La jouissance et les études
contemporaines sur le genre.
Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance
XI du 29 avril 2021
-I- Intro
-II- Présentation cursive de la démarche de Judith Butler
-III- la lecture psychanalytique de Judith Butler.
-IV- Remarques critiques
-V- Conclusion
-I- Intro
Nous avons évoqué le mois dernier le tableau de la sexuation où Lacan
nous propose une écriture de type logique de la disparité des
jouissances.
Il a inventé pour ce faire un algèbre particulier qui tourne autour de
la fonction phallique en tant que la castration symbolique vient en
donner l’ argument.
Loin de nous dire le dernier mot sur cette question de la jouissance,
cela nous donne cependant des outils pour penser cette clinique et ses
présentations contemporaines.
Nous assistons depuis ces dernières décennies, du moins dans notre ère
culturelle , à l’influence grandissante de l’ orientations donnée par
les études sur le genre.
Je vais essayer de dépasser les clichés communs que nous pouvons en
avoir et tenter de rentrer plus précisément dans le discours auquel il
se réfère en vous proposant pour cette séance de nous introduire aux
travaux de Judith Butler.
-II- Présentation cursive de la démarche de Judith Butler
Très novateur à l’époque de sa publication en 1990, Gender Trouble,
Feminism and the Politics of Subversion, l’ouvrage de Judith Butler,
professeur de rhétorique et de littérature comparée à Berkeley
(Californie), a été traduit en français dans une version argumentée
sous le titre Trouble dans le Genre. Pour un féminisme de la
subversion. [trad. fr. C. Kraus, Paris, La Découverte, 2005]
Judith Butler va développer la notion de gender trouble selon un point
de vue qui met en avant la confusion des identités sexuelles, et
renverse la notion traditionnelle que c’étaient des exceptions. Elle
connait bien l’œuvre et la célèbre formule de Simone de Beauvoir, « On
ne naît pas femme, on le devient », et va défendre l’idée que le genre
est une construction qu’il faut repenser à partir de ses pratiques
marginales. Elle va s’inspirer des travaux de Michel Foucault même si
elle en discute certains points , et aussi des poststructuralistes et
des féministes français.
Avec son expérience intime, elle est lesbienne, vit en couple lesbien,
avec une enfant, sa fréquentation des minorités sexuelles de la côte
est des EU, mais aussi sa formation philosophique, elle va développer
une recherche qui ne manque pas de ténacité. Sa démarche est militante.
Dans la réédition de l’ouvrage (1999) et destinée à répondre aux
critiques et questionnements qui lui étaient revenus à partir de la
première édition, l’auteure rappelle ainsi les objectifs qu’elle
s’était fixé en 1989 :
« Contester les présupposés sur les limites et les bons usages du
genre, dans la mesure où ceux-ci limitent les significations du genre à
des idées reçues sur la masculinité et la féminité », [voir comment] «
la hiérarchie du genre produit et consolide le genre »,[ et dévoiler
comment] « nos façons même de penser les “genres de vie” possibles sont
forcloses par des présupposés répandus et violents » .
Son préfacier de l’édition française le sociologue Éric Fassin écrit
que dans son ouvrage elle « propose [...] une critique radicale de
l’hétéro normativité – autrement dit d’un ordre sexuel qui fonde d’un
même coup le partage entre hommes et femmes – mais aussi entre
hétérosexualité et homosexualité ».
Aussi bouleverse-t-elle les idées reçues du genre pour l’envisager non
pas sur un mode binaire, mais plutôt comme une identité variable que
les acteurs peuvent changer et réinventer au cours de leur vie. Ce qui
suppose qu’il devient difficile de définir une identité par le sexe et
la sexualité des individus. Dès lors, elle suggère avec sa méthode
épistémologique que c’est par l’exception, que l’on peut « comprendre
comment est constitué le monde ordinaire [...] des significations
sexuelles »,
Butler n’a pas été sans être critiquée pour avoir pris pour fondement
théorique le modèle de l’exception comme celui du travesti , du
déguisement, de la mascarade. Elle a aussi été controversée en tant que
membre du comité puis présidente de l’International Gay and Lesbian
Human Rights Commission qui est une association qui représente les
minorités sexuelles pour tout ce qui touche aux droits humains. Elle
est en fait totalement impliquée dans une démarche militante pour
s’opposer dit-elle à « la violence des normes qui gouvernent le genre
». L’assignation à un genre est pour elle une violence qu’il s’agit de
dénoncer et de combattre.
Elle va donc développer une pensée soutenue, savante, argumentée,
complexe qui invite au débat. Ce n’est pas une œuvre facile , pour une
part parce qu’elle heurte des conceptions qu’on aurait pu penser comme
naturelles , mais aussi par son style qui n’est pas très coulant, qui
est répétitif, qui réitère des formulations inhabituelles.
Ces difficulté d’approches explique peut-être que son œuvre a été
longtemps négligé par les universitaires français, ce qui s’est
grandement modifié depuis la publication de son ouvrage « Trouble dans
le genre » en 2005 où elle est devenue une référence obligée en
sociologie, en philosophie, en littérature.
De fait, le concept de genre a eu beaucoup de mal à s’implanter, les
universitaires français préférant user d’une autre rhétorique de type «
rapports entre les sexes », « rapports sociaux de sexe » ou encore «
sexe social ».
A noter qu’en 1993, c’est l’ année au cours de laquelle la communauté
européenne s’est interrogée sur les questions de genre et de parité
dans le champ politique au moins, et c’est alors que des travaux
effectifs apparaissent sur la question. Pourtant, on notera que les
associations gays, lesbiennes et transsexuelles françaises avaient pris
connaissance bien avant de l’œuvre de la chercheuse , même si celle-ci
est jugée complexe et difficile d’accès.
