement. Il y a bien cette même logique
classificatrice déterminée par une culture totémique, mais dans la
construction freudienne l’élaboration du lien social ne se fait pas en
image de l’observation du comportement animal, mais à partir de ce qui
fait acte dans la communauté et des conséquences que cela entraine pour
celle-ci, soit précisément de nouer un pacte qui va concerner chaque
individu.
La deuxième implication que Testart conçoit concerne la signification
de la caverne. C’est une interprétation qu’il propose à partir des «
principes » formels que l’on vient d’évoquer. Il en déduit que ces
principes révèlent une pensée totémique, et qu’en tant que tel, si la
distinction des espèces animales est bien assurée, celle entre animaux
et humains ne l’est pas. Les représentations ambiguës, hybrides,
incomplètes seraient d’après lui le témoignage de cette indistinction
et la grotte ornée va être le lieu où s’exprime tout spécialement cette
ambiguïté.
Cependant la représentation humaine dit -il serait plus affirmée, plus
réaliste en quelque sorte, en dehors de la grotte sous la forme de
statuette, d’objet mobilier, ou de pierre gravée. Devant la Dame de
Brassempouy, on ne peut qu’acquiescer à sa proposition. Mais il me
semble bien difficile de généraliser, bien d’autres statuettes sont
loin de cette qualité.
Fig. n° 12 : La dame de Bassenpouy. (Landes)
Fig. n° 12 La Vénus de Khatylyyovo
Si la prise en compte de la configuration spatiale, soit ici cette
opposition entre l’intérieur de la grotte ornée, comme lieu où se
projette une ambiguïté identificatoire et l’extériorité de cette même
grotte comme lieu de la reconnaissance d’une identité assurée, est une
voie d’approche qui a sa cohérence, on peut tout de même trouver, très
rarement il est vrai, des représentations paléolithiques humaines en
bonne et due forme à l’intérieur de grottes ornées. Je citerai la
figure si réaliste et si émouvante que l’on rencontre dans la grotte de
Bernifal en Dordogne et dont je vous présenterai bientôt, ce qui va à
l’encontre de son hypothèse.
Cependant la considération du lieu, de l’espace, de la topographie est
manifestement une donnée essentielle pour avoir une idée de la
Weltenschauung de la communauté qui a déposé ces représentations. Il
n’est certainement pas homogène pour l’artiste préhistorique d’aller
peindre tout au fond d’une grotte obscure, de graver sur des pierres
que l’on peut déplacer, de réaliser d’immense fresque sur des abris
sous roche, comme c’est principalement le cas au Sahara, de graver sur
des dalles en plein air comme dans la vallée des Merveilles, etc. Le
choix du lieu nous renseigne sur les modes de vie, sur les mœurs, sur
les visions du monde pour reprendre la manière de dire d’A. Testart de
la communauté humaine qui a produit cela.
Fig. n° 13 : un abri sous roche dans l’Ennedi (Tchad)
Et pour pousser juste un peu mes associations, Que peut-on dire sur le
choix de ce lieu, de cette paroi, de cette dalle de ce qui va faire
tableau ?
Et d’abord, « Qu’est-ce qu’un tableau » ? Ne nous précipitons pas trop
vite à y répondre avec notre expérience moderne de l’art. Bien sûr à
Lascaux, mais aussi dans bien d’autres grottes, nous ne savons pas
toujours où situer la limite, de ce qui fait tableau. On va parler de
parois, on va isoler un diverticule, une grande salle, on va dire qu’il
y a un passage, et même une abside, bref c’est à une découpe que nous
avons à faire, découpe spatiale mais aussi découpe signifiante, car
c’est avec des mots de notre vocabulaire géologique, topographique,
toponymique, religieux, que nous y intervenons.
Je vais me permettre d’insister sur ce point, c’est la vue qui pourrait
nous apparaitre comme la fonction sensitive principalement engagée ;
quelles que soient les techniques d’analyse utilisées après-coup, ce
qui va orienter ensuite les synthèses et une conception globale de ces
représentations, c’est une vision dans un sens métaphorique.
