Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance IV- le 14 mai 2020- par vidéo-conférence
Introduction
Ces temps si particuliers que nous traversons m’ont conduit de nouveau
vers la musique et plus spécialement vers un petit opéra nommé
fantaisie lyrique de Maurice Ravel « L’enfant et les sortilèges ». J’ai
été comme aspiré par cette œuvre qui m’est apparue propre à apporter
bien des éléments pour poursuivre notre approche de la notion de
jouissance, et prendre la suite de ces garnements invités dans ce
séminaire, entre autres l’enfant à la bobine cher à S. Freud, le jeune
Goethe évoqué dans les souvenirs d’enfance de l’écrivain.
D’une certaine manière c’est une histoire de réclusion, celle d’un
enfant qui n’a pas été sage, et nous voyons en effet se déployer toute
une dramaturgie qui pose assez bien les aléas de la jouissance dans la
vie psychique infantile. C’est Mélanie Klein qui la première avait
aperçu toute la richesse de ce conte. Le livret de Colette se montre en
effet d’une grande intelligence de ce point de vue.
Et puis il y a cette œuvre musicale si singulière qui n’est pas sans
poser la question de la jouissance quand elle se fait musicale ?
Comment concevoir sa nature et de quelle manière elle se construit ?
Cela donne bien des pistes de réflexion, trop sans doute ; je vais tout
de même en esquisser quelques- unes.
Quelques mots sur le contexte
Si j’étais critique musical, je dirais que cette comédie musicale de
Maurice Ravel, et de sa librettiste Colette, L’Enfant et les
sortilèges, nous donne un conte propre à illustrer les fantaisies, les
féeries de l’enfance, les angoisses aussi, et je chercherais donc à
analyser comment le compositeur a pu par les moyens de la composition
musicale, par ses techniques, a pu servir le propos de Colette. Nous
dialoguerons plus loin avec un de ces critiques.
Mais pour le psychanalyste, comment aborder cela ? Le plus immédiat
c’est de considérer que les contes s'apparentent aux rêves et aux
fantasmes, et traduisent sous forme d'images les processus de
l'inconscient. Freud à plusieurs reprises ne s’est pas privé de ce
cheminement et en a donné un texte en 1913 : « Matériaux des contes
dans les rêves.» Les analyses de Géza Róheim (Origine et fonction de la
culture, 1943) ou de Bruno Bettelheim (Psychanalyse des contes de fées,
1976)] montrent comment les contes s'organisent autour de fantasmes qui
ne sont pas simples fantaisies, mais témoignent de la manière dont se
construit la subjectivité humaine.
Colette dont on sait la vive sensibilité a su merveilleusement pénétrer
la vie des animaux et spécialement des chats (Sept dialogues des
bêtes], mais pas seulement. Avec le livret de l’Enfant et les
sortilèges composé à la demande de Jacques Rouché, directeur de l’Opéra
de Paris pour un projet de ballet elle montre aussi la plus grande
intelligence dans la saisie de l’âme enfantine.
Elle n’avance pas là en psychologue, mais comme une poétesse de
l’infantile. Au départ, elle avait été inspirée par son enfant,
Bel-Gazou, et avait intitulé son livret « Ballet pour ma fille. »
Rouché lui proposa la collaboration de Ravel. Mais en 1916-1917, ce
dernier participant à l’effort de guerre, Ravel recevra l’argument du
ballet plus tard semble-t-il. D’abord réticent, il finira par accepter
la proposition.
Entre-temps, Colette avait pu observer le développement de sa propre
fille, ce qui va la conduire à enrichir le livret et aussi à faire
naitre l’idée d’un opéra-ballet. Mais après la guerre Ravel, en pleine
crise créatrice, avança lentement dans la composition de la partition
et ce n’est que durant l’été 1924 qu’elle fut achevée. La création eut
lieu à l’Opéra de Monte-Carlo, le 21 mars 1925.
Mais curieusement la référence à Colette avait disparu et l’intitulé
avait été changé. Pour s’en expliquer Ravel aurait dit : Je n’ai pas de
fille !
En tout cas il s’est pleinement approprié la poétique du conte. D’un
point de vue littéraire L’Enfant et les sortilèges on peut dire que
c’est un poème des métamorphoses où les objets sont dotés de la parole,
d’une sensibilité, où les princesses sortent des livres et s’animent,
où les chiffres se mettent à vociférer, où les plantes et les animaux
parlent, se plaignent, pleurent, et peuvent même se livrer à la
vengeance.
Alors entrons dans cet espace du conte, cet espace qu’on peut bien dire
onirique, le lieu même d’une fantaisie qui par l’art du musicien
deviendra lyrique. Ce qui sans doute le déplace dans une autre
dimension.
Présentation de cette fantaisie
L'Enfant et les sortilèges est structuré en une série de petits
tableaux miniatures, tour à tour drôles, mélancoliques, brillants,
féeriques ou démoniaques dans l’esprit d’une revue, d’une opérette à
l’américaine. L’opéra a aussi une parenté avec l’opéra-ballet français
des XVIIe et XVIIIe siècles. La danse qui est bien présente, le plus
souvent utilisée à des fins humoristiques, caractérise de nombreux
épisodes : ridicule menuet du fauteuil et de la bergère, ragtime de la
théière, ronde légère des pastoureaux, polka endiablée de
l’arithmétique, valse lente du jardin.
Je vous propose de décrire succinctement cette œuvre .