Dans sa recherche Judith Butler va chercher d’une part à se confronter
à d’autres auteurs comme Simone de Beauvoir, Sigmund Freud, Michel
Foucault, Luce Irigaray, Julia Kristeva, Monique Wittig, et même
Jacques Lacan, mais d’autre part elle va porter le débat en dehors de
la sphère universitaire , en particulier avec les minorités sexuelles
tant en Europe qu’aux Etats Unis. Elle rappelle avec humour que Trouble
dans le genre qui « propose à sa manière une lecture croisée de
différent(e)s auteur(e)s [...] risque d’être taxé d’eurocentrisme aux
États-Unis et menace d’américaniser la théorie en France »
Judith Butler, née en 1956 dans une famille judaïque, philosophe
hégélienne et
Professeur à l'université de Berkeley en Californie, elle est donc
souvent citée comme une des plus importantes penseuses de la théorie
queer. A la base, ce terme servait d'insulte envers les personnes
non-hétérosexuelles, et le mot queer fut repris dans les années 80 afin
d'illustrer le mouvement militant et intellectuel représentant la
communauté LGBT (Lesbiennes-Gais-Bisexuels-Transgenres) qui s'oppose à
ce qui est considéré comme l'hégémonie hétérosexuelle et tente de
repenser les contours des catégories de genre.
C'est avec son ouvrage Trouble dans le genre ; Le féminisme et la
subversion de l'identité, [ ensuite noté TDG] qu'elle est propulsée sur
le devant de la scène des études féministes postmodernes, gaies et
lesbiennes, et c’est devenu la référence ultime quant à ces différentes
réflexions. Depuis cette publication, Butler se retrouve en effet au
centre de tous les débats, interpelant divers domaines de pensée comme
la philosophie, la psychanalyse, la sociologie ou encore
l'anthropologie. A la fois reconnue comme initiant une pensée
novatrice, la philosophe américaine n’est pas sans faire polémique.
En même temps qu’elle entre en commerce avec divers auteurs comme
Lévi-Strauss, Foucult, Derrida, Wittig, il est intéressant de remarquer
qu’elle va se lancer dans ce qu’elle appelle une analyse
psychanalytique du sujet dans le but de comprendre l'assomption du
sujet à une position sexuée et la manière dont il est constitué dans un
rapport à la loi. Ce n'est donc moins une étude de l'intrapsychique
qu'elle réalise dans TDG que de comprendre comment la loi construit et
détermine la constitution des sujets. Pour ce faire, elle effectue une
critique des théories psychanalytiques du développement psychique chez
Lacan et Freud.
Sa pensée s'articule autour de la grande question des normes,
articulant pour ce faire diverses disciplines universitaires. On
reconnait en elle qu'elle a participé de manière décisive aux
réflexions féministes postmodernes et queers, et que sa pensée
s'apparente au constructivisme. Selon elle, les identités genrées sont
en effet des constructions sociales qui doivent sans cesse se répéter,
se rejouer, se performer. C’est à ce prix qu’elles peuvent consister et
non dans une soi-disante naturalité.
Rattacher le genre à une substance naturelle revient pour elle à
réifier son caractère binaire et hiérarchique. Elle ne nie pas un
substrat biologique mais conteste que la division de la société en deux
types d'individus, à savoir d'un côté les hommes, et de l'autre les
femmes, soit un fait naturel : c’est une construction culturelle
ordonnée par des relations de pouvoir.
Selon elle, si on considère le genre comme sexe social, celui-ci
découlant d'un sexe biologique, cela revient à relancer et consolider
l'idée d'un sexe "vrai", d'un sexe naturel qui préexiste à la sphère
sociale, qui préexiste à l’assignation fait par le social. Il n’ y a
pas une nature pure d’avant le discours, une nature sexuée
pré-discursive.
JB conçoit donc le sexe de la même manière que le genre, c'est-à-dire
comme une construction sociale, qui se fait passer pour naturelle, afin
de réinstaurer et de légitimer une domination. Nos corps sont ainsi
façonnés par des rapports de pouvoir liés à « la matrice de
l'hétérosexualité obligatoire » et de la hiérarchie de genre.
En ce sens, tout sujet dont l'identité sexuelle vient remettre en cause
ce principe hégémonique, se voit effacé, se voit invisibilisé aux yeux
d'une société qui rejette toute différence perturbatrice. C'est
pourquoi la pensée de Judith Butler cherche non pas à simplement
modifier les normes qui organisent la vie sociale, mais bien à les
subvertir depuis leur intérieur même, à les déstabiliser et à les
ouvrir à d’autres possibles.
Elle sait qu'il y aura toujours des exclusions dont elle reconnait que
d’une certaine manière elles sont nécessaires, car constitutives selon
les moments historiques. Elle appréhende ces exclusions non comme des
phénomènes immuables, mais plutôt comme des exclusions temporaires qui
finalement vont permettre de réarticuler les rapports de pouvoir
initialement excluants. Butler s'apparente ainsi à la théorie
constructiviste qui conçoit les catégories de sexe, de genre et de
sexualité comme formant des constructions sociales réalisées par le
biais de rapports de pouvoir et de pratiques de discours qui sont
normatives.
Ainsi les identités subjectives se construisent par le discours , et
celui-ci est orienté par le pouvoir qui structure une époque. Mais
n’étant pas stable, l'identité est elle-même toujours en mouvement, en
devenir, et ne sera jamais achevée et fixé. En ce sens, elle ne traduit
pas une essence naturelle.
L'identité relève d’une performance qui se redessine, se redit, se
refait perpétuellement. C'est cette performance sans cesse réitérée des
identités, cette plasticité, qui offre au sujet la capacité d'agir,
mais aussi de subvertir les normes excluantes qui structurent le champ
social.
Le sujet est donc pris dans deux tendances opposées, il est à la fois
soumis aux pratiques normatives qui le constituent, mais il a aussi
également un réel pouvoir de subversion de ces normes contraignantes.
