Alain Harly nous a donc réunis, préhistoriens et
psychanalystes, avec cette heureuse idée que nous pourrions trouver
quelques enrichissements, voire éclaircissements sur cette question, à
partager notre expérience et nos hypothèses.
Comment chacun
entendons-nous cette question de la représentation ? Certainement
différemment mais peut-être y-a-t-il en arrière-plan une interrogation
commune qui se formulerait pour les uns, qu’en est-il de la naissance
du sujet, pour les autres, qu’en est-il de la naissance de l’humanité,
la représentation en témoignerait-t-elle ?
Nous faisons
confiance à cette proposition de travail, puisque Alain Harly pratique
les deux disciplines, l’une en amateur, l’autre en professionnel. Et je
le remercie de cette invitation. J’ai peu de connaissances en matière
de préhistoire mais je suis très intéressée par les travaux qui
s’annoncent. Le peu que j’ai saisi à partir de vos arguments et de mes
quelques lectures ouvre déjà pour moi, analyste, d’autres questions, ce
qui est déjà un bénéfice de ces journées.
Il y en a un autre qui
je pense, aurait été heureux de participer à nos travaux, c’est Freud.
La présence de préhistoriens l’aurait enchanté. Pour lui, l’ontogenèse
était en partie tissée par la phylogenèse, l’ontogenèse permettant de
reconstruire la phylogenèse. Très influencé, comme vous le savez, par
la théorie évolutionniste de Darwin, par Lamarck, il s’appuya aussi sur
les recherches d’un certain Haekel qui fut professeur de zoologie à
l’Université de Iéna où il enseignait les théories de Darwin. Voilà ce
que disait Haekel qui résume bien l’enjeu : « L’histoire de l’évolution
individuelle ou ontogénie est une répétition abrégée, rapide, une
récapitulation de l’histoire évolutive paléontologique ou phylogénie,
conformément aux lois de l’hérédité et de l’adaptation aux milieux ».
Freud, lui, va appliquer cette théorie non pas à la biologie --il y
restera très attaché lui le neurologue dont les premiers travaux
portèrent sur la sexualité des anguilles--, mais au développement
psychique de l’individu. Il défend ainsi l’idée que la phylogenèse et
l’ontogenèse sont inséparables pour rendre compte de ce qu’est
l’humain. Il l’évoquera plus précisément à partir du mythe du meurtre
du père de la horde primitive développé dans Totem et tabou dont le
sous-titre est instructif : « quelques concordances entre la vie
psychique des sauvages et celle des névrosés ».
Freud aurait été
très heureux aussi de rencontrer un certain Max Raphael, allemand,
historien de l’art qui apporta une lecture originale de l’art pariétal.
Ils auraient pu se rencontrer, celui-ci étant né en 1889. Raphael
considérait que les figures paléolithiques n’étaient pas disposées au
hasard mais formaient des ensembles cohérents et significatifs. En
particulier, concernant les représentations du grand plafond d’Altamira
qu’il interpréta en termes de totémisme. Avait-il lu Freud, nous ne le
savons pas.
Cette liaison phylogénèse et ontogénèse, il va
l’appliquer également à l’enfance et à son développement qui viendrait
rendre compte en partie de celui de l’homme primitif.
C’est en
raison de la spécificité biologique du petit d’homme, de sa
prématurité, qui le condamne à une enfance et une dépendance
prolongées, que se mettra en place un rapport singulier à cet Autre -ce
Nebenmensch qui prend soin de lui-, un rapport particulier aux objets
nécessaires à sa survie dont la satisfaction est attendue et un rapport
au langage qui l’obligera à sortir de son état d’infans, si tout va
bien. Et nous verrons que la fonction de la représentation en est le
corollaire. Le principe de plaisir devient moteur et indissociable de
l’activité pulsionnelle qui excède le besoin, le not des lebens.
Aussi pensait-il qu’il ne fallait voir dans ces forces qui endiguent le
développement sexuel, telles que le dégoût, la pudeur et la morale, que
des dépôts historiques des inhibitions extérieures que la pulsion
sexuelle s’est vue imposer dans la psychogénèse de l’humanité. Il
s’appuyait pour cela sur sa clinique où pouvait se manifester, par
exemple, le refoulement des sensations olfactives dans les névroses et
faisait remarquer que l’homme en se verticalisant perdit ses capacités
olfactives animales. Petit aparté, cela peut nous intéresser nous,
analystes. Nous avons peut-être perdu ce que nous appelons un objet
petit a, objet cause du désir et comme tous les autres liés à un
orifice du corps ! Ils sont au nombre de quatre, pour nous les rappeler
l’objet oral, anal, scopique et la voix.
