François Bonneti Présentation d'un jeune adolescent sourd avec un syndrome génétique
rare qui a nécessité des soins précoces : Antoineii.
En préambule à la présentation de cette vignette clinique, je tiens à
remercier Monsieur Harly pour son soutien et ses conseils, Antoine pour
ce qu'il m'a appris dans ce suivi, à l'époque.
Ce dont je souhaite rendre compte dans cette présentation concerne le
passage d'une préhistoire singulière, où les enjeux autour d'un excès
de regards, la dynamique répétitive d'un corps assigné comme objet de
soins peut se modifier par l’occurrence d'un travail de représentation
de la perte et se transformer en l'ébauche d'un scénario fantasmatique,
témoin de l'entrée dans une histoire subjective.
La situation dont je vais vous parler est celle d'un suivi
psychologique qui date d'une quinzaine d'années et qui s'est déroulé
dans une ville du Sud. Il s'agit du cas d'un jeune sourd atteint d’un
syndrome génétique rare. Cette pathologie perturbe le développement
physique et dans son cas a provoqué précocement de graves problèmes de
santé. Dès ses premières années de vie, il s'est trouvé être l'objet de
soins médicaux invasifs, d'inquiétudes parentales majeures. Cette place
d'objet de préoccupations a participé à une inflation du visuel, à une
situation d'emprise autour d'un regard omniprésent. Comment s'inscrire
dans une subjectivité, habiter son corps dans une telle dynamique d'un
trop de présence ? Ces enjeux se sont déployés dans la relation
transférentielle où le donné à voir, la captation de mon regard -tant
dans ces attitudes que ses productions- ont dominé tout un temps avant
de laisser place à une mise en circulation. C'est par le maniement de
la fonction Symbolique qu’une ouverture à des questions existentielles
sur le corps et les origines ont été possibles.
Le récit de ce cas clinique, les questions dégagées autour du statut
donné aux productions d'Antoine rejoignent la thématique de cette
journée consacrée aux préhistoires de la représentation et à des
interrogations qui traversent nos disciplines : comment lire les
productions d'un humain à partir de ce qu'elles donnent à voir et de ce
qu'elles voilent ? Comment cerner les enjeux autour de la
représentation de l’absence, de la perte au cœur de toute
représentation humaine ?
Ces questions peuvent s'articuler et s'éclairer par le recours au
concept de Symbolique et de ses propriétés tel que Lacaniii le
développe. L’accès à cette fonction -par le jeu de présence absence
qu'il suppose : effacer l'objet, soit la présence mais rendre présent
l'absence de l'objet effacé- est fondamentale dans l’accès à
l'humanisation. Cette fonction est essentielle dans l'émergence de
chaque histoire subjective. En effet, toute production humaine montre
autant qu'elle dissimule et surtout elle peut toujours être autre chose
que ce qu'elle représente. Il y a bien dans toute œuvre cette
possibilité signifiante, à partir d'une perte qui permet cette
ouverture et fait place au sujet. C'est là, la force du Symbolique qui
est bien différente du Symbole. Dans le Symbole : celui-ci représente,
il veut dire cela. Pour le dire de façon simple, ce jeune adolescent
m'a aidé à saisir la nécessité de me décaler de ce qui était donné à
voir dans ses productions pour soutenir de la surprise et des
ouvertures dans nos rencontres.
Je vous propose de suivre les chemins empruntés par Antoine qui
illustre ces enjeux. A partir des propriétés du Symbolique, un lien
possible avec les représentations préhistoriques dites des « mains
négatives » peut être proposé. En effet, il ne s'agit pas d'une
représentation en plein mais en creux. Une lecture de ces productions
comme témoignages des effets du Symbolique, de la marque d'un sujet
peut être soutenue. Bien sûr, personne ne saura leurs sens exacts, ni à
quelle adresse ces peintures sont dédiées. Surtout, l’interrogation de
la fonction d'une représentation par l'absence me paraît intéressante
et en lien avec nos préoccupations cliniques. En effet, il y a
représentation d'une perte par l'utilisation de la fonction symbolique.