Ce n'est pas parce le sujet est constitué et défini par des rapports de
pouvoir, par des normes, qu'il est totalement déterminé socialement, et
qu'il ne possède aucune capacité d'agir. Ainsi, la philosophie de
Butler est pleinement politique et on pourrait y reconnaitre une
certaine filiation hégelienne.
Mais son militantisme n’est pas sans dialectique ; Ainsi quand elle
travaille la question féministe , elle ne va pas se conformer à un
discours simpliste, à une identité "femme", soi-disant universelle et
immuable. Elle va remettre en cause la construction du mouvement
féministe. Le trouble dans le genre qu’elle initie vaut aussi bien pour
cette identité « femme ». La subversion qu’elle engage va concerner
toutes les normes qui se réifient et se figent.
Sa réflexion philosophie va ainsi dépasser l'enjeu féministe pour
réfléchir à la problématique des minorités sociales et de leur rejet.
Si elle s'appuie plus précisément sur l’exclusion des identités
sexuelles sortant du système binaire de l'hétérosexualité, les
mécanismes de pouvoir que Butler dévoilent ne sont pas uniquement à
l'œuvre dans la construction des identités sexuelles. Ces structures
discursives contraignantes dessinent le tissu social de part en part et
vont concerner également les minorités sociales peu importe les
catégories auxquelles elles se rattachent.
Retracer le fil de sa pensée du genre et saisir les mécanismes de
pouvoir impliqués dans la construction des catégories de genre, de sexe
et de la sexualité est exigent. Je ne prétends pas être arriver au bout
de ce projet, j’ai surtout pris connaissance de son ouvrage « Trouble
dans le genre », et en partie d’un ouvrage plus tardif ‘Les corps qui
comptent » [ ensuite CQC]. Je retiens principalement dans TDG la
stratégie de dénaturalisation qu'elle entreprend, ainsi que sa vision
des positions genrées comme étant des constructions performatives. Dans
CQC tout en tenant compte de certaines observations qu’on a pu lui
faire, elle resserre sa dispute avec la psychanalyse et avec Lacan en
particulier.
-III- J. Butler et sa « lecture psychanalytique ».
On a vu que la théorie du genre que propose Judith Butler est une
théorie autant sociologique que politique. Le/La philosophe y conçoit
le genre comme étant une norme qui agit en permanence et qui se répète
. C’est avec cette répétition que cette assignation à un genre se met
en place. Mais il y a aussi la possibilité de se défaire, de se
déconstruire et de se re-signifier. Le sujet qui se dessine ainsi chez
Butler, est un sujet indéfini, ouvert à de multiples identifications,
il est donc à la fois soumis au pouvoir, mais également capable de lui
résister.
Elle va convoquer pour se faire bien des discours, comme celui de
l’anthropologie de Lévi-Strauss par exemple, de la linguistique
structurale, de l’approche sémiotique de Kristeva, de la généalogie de
Michel Foucault, de la théorie féministe de Monique Wittig , et… entre
autres de la psychanalyse, tant freudienne que lacanienne, ce qui est
assez remarquable dans la sphère intellectuelle américaine. Cette
appétence pour la culture européenne et spécialement française produira
outre atlantique la dénomination de French Théory.
Je dirais que Butler va au contact comme on dit pour une compétition
sportive ou pour un affrontement militant. Car si elle s’instruit de
ces divers domaines disons des sciences humaines c’est pour aussitôt
démontrer en quoi ils sont porteurs de normes, en particulier de la
conception hétérosexuelle et d’une hiérarchie entre les sexes. C’est
dans ces conditions qu’elle va faire une lecture « psychanalytique » ,
soit reprendre certaines notions de la théorie psychanalytique , mais
le plus souvent en les détournant de leur signification reconnue, ce
qui est spécialement le cas avec Freud dont elle condamne la thèse
d’une libido unique , et avec Lacan dont elle dénonce la notion d’un
symbolique générateur de normes figées. Elle va aussi se montrer
spécialement virulente vis-à-vis d’une psychanalyste anglaise Joan
Rivière.
Joan Rivière (1883-1962) est une psychanalyste anglaise qui a compté
parmi les figures de femmes ayant pris part aux Grandes controverses
avant et durant la Deuxième Guerre mondiale, elle se distinguait par sa
rigueur, sa fermeté, son élégance, sa culture. Elle prit très tôt le
parti de Mélanie Klein contre celui d’Anna Freud, bien qu’elle ait été
au nombre des analysantes de Freud. Lacan a porté le plus grand intérêt
à l’une de ses communications intitulée « La féminité en tant que
mascarade » (1929) . Il reprendra ce terme de « mascarade. Mais Butler
va faire une vive critique de cette conception et se permettra même de
faire une interprétation psychanalytique quelque peu sauvage en
écrivant dans TDG que Joan Rivière a en fait peur de son propre
phallicisme, et qu’elle cherche à nier son propre désir masculin en
devenant finalement l’objet qu’elle s’interdit d’aimer. Tout cela
découle estime JB de la conception freudienne que pour toute sexualité
la libido est avant tout masculine.
Je ne vais pas reprendre ici toute l’analyse « psychanalytique » que
Butler fait du sujet mais seulement souligner disons quelques points de
contact qu’elle active avec les propositions de Jacques Lacan dans les
deux ouvrages cités plus haut.
Butler retient de Lacan que pour lui le sujet en vient à assumer une
position sexuée sous la contrainte de la loi symbolique, mais cet idéal
symbolique prôné est pour elle un fantasme irréalisable. Elle se refuse
de considérer le symbolique comme un ordre établi et immuable. Elle le
conçoit bien comme formant un domaine déjà là, mais qui, de par sa
répétition, est toujours en train de se faire, de se défaire et de se
refaire. C'est pourquoi il n'est pas totalement fixe.
