J'ai été invité à vous parler des pierres gravées de La
Marche en tant que graveur et parce que je suis passionné d'art
préhistorique, mais je ne suis pas du tout un grand connaisseur. J'en
ai beaucoup regardé, surtout en photo, et j'ai lu pas mal de livres sur
le sujet, mais la vérité est que dès que ça devient un peu technique
j'ai tendance à lire en diagonale et que j'oublie une bonne moitié de
ce que j'ai vraiment lu. Ce qui me reste en mémoire est l'objet de
beaucoup, beaucoup de rêveries, et ça je peux dire que je m'y suis
employé avec beaucoup d'assiduité. Les hypothèses que je vais formuler
sont donc tout à fait subjectives et basées sur des informations très
lacunaires.
Mais il y en a une à laquelle je tiens tout particulièrement : J'ai
gravé une pierre une fois mais c'est une autre technique de gravure,
l'eau-forte, qui m'a fait faire un lien avec les pierres de La Marche.
L'eau-forte consiste à recouvrir de vernis opaque une plaque de métal,
puis à graver juste dans l'épaisseur de ce vernis : la pointe de
l'outil met à jour le métal partout où elle est passée. Dans un
second temps, la plaque est plongée dans l'acide qui se charge de
creuser le métal partout et seulement là où le vernis a été ôté par la
pointe de l'outil. Mais c'est la première phase qui nous intéresse ici,
celle qui consiste à graver dans la couche de vernis.
Quand j’ai appris que des traces de pigment avaient été observées à la
surface de certaines des pierres gravées de La Marche, j'ai donc tout
de suite pensé que c'est avant de graver qu’on y avait passé une couche
de peinture. (Je me suis aperçu après que d'autres y avaient pensé
avant moi). Faire cela a de très nombreux avantages. Et il est tout à
fait naturel qu'un jour ou l'autre un peintre graveur, fût-il
magdalénien, les ait observés et les ait appréciés : Sur un support qui
tient dans le creux de la main et se prête aisément à toutes sortes
d'expérimentations, il a fatalement alterné gravure, peinture, gravure,
peinture... Et pas besoin d'être Léonard de Vinci pour remarquer la
qualité du trait que l'on obtient quand on grave après avoir peint :
Comme pour l'eau-forte la pointe de l'outil met le support à nu partout
où elle est passée. Le trait est bien visible même s'il est très fin et
même s'il n'a pas entamé la pierre parce qu'il ressort en clair sur un
fond coloré : On a tout de suite une vision claire de ce qu'on est en
train de dessiner. Le geste du dessinateur se fait avec plus d'aisance
parce qu'il est plus facile de graver dans une couche de peinture que
dans la pierre. Cela permet donc de faire une esquisse et de visualiser
l'ensemble de son dessin avant d'entamer vraiment la pierre avec la
pointe de l'outil et de repasser sur les traits qui semblent les plus
justes.
Et puis cela permet une finesse de trait afin de traiter
les détails et de faire de tout petits dessins qui seraient
impossibles, même avec un crayon bien taillé, et pas bien visibles sans
la couche de peinture passée avant de graver : mais enfin et surtout
cela offre possibilité de laver la pierre, de passer une nouvelle
couche de peinture et de commencer un autre dessin sur le même support.
Fig. 1 : Les traits gravés sont réhaussés (au centre) ou effacés par l'aplat de couleur (à droite). Essai et cliché de Nicolas Mélard
Bon et puis tout cela a l'immense avantage, pour nous cette fois-ci, de
peut-être expliquer une partie au moins des palimpsestes et des traits
qui sont si fins et si peu profonds qu'ils sont invisibles à l'œil nu,
puisqu'il suffit d'effleurer la pierre de la pointe de l'outil pour que
le trait soit visible, grâce à la couche de peinture.