Cette fonction supporte l’accès à la pensée et au désir. Nous allons
retrouver cette dynamique chez Antoine qui suite à l’accès à cette
fonction avait pu émettre une question subjective : « le corps c'est
bizarre ? », est tenté d’y répondre par la création d'un mythe
subjectif, ce qu'en psychanalyse on nomme un fantasme. Chez ce jeune
sourd, alors âgé de 16 ans, ces préoccupations arrivaient bien
tardivement mais, malgré ce retard elles étaient bien les indices d'un
sujet à l’œuvre.
Cette vignette clinique propose quelques courts extraits d'un travail
d'orientation psychanalytique passé auprès de ce jeune. Cette
présentation se fait dans l’après coup de ce suivi et repose sur mes
notes personnelles de l'époque.
La pathologie dont Antoine était atteint détermine un fasciés
particulier et différentes atteintes physiques et sensorielles ainsi
qu’un retard de croissance. Antoine est né prématuré à 8 mois, il avait
toujours eu des problèmes de santé nécessitant des interventions et
soins médicaux depuis sa naissance. « Il était branché de partout »
seront les propos de ses parents. Il a été intubé dès sa naissance. Il
a eu à subir dans ses premières années de vie la pose d’une
trachéotomie, (trou au niveau du larynx, pour la respiration) et d'une
gastrostomie (trou et mise en place au niveau de l’abdomen d’un orifice
artificiel faisant communiquer l’estomac avec l’extérieur pour
l’alimentation par gavage) et d'implants auditifs bilatéraux. Il avait
été ventilé en permanence par l'orifice artificiel de la trachéotomie
durant sa petite enfance et uniquement de nuit par la suite. La
gastrostomie avait été déplacée et avait nécessité de multiples
interventions chirurgicales. Pendant de nombreuses années, il avait été
alimenté par « gavage », puis il avait pu manger mixé et avoir un
gavage nocturne en complément. A l'époque de nos rencontres, il pouvait
commençait à manger. Des piqûres d’hormones avaient été mises en place
pour stimuler sa croissance.
Antoine a eu un destin particulier, ces interventions médicales, les
inquiétudes parentales l'avaient ancré dans une place d'objet de soin
face à un Autre omniprésent. L'attention au corps, les regards étaient
au premier plan. Il est important aussi de rappeler l’importance des
enjeux de regards dans le champ de la surdité. Antoine utilisait la
Langue de Signes Française. C'est une langue à part entièreiv mais dont
la construction était peu structurée chez lui. La parole signée est
visuelle et le regard y est toujours massivement convoqué. Par exemple
le signe écouter qui se fait sur l’œil. Aussi, les difficultés
respiratoires d'Antoine, les bruits émis avaient pour effet de capter
l'attention.
Si les soins lui ont permis de se maintenir en vie, cela a laissé en
suspens la question subjective de comment faire pour qu'un tel
Imaginaire du corps soit habitable, pour que ce corps soit le lieu
d'une question subjective et d'un désir ? Comment se déprendre de cette
captation ? Comment habiter son corps si particulier si dépendant des
soins, avec toutes ces cicatrices ?
Je vais tenter de rendre compte au plus près du bricolage subjectif
réalisé par ce jeune pour habiter son corps, ce corps intubé, implanté.
« Coincé » « bloqué » seront des signifiants en Langues des signes qui
reviendront régulièrement dans ses propos pour signifier sa situation.
Lacan parle de motérialité pour dire comment le mot peut être au plus
près de la matière ici, du corps. Avec prudence, il me semble que la
configuration même de ce signe coincé, sur sa cicatrice de la
trachéotomie, désigne au plus près cette marque physique, le poids de
chair attaché à ce signe et résume sa situation.
De fait, dans la dynamique des rencontres, les enjeux entourant la
présentation du corps, voire de sa monstration, parfois de sa
caricature seront répétitives avec pour effet, la captation du regard
de l'autre. Il est à souligner le double mouvement à l’œuvre : il est
tant question de montrer que de dissimuler dans ce que Antoine jouera
dans la relation transférentielle. Pour rappel Antoine présentait un
faciès particulier qui participait à cette captation du regard et sans
doute à l'épingler comme objet d'inquiétudes et porteur de cette
pathologie génétique. Comment soutenir une ouverture dans une telle
dynamique ?