Elle dénonce chez Lacan une assomption du sexe liée à une présomption à
l'hétérosexualité qui va exclure de fait toutes les identifications
homosexuelles.
Elle considère que pour Lacan, assumer un sexe revient à occuper une
place symbolique sous la contrainte. Ces contraintes habitent la
structure linguistique même, et font ainsi partie intégrante de la vie
culturelle. Il y a donc une contrainte symbolique à assumer une
position sexuée, et ses conséquences. Dans le schéma œdipien, la
contrainte symbolique qui établit le sexe est l’effet d’une menace : la
castration. L'assomption au sexe masculin est mise en place par
l'angoisse de la castration, et inversement pour celle du sexe féminin
où elle est absente.
Butler interprète ces assertions ainsi :
"Au sein de cette figure de la castration, qui opère de façon
différenciée pour constituer la force contraignante du châtiment genré,
sont implicitement présentes deux figures inarticulées d'homosexualité,
toutes deux rejetées dans l'abjection : celle du "pédé" féminisé et
celle de la "gouine" phallicisée".
Chez Lacan, dit-elle , c’est l'angoisse qui va positionner ces deux
figures entrainant l'assomption symbolique d'un des deux sexes. C'est
donc estime t-elle au profit d'une orientation hétérosexuelle présumée
et par le biais d'un refus des possibilités homosexuelles. Elle dénonce
(je site ) « la contrainte hétérosexiste qui impose l'assomption du
sexe à travers la régulation de l'identification fantasmatique".
Dans la pensée lacanienne, c'est la puissance de l'interdit qui est
d’après elle à la source du désir, désir qui va être fondamentalement
marqué par la loi. Le désir est dans une logique de déplacement,
aiguillonnée et contrariée par le fantasme, mais il est impossible de
retrouver un plaisir entier d'avant la loi. Ce retour ne serait pas
sans risque de psychose à entendre ici comme une perte de sa position
au sein du langage, de la culture, voire d’une perspective létale.
Mais alors qu'arrive-t-il quand les interdits n'engendrent pas le désir
attendu comme convenu ?
Elle repère dans la théorie analytique comment les interdits engendrent
à la fois le désir et l’identification à un sexe dans une construction
hétérosexuelle. Le désir doit affronter la différence sexuelle pour
prendre comme objet un corps sexué différent. Pour Butler, on ne peut
réduire l'identification à ce seul procédé ; pour il/elle :
"Les identifications sont multiples et contradictoires, et il se
pourrait que les individus que nous désirons le plus fortement soient
ceux qui reflètent d'une façon dense ou saturée des possibilités de
substitutions multiples et simultanées, chaque substitution étant
porteuse du fantasme de recouvrement d'un objet d'amour primaire perdu
- et produit - à travers l'interdit".
En d’autres termes Butler avance que la multiplicité des fantasmes qui
anime le désir vient remettre en question le présupposé hétérosexiste
selon lequel l'identification à un certain sexe conduit nécessairement
à un désir pour un sujet du sexe opposé. Pour Butler, l'identification
et le désir ne sont pas deux positions exclusives dont les conclusions
doivent s'opposer nécessairement. Ce n'est pas parce que je m'identifie
au sexe féminin, que mon désir doit se porter sur un objet masculin.
Elle considère que la vision hétérosexiste du désir et de
l'identification est réductrice car elle ne tient pas compte de la
multiplicité et de la complexité caractéristique de ces deux instances.
Cependant elle admet que tout individu n’est pas astreint "à être ou
avoir une telle fluidité d'identification".
Butler explique que pour la psychanalyse :
"L’identification est le site ou prend place ce processus ambivalent de
prohibition et de production du désir. (...) S'identifier à un sexe,
c'est se tenir dans une certaine relation vis-à-vis d'une menace
imaginaire, imaginaire et puissante, puissante plus précisément parce
qu'elle est imaginaire".
Chez Lacan par exemple avance t-elle l'assomption du sexe masculin se
réalise à travers la menace, celle de la castration. C’est une menace
imaginaire qui vient marquer le corps. Cette menace s'abat sur un corps
qui craint la perte d'une de ses parties s'il ne procède pas à
l'inscription symbolique d'un sexe sur son corps.
Ainsi, la loi inscrit d'abord une crainte quant au corps, avant de lui
inscrire symboliquement un sexe. Se soumettre à la loi, revient donc se
placer dans une position sexuelle imaginaire dictée par une position
symbolique. Mais il y a toujours un écart entre l'identification
imaginaire et la position sexuée symbolique, et c'est ce décalage qui
est vécu comme un ratage à s'accorder pleinement avec le symbolique. Ce
qui est source d’une certaine mélancolie estime t-elle.
De ses lectures psychanalytiques sur le féminin Butler retient qu’il y
a d’emblée une privation de phallus, ce qui va déclencher une envie du
phallus.
En regard, la peur masculine de la castration représente donc une
angoisse d'être féminisé, soit d’être ainsi assimilé à la femme castrée.
L'homme est dit avoir le phallus symboliquement et, que c’est à travers
la menace de la castration, c'est-à-dire de la féminisation, qu’il
s'identifie imaginairement à cette position. Mais il y a estime t’elle
un ratage est dans le processus d'identification imaginaire de l'homme
à la position symbolique d'avoir le phallus. Selon Butler :
"Le phallus est toujours déjà perdu, et la peur de la castration est en
fait la peur que l'identification fantasmatique … ne soit ainsi
dissoute, …. il ne peut y avoir de fidélité définitive à ce pouvoir
symbolique… »
D'un point de vue symbolique, la figure féminine serait toujours punie,
car elle est castrée. L'identification féminine serait donc la figure
même de cette menace. En ce sens, Judith Butler avance que le féminin
est uniquement construit en tant que manque vis-à-vis du masculin. Ce
manque symbolise la punition de la castration, et c’est ainsi qu’il
joue le rôle de menace pour la figure masculine elle-même, tout en lui
assurant la position qui possède le phallus. Cette position sert donc
simultanément de garantie et de menace pour le masculin.