L’œuvre débute par une imitation d’organum médiéval joué par deux
hautbois auxquels va s’ajouter une contrebasse solo dans l’aigu. C’est
l’équivalent sonore du « Il était une fois » mais c’est aussi, quant à
la technique musicale, l’installation de l’intervalle qui sera de
référence de l’œuvre, la quarte, on y reviendra.
Un Enfant tout en paresse est devant ses devoirs lorsque arrive Maman
qui s’aperçoit qu’il n’a rien fait et le gronde. L’Enfant rechigne,
tire la langue et la punition tombe : il restera confiné dans la
chambre jusqu’au soir , et son goûter sera réduit à du pain sec. La
porte à peine refermée, l’enfant explose, se révolte, brise tout,
accompagné par les stridences de l’orchestre.
La musique est rendue agressive par l’emploi de la bitonalité et d’une
écriture percussive avec des accords martelés.
Saoulé par sa propre dévastation, l’enfant s’effondre dans un fauteuil.
Mais celui-ci se met à bouger et à parler. Alors commence un menuet
étrange dont la structure est classique mais la sonorité a une tonalité
très contemporaine. Le fauteuil et la bergère dans un langage très
compassé, se plaignent des mauvais coups de pied de l’Enfant et
profèrent à son égard des menaces d’exclusion.
Puis surgit l’horloge comtoise : l’enfant en a arraché le balancier et
la pauvre machine ne sait plus l’heure qu’il est. Le temps est déréglé.
Musicalement, Ravel traduit ce dérèglement par un martèlement continu
de croches sur lesquelles tombent de violents accents. (C’est un
procédé que l’on trouve dans le Sacre du printemps de Stravinsky.) Mais
Ravel glisse aussi un moment de douceur lyrique à la Puccini. Vaincue
par un mécanisme déréglé, l’horloge se lamente, divague et s’éteint
progressivement.
Puis voici qu’apparaissent la théière anglaise et la tasse chinoise
pour une scène burlesque. La théière s’exprime dans un anglais bien
approximatif et la tasse en un chinois tout à fait fantaisiste, les
deux porcelaines s’échangent de vifs propos sur des musiques mélangeant
jazz et musique chinoise basée classiquement sur une gamme
pentatonique.
Voulant se réfugier et se réchauffer auprès de la cheminée, l’Enfant va
déclencher chez le Feu, une véritable furie. Ce passage, très brillant
du point de vue lyrique, est un véritable aria, un grand air, avec ses
vocalises serrées, ses contre-uts et ses coloratures interminables.
Mais étouffée par la cendre, la flamme finalement disparaît.
Et ici commence un moment de nostalgie triste avec le passage des
pastoureaux. Ce sont les doux motifs de la tapisserie que l’enfant dans
sa fureur a déchirés. C’est pourtant eux qui avaient su l’enchanter
depuis ses premiers jours. Les pâtres et les pastourelles pleurent leur
histoire détruite.
C’est une aimable mais triste musique dans le style folklorisant d’une
pastorale avec l’emploi caractéristique de percussion et d’instruments
à vent, dont le hautbois.
Puis surgit La Princesse que l’Enfant reconnait aussitôt. Le ton
devient lyrique et tendre pour un duo entre l’enfant et une princesse
sortie des pages lacérées d’un livre.
Dans un air aux tournures modales, accompagné comme dans un contrepoint
à deux voix par la flûte, la princesse s’inquiète sur son sort. Elle
craint d’être emportée par des forces obscures. L’enfant essaie bien de
protéger « sa première bien-aimée », mais malgré ses velléités
combattantes, il n’a pas les moyens de la retenir et celle-ci disparaît
effectivement emportées par les ténèbres.
Seul et désolé, l’enfant n’a plus qu’à pleurer sur son rêve. Il adresse
un adieu émouvant à sa « bien-aimée ».
Cet air dépouillé de tout artifice parodique, exhale un lyrisme épuré
sur un accompagnement étale.
Mais un trémolo aigre des vents annonce l’arrivée burlesque de
l’Arithmétique qui s’extrait d’un livre bousculé par l’Enfant. Dans une
ronde folle avec les chiffres (ici le chœur d’enfants), le petit
vieillard bossu fait surgir des bouts de problèmes farfelus
d’arithmétique (robinet, train, paysanne au marché, marchand d’étoffe)
et de faux calculs. Les énoncés se défont de toute logique, les
chiffres prennent une autonomie déréglée.
L’orchestre enfle de puissance ponctuée par des figures entêtantes . La
voix mathématique explose dans un fortisssimo qui finit par étourdir
l’enfant qui s’évanouit.
Quand il se réveille bientôt, la tête lui fait mal, il en gémit,
laissant entendre de petits intervalles descendants, que vient rompre
une douloureuse quinte augmentée. S’en suit d’expressifs glissandi à la
contrebasse, relayés par le violoncelle et le violon qui étirent de
grands intervalles ascendants.
Ce qui va introduire le mouvement lent d’un chat noir qui sort de
dessous un fauteuil. Mais une langoureuse et blanche chatte s’avance et
se déclenche aussitôt une scène de séduction, un duo d’amour à coup de
miaous des plus insistants. Ce n’est pas sans évoquer le célèbre duo
des chats attribué (à tort) à Rossini mais Ravel n’en use pas comme
d’une citation, et encore moins d’une imitation naturaliste.