Je ne
voudrais pas en faire l'explication unique ou univoque de toutes ces
gravures sur pierre mais je pense vraiment que le procédé a pu
s'imposer tout naturellement et être tout à fait à la portée d'un
peintre-graveur de l'époque magdalénienne. On a déjà vu des peintures
pariétales réhaussées de traits de gravures à des époques bien plus
reculées.
Et puis nous voilà avec ce que l'on pourrait
appeler une ardoise magique. On dessine, on efface et on recommence,
c'est quand même trop beau pour ne pas avoir été inventé dès qu'on en a
eu les moyens. Nous avons là le carnet de croquis idéal, alors qu'on se
trouve justement en présence de ce qui ressemble fort à des dessins
d'après nature. On peut même penser que de l'un découle l'autre, c'est
à dire que de l'invention du carnet de croquis découle celle du
portrait.
Fig n° 2 : Portrait d’un vieil homme.
Fig. n° 3 : Portrait d’un homme mature.
Fig. n° 4 : Portrait d’un jeune homme
Si l'on fait un petit détour par l'art pariétal, on constate que les
figurations humaines sont en général dénuées de visages, souvent
presque des pictogrammes, qui désignent plutôt l'idée de l'Homme ou de
la Femme en général. Dans les cavernes la paroi sur laquelle on peint
ou on grave est déjà là et destinée à être là pour toujours. Tout ce
qu'on y fait reste miraculeusement en l'état. Comme si le temps y était
immobile. On y trouve, très fraîches, des peintures faites des
millénaires auparavant. On peut même les compléter puisqu’on se trouve
pour ainsi dire au même moment que celui où elles ont été faites, dans
cet espace qui n'est pas soumis à l'écoulement normal du temps. Mais
on n'y fait surtout pas n'importe quoi. En tous cas pas des portraits.
Tandis que sur des pierres récoltées dans les environs, qui sont,
elles, soumises à l'alternance du jour et de la nuit et même aux
intempéries, on peut, dirait-on, se permettre de petits écarts, et là
ce sont des personnes, des individus, avec leurs particularités, leur
physionomie propre, à un instant T, en chair et en os pour ainsi dire,
qui prennent vie sous nos yeux et c'est bien sûr particulièrement
émouvant.
Alors il faut dire qu'avec l'invention du
portrait d'après modèle vivant, il y a aussi l'invention de la relation
de l'artiste avec son modèle. Tient-il sa pierre sur ses genoux à
l'abri des regards, un peu à l'écart ? S'aperçoivent-ils seulement
qu’il les croque ? Ou l'un d'entre eux se penche-t-il sur son épaule
pour suivre la progression du dessin ? Sera-t-il sensible à son humour
? La parure, la plume dans les cheveux, n’est-ce pas un « langage sans
parole »(ii) auquel répond le portraitiste ? Voilà qu'il peut leur
tendre son dessin comme un miroir.
Un mot, par ailleurs,
sur nos propres représentations des hommes de la préhistoire. On voit
dans ces pierres des exemples d'habits et de parures qui dénotent un
certain soin apporté à l'apparence corporelle, à l'opposé des
personnages hirsutes qu'on nous présente le plus souvent. Mais toutes
les possibilités de montrer ou de cacher son dessin, de faire
apparaître et disparaître une image peuvent à elles seules susciter
d’innombrables situations dont on ne sait rien si ce n'est que les
conditions matérielles étaient réunies pour qu'elles aient lieu, si les
acteurs y étaient enclins.
On peut par exemple imaginer que ces
gravures, une fois faites ou en cours d'exécution, pouvaient être
manipulées pour raconter une histoire, ou commentées et accompagnées
d'un discours. Elles pouvaient aussi être faites en marmonnant ou en
chantonnant (cela aide à se concentrer sur le travail de l'œil et de la
main en faisant cesser le monologue intérieur, quoique je doute que cet
artiste en soit affecté) ou faites en parlant d'autre chose.