C’est là que Butler se demande, toujours dans son interprétation
psychanalytique, ce qui se passe pour les figures féminines qui
refusent de se soumettre à la castration, qu’elle en est le risque.
Cela peut donner une orientation vers un phallicisme excessif , voire
destructeur. C’est en quelque sorte une version négative du phallus
quand il n'est pas rattaché à une position masculine.
C’est donc une construction misogyne qui démontre que posséder le
phallus lorsqu'on est une femme serait une position bien plus obscène,
plus dévastatrice que lorsqu'elle est occupée par un homme. Cette
position devient abjecte si elle est occupée par une femme car elle
sort des sillons tout tracés du symbolique et elle vient donc attaquer
cet ordre symbolique. En d’autres termes, le phallus c’est mal quand
c’est une femme qui le porte !
Ainsi, la philosophe considère cette menace comme ce qui conduit à
l'assomption des attributs masculins et féminins, d’une part c’est la
déchéance dans la castration et, d’autre part c’est une ascension
obscène vers le phallicisme. Butler se demande alors si dans ces
conditions , on peut pas lire dans ces menaces, la punition de « tomber
dans l'homosexualité » ?
C'est en effet pour elle la conséquence logique quand ces deux
positions, féminine et masculine, ce sont solidifiées et fixées. Ce
rapport se construit par le biais d'un rejet dans l'abjection de tout
un ensemble d’identifications considérées comme étant "non-conformes".
Or dans le cadre de ces relations non-conforme le phallus est
transférable, les positions d'être et d'avoir le phallus se croisent,
s'échangent, ne sont pas fixes et stables. Une femme pourra aussi bien
« avoir » le phallus et l’ homme "être" le phallus par exemple. Ici,
(je cite )
"non seulement le phallus circule hors des trajectoires établies, mais
il peut également être absent, indifférent ou diminué de quelque autre
manière en tant que principe structurant de l'échange sexuel".
Butler conçoit ainsi qu'il existe de multiples figures implicites
d'abjection
qui, de par leur exclusion, structurent le symbolique. Cela ne se
réduit pas à la « gouine » hyper-masculinisée, ou au «pédé »
hyper-féminisé. Il y a bien d’autres figures qui sont exclues : les
transsexuels, les bi-sexuels, les pan-sexuels, les a-sexuels, etc
Butler considère que :
"Le binarisme de l'homosexualité masculine féminisé, d'une part, et de
l'homosexualité féminine masculinisée, de l'autre, est lui-même produit
comme le spectre restrictif constituant les limites de l'échange
symbolique. De façon déterminante, ces spectres sont produits par le
symbolique comme son extérieur menaçant, afin de sauvegarder la
continuité de son hégémonie".
Le corps féminin ne peut jamais pleinement correspondre à ce corps
marquée par la castration. Il y a toujours un écart entre la position
symbolique et l'identification qui s'y rapporte. L'assomption du
féminin est donc, elle aussi, toujours marquée par la volonté de
s'identifier à la loi et par l'impossibilité de réussir cette
identification. Le corps féminin ne réussit pas à réaliser sa
castration en conformité avec le symbolique et persiste dans sa volonté
d'avoir le phallus, même si jamais il ne pourra le posséder.
La femme, serait donc d’emblée castrée d’après la psychanalyse, et
c’est pour cela qu’elle désire avoir le phallus, et pourtant cette
acquisition est à la fois avouée et impossible. Pour Butler, le fait
que ce soit une loi qui contraigne le corps féminin à s'identifier à la
castration prouve que rien n’empêche de concevoir que le féminin puisse
procéder à d'autres identifications.
Cette volonté de l'avoir s'inscrivant , comme toute relation de
possession du phallus, dans un schéma imaginaire, alors ce désir est
voué à l’échec, et c’est aussi vrai du côté masculin que du côté
féminin. Butler conçoit aussi l’identification non comme ne pouvant
être un processus terminé, c’est un objectif qui ne sera jamais
entièrement accompli. Les identifications font parties du domaine de
l'imaginaire, et demandent un « effort fantasmatique d'obéissance".
Elles se construisent à travers la confrontation avec l’altérité.
"Elles sont constamment reconstituées et, en tant que telles, sont
soumises à
la logique instable de l'itérabilité . Elles sont constamment
canalisées, consolidées, réduites,contestées et, parfois contraintes à
céder".
L'identification est donc toujours conçue chez JB en lien avec la loi,
avec un interdit. C'est une loi de contrainte et de menace qui ordonne
sa répression au sein du symbolique C’est ainsi que va se définir et se
délimiter l'identification et la sexualité d’un sujet.
Comment être en résistance à cette loi ?
Pour qu’elle soit efficace cette résistance, elle ne doit pas se
cantonner au domaine de l'imaginaire. Pour renverser la loi symbolique,
l'hétérosexisme et la hiérarchie de genre il faut mettre en œuvre
d’autre moyens que ceux de la sphère de l'imaginaire.
Dans la mesure où c’est la loi paternelle qui structure la sphère du
symbolique, alors la résistance féminine, -elle fait allusion ici aux
luttes des féministes- va rester enfermée dans la sphère de
l'imaginaire, et consolider ainsi cette loi. Cette résistance est
éphémère et illusoire car ne pouvant pas s'immiscer au sein du
symbolique, elle ne peut renverser l'hétérosexisme et l'abjection de
l'homosexualité qui structurent la formation de sa sexualité.