Et là encore se déploie une partition musicale d’une incomparable
précision, déplaçant le propos vers une minauderie quelque peu féline
sans doute, mais transfigurée par un traitement très nettement sexué
puisque nous avons chez le mâle des intervalles ascendants et des
voyelles ouvertes alors que nous avons chez la femelle des intervalles
descendants usant de voyelles fermées.
L’orchestre joue alors de glissandi charmeurs, puis à mesure de
l’effusion augmente sa puissance pour arriver au comble du paroxysme…
où tout chavire ! Et les deux chats s’enfuient au jardin, suivi par
l’enfant.
C’est bien ici à mon sens une sorte de retournement dans l’opéra, et ce
à bien des niveaux.
Déjà au niveau spatial : De l’intérieur de la chambre, nous passons à
l’extérieur, et remarquons que c’est le spectacle de la sexualité
animale qui a opéré cette transition, ce passage, dans le décor d’une
nature apaisée et cependant mystérieuse.
Nous sommes pris dans l’enchantement d’une délicate symphonie nocturne
tout en sourdine, en sons harmoniques, en discrets trémolos. Puis par
les glissandi de la flute, les notes aigües du picolo, la polyrythmie
des chœurs des rainettes, le trille de la cymbale.
C’est bientôt, comme l’indique le livret toute une « musique
d’insectes, de rainettes, de crapauds, de rire de chouettes, de
murmures de brise et de rossignol ».
Avec ce jardin éclairé par la pleine lune, c’est l’entrée dans un
espace serein, c’est le temps d’une pause où l’Enfant dans cette
rencontre avec la nature pourrait retrouver calme et sérénité.
Mais à peine a-t-il pu exprimer sa joie, alors qu’il s’appuie sur le
tronc d’un Arbre, il entend celui-ci gémir et se plaindre des coups de
couteau que l’Enfant lui-même lui a donné le jour même. Et puis ce sont
les autres Arbres qui se mettent aussi à gémir et à se plaindre des
mêmes blessures infligées.
De douloureux arpèges descendants de quintes diminuées auxquels
s’adjoint des quartes et des quintes justes se développant dans les
registres graves, vont entonner un chœur glacial qui prononce alors la
condamnation de l’Enfant : « Ô méchant ! »
Jusqu’à présent, nous avions assisté à des sortilèges, à une animation
des objets, des fauteuils, de la théière et de la tasse, de l’horloge,
et maintenant nous glissons d’un climat encore plus étrange, plus
inquiétant, avec une accumulation de plaintes, une menace sourde et à
la franche déclaration d’une rétorsion.
C’est la Libellule qui entre en scène, sur un rythme de valse très
lente, presque désarticulée, dans le style d’une « valse américaine »
(en vogue dans les années folles), elle est assurée par des arabesques
au piano ; mais la classique métrique à trois temps est contredite par
les harmonies : les cors, les alti et les violoncelles viennent décaler
le deuxième temps de la valse. Bref ça ne dance plus comme prévu.
En fait elle est à la recherche inquiète de sa compagne qui a disparu
et nous apprenons de la bouche de l’Enfant, dans un récitatif a
capella, son triste sort : C’est lui-même qui l’a transpercé d’une
épingle.
Et ensuite arrive la Chauve-Souris qui vient elle aussi réclamer sa
compagne. Mais elle a été capturée et massacrée par l’Enfant.
Alors un vif tempo animé par un tournoiement de clarinettes, et de
flutes, ponctué par d’agressives septièmes pincées de la harpe, de secs
pizzicati des cordes, des stridences du piccolo, vient attaquer
l’Enfant et le déstabiliser par cette valse dissonante où il ne peut
prévoir d’où le coup va partir.
Une triste annonce noircit encore la situation quand il est révélé que
la Chauve-souris défunte avait une nichée de petits et qu’ils se
retrouvent ainsi sans mère.
L’émotion envahit l’Enfant, sa responsabilité s’aggrave et la menace se
précise pour lui. Glissando de la harpe, pizzicati des cordes et legato
expressif donnent à la scène une tension tragique.
Un épisode burlesque avec la rainette introduit par sa niaiserie une
pause et détend quelque peu l’atmosphère, mais celle-ci est avertie par
l’écureuil que cet enfant-là met les animaux en cage.
Une sorte de valse quelque peu bancale (une mesure à trois temps est
suivie d’un mètre à deux temps) illustre bien les sauts de branche en
branche de l’écureuil.
Pendant que la Rainette saute au son du cor et du basson, dans un
bégaiement où se répète des « ploc, ploc, ploc ».
Sur une mélodie diatonique d’accords parfaits (clarinette et cor
anglais), l’Enfant explique que « La cage, c’était pour mieux voir ta
prestesse, tes quatre petites mains, tes beaux yeux». A cette réplique,
l’écureuil proteste et invite plutôt l’enfant à observer le spectacle
de la liberté du monde qui se reflète dans ses yeux, un paradis de
tendresse et de joie animal.
Mais l’enfant ne semble pas entendre la souffrance de l’écureuil, il
est surtout fasciné par le spectacle des ébats amoureux du chat et de
la chatte.
Il a alors le vif sentiment de sa solitude et de son exclusion. Dans un
récitatif quasi a cappella il constate amèrement : « ils m’oublient ».