Il
n'y a pas, je crois, ou en tout cas je n'en ai pas connaissance,
d'autres exemples de portraits naturalistes avant les ostracon (ou
ostraca) de l'antiquité, en Égypte, quelques 10000 ans plus tard. Ce
sont ces débris de poterie et ces éclats de calcaire sur lesquels ont
été faits de rapides croquis qui eux aussi s'écartent des canons d’art
promis à l'éternité, celui des pyramides.
Fig. n° 5 : Ostraca 1 Fig. n° 6 : Ostraca 2
La modestie du support, dans les deux cas se prête à un art plus léger,
qui peut se pratiquer en plein air, de mémoire ou d'après nature, et
qui en Égypte finit dans une fosse où l'on jette les détritus (ou
detriti) et, au magdalénien, finit par servir à caler un foyer, ou de
planche à découper. Personnellement, ces pierres gravées de La
Marche, je les regarde comme les pages éparses d'un album abandonné. On
ne sait si c'est l’œuvre frénétique d'un seul individu, ou s'il a fait
école, et on peut se demander pourquoi son invention ne s'est pas
répandue.
Mais toutes sortes de circonstances, indépendamment
de la nature des dessins, peuvent avoir interdit la propagation de
l'art du portrait, comme par exemple un long isolement du clan au sein
duquel ils ont été produits. Et puis une société assez soudée pour
maintenir une tradition picturale pendant plusieurs dizaines de
milliers d'années n'avait sans doute pas grand-chose à craindre de ces
furtives excursions hors des normes en vigueur dans l'art pariétal. Il
lui suffisait sans doute de les ignorer, de les oublier et au final ces
portraits ont peut-être juste bien fait rire tout le monde.
C'est quand même l’œuvre, pour moi, d'un esprit original, qui essaie
des trucs, qu'il était peut-être un peu difficile de suivre dans une
société que j'imagine très attachée à la continuité, où
l'individuation, déjà présente dans les parures, cherchait sa place.
Mais sur ces pierres gravées de La Marche, il n'y a pas que des
portraits, il y a d'autres figurations humaines plus ou moins
naturalistes, des figurations animales, des vulves, comme souvent au
paléolithique supérieur, des signes, des figures énigmatiques, comme
ces sortes d'yeux, et puis ces fameux traits indéterminés.
La succession des séquences, la superposition et la juxtaposition
d’éléments appartenant à ces catégories, relève peut-être de
l'alternance d'un art séculier, s'inscrivant à un moment donné de la
vie quotidienne et d'un art rituel ou à visée magique, mais il est
impossible de démêler les deux registres, prosaïque et magique, qui
sont aussi imbriqués sur ces pierres que, sans doute, dans la société
magdalénienne elle-même.
Ces curieux traits indéterminés
en sont peut-être un bon exemple : Certains sont sans doute le résultat
d'activités aussi quotidiennes et prosaïques que celles consistant à
tester l'outil et le support pour ajuster la force du geste imprimé à
l'outil en fonction de l’affûtage de l'un et de la dureté de l'autre.
Les traces de petits coup rythmés de la pointe de l'outil sont
peut-être juste, un peu comme on tapote nerveusement son crayon sur le
papier avant de se lancer, une façon de prendre son élan. Mais moi je
les imagine bien comme un moyen de réveiller la pierre et de lui
signaler notre présence pour solliciter son assistance.
Certains traits sont peut-être aussi gravés dans l'intention de cerner
le dessin, de le mettre en place, de chercher le trait juste, comme
n'importe quel dessinateur peut le faire, de façon plus ou moins
adroite, ce qui fait qu'il peut être difficile de les rattacher à la
figure même qu'ils accompagnent.
Mais il y a surtout je
crois comme des psychogrammes, ces éléments graphiques expressifs,
comme le petit tourbillon qui surmonte la tête du capitaine haddock
quand il est soûl, qui servent à indiquer un état psychique, ou, dit
autrement, l’énergie qui émane d'une personne ou d'un animal. Et là on entre dans le domaine de la figuration de ce qui est invisible avec les yeux.