Bien des éléments qui participent de ce tableau, y compris les
particularités de la paroi, qu’elles soient retouchées, rabotées,
incisées, colorées, ou qu’elles soient laissées à son état de nature,
du fait de cette participation, sont dans une relation de métonymie. Le
rebord d’une marche naturelle devient un sol où un taureau prends son
assise, la torsion particulière d’une stalagmite donne prétexte à la
figure d’un bison, la différence de coloration de la roche vient faire
couler une rivière, nous connaissons ce jeu dont les ressources
techniques et poétiques nous affectent tant quand nous avons la chance
de parcourir ces lieux et en être à chaque fois si émus.
Alors à poursuivre sur la question du tableau, il me viendrait que le
visiteur par cette touche même, par cette Tuché, vient faire partie du
tableau, le visiteur est dans le tableau. Du coup il ne serait pas
abusif de considérer que c’est l’ensemble de la grotte ornée qui est le
tableau et que nous pouvons ainsi situer son cadre.
Tout autre sera la configuration du néolithique saharien où nous sommes
dans l’ouvert des abris sous-roche, et aussi bien sûr du néolithique
européen : que l’on songe aux plusieurs dizaines de milliers de
gravures de la Vallée des Merveilles qui se trouvent sur des
affleurements rocheux ou bien sur des blocs erratiques sur une surface
évaluée à environ 1400 ha.
Fig. n°14 : Pétroglyphes dans la vallée des Merveilles, Mercantour.
Alors pourrait se formuler l’hypothèse que le tableau qui avait pu se
situer dans l’intériorité d’une grotte au paléolithique va se retrouver
dans un espace ouvert au néolithique, et d’une certaine manière, si
l’on veut bien admettre que l’espace et le temps s’y trouve articulés,
son topos est alors déplacé, ou plus précisément retourné, en regard de
l’espace clos de la grotte, dans une extériorité.
Une vision de plus en plus scientifique
On sait le travail qu’André Leroi-Gourhan mena en prenant justement en
compte un topos afin de saisir un ordre dans l’agencement des
représentations pariétales au sein d’une grotte. Ce fut une tentative
par un recensement rigoureux de toutes les données tant des
représentations animales et pseudo-humaines que les signes, et par un
traitement statistique de toutes ces données, d’y révéler une structure
et d’en faire une lecture où la disparité sexuelle donnait pour lui une
clé essentielle. Ce ne fut pas sans quelques forçages et son
interprétation s’est trouvée ensuite remise en cause. Mais enfin
n’est-ce pas là le destin de toutes les sciences dites humaines ? En
tout cas cette orientation scientifique est dorénavant ce qui prévaut
dans le domaine de la préhistoire. La captation et le repérage
rigoureux des représentations est un souci majeur.
Quand Gérard Lachaud fait surgir d’une photo à l’image confuse une
scène jusqu’ici invisible à l’aide d’un logiciel spécialisé qui permet
de jouer sur les différentes composantes de la couleur ( D. Strech),
quand Nicolas Mélard analyse le geste du gaveur préhistorique de la
Marche à l’aide d’un microscope électronique, quand Yves Gauthier , du
haut de son satellite virtuel via Google Map, ausculte le moindre repli
du Sahara pour y débusquer les signes d’un habitat néolithique, je
soulignerai encore que c’est bien la fonction visuelle qui est
manifestement engagée, même si elle est de plus en plus
instrumentalisée et étayée par des techniques sophistiquées.
Récemment lors d’un petit séjour en Dordogne je me suis immergé avec
bonheur dans la préhistoire. J'ai pu visiter quelques grottes ornées
que je ne connaissais pas encore comme celle de Bernifal, de Saint-Cirq
avec cette étonnante représentation dite du "sorcier".
Fig. n° 15 : Le sorcier de la grotte de Saint Cirq. Dordogne.