Et il lance alors un appel, dans une quarte juste descendante : «
Maman. »
En entendant ce cri, les bêtes accourent et foncent sur l’enfant tyran
pour le battre. La musique devient apocalypse : rythme de marche
guerrière, accords scandés, répliques coupées. C’est une cacophonie où
se mêlent toutes les voix, toutes les plaintes, tous les cris de
vengeance. L’heure du grand châtiment a sonné.
Mais dans le tumulte, un petit écureuil a été blessé et il tombe au
pied de l’Enfant. Et aussitôt ce dernier le soigne, puis l’Enfant
s’effondre, il tombe inanimé sur le sol.
Les animaux, surpris par ce geste de l’Enfant, honteux peut -être,
arrêtent leur attaque.
Tout l’orchestre en quelques mesures se réduit, se calme, la nouvelle
se répand, passe d’un soliste à un autre. Les bêtes s’interrogent sur
l’appel qu’il a fait dans un tutti choral.
Eux-mêmes cherche maladroitement à relancer le cri de l’Enfant, ils
appellent « Ma-man. », l’Enfant se réveille, les bêtes le soutiennent.
La mère a-t-elle entendu l’appel ? Un tutti orchestral répète par trois
fois une quarte descendante articulé à un si mineur renversé.
Il s’en suit un moment d’une belle complexité, depuis des répliques
lâchées dans le silence le plus absolu jusqu’au couronnement de la
scène dans un chœur magnifique de style polyphonique, une sorte de
glorification de l’initiation accomplie par l’enfant où sa bonté, sa
sagesse, sa douceur sont loués.
L’opéra s’achève, une boucle semble se refermer avec le retour de
l’organum et une quarte juste descendante qui aboutit à un doux accord
de septième majeure, l’Enfant tend les bras en lançant un tendre «
Maman », laissant cependant en suspend la réponse qui pourrait advenir.
Quelques remarques
Doit-on convenir d’un happy-end comme il est d’usage dans les contes où
l’Enfant retrouverait la mère et une harmonie qui avait vacillée ?
A-t-il bien appris la leçon de la vie ? Est-ce un moment où il se
réveille d’un cauchemar ? ou bien la conclusion est- elle suspensive ?
Si L'Enfant et les sortilèges peut s’entendre de bien des façons, et
les mise-en-scènes qui en ont été faites sont d’autant
d’interprétations qui vont de la tendre réconciliation avec la mère à
celle où « Maman » revient, mais sa tête est celle d’un loup !
« C’est le roman d’apprentissage d’un jeune enfant agressif à qui le
monde adulte apprend à acquérir des rapports sociaux moins violents »
écrit Benoit van Langenhove , un critique musical belge auquel
j’emprunte ici certaines remarques musicologiques qui m’ont semblé
pertinentes.
Mais je ne le suivrai pas pour dire qu’il s’agirait d’un apprentissage
et il me semble que l ’art de Ravel nous conduirait plutôt vers le
climat complexe des tourments de l’enfance. Tout se déplie chez lui
dans le plus grand raffinement musical, dans un équilibre des formes
remarquables où tout est dit sans ostentation, dans une juste mesure
qui laisse pourtant à chaque moment son originalité, sa vivacité, sa
tension dramatique.
Ce qui me retient spécialement pour ma part d’un point de vue musical
c’est que tous ces moments qui se réfèrent à des styles si différents,
certes il emprunte des formes musicales connue, ce qui auraient pu
donner une impression d’éclatement cacophonique, et bien nous avons au
contraire celle d’une commune mesure, qu’il y a un style qui en donne
l’armature principale et que l’on reconnait comme étant celui de
Maurice Ravel.
Lacan dit quelque part que « le style, c’est l’homme ». La formule me
semble tout à fait convenir pour cette œuvre, ce qui reviendrait à
soutenir qu’au-delà du musicien, au-delà du compositeur virtuose, une
signature, une partition disons subjective passe dans l’œuvre, oriente
la composition, articule des références pourtant hétéroclites et nous
laisse entendre la singularité d’un débat qui met les aléas de la
jouissance au cœur de l’affaire.
Ce débat noue ici un livret dans le style d’un conte pour enfant et une
partition d’une toute spéciale originalité qui va se trouver toucher un
public des plus élargi puisqu’il concerne tant l’enfance que
l’infantile qui participe de la structure de tout sujet.
Comment Maurice Ravel procède pour nous mettre en identification
émotionnelle avec le drame qui se joue sur scène et cette « autre scène
» qui donne à l’inconscient de chacune et chacun ses tonalités
singulières.
Quelle est donc ce tressage que le compositeur fabrique entre les
artifices techniques de sa partition, la trame de la fantaisie poétique
du conte, et la motion sensible qui saisit l’auditeur, et lui procure
donc cette jouissance si particulière ?
Il faudrait pouvoir analyser finement cette construction musicale, ce
qui dépasse mes compétences. Je vais donc faire appel à un spécialiste
de ce domaine musical.
Dialogue avec Andréa Malvano
Je vais donc dialoguer maintenant avec Andréa Malvano , critique
musical contemporain qui s’est spécialement penché sur cette œuvre de
Ravel. Il a publié dans la Revue Musicale de novembre 2017 un article
où il cherche à repérer les processus musicaux que Ravel a utilisés ici
« pour créer une identification émotionnelle entre les personnages et
les auditeurs. »
Malvano estime que « Ravel semble repenser à la force expressive d’une
mélodie qui s’imprime dans les souvenirs et l’émotivité. »
Ainsi va-t-il chercher à repérer les caractéristiques de cette mélodie
sur laquelle insistent des critiques et auditeurs de l’époque et à
partir de là il va chercher à préciser quel rôle attribuer à la mélodie
dans L’enfant et les sortilèges, de façon à cerner le rapport entre les
personnages de cette fantaisie et l’émotion des spectateurs.