Je reprends à nouveau cette ligne de partage entre Symbole et
Symbolique. Je rappellerai volontiers le propos de l'invitation à
participer à ce colloque, sur la posture Freudienne. Il s'agit de se
décaler de l'idée de considérer les productions, les œuvres d'un sujet
sans prendre en compte ses propos, ce que lui en dit. Le risque serait
de rabattre la lecture du côté du Symbole, dans une perte des
ouvertures aux équivoques, de tout le jeu de présence absence que le
registre du Symbolique permet. C'est alors le risque d’un écrasement de
la singularité qui se fait jour dans chaque production.
Chez Antoine, il m'a semblé important de le soutenir dans son travail
autour de la présence et de l'absence et d'insuffler des ouvertures
signifiantes. Comme je l'ai déjà indiqué les enjeux de
captation-dissimulation dominaient. Il exprimait peu d’éléments à
propos de ses réalisations. Pendant une longue période (…) il a réalisé
« des gâteaux ». La représentation de ces gâteaux : objet d'envie, de
plaisir oral longtemps inaccessible pour lui est à remarquer. Néanmoins
compte tenu de cette répétition fermée, sans variation, il m'est apparu
essentiel de proposer des jeux d’associations signifiantes, de soutenir
l’hypothèse, que ce « vu » d'un gâteau peut être tout à fait autre
chose. C'est à dire soutenir que cette forme en pâte à modeler n'est
pas que le symbole d'un gâteau mais peut être une île par exemple.
Comme nous allons le voir, il semble que cette lecture et l'importance
accordée à son travail de représentation du visage en pâte à modeler :
des yeux, de la bouche (en boule : sous forme positivée ou en creux :
sous forme de trou) lui a permis l’accès à la négativité et à la perte.
Au fil des séances, le travail de représentation du corps dans ses
réalisations et surtout la mise en scène de son effacement, de sa perte
seront l'objet d’intérêts et d’hypothèses sur la fonction de cette
activité. C'est alors de sa tentative d'un montage singulier dans un
scénario, à partir d'un accès subjectif à l'énigme d'avoir un corps
dont il sera question. Pour être au plus près des propos d'Antoine :
Deux expressions sont récurrentes : « coincé » et « c’est bizarre », si
le premier rend bien compte de sa situation, le second semble indiquer
l'ouverture à une question singulière.
Extraits du suivi d’Antoine et commentaires :
-l'Imaginaire du corps : stade du miroir : donner à voir, dualité,
emprise :
Ces extrais datent des premières années où j'ai rencontré Antoine. Il
avait alors entre treize et seize ans. Nos échanges se sont faits
uniquement en Langue des Signes Française. Il avait été implanté à
l'âge de deux ans mais ne portait plus ses implants à l’époque et ce
depuis ses onze ans. Il m'avait été adressé par une collègue. Il avait
facilement accepté la proposition de rencontre et s'était engagé au
bout de quelques séances. Il était alors âgé de treize ans mais en
paraissait sept ou huit. Il était de petite taille. Il donnait
l’apparence d’un garçon vif, souvent dans une certaine précipitation.
J’avais eu l’occasion de le croiser plusieurs fois dans l’institution
où il était souvent en train de courir, pour « s’occuper de ce qui se
passe » m'avait précisé les éducateurs. Il paraissait toujours empressé
malgré ses difficultés respiratoires. Il était souvent essoufflé mais
ne laissait pas paraître sa fatigue. Comme me disait une
professionnelle : « Il est trop ! C’est qu’il me fait rire souvent avec
ses mimiques là ! » « Il me fait penser à Mr Bean des fois avec les
expressions qu'il fait quand je le regarde ! ». Quand je le croisais,
il signait souvent : « je fais l’idiot » avec une interpellation par
ces mimiques, une captation du regard tout en évitant l’engagement dans
l’échange.
Était-ce une volonté de se caricaturer ou bien de faire des grimaces et
d'en rajouter dans les expressions faciales lui qui avait un visage
particulier ?
Quoiqu'il en soit, ce jeu de capter le regard tout en se masquant sera
présent dès les premiers entretiens. Je me rappelle notre première
rencontre, en début d’année, il était venu avec un masque de chien sur
le front qu’il avait confectionné pour le carnaval. Un des traits
saillants dans la dynamique de nos rencontres était cette façon
d'attirer l’attention de l'autre avec ces mimiques, tout en semblant
toujours signifié : « Pourquoi tu me regardes ?