Il faut remarquer que
cet objet olfactif persiste chez le nourrisson, dans les premiers mois
de la vie. Nous connaissons l’attachement primitif qu’il peut avoir à
l’odeur du corps de la mère, à l’odeur de son doudou, gage de
retrouvailles avec l’objet perdu, substitut de ce que représente la
mère, apaisant la demande et l’angoisse, voire la détresse. Et que cet
objet reste présent dans la libido adulte.
Cette position de
Freud, tenant à cette liaison établie entre la vie psychique des
sauvages, des ancêtres et celle des névrosés, de l’enfance, tenant
aussi à l’importance accordée à la question du mythe a pu être retenue
par certains comme une contribution anthropologique, versant imaginaire
de la représentation. Il me semble que nous ne pouvons la dissocier de
l’abord structurel qu’il aura des phénomènes psychiques, de comment un
sujet advient. Il ne s’agit pas d’une affaire de développement,
d’évolution, de chronologie mais d’une logique mise en place par une
perte, un manque radical avec lequel chacun devra vivre. Le concept de
représentation va venir rendre compte de cette opération, de ce
processus. Et là-dessus Lacan suivra Freud en faisant valoir ces
registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire qui, par le
repérage qu’ils permettent dans notre expérience, éclaireront et
décupleront la portée de ce concept.
Freud va donner à la
représentation un statut psychanalytique, en fondant un concept sur
deux termes bien distincts dans la langue allemande : Vorstellung (la
représentation en tant qu’élément psychique) et Repräsentanz (la
représentation en tant que fonction). Corollaire du concept de pulsion
et d’inconscient, il trouve son aboutissement dans sa Métapsychologie
(1915).
Y a-t-il une préhistoire de ce concept, question de ces journées ?
Je parlerais plutôt d’actes par lesquels Freud va donner consistance et statut psychanalytique à la représentation.
Un
premier acte, lorsqu’il met en évidence la fonction de la
représentation dans l’appareil associatif du langage, dans son ouvrage
« Contribution à la conception des aphasies » en 1891. Il s’oppose aux
théories neurologiques de son époque, basées sur la projection point
par point du corps dans le cortex. Avec la fonction de représentation
il faisait valoir qu’au niveau cérébral quelque chose se perdait, se
modifiait dans les informations et excitations. Et qu’y régnait déjà un
fonctionnement métaphorique. Fonction symbolique de la représentation.
Ce
fut un acte par lequel Freud s’excluait du monde médical pour fondre sa
science psychanalytique, l’objet épistémologique n’étant plus le
cerveau mais le psychique.
Un deuxième acte, lorsqu’il écrit une
Esquisse de sa Psychologie Scientifique (1895) et qu’il tente de cerner
ce qui se passe entre le nourrisson et l’Autre maternel.
1-Quelque chose est perdu de la première expérience de satisfaction.
2-
Et dans ce premier Autre une partie restera irreprésentable, seuls
seront accessibles à la représentation ses attributs. Un réel s’avère
déjà non représentable.
Un troisième acte, quand dans son
travail sur le rêve il en fait valoir la figurabilité. Et par là, le
versant imaginaire de la représentation.
Lacan reprend à son
compte ces apports freudien. Du nouage de ces trois consistances que
sont le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, dépend la constitution
d’un monde de la représentation, d’un monde à trois dimensions, d’un
lieu relativement apaisé où nous pouvons trouver notre Heim, notre
abri. Ce qui reste problématique dans la psychose, voire dans l’autisme.
Un
quatrième acte, avec la mise en place du concept de pulsion et de la
Vorstellung-Repräsentanz sur laquelle portera le refoulement. C’est
donc une affaire sérieuse.
Comment saisir ce concept freudien ?
La
langue française n’en favorise pas l’appréhension, ne disposant que
d’un seul terme pour rendre compte et de la fonction et du support. En
français, la représentation désigne à la fois une action, une fonction,
celle de représenter, et à la fois un élément, un contenu psychique
quel qu’il soit : image, objet, idée, signe, mot, tout ce qui peut être
le support de cette fonction.