Comme on peut le remarquer, il y a chez ce critique l’ambition
d’articuler le niveau proprement musical : sa technique, son écriture,
ses formes et celui des émotions que peuvent ressentir les spectateurs
quand l’œuvre est interprétée. Ce qui aurait pu apporter des éléments
précieux pour notre réflexion sur la jouissance. J’avais donc l’espoir
d’y trouver quelques réponses. Mais comme il se doit ma satisfaction a
été incomplète.
Dans tout le déroulement de l’article, si ses compétences musicales lui
permettent une analyse d’une grande finesse, et vont nous apporter
élément précis quant à la technique musicale, ces interprétations
psychologiques restent soumises à des poncifs assez discutables.
S’il admet par exemple, conformément au livret de Colette qui donne
cette discalie, que l’Enfant laisse échapper, « malgré lui », le mot «
maman », il va rabattre cette manifestation dans le registre de « la
spiritualité d’un sentiment gravé dans le cœur des animaux depuis
toujours. », ce qui est tout de même une assertion bien curieuse que de
situer le lieu du spirituel du côté de l’animal. Il ne tire aucune
conséquence de ce « malgré lui », ce qui n’est pas le cas me
semble-t-il ni de Colette ni de Ravel qui peuvent admettre que le sujet
n’est pas maitre dans sa demeure, et que d’une certaine manière « ça
parle ».
Il conçoit assez simplement que le texte de Colette ne peut pas être lu
uniquement comme une régression « dans le monde innocent des enfants »,
mais qu’une référence « aux péchés des adultes » s’impose.
Il n’est pas sans savoir que l’œuvre a donné lieu à bien des
interprétations, sociologique entre autres (comme celle de Marcel
Marnat ) et même psychanalytique avec Mélanie Klein . Peut-être que
s’il s’était plus précisément imprégné de l’article de M. Klein, il
aurait mis des guillemets sur l’innocence des enfants. Nous y
reviendrons.
Il avance que Ravel et Colette nous ont proposé en tout cas un voyage
émotionnel qui amène à s’ affronter à un passé problématique, complexe
et que ce serait là le ressort de ce qui va toucher la sensibilité du
spectateur dans la mesure où il sera conduit à s’identifier aux
vicissitudes de l’Enfant ; ainsi va produire dit-il une remémoration
des différentes étapes de son évolution, avec une alternance inévitable
entre traumatisme et perlaboration, que rencontre chaque individu pour
atteindre sa maturité.
Nous voyons donc que l’auteur n’hésite pas à se servir de notions
freudiennes, mais pour rejoindre une idéologie adaptative dont une
mère-toute, une mère toute bonne serait la garantie. Dommage qu’il
n’ait pas manifestement pris le temps de lire l’article de Freud qu’il
donne pourtant en référence : Remémoration, répétition et
perlaboration.
Ce qui ne l’empêche pas dans son approche musicologique de faire montre
de la plus grande pertinence. Il va donc proposer une analyse de la
mélodie ravélienne telle qu’elle se présente dans cette œuvre-ci. Pour
se faire il va faire un choix, celui de centrer son analyse sur
seulement trois séquences, dont il fait l’hypothèse qu’elles sont
particulièrement représentatives de la problématique abordée : La scène
de l’horloge, celle de la princesse, et celle de l’écureuil.
La scène de l’horloge.
Malvano y repère une première anticipation de l’état émotionnel qui
viendra au final, ce qui demande la plus grande finesse d’écoute.
Disons que du côté du livret, le propos de Colette n’est pas des plus
léger : C’est une méditation sur le temps et la mort qui malgré son
style poétique a toute sa portée philosophique. C’est l’horloge amputée
par l’Enfant qui parle :
Peut-être que,
S’il ne m’eût mutilée,
Rien n’aurait jamais changé
Dans cette demeure.
Peut-être qu’aucun
N’y fût jamais mort…
Si j’avais pu continuer de sonner,
Toutes pareilles les unes aux autres
Les heures !
Malvano souligne ici un anthropomorphisme, ce qui lui évoque les
souffrances d’un vieillard auquel échappe l’assise des repères
temporelles. « Je ne sais plus l’heure qu’il est ! »
Si c’est une image qui ne manque pas d’intérêt, elle ajoute une
signification qui me semble cependant ne pas aller dans le sens du
texte de Colette qui suggère que ce sont les scansions de l’horloge qui
jusqu’ici rythmait la vie de la maisonnée au point de faire oublier que
la mort est possible. Le temps de l’horloge, avec son aspect mécanique
tout spécialement éloquent avec une horloge comtoise, avait cette vertu
avant que l’Enfant dans sa fureur ne la détruise.
La douce mélodie affectueuse qui vient ici, « moi, moi qui sonnais de
douces heures…. », donne au musicologue l’occasion de déplier avec
beaucoup de finesse la structure de la phrase mélodique.
Ces quelques mesures remarque-t-il introduisent par un changement de
timbre un glissement vers la nostalgie. L’horloge, tout en chantant
piano, donne l’impression de se laisser aller à une lamentation. La
structure mélodico-rythmique maintient dans l’accompagnement la
scansion métronomique binaire des mesures précédentes, mais s’enrichit
de triolets ce qui affaiblit la rigidité des pulsations. Ce
chevauchement (triolets sur les duolets) atténue la précision
arithmétique du battement, et accentue l’humanité à la pendule.