Et aussi celle des Combarelles. Nous avons pu le faire dans les
meilleures conditions. J’avais consulté auparavant un article
synthétique assez ancien (1991) de Monique et Claude Archambeau qui
s’intitule « les figurations humaines pariétales de la grotte des
Combarelles »(xii). On y présente l’invention d’un cadre orthonormé
avec une mesure des profondeurs pour repérer dans l’espace la place
exacte des figures, ce qui m’a semblé une solution qui anticipait les
techniques actuelles de lecture numérique en 3D. Afin que l’observation
puisse être reproduite par d’autres, pour s’y retrouver, pour que
l’observation puisse se reproduire dans des conditions identiques, il y
a la nécessité de prendre un point de référence, appelé aussi point
zéro.
Oscar Fuentes que j’ai interrogé sur ce dispositif et m’a fort
aimablement éclairé sur celui-ci et sur ses prolongements actuels et le
traitement numérique des données ce qui multiplie considérablement les
possibilités d’analyse :
« Le point 0 ou de référence a comme habitude d’être pris lors des du
début d’une campagne archéo, à la suite du levé topo pour les grottes
par exemple. Mais il est coutume aussi de prendre ce point 0, lorsqu’il
existe, comme référence pour situer spatialement les entités graphiques
qui font l’objet du relevé d’art pariétal. C’est l’archéologue /
topographe qui prend un point reconnaissable et identifiable permettant
de se repérer »(xiii).
Je pense avoir suivi ces explications, mais j’avais été interpellé par
le choix qui avait été fait par le couple Archambault de ce point zéro
dans la grotte des Combarelles. Il s’est porté sur une représentation
des plus remarquable car il s’agit de celle qui a été nommé «
L’homme-mamouth » et plus spécialement sur l’œil de cette figure d’un
être hybride vue de profil.
Fig. n° 16 : L’homme-mammouth . Grotte des Combarelles. L’œil est
utilisé comme point zéro.
J’ai bien compris la nécessité « topographique » de choisir ce point
zéro qui va permettre de se situer dans cet espace euclidien à 3D. Ce
choix doit être facilement « repérable et identifiable ». Il répond
pour une part à un souci pragmatique.
La psychanalyse, qui malgré les efforts de Freud et les espoirs de
Lacan, n’est pas une science, et pourtant elle n’est pas sans repérer
dans les formations de l’inconscient une logique particulière. Ainsi le
psychanalyste va porter son attention sur des petites choses, sur des
usages de la langue, sur des choix fait comme par hasard. Mon attention
a été éveillé par la nature psychologique de ce choix. Ce qui est «
repérable et identifiable » pour un sujet humain n’est jamais
indépendant de ses propres coordonnées spatiales tel que l’image du
corps a pu les construire. Pour les Archambault, c’est l’œil, du
mammouth dans le cas particulier de cette grotte. Mais au-delà ne
serait-ce pas le cas de tous les amateurs de préhistoire que d’être
convoqués par cet œil qui nous attend au fond des grottes, des abris
sous roche, des dalles gravées ?
Et à poursuivre ne pourrions pas concevoir que le visiteur et aussi
bien le préhistorien qui en fait son terrain, cet œil ne serait-t-il
pas ce qui vient boucher, obstruer, aveugler une autre dimension, une
autre vision si l’on veut, et qu’on pourrait nommer le regard. Une
chose est la fonction visuelle, autre chose le fonctionnement de cette
fonction et ce que cela met en jeu, soit une position subjective, une
position de sujet. Le regard n’est pas la vision, et implique une
structure réversive qui va faire que « le regard est dans le tableau »
comme nous l’indique Lacan(xiv) ; Or le regard n’est jamais sans
convoquer depuis toujours la dimension du désir.
O. Fuentes s’inquiétait de savoir si je le suivais dans sa description
du dispositif complexe SIG 3D utilisé pour la topographie des œuvres
pariétales. Je me demande à mon tour comment cette distinction entre
vision et regard est recevable pour un préhistorien.
Alors un dernier souvenir de visite, à la grotte de Bernifal, c’est une
grotte privée, en Dordogne, qu’on arrive quand même à visiter si le
guide et propriétaire est en état de le faire. Elle fut occupée à
l’époque magdalénienne (entre -15 000 et -10 000 ans). L’entrée
naturelle est restée bouchée pendant plusieurs millénaires. Elle a été
découverte en 1902. On y trouve de nombreuses gravures, des peintures
noires et rouges, des signes et un remarquable visage dont la rencontre
est bien émouvante.