Deux autres aspects concernant le donné à voir me sont apparus par la
suite remarquables dans les enjeux transférentiels.
Premièrement, Antoine mettait en place des jeux mais ne m'expliquait
rien. Il donnait à voir, par exemple : il remplissait, bourrait de pâte
à modeler toutes les ouvertures de petites voiturettes et paraissait ne
pas accorder d'attention à mes propos et mes associations : « plus de
trou, tout boucher ».
Deuxièmement, un grand nombre de fois, il passait « voir » en dehors
des séances si j'étais là. Surtout, quand je laissais ma porte ouverte,
il repassait plusieurs fois en faisant bonjour « comme la reine
d’Angleterre » en se dissimulant le visage avec des prospectus. « Idiot
», « je fais l’idiot » me répondait-il quand je le sollicitais.
Au fil des séances, différentes pistes sont apparues pour se dégager de
cette présentation, monstration. Antoine avait parfois utilisé un
poupon qui était à disposition dans mon bureau, sans forcément en faire
un participant du jeu mais plutôt un possible « regardeur ».
Je me rappelle à l'époque avoir repris cette mise en place d’un tiers
comme soutien pour se dégager de la dualité. J'avais fait parler ou
plutôt signer ce personnage de ce qu'il pouvait percevoir des jeux
d'Antoine. L'idée était d'en faire un témoin plutôt qu'un simple «
regardeur ». Cela l’avait amusé, intéressé et il avait d'ailleurs pu
reprendre à son compte le fait de faire des scénarios avec ce poupon.
Des scènes répétitives se sont alors développées autour d'une visite
d'un petit garçon chez le docteur. Ce dernier sadisait le poupon,
l’empoignait et scrutait tous les trous de visages. Antoine était très
attentif et intéressé par ce que je nommais du ressenti possible : la
peur face au médecin, l’inquiétude de ce qu’il allait faire et le vécu
d’intrusion et de rébellion. Quand je lui signais cet élément, cela ne
faisait qu’accroître la brusquerie du médecin. Malgré mes questions,
Antoine ne précisait pas le pourquoi de la visite médicale, « je ne
sais pas » ou « il est un peu malade ».
Outre la dimension tiers mise en dynamique, l'abandon de la relation
duelle dominée par la dimension scopique, il m'avait semblé que cette
configuration offrait à Antoine une opportunité pour faire l'expérience
du décalage. Dans ces temps de jeux il pouvait faire l’expérience de
places différentes dans la même configuration scénique. Cela n'est pas
sans évoquer le rêve où le rêveur peut être à toutes les places dans
les scènes du rêve, lorsque le rêve est déplié en analyse.
Durant cette période avec le poupon, Antoine s’était livré à une
activité soutenue de création en pâte à modeler et parfois de dessin.
Je vais vous présenter quelques-unes de ces créations et en proposer un
commentairev.
Il a longtemps fait ce qu'il nommait en signe : « des gâteaux ». Les
modèles et les actions accomplies (piquage, découpage, faire des
boules...) pouvaient varier mais inlassablement il s'agissait de «
gâteaux ». Il est à noter que les résultats obtenus étaient différents
: certains ressemblaient (pour moi) à une île,image1, d'autres étaient
fait d'une multitude de petites boules, image 2, enfin d'autres
pouvaient ressembler à une pâte trouée,
parfois en ligne, ce qui me faisait associer avec sa série de piqûres,
Au fur et à mesure, il m'était apparu important de considérer ces
gâteaux comme des signifiants, c'est à dire, d’évider l'évidence du
visuel ou pour s'inspirer du tableau de Magritte : « ceci n'est pas un
gâteau ». L'idée était de soutenir la mise en circulation, dans la
chaîne signifiante d'ouvertures et d'associations. Il s'agissait de
l'aider pour se déprendre ou s'aérer, lui qui se désignait par le signe
« coincé ». Ma lecture se devait de soutenir l’hypothèse d'un sujet
dans cet écart. Un possible développement avec le concept de dénégation
dans la formule de la double négation « non ce n'est pas ceci »
pourrait être proposé.