J’ajouterai que nous pourrions aussi remarquer ici un passage du deux
ou trois. Si nous le suivons bien, nous avons donc le chant qui entre
en jeu à côté du rythme, ce qui vient défaire la stricte répétitivité.
Cela suggère donc que cette répétition apporterait une sorte de
réconfort auquel s’accrochent tout spécialement les hommes dans les
périodes de crise et dans les moments de réclusion bien sûr. Le plaisir
de la répétition apporte un soulagement temporaire à l’inconfort du
moment. On pourrait ici se référer à Freud dans son article « Au-delà
du principe de Plaisir. »
Je dirai que ces allusions sur le temps et sur la mort introduisent
cette grave question sur un mode parodique comme s’il s’agissait non
pas d’en amoindrir le sérieux mais de la rendre moins cruelle par la
magie de la représentation ; c’est du théâtre, c’est de la fantaisie,
ce qui donne à cette question une allure aussi bien réelle qu’irréelle
; autant réelle qu’imaginaire. C’est aussi ce qui va permettre un
déplacement.
Et ajoutons que seule la perspective de la mort peut donner une assise
symbolique à la scansion temporelle mais dans la mesure où elle est
articulée à la question de la sexualité. Et c’est bien ce qui aurait pu
être évoqué dans le choix de l’épisode suivant. Il est en effet notable
que le critique n’accorde son attention qu’à la dimension de l’amour et
si peu à celle de la sexualité pourtant si manifeste dans le duo des
chats.
L’épisode de la princesse.
Malvano reprend l’argument de l’expressivité. « L’épisode de la
Princesse - écrit-il - présente un travail mélodique d’une grande
expressivité. L’Enfant pousse un cri de douleur accompagné de surprise
: « Ah, Oui ! c’est Elle ». Nous avons bien là en effet la conviction
typique de la retrouvaille propre à l’amour fou.
Pourtant, c’est tout autre chose du côté de La Princesse, et le
musicologue le note fort bien : c’est la mélancolie et la résignation,
c’est une mélodie presque parlée, en contrepoint avec la flûte, il n’y
a plus aucun élan dans sa voix. Ce sont les bois qui assurent ici la
ligne la plus mélodieuse avec une alternance entre les noires et les
groupements de trois croches qui produisent des symétries bien absentes
dans la voix soprano de la Princesse qui développe elle un récitatif
syllabique presque « parlé » qui se rapproche du Sprechgesang du
Pierrot lunaire Schönberg.
Le contraste entre ces deux structures mélodiques est confirmé par les
pauses, totalement absentes dans la partie de la flûte, mais plutôt
fréquentes dans celle du chant : La continuité mélodique assurée par
l’instrument s’oppose à partie vocale faite de trébuchements.
C’est la douleur, c’est la violence d’une déchirure, qui va donner une
couleur mélancolique à cette scène où une perte irrémédiable se produit.
Et ce n’est pas la touchante tentative phallique de l’Enfant qui peut
sauver l’affaire : « Si j’avais une épée ! une épée ! Ah ! ». C’est la
fin d’un rêve comme l’énonce la Princesse, celui-là même où l’enfant
pourrait satisfaire au manque maternel. Un deuil s’impose, c’est bien
une mort à quelque chose, et c’est une complainte de désolation : «
Toi, le cœur de la rose, toi, le parfum du lys blanc. »
La distance qui séparait la voix et la flûte se réduit ici ; seul et
désolé, l’Enfant entonne un lamento épuré dédié à la Princesse à jamais
perdue.
Basson, clarinettes, violons en sourdine viennent scander des noires
régulières, des harmoniques ténues propres à nous rendre sensibles les
sentiments douloureux de l’Enfant, à nous les faire partager suggère
Malvano.
J’ajouterai ici que cette identification à l’autre souffrant, à l’autre
comme sujet à la perte pourrait nous arrêter. Car dans quelle mesure la
souffrance de l’autre peut être un motif d’identification ? Cela
pourrait nous évoquer l’article de Freud « on bat un enfant » et la
complexité des affects mise-en-jeu.
Notons aussi que cette souffrance est ici de fiction théâtrale, et
qu’elle va permettre -comme l’enfant à la bobine, de déjouer la perte
comme Freud nous le démontre dans son article « Personnages
psychopathiques à la scène » , mais assurément la voix chantée apporte
quelque chose en plus, vient donner dira-t-on un plus de jouir. Passons
au troisième épisode retenu.
L’épisode de l’écureuil
C’est en profitant de l’agitation destructrice de l’Enfant (lors de la
première partie) que l’écureuil a réussi à s’enfuir de sa cage. Il
tente sans doute en vain d’avertir la rainette insouciante des risques
qu’elle court. L’Enfant essaie bien de se justifier : c’était pour lui
un plaisir esthétique d’emprisonner ce si joli animal. Ce à quoi
l’écureuil proteste et revendique sa liberté. L’Enfant n’avait pas su
voir dans les beaux yeux de l’animal les larmes qui les inondaient, ce
qui donne lieu à une mélodie la plus lyrique :
Sais-tu ce que reflétaient mes beaux yeux ?
Le ciel libre, le vent libre, mes libres frères, au bond sûr comme un
vol.