La sémantique allemande, elle, a
le mérite de désigner par des signifiants différents ce qu’il en est du
support, Vorstellung, et ce qu’il en est de la fonction, Repräsentanz.
Si notre pensée se structure bien à partir de signifiants, il n’est
peut-être pas étonnant que nous ayons, nous, français, quelques
difficultés pour saisir un tel concept et nous pouvons penser que les
allemands doivent en être moins embarrassés que nous.
Le terme de représentance (vieux mot français) prévaut maintenant pour rendre compte de la représentation comme fonction.
Mais
l’étymologie, comme souvent, nous enseigne. Le terme de représentation
vient du latin et dérive de representare : représenter.
Le
premier sens est rendre présent ce qui est absent, soit par une image,
une figure, soit par un objet soit par le langage, un mot, une phrase.
Le second sens est de tenir la place de quelqu’un, agir ou parler en son nom.
Il
nous a fallu l’enseignement de Lacan pour prendre la mesure de cette
trouvaille freudienne et nous faire entendre toutes les conséquences
fonctionnelles de ce Vorstellungs-Repräsentanz. Ses déclinaisons, sa
dislocation voire sa non mise en place rendent compte des avatars du
sujet au prise avec le réel, le symbolique et l’imaginaire.
Lacan
situe Vorstellung dans le registre imaginaire, du côté de la
signification qui est consciente. Vorstellungs-Repräsentanz dans le
registre symbolique, c’est un signifiant mais en tant qu’il est
refoulé, inconscient. Le terme de Repräsentant, vient rendre compte de
ce qui revient du réel, non symbolisé. L’hallucination marque l’échec
de la mise en place de la Vorstellung.
La psychopathologie peut aider à saisir ce qui ne nous paraît pas de prime abord faire difficulté.
Freud
remarque dans les propos des schizophrènes une altération du langage,
par exemple un langage d’organe qui perd sa fonction métaphorique. Les
investissements d’objets sont abandonnés et dans une tentative de
rétablissement, seules leurs représentations de mots sont conservées.
La fonction de représentance ne fonctionne plus. La signification dans
son registre imaginaire prend alors une connotation persécutrice.
Ainsi,
un patient psychotique que j’ai longtemps reçu et qui me relate lors
d’une séance un évènement de sa semaine. Il marche dans une rue à
l’heure du déjeuner. Il voit, dans une voiture qui est garée, une femme
mangeant un « casse-croute ». Aussitôt surgit en lui la nécessité
d’aller lui « casser la figure ». Que s’est-il passé entre cette
perception et son geste ? Il peut dire que l’image du casse-croute le
renvoie au mot casse-pipe. Cette femme va l’envoyer au casse-pipe.
Comme dit Freud, les psychotiques prennent les choses concrètes pour
des choses abstraites. La fonction de la métaphore est perdue. La
fonction métonymique persiste mais est porteuse d’une signification
unique, persécutrice. La Vorstellung imaginaire n’est plus liée au
Vorstellungs-Repräsentanz du registre symbolique. La représentance ne
fonctionne plus.
Il est intéressant de comparer ce
dysfonctionnement de la représentance chez le psychotique au
fonctionnement de celle-ci lors de l’acquisition du langage chez
l’enfant, confronté à la polysémie du mot qu’il ne connait pas encore.