Antoine n'a pas forcément acquiescé à mes propositions ou par un «
n'importe quoi » un peu amusé. Il n'empêche qu'il avait joué de « ces
gâteaux ». Tout un travail dont j'ai perçu et soutenu le sérieux s'en
est suivi. Il avait transformé ces gâteaux en représentation de visages
en réalisant vraiment la bouche et les yeux avec soit l'utilisation de
plein ou de trous et là aussi dans un jeu de présence-absence. La
référence au « Fort-Da » mis en évidence par Freud et reprise par Lacan
mérite d'être évoquéevi. Il pouvait se mettre ses productions sur le
visage comme des masques.
Antoine avait toujours été sensible au verso de ses productions,
scrutant ce que cela donnait et où je pointais que cela pouvait être
autre chose. C'est aussi à cette période qu'il avait réalisé
Img6
ces bonhommes ou caricatures de formes humaines.
Plusieurs séances ont consisté à réaliser ces formes humaines et dans
une sorte de danse à en enlever des parties ou les faire tomber ou les
enlever au fur et à mesure.
Ce travail de représentation du corps mais surtout la mise en scène de
la disparition de ses représentations m’évoque la question des « mains
négatives ». Cela renvoie à tous les jeux présence absence qui peuvent
s'en inférer et témoigner de la frappe du Symbolique et de la marque
d'un sujet. Il faut souligner la dimension d'angoisse présente pour lui
dans ces moments, cela pouvait indiquer comment il était éminemment
concerné par ce qu'il mettait en place. Il pouvait alors vaciller et
exprimer : « j'ai la tête qui tourne ».
Quelques temps après Antoine a pu signer : « je suis fatigué » « dormi
moyen », « j'ai été malade vomi, péter » « c'est bizarre ? » , « le
corps : surprise ». A cette époque, il réalisera ce « bonhomme fusée »
(c'est moi qui le nomme ainsi), que je vous présente recto-verso :
qu'il fera voltiger dans le bureau. Ce passage m'évoque tant un
décollage, une possibilité de se délester, qu'une représentation
phallicisée suite à ces mises en scène de la perte du corps.
Au fil des séances qui avaient suivi, Antoine avait repris les jeux
avec le poupon mais dans une dynamique différente. Il était alors « un
père » ou « un professeur » qui racontait des histoires au poupon.
-Du corps érotisé, constitution du corps par l'Imaginaire fantasmatique
: le corps tels que les fantasmes l’organise : les prémices chez
Antoine :
L'activité soutenue autour des productions s’était transformée en mise
en scène où Antoine occupait la place d’une figure « d'un adulte qui
saurait ». Il prêtait beaucoup d'attention aux contenus de petits
livres qu'il choisissait dans l'armoire. Il prenait souvent deux livres
en même temps et les contenus étaient forts différents mais me
paraissent important à noter. Aussi, Antoine faisait beaucoup d'efforts
pour interpréter en L.S.F. ce qu'il lisait et parfois s’arrêtait pour
ponctuer sa lecture de remarques ou d'interrogations. Les livres qu'il
choisissait et associés étaient de deux types : un livre de contes («
Les trois petits cochons », « Le petit chaperon rouge », « Le loup et
les sept chevreaux ») et des livres sur l'anatomie, sur les saisons, la
naissance, la puberté. « C'est bizarre le corps » « ça change » « y a
un bébé dans le ventre », « ça vient d'où ? », « comment ça sort le
bébé ? » pouvait -il signer en commentant ces livres.
Il me semblait vraiment là, dans un travail de tissage entre des
questions sur l'origine, sur les transformations du corps à la puberté
et la tentative d'inscrire cela dans un début de scénario personnel en
s'inspirant des contes. Pour le formuler autrement, Antoine était dans
l'ébauche d'une théorie sexuelle infantile, dans la tentative d'un
montage fantasmatique, de représentation des pulsions partielles. Son
ébauche d'une théorie sexuelle infantile de l'origine était marquée par
l'oralité. Il mettait en parallèle le livre où il est question de la
grossesse et le passage du conte où la mère chèvre ouvre le ventre du
loup pour libérer ses chevreaux et y mettre des pierres à la place.
Sans doute les enjeux autour de la nourriture, de l’accès tardif à
l'alimentation, autour de la pulsion partielle orale étaient à noter
quant à cette théorisation.