Butler définit le symbolique en ces termes :
"Le symbolique est compris comme la dimension normative de la
constitution du sujet sexué au sein du langage. Il consiste en une
série d'exigences, de tabous, de sanctions, d'injonctions, d'interdits,
d'idéalisations impossibles et de menaces - tout un ensemble d'actes de
discours performatifs, pour ainsi dire, qui détiennent le pouvoir de
produire le champ des sujets sexuels culturellement viables, en
d'autres termes, des actes performatifs qui ont le pouvoir de produire
ou de matérialiser des effets subjectivants".
C'est donc par la réitération de normes dominantes que s’engendre le
corps sexué. Cette réitération institue ces normes par son action
performative. Ainsi l'autorité de la loi ne se fonde et ne se légitime
que par le biais de sa propre réitération. C’est ainsi que Butler
comprend l'assomption d'un corps sexué, non comme étant un évènement
achevé, mais comme relevant d’un acte qui ne cesse de se répéter.
Assumer un sexe revient donc à réitérer une norme, la reprendre, à la
citer .
Dès lors, répéter la norme, revient à la fois à la reproduire, mais
également à l'interpréter :
« L'incarnation du sexe serait une manière de "citer" la loi, mais ni
le sexe ni la loi ne peuvent être dits préexister à leur diverses
incarnations et citations. Lorsque la loi semble être antérieure à sa
citation, c'est qu'une citation donnée est parvenue à s'établir comme
la "loi" ».
Mais c’est bien justement l'impératif de cette répétition qui donne
l'occasion de son propre échec puisque l’'identification imaginaire va,
en citant le symbolique, d’une certaine manière l'investir. C’est un
schéma quelque peu hegelien.
L’identification imaginaire va se servir de la loi symbolique comme
d'une base en se servant des citations qui lui préexistent. Dans la
mesure où le symbolique installe son autorité par le biais de la
citation performative, elle se demande « si la citation n'est pas
produite à partir d’ un ensemble de répudiations, si elle n'invoque pas
la norme hétérosexuelle à travers l'exclusion des contestations
possibles".
Ainsi, l'homosexualité, nécessairement rejetée comme abject,
précisément dans la sphère de l’ abject, condition nécessaire pour que
l'assomption du sexe se réalise, peut, à la suite d'un renversement, se
transformer en site d'érotisation, et modifier du même coup le domaine
symbolique de l'exclusion. C’est en ce sens que ces figures de l'abject
vont produire les possibilités subversives du symbolique.
Ainsi, en suivant cette conception butlerienne du symbolique, des lois
qui régulent la sexualité, en prohibant une série de relations
considérées comme abjectes, risquent involontairement, par leurs
citations, de les métamorphoser en sites d'investissement érotique, en
lieux d’une jouissance réinventée.
Les identifications non conformes à l'économie hétérosexiste vont jouer
une fonction de sanctions structurantes et permettre des prises de
positions sexuées. Mais Butler souligne que les figures radicales de
l'homosexualité comme la lesbienne masculinisée, et le gai féminisé,
totalement opposées à l'idéal de l'hétérosexualité, ne forment pas les
seules figures contestataires que rejette l'économie hétérosexuelle.
Elle reconnait aussi les figures multiples et complexes, qui ne se
définissent pas en rapport avec la binarité sexuelle traditionnelle.
Ces différentes figures de l'abject, prohibées, puis érotisées, ainsi
que l'émergence de nouvelles pratiques relationnelles culturelles, ne
sont pas des phénomènes temporaires faisant partie de la sphère de
l'imaginaire n'ayant ainsi aucune influence sur le symbolique. Butler
pense au contraire que la re-signification des sexualités homosexuelles
et autres représente un réel pouvoir de subversion et de réécriture du
symbolique.
Notre philosophe considère que Lacan participe lui-aussi à la
consolidation de l'hégémonie de l'hétérosexualité obligatoire en
reléguant lui aussi l'homosexualité à un "fantasme passager".
- IV- Quelques Remarques
On a un peu de mal à s’y reconnaitre dans la lecture que fait JB du
corpus psychanalytique et de suivre l’usage qu’elle en fait pour
soutenir sa propre thèse tant avec l’œuvre de Freud que celle de Lacan.
Cependant il n’est pas inutile de tenter d’apprécier les critiques
qu’elle en fait dans la mesure où cela nous éclaire sur sa démarche.
Nous allons retenir quelques-uns des points qui à mon avis mérité un
débat.
1°) le symbolique : Judith Butler n’a pas la même vision du symbolique
que Lacan. Pour Lacan, le symbolique et l'imaginaire sont deux domaines
tout à fait distincts l'un de l'autre ce qui n’est pas le cas chez
Butler. Dans sa critique de la psychanalyse lacanienne, Butler
appréhende le symbolique comme étant une prolongation de l'imaginaire,
en continuité avec l’imaginaire. Ainsi son symbolique prend alors la
forme d’un imaginaire hégémonique. C’est la loi du père au sens d’un
patriarcat qui vient ordonner le symbolique. De plus, la philosophe
conçoit que l'ordre symbolique chez Lacan est une structure figée et
totalisante. Pour elle, le symbolique n'est pas stable. Dans la mesure
où il se redit, où il se répète sans cesse, cette répétition va donner
l'occasion de sa possible remise en question. L’émergence de la théorie
Queer est un moment historique de sa subversion.
Il me semble que Butler interprète cette notion de symbolique dans un
sens structuraliste et dans un champ plus spécialement anthropologique,
ce qui ne correspond pas à la conception de Lacan ; il a eu certes un
moment structuraliste, mais il s’en est détaché justement pour faire
valoir que cette structure était marquée par une incomplétude, et que
c’était la marque même de l’inconscient, du réel de l’inconscient.
Une chose est de dégager des logiques symboliques ordonnées par le fait
que l’humain est soumis au langage et que le signifiant obéit en effet
à des lois , autre chose de repérer les périodes historiques, les
constructions culturelles qui elles sont instables. C’est plus
spécialement sensible dans Ces corps qui comptent, lorsque Butler parle
de la loi, cela à plutôt l’air du droit positif et non de la loi
symbolique au sens où la psychanalyse l’a dégagé.