Regarde donc ce que reflétaient mes beaux yeux tout miroitants de
larmes.
L’Enfant détourne son regard et apercevant les chats qui poursuivent
leur ébats amoureux, il ressent alors la solitude et malgré lui lance
un appel : maman !
Malvano note que dans ce passage la voix de l’Enfant se tient sur deux
triades répétés 5 fois alors que la mélodie monte dans les aigus. Puis
nous avons une modulation qui ouvre à partir d’un mi bémol un hymne à
la beauté et à la liberté. Suit une valse lente avec en final une
appogiature douloureuse (sol-fa). Le drame atteint ici un apogée dans
la tension.
Et de poursuivre que l’Enfant a été étourdi par ce que l’écureuil vient
de lui exposer, et que c’est ce choc émotionnel qui va lui faire lancer
cet appel à la mère. Son interprétation ne prend pas en compte là
encore qu’il observe les ébats amoureux du couple de félins. On
pourrait sans doute dire sans forcer l’interprétation qu’il s’agirait
métaphoriquement d’une scène primitive.
Et pourtant il note avec la plus grande pertinence que Ravel a convoqué
la quarte descendante pour produire cet appel, cette même quarte que
nous allons retrouver une dernière fois dans l’appel final.
La référence à la quarte
A propos de cet intervalle, Malvano nous en propose un repérage
précieux. Au cours de l’œuvre fait-il remarquer cet intervalle
mélodique de la quarte avait été utilisé jusqu’ici avec la venue de la
mère dans la première scène : les bois jouant une quarte juste : do
dièse / sol dièse / si – fa dièse.
Et qu’on va la retrouver dans la scène de l’Arithmétique, dans le chant
du chat, dans l’air du feu, dans le chant de la princesse, dans celui
de la libellule et de la chauve-souris.
Mais c’est la première fois, avec la scène de l’écureuil, que cet
intervalle de quarte descendante est porté par la voix de l’Enfant.
Dans la première scène, il est remarquable que ce même intervalle eût
structuré le mouvement sadique de l’enfant vis-à-vis de la mère : «
J’ai envie de mettre Maman en pénitence », mais alors c’est une quarte
ascendante.
On a donc un chemin mélodique organisé avec cet intervalle de quarte
qui part du reproche de Maman avec une tonalité aigüe quand elle
découvre la paresse de l’Enfant, qui passe ensuite par les animaux,
puis sort malgré lui dans la bouche de l’enfant, une première fois dans
la scène de l’écureuil et une deuxième dans la scène finale dans un
climat de réconciliation avec la nature et les animaux. Cette remarque
de Malvano m’a semblé de la plus grande pertinence.
Mais je suis tout à fait réservé sur l’interprétation psychologique
qu’il en fait soit que les adultes qui assistent au spectacle seraient
donc invités à devenir des enfants. Et il nous livre in fine le fin
fond de sa conviction, c’est que La Princesse serait un archétype de la
mère, et c’est cela qui permettrait au public de vivre de véritables
sentiments, de se rappeler les étapes communes de l’enfance; la mélodie
en serait le médium d’autant que cette quarte descendante permettrait
par « sa forte connotation sémantique […] une verbalisation
émotionnelle universelle. »
Pour conclure mon exposé, tout en reconnaissant ma dette dans l’analyse
strictement musicologique de la partition, je vais être porté (si j’ose
dire) à faire part de ma distance vis-à-vis des interprétations
psychologisantes qu’il en tire et de proposer quelques pistes
différentes.
En guise de final
Je résumerais la lecture de Malvano ainsi : c’est par le traitement
mélodique que l’œuvre touche le spectateur, lui apporte une émotion
spécifique : la régression vers l’enfance, le chemin conflictuel pour
atteindre la maturité adulte, et finalement la réconciliation avec une
figure maternelle, qui fut dans un premier temps attaqué, est la pierre
d’attente qui donne tout son agalma à l’œuvre de Ravel.
Du point de vue de l’écriture musicale, je viens de l’indiquer, il
repère un chemin mélodique ordonné par les intervalles de quarte : la
répétition de cet intervalle et ses variations lors de moments clé du
drame, seraient le ressort de la participation émotionnelle du public.
Bien qu’il cite un propos attribué à Ravel dans une biographie, il me
semble difficile de m’accorder avec l’idée que la mélodie serait
l’unique médium utilisé qui touche son public et lui procure une
jouissance spécifique. J’aurai plutôt l’idée que si elle a sa belle
part, et d’ailleurs Ravel dans la citation indique qu’il a accordé une
« attention prédominante à la mélodie », on aura du mal à admettre
qu’il a négligé le reste. La dimension rythmique est bien présente,
pour rappel souvenons-nous du « ding, ding, ding » de l’Horloge, et du
« ploc, ploc , ploc » de la Rainette , la partie instrumentale n’est
évidemment pas secondaire même si elle vient servir le plus souvent la
voix.
En somme notre musicologue cherche à toute force faire entrer sa
construction dans sa conviction que c’est par cette référence à l’amour
maternel que cette œuvre nous émeut, que c’est là la bonne chose, le
bon objet qui nous est offert.
Alors je vais risquer ici à une hypothèse en prenant très précisément
ce que lui-même relève avec la construction mélodique, à savoir que
c’est cette même quarte qui vient dire le mouvement agressif vis-à-vis
de la figure maternelle, alors c’est une quarte ascendante, et qu’elle
devient une quarte descendante dans l’appel final, plein d’attente sans
doute, mais qui ne conclut pas la tension dans une réponse tant du coté
du livret que de la partition musicale.