Je proposerai l’hypothèse que cet accès à l'étrangeté du fait d'avoir
un corps, que cela fasse énigme pour lui, vient témoigner de
l'émergence d'une question subjective et éminemment humaine : « le
corps est une énigme »vii.
Il avait à l’époque précisé et insisté sur le fait que c'étaient de «
vieux livres ». Il y aurait peut-être là, à entendre la dimension d'un
Autre social trésor d'un savoir et de mythes dont il pouvait
s'inspirer. Il pouvait écrire sa version et entrer dans son histoire,
trouver un souffle ou une source d'inspiration.
En guise de conclusion :
Pour terminer cette présentation je souhaiterai proposer quelques
éléments de réflexion qui, je l’espère, participeront à alimenter nos
échanges. Au travers cette rencontre avec Antoine, soutenue par les
repères psychanalytiques, c'est un parcours d’accès à la subjectivité,
d'humanisation de son corps qui s'est produit. Ce jeune est né
prématuré et il a été sauvé par les progrès de la médecine. Néanmoins,
il paraît important de réfléchir, au-delà du corps biologique et des
progrès de la science, sur ce qui fait l’accès à l’humanisation. « Un
corps peut en cacher un autre » pour reprendre la formule de Paul
Laurent Assounviii.
Cette réflexion pourrait partir d'un questionnement sur le discours
scientiste actuel et son oubli de la singularité, du corps pulsionnel.
Je citerai par exemple, un mensuel de vulgarisation scientifique : «
sciences et vie » qui récemment, nous annonce les bienfaits prochains
de l'intelligence artificielle, des exosquelettes et autres « corps
augmentés ». Si les appareillages apportent des bénéfices qui ne
peuvent être niés, les progrès scientifiques et les technicités qui en
sont issues ne peuvent à eux seuls, soigner et soutenir l'advenue de
l'humain.
Antoine, dès avant nos rencontres, avait refusé de porter ses implants
auditifs et sans doute témoigné là, de sa volonté de s'inscrire dans la
Langue des Signes Française. Dans le domaine des soins psychiques, les
effets de ce discours scientiste tentent à rabattre les symptômes du
côté de troubles instrumentaux qui seraient dus à des problèmes
neurologiques d'origine génétique. Face à cela, et encore une fois sans
nier les bénéfices essentiels des avancées scientifiques, Antoine ne
nous rappelle-t-il pas l'importance de ne pas enfermer une personne
dans une place d'objet de soins ? La nécessité vitale de ne pas
enfermer une personne sous l'étiquette de son syndrome génétique qui
écraserait toute possibilité d’accession subjective ? Ne nous
témoigne-t-il pas au travers ses productions de la façon dont un sujet
humain advient et de l'importance de considérer ses productions non pas
comme de la puérilité ou les indices d'une déficience mais comme le
travail essentiel d'un sujet en devenir ? L'aspect émouvant face à une
création humaine, témoignage de la marque d'un sujet n'est-il pas aussi
ce qui nous interpelle et nous bouleverse dans les œuvres pré
historiques ?
***
iPsychologue clinicien au sein d’établissements médico-sociaux, membre
de L’École Psychanalytique du Centre-Ouest.
ii Différentes informations dont le prénom et d’autres informations ont
été modifiées pour des raisons de respect de la confidentialité et de
l’anonymat.
iiiDor Joël « Introduction à la lecture de Lacan » Denoël, 1992.
iv CUXAC C. « Le langage des sourds », Paris, Payot, 1983.
v Je tiens à préciser que ces photos ne sont que de pâles copies que
j'ai moi-même refaites. Je les dessinais pendant qu'il les fabriquait,
je ne les ai pas pris en photo durant les séances et elles étaient
détruites à la fin.
viDor, J. (op. cit. article « Métaphore paternelle, Le Nom-Du-Pére, la
métonymie du désir » )
viiLysys-Stevens, A. « L'énigme du corps » ed. La Cause Freudienne n°69
2008/2
viiiAssoun Paul-Laurent « Un corps peut en cacher un autre » « L'effet
plastique inconscient » in « Qu'est-ce que le corps dans la
psychanalyse » Ed. Psychanalyse et Médecine 2013.