2°) Le phallus
Butler et Lacan divergent également sur leur conception du phallus.
Lacan appréhende le phallus comme le signifiant privilégié dans le
symbolique car c'est lui qui institue et régule toute la signification
au sein du langage. C’est précisément le signifiant d’un manque , celui
du manque dans l’ Autre. Tout son effort doctrinal a visé à le dégager
de l’ organe pénien.
Aux yeux de Butler, le phallus lacanien est une idéalisation
fantasmatique du masculin. Dans Ces corps qui comptent, Butler remet en
cause le statut hégémonique du phallus avec le phallus lesbien, elle
démontre également dans ce texte le caractère fondamentalement
transférable et non plus exclusif du phallus.
Elle sait bien que chez Lacan, ce sont des places logiques et
structurelles mais elle conteste que le phallus en tant qu’il
symboliserait le pénis de l’ homme soit un privilège indiscutable.
C’est seulement l’hétérosexualité qui le lui accorde.
Elle estime que n’importe quelle partie du corps peut être conduit à
symboliser le phallus ; et elle va promouvoir la notion d’un phallus
lesbien ce qui permet d’envisager sa circulation entre femmes, brisant
ainsi la chaine signifiante traditionnelle.
Diverses parties du corps, divers performatifs discursifs ou encore
fétiches ( comme les sex-toys sans doute ) viennent déloger le support
anatomique traditionnel, le pénis, de son privilège, et révéler la
plasticité du phallus et vient ainsi excéder la place structurelle où
Lacan l’aurait consignée.
Si elle reconnait que cette notion emprunte à Lacan, elle estime aller
bien au-delà de son structuralisme hétéro-sexiste. Butler admet que de
proposer un phallus lesbien c’est suggérer un signifiant qui vient
signifier, déplacer le statut privilégié de ce signifiant. Plus les
occasions anatomiques et autres vont se diversifier, et plus le
signifiant phallus va se re-signifier et subvertir les privilèges
masculinistes et hétérosexistes.
3°) la citation
Le symbolique n'existe que par le biais de ses citations avance Butler
. L'autorité de la loi symbolique s'instaure par le biais de ses
citations identificatoires, c'est-à-dire par le biais de sa répétition.
Le symbolique persiste par le biais de sa réitération, il forme donc la
sédimentation de toutes les répétitions qu'en font les citations
identificatoires. Mais ces répétitions ne sont jamais entièrement
conformes à la loi symbolique qu'elles sont censées incarner. C'est
pourquoi la répétition continuelle du symbolique représente l'occasion
de sa transformation.
Butler emprunte ici à Derrida qui avance que dans son fonctionnement,
la citation est une structure qui ne diffère pas de celle de
l'écriture. Tout texte, toute phrase, toute formule, toute marque peut
être citée. Mais quand elle se re-marque, elle est déjà orpheline. Elle
est ce qui reste d'une opération initiale, d'une production ou d'une
prétendue origine dont on ne peut rien dire car, justement, la marque
en surgit, coupée du référent ou du signifié initial. C'est une
incision, une blessure, une rupture, et la conscience elle-même en est
brisée.
On peut admettre avec Lacan que l’ordre symbolique préexiste au sujet
et qu’il va en être marqué. Mais ces citations identificatoires ne
correspondent pas à la manière dont un sujet est pris dans le jeu des
signifiants. Son assertion d’un signifiant qui représente le sujet pour
un autre signifiant suggère bien que ce n’est pas de l’ordre d’une
signification figée qui représenterait le sujet , mais c’est le jeu des
signifiants qui borde un lieu vide qu’une identification peut se
stabiliser mais qui garde cependant une certaine souplesse dans la
mesure où l’autre signifiant se définit par son altérité.
4°) la jouissance
Dans son texte JB emprunte ce terme, mais curieusement elle ne le
traduit pas, il reste en français. Mais là encore le malentendu est
flagrant puisque le terme prend chez elle le sens de plaisir ; Elle ne
se saisit pas de tout le chemin qui va de Freud à Lacan, qui le dégage
justement de cette signification hédoniste pour l’ouvrir sur un espace
bien plus complexe puisqu’il nous faut l’ articuler à la pulsion de
mort et à sa dialectique avec la pulsion de vie.
-V- Conclusion
On n’ a pas à reprocher à JB de ne pas être lacanienne , mais rien ne
nous empêche notre tour de discuter ses assertions , y compris quand
elle emprunte des notions à Lacan. Elle peut être d’ailleurs sensible
aux critiques qu’on peut lui faire et en tenir compte. Elle a pu par
exemple rectifier certains points de TDG en fonction de ces retours et
des effets que son discours aura pu avoir. Mais l’essentiel reste en
place , et elle maintient son projet politique de contester
l’hétérosexualité et d’encourager les nouvelles formes de sexualité ce
qui pourra renverser le patriarcat et ouvrir à une société plus «
démocratique » !
Mais on voit cependant chez elle pointer une inquiétude, ce qui est
sensible dans CQC autour d’un thème majeur dans sa spéculation sur le
sexe et le genre. Une identification sexuelle a-t-elle avancé depuis
longtemps se fonde sur une exclusion, précisément une exclusion de l’
abject. Ces nouvelles formes d’identification sexuelle aux contours de
plus en plus flous, vont avoir pour effet de constituer des communautés
qui se fondent sur un trait commun comme par exemple le trans-genre, ce
qui a pour conséquence de construire une nouvelle norme qui devient à
son tour excluante ; cette identité collective se fonde sur un trait de
ressemblance, sur du même.