Dommage qu’il n’en tire pas quelques conséquences, au moins celle-ci :
si entre le mouvement agressif et le mouvement tendre que Ravel
supporte d’un même intervalle, mais seulement par un changement de «
sens », cela nous indique bien que le compositeur en a un intime
savoir, disons inconscient, soit que l’objet qui le motive, bon ou
mauvais, c’est le même.
Mélanie Klein assista à une représentation de cette fantaisie lyrique à
Vienne et en tira la matière d’un article publié en 1929 . Son
interprétation est à situer dans une théorisation qui prend son
autonomie vis-à-vis de Freud, mais qui n’a pas encore à cette époque
forgé les concepts d’identification projective et de position
schizo-paranoïde.
Elle conçoit que le bébé éprouve des sentiments dépressifs qui culmine
autour du sevrage et traverse une « position dépressive », une sorte de
mélancolie in statu nascendi. Ce qui est pleuré, c’est le sein de la
mère et tout ce que cela représente dans la pensée enfantine : l’amour,
la bonté, la sécurité. Mélanie Klein énonce que « L’enfant sent qu’il a
perdu tout cela, qu’il l’a perdu pour n’avoir pas pu résister à ses
fantasmes avides et destructeurs, à ses pulsions agressives à l’égard
des seins de sa mère » . La position dépressive va développer une
nostalgie de l’objet aimé qui aura donc le statut de bon objet, et la
crainte d’être persécuter par les mauvais objets. Il y a pour elle une
angoisse primaire qui est la conséquence d’un désir primordial de
destruction qui vise principalement le corps maternel afin de
s’approprier ses organes et en particulier le pénis paternel qui s’y
trouverait. L’enfant cherche à introjecter cet objet pour sa valeur
protectrice et totémique. Pour Mélanie Klein, l’œdipe est prégénital et
le refoulement lui est secondaire.
Sa théorisation impressionne par la liberté qu’elle prend pour rendre
compte des fantasmes infantiles, Lacan a pu rendre hommage à son audace
tout en nous éclairant sur sa profusion imaginaire, et lui donner le
statut de mythe analytique. Il va suggérer par exemple que le corps
mythique de la mère correspond à ce que Freud a nommé das Ding, en
d’autres termes, l’objet primordial.
Dans son séminaire sur « l’éthique de la psychanalyse », Lacan,
commentant les thèses de M. Klein a propos de la sublimation (Leçon du
20 janvier 1960) fait valoir que dans ce registre, il s’agit d’une «
solution imaginaire d’un besoin de substitution, de réparation par
rapport au corps de la mère qui nous paraît contenir une certaine
vérité mais partielle… » mais il est sceptique quant à une définition
de la sublimation comme énergie libidinale désexualisée.
Ce qui pourrait nous ramener à la question de la jouissance et en
particulier sur la jouissance musicale. Ce qui me donne l’occasion
d’évoquer les travaux de Claude Dorgeuille et de ce qu’il nous avait
apporté lors des journées organisées 2010 à Poitiers sur les «
Variations sur la jouissance musicale ».
Il distinguait trois types de jouissance musicale : la jouissance
sonore, la jouissance musculaire, et la jouissance proprement musicale.
Rappelons succinctement comment il les définit :
La jouissance sonore ou auditive est liée à l’excitation des récepteurs
sensoriels de l’oreille. Il retenait pour celle-ci deux possibilités,
celle ou seule l’intensité est poussé à l’extrême comme dans certaine
dérive contemporaine ce qui peut aller jusqu’à la lésion du tympan, et
celle qui depuis toujours a accordé à la qualité du timbre l’attention
la plus soutenue. On peut situer Ravel aussi dans ce dernier cas.
Claude Dorgeuille estimait que c’est l’imaginaire qui domine alors,
mais que la dimension réelle n’est pas exclue surtout quand l’intensité
sur des stimulations les plus pauvres est valorisée.
La jouissance musculaire serait essentiellement réelle, ce qui explique
d’après lui que les interprètes peuvent avec facilité répéter
inlassablement des exercices fastidieux.
Et enfin la jouissance proprement musicale qui serait foncièrement
imaginaire, alors que l’organisation du discours musical va lui donner
une valeur symbolique.
C’est l’hypothèse que j’ai essayé de faire valoir avec cette référence
à la quarte, ce qui donnerait une signature remarquable à cette œuvre
de Ravel. Il me semble que son écriture musicale vient servir au plus
près le livret de Colette ; il n’y a pas de réponse du côté de l’Autre
maternel, et la partition musicale ne résout pas les tensions entre
rythme et mélodie mais laisse l’auditeur y apporter la suite qui lui
sied, lui laissant en quelque sorte pour une part l’interprétation à
donner : C’est à lui de jouer !
Alors la jouissance musicale on pourra convenir à suivre Claude
Dorgeuille qu’elle relève ici de l’effet de sens que chacun produira
par sa réception et son interprétation de l’œuvre de Ravel, et que
c’est la partition qui vient lui donner son assise symbolique dans la
mesure où cette écriture vient cerner au plus près les mouvements
pulsionnels aussi bien de l’Enfant que l’infantile de tout un chacun,
mais en en déplaçant ainsi l’enjeux en lui donnant la dignité d’une
œuvre musicale.