Et
puis il y a une hypothèse que je ne trouve pas d'une audace
exorbitante, pour certains de ces traits indéterminés, c'est de les
considérer sous l'angle du rêve éveillé : Pendant une phase dénuée de
véritable pensée en images et au cours de laquelle les productions
graphiques sont nécessairement abstraites, l'artiste enregistre de la
pointe de l'outil, comme un sismographe, l’énergie ou les impulsions
nerveuses qui le traversent, un peu à la manière d'un Henri Michaux. Il
faut alors imaginer le petit tourbillon au-dessus de la tête de
l'artiste, mais après tout cela serait-il vraiment si extraordinaire ?
Pour
ce qui est des signes, il y a plusieurs choses qui viennent à l'esprit
: Ils sont du même type que ceux de Cougnac en Dordogne, à des dizaines
et des dizaines de kilomètres de là, donc les signes voyagent, et c'est
peut-être même l'une de leur raison d'être. Les signes sont faciles à
reproduire, facilement mémorisables, et ils ne nécessitent pas une
grande habileté manuelle car ils ne comportent pas de courbes, qui sont
plus difficiles à graver que des droites. Ils pourraient être l'expression d'une alliance ou d'une origine commune à des clans éloignés. Mais,
ils sont abstraits ou symboliques, ils sont évocateurs d'un secret,
d'un non-dit. Les voyant, on est tenté de leur associer un vocable,
mais peut-être que celui-ci justement ne pouvait pas être prononcé. Ne
dit-on pas : « Ce qu'on ne peut pas dire, il faut le taire » Mais le
dessiner, alors, on peut ? D'une certaine façon ils sont pour moi ce
qu'il y a de plus mystérieux dans tous ces graphismes, je dirais même
l'image même du mystère. Peut-être que c'était le cas aussi au
Magdalénien, que tout le monde ne savait pas ce qu'ils signifiaient,
qu'ils instauraient une différence entre sachants et -ne-sachant-pas.
Pour les animaux, j’ai aussi une petite série de questions : -on voit des humains et des animaux traités avec le même naturalisme. Est-ce que cela signifie que leur rapport a évolué ? -La
présence d’un loup parmi eux, dans une attitude de soumission,
inhabituelle pour cet animal si un homme est à proximité, indique-t-il
une cohabitation, une domestication, comme certains suggèrent qu’elle
pouvait déjà avoir débuté à l’époque ? -Est-ce qu’il s’est montré agressif envers le lapin ? (ou laporidé). -Est-ce que celui-ci a trouvé refuge dans les bras d’un enfant ? -Comme
le matériel pour faire des croquis sur pierre tient dans une besace,
l’éléphant de mer peut théoriquement avoir été croqué sur le vif lors
d’une excursion sur la côte atlantique, mais il a pu aussi surgir dans
la mémoire après-coup.
Pour
finir j'aimerais souligner que ces pierres gravées posent la question
de la formation de l'artiste au magdalénien : Je m’étais toujours
imaginé que la sûreté du geste et l'extraordinaire mémoire visuelle
qu'on voit à l'œuvre dans l'art pariétal étaient obligatoirement des
coups de génie, venus dont on ne sait où. Et voilà qu'on a là,
peut-être, le témoignage de tout le travail qui les a précédés. Et la
meilleure façon de déceler les talents artistiques n'est-elle pas de
mettre à la disposition même des très jeunes les outils pour s’essayer
au dessin ? Cela expliquerait peut-être certains gribouillis
incompréhensibles qu'on se donne tant de mal à déchiffrer !
***
i Artiste graveur : Aux Bois Gravés, 65 rue de la Cathédrale, 86000 Poitiers. http://www.auxboisgraves.com/ ii Yvette Taborin.