On pourrait alors jusqu’à y ressentir une pointe d’angoisse. Lors de
cette visite, Il m’a été très sensible que cette Dame de Bernifal, elle
me regarde.
Fig. n°17 : La Dame de Barnifal
Souvent je pense à la première rencontre, je parle de celle du
découvreur, et comme on dit celle de l’inventeur. Tous ont pu
témoigner, dans les sites remarquables, d’un choc émotionnel violent.
L’inventeur, c’est un bien joli terme assurément. Mais ne serait- ce
pas, avec l’accent volontariste qu’il comporte, une manière de se
défendre de ce choc, de cette brulure du regard de l’Autre ? Et si l’on
voulait rêver sur cette préhistoire d’une représentation humaine,
comment oublier qu’il y aura eu ce regard porté sur l’infans ?
***
Poitiers, le 28 avril 2018
i Psychanalyste, membre fondateur de l’ EPCO, membre de l’ Association
Lacanienne Internationale, de la Fondation Européenne pour la
Psychanalyse, et de l’ association des Amis de l’ Art Rupestre Saharien.
ii Jean-Loïc le Quellec , Docteur en anthropologie, ethnologie et
préhistoire, Directeur de recherche au CNRS. Il a écrit de nombreux
livres sur l’art rupestre saharien qui font référence.
iii cf le chapitre sur le refoulement dans Métapsychologie de S. Freud.
iv S. Freud, Totem et Tabou, 1906
v S.Freud, Moïse et le monothéisme, 1939.
vi B. Malinowski, La vie sexuelle des sauvages, Ed. Payot, réed.2000
vii G. Rohein, Origine et fonction de la culture, 1943, réed. 1972, Ed.
Idée/gallimard.
viii Des études ont été menées dans ce sens par Iégor Reznikoff et
Michel Dauvois, La dimension sonore des grottes ornées, in Bulletin de
la Société préhistorique française. Consultable sur www.persee.fr
ix Alain Testart, Avant l’histoire, Ed. NRF Gallimard, pp. 254-255
x Denis Vialou, La préhistoire. Ed. Gallimard, 1991.
xi Jean-Loïc Le Quellec, L’homme de Lascaux et l’énigme du puits, Ed
Totem, 2017.
xii Monique et Claude Archambeau, Les figurations humaines pariétales
de la grotte des Combarelles, en libre accès sur internet.
xiii Oscar Fuentes poursuivant dans son message email l’explication de
la manière suivante : « Le travail fait par Monique Archambeau fin des
années 70 et années 80 est tout à fait précurseur (et avec ceux menés
par Michel Lorblanchet) sur le traitement du volume des parois et leur
intégration dans les processus du relevé. Monique Archambeau et Claude
(son mari) avait ainsi procédé à un levé des reliefs par courbe de
niveau en utilisant l'installation qu'ils ont développé. Pour revenir
au point 0, son utilisation et ses extensions dépendent aussi de la
complexité de la cavité. En fait, ce qui se développe désormais c'est
de géo-référencer les entités graphiques (tout comme l'ensemble des
vestiges archéologiques) en associant le maximum d'information de
géo-localisation (point topographiques, mesures, hauteur du sol, etc)
et de croiser ces informations avec celles fournies désormais par les
modèles numériques 3D.Avec ces données, qui participent à créer ce que
l'on appelle des "métadonnées", nous créons un système d'information
géographique (SIG), qui est la base nécessaire désormais à l'étude
d'une grotte ornée... le SIG réuni les données des entités graphiques,
leur localisation, ses données métriques, la fiche descriptive, ses
associations, l'historique de ces études, les auteurs des prises de
vue, etc. Ce qui se met en place ce sont des SIG des parois (plus
difficiles à faire) que l'on couple avec la 3D, pour aller vers un SIG
3D des données pariétales. »
xiv Jacques Lacan, l’objet de la psychanalyse, séminaire 1965-1966.