Freud rapporte à propos d’un souvenir écran, un souvenir d’enfance qui
lui semblait « dépourvu de tout sens » (à l’opposé de ce psychotique)
et qui date de ses deux ans et demi. Il s’agit d’une scène où il se
voit criant et pleurant devant un coffre, dont son demi-frère (de vingt
ans plus âgé que lui), tient le couvercle relevé. Grâce au travail
d’analyse -début de levée du refoulement- il se souvient qu’il était
persuadé que sa mère était à l’intérieur du coffre et avait exigé de
son grand frère qu’il l’ouvrît. Et c’est réalisant l’absence de sa mère
qu’il se mit à crier. Comment en était-il venu à chercher sa mère dans
le coffre ? Des rêves de la même époque le mettent sur la piste d’une
bonne d’enfant qui lui demandait toujours de lui remettre la petite
monnaie qu’il recevait en cadeau. N’avançant plus guère dans ses
recherches, il se décida à questionner sa vieille mère qui lui raconta
que cette bonne, rusée et malhonnête, avait commis de nombreux vols
dans la maison, avait été renvoyée et jugée au tribunal suite à la
plainte déposée par son demi-frère. Il se souvient alors qu’il lui
avait demandé où était passée la bonne et que celui-ci lui avait
répondu qu’elle était « coffrée ». Ce qu’il interpréta dit-il à la
manière enfantine, à la lettre : elle était dans un coffre. Aussi
lorsque sa mère s’absenta pour aller accoucher, ne la voyant pas
revenir, il se mit en colère et exigea du frère qu’il lui ouvrît le
coffre. L’image du coffre, représentation d’objet, renvoie ici, dans un
processus métaphorique, à la représentation de mot coffrée, signifiant
de l’absence. La représentation est toujours témoignage de l’absence de
la chose, voire de la perte de l’objet. Elle la révèle en même temps
qu’elle la masque.
Lacan transfère au signifiant cette fonction
de représentation : le signifiant représente le sujet pour un autre
signifiant, avec cette conséquence que le sujet n’est jamais que
représenté. Ce que nous appelons sujet, en psychanalyse, n’est pas
l’individu
La reconnaissance de l’absence est donc centrale pour
la fonction. Cela renvoie à la définition même du verbe latin
representare : rendre présent. Il s’agit de rendre présent, soit
sensoriellement soit mentalement, un objet, quelque chose qui est
absent.
Pour saisir que cette fonction peut ne pas se mettre en
place, la clinique de certains enfants très psychotiques est
éclairante. Invités à dessiner ou à peindre, ils n’arrivent pas à
considérer leur propre dessin comme représentation, mais comme
présentation réelle et se mettent à se battre réellement avec les
personnages dessinés jusqu’à déchirer le support.
J’ai laissé de
côté la question de l’image spéculaire où l’infans se reconnaît, mais à
condition qu’un autre le reconnaisse et le nomme. Cette image, souche
des identifications futures, n’est pas une représentation, dans la
mesure où elle est présence, et non absence, dans ce moment de
jubilation fondateur. L’image n’est pas représentation qui, elle, est
organisation signifiante.
La représentation concerne l’objet
mais aussi le langage. Etres de parole que nous sommes, parlêtres, nous
vivons sans nous rendre compte dans un renoncement permanent à pouvoir
dire la chose. Comment rendre compte des attributs d’un objet ? La
langue manque à en rendre compte dans son exhaustivité. Le sujet doit
faire avec cet indicible, ce reste. Elle n’obéit pas seulement à un
interdit, comme le véhicule l’Oedipe et le refoulement qui s’en suit,
mais à un impossible à rendre compte du réel.
L’art remplit
cette fonction. L’artiste ne cesse de se « batailler » avec cet
impossible qu’est le réel. Tous les arts sont concernés, mais il est
vrai que le travail de l’écriture -dans la littérature, la poésie-
comme celui de la peinture est particulièrement exemplaire.
Alors
cet art pariétal, au-delà de ses contenus, témoigne lui aussi de cette
symbolisation du réel à l’œuvre, avec la prime du plaisir esthétique.
Georges Bataille voyait dans Lascaux la naissance même de l’art. Et
l’homme de Lascaux, notre semblable.
Alors se pose une autre
question : à quelle place sommes-nous, lorsque nous regardons ces
peintures pariétales ? Nous sommes le « regardeur » qui fait le
tableau, comme disait Duchamp, mais nous sommes aussi -étrange
impression fugitive- regardés, comme Lacan nous le fait remarquer dans
son analyse du tableau des Ménines, en 1964 et aussi dans le tableau.
Phylogénèse,
ontogénèse viennent rendre compte d’un invariant structural qui fait
l’humain ou ce que nous appelons, nous, un sujet.
Quelle
différence de structure entre eux et nous ? Aucune. Nous sommes
assujettis à la représentation, à l’absence, une perte, qu’elle tente
de voiler. Naissance d’un sujet, naissance d’un Autre à qui ça
s’adresse.
Poitiers, 28 avril 2018
1 Psychologue clinicienne, psychanalyste, membre de l’ ALI. Reims et Paris.