Dommage qu’elle n’ait pas fait une lecture plus approfondie des
séminaires de Lacan et en particulier celui sur l’ identification. Cela
aurait pu lui apporter un soulagement, mais il lui aurait fallu
admettre que l’identification pour être symbolique et non imaginaire
comme ce qui se produit logiquement avec cette mêmeté, ce qui implique
de prendre en compte cette zone vide, pour que l’identification n’exige
pas comme condition cette altérité abjecte, mais la reconnaissance de
ce manque fondateur dans une identification, à chacun(e) d’être orienté
par le genre qui s’y articule, soit de faire l’ homme, ou de faire la
femme.
Comme nous l’indique Lacan dans son séminaire intitulé « D’un discours
qui ne serait pas du semblant » tenu en 1970-71, (soit en passant 20
ans avant la publication de TDG ) il n’y a aucune garantie dans
l’identification sexuelle, dans l’ être homme ou dans l’ être femme ce
dont JB a pleinement conscience, soit que le genre ne relève que d’un
semblant. Jusque là les propositions de Lacan et de Butler s’accordent.
Mais elles divergent sur la manière de situer ce semblant et la manière
dont il se met en place.
L’opposition se révèle clairement quand Lacan se penche sur la nature
de la mascarade féminine et la parade masculine. Si on peut en trouver
les prémices dans la vie animale, avec le parlêtre ce semblant va
nécessairement s’articuler avec le discours et avec la logique du
signifiant, discours qui va produire des effets identificatoires
imaginaires et aussi réels.
L’explication de Butler fait prévaloir une dialectique de l’ exclusion
: le semblant du genre se structure à partir d’une néantisation, à
partir d’une exclusion de l’abjecte. On pourrait noter ici qu’il
s’agirait alors de la même manœuvre qu’avec la xénophobie et donc la
même erreur, soit de situer l’ étranger à la place de l’ Autre
symbolique.
Lacan note dans ce séminaire « D’un discours qui ne serait pas du
semblant » qu’il y a une limite qui est atteinte quand il s’agit de
faire tenir ensemble le semblant d’être femme et celui d’être homme.
Cette limite indique un réel , ce qui est sensible avec la montée de la
tension anxieuse dans les préliminaires amoureux, voir son irruption
xénopathique avec le déclenchement d’une psychose, ou encore par un
passage- à- l’ acte – on peut penser à celui du cas aimée dans la thèse
de Lacan sur la paranoïa- ou plus simplement le cas du viol. Dans ces
derniers cas, les sujets sont éjectés hors du discours et du même coup
le semblant se dissout.
Martine Lerude dans un dossier ALI sur « Sex and Gender » propose de
situer la question du genre du côté de l’ acting-out, ce qui
reviendrait à une présentification du semblant sur la scène publique ce
qui est une autre manière de désigner le réel. La revendication à la
visibilité chez les militants LGBT peut évoquer un certain forçage du
semblant, un excès dans la représentation, le semblant en étant ainsi
saturé et ne laissant plus de place au jeu d’un semblant de femme, de
semblant d’homme. L’exhibition parodique du genre dans les gay-prides
par exemple pourrait-il s’entendre comme la monstration de ce qui
conviendrait dorénavant pour être un vrai homme, ou une vrai femme,
bref pour être assuré de la vraie jouissance qu’il faudrait ?
Entre ces deux pôles, toutes les variables deviendraient réalisables du
fait de l’ offre de la médecine, de la chirurgie, de la pharmacopée, du
body-building. Il est dorénavant envisageable réellement de rendre
conforme son corps selon sa conviction propre. Toutes ces
identifications imaginaires et les jouissances qui y sont attendues
sont dorénavant entrées dans le champ des possibles. Nous sommes devant
une passion moderne qui affirme l’existence d’un rapport qui serait
sexuel enfin, et que les jouissances seraient donc libérées de
l’impossible, soit d’une certaine manière du réel.
Cette liberté d’un sujet indéfini, ouvert à tous les possibles, est-ce
les prémices d’une démocratie des sexes ? Est-ce à dire qu’ainsi nous
serions aussi libérés de tout refoulement ? Il me semble qu’il y a au
au moins un qui est passé à la trappe, c’est la soumission à des
patterns de comportement qui assurent l’identification collective
imaginaire. On pourrait même sans doute parler de forclusion.
Ce que la psychanalyse nous a appris, c’est que ce qui est forclos du
symbolique fait retour dans le réel ; on pourrait craindre que quelque
chose ne puisse faire retour en effet. Il me semble que ce qui est
forclos ici, c’est ce que nous appelons le phallus et dont on ne veut
rien savoir, et s’il y a un retour dans le réel, ce pourrait donc être
sous le mode d’un réel du phallus.
N’est ce pas d’ailleurs ce que l’on voit apparaitre avec ce
surgissement planétaire de l’ abuseur, de l’abuseur public, avec cette
épidémie parait-il d’un phallicisme débridée ? On oublie d’ailleurs
assez facilement que la perversion n’est pas le privilège des hommes,
et que celle des femmes, des mères en particulier est la cause de
ravage plus discret mais tout autant destructeur. Mais pour le coup ce
n’est pas politiquement correct.
Le phallus est proprement la jouissance sexuelle en tant qu’elle est
cordonnée à un semblant. Le semblant d’homme et le semblant de femme ne
peuvent avoir de rapport l’un à l’autre puisque c’est l’objet a qui
cause cette jouissance . Le phallus vient recouvrir le plus de jouir
qui est singulier à chacun des partenaires.
Lacan ne s’accorde pas avec l’idée qu’il suffirait de se croire homme
ou femme pour instituer une identification sexuelle. Cela passe par l’
Autre, par l’ autre du sexe, par un « tu es mon homme » ou « tu es ma
femme ». C’est ainsi que le réel peut être désigné, soit celle-ci peut
être le phallus pour cet homme, et celui-ci peut l’être pour celle-là.
La jouissance d’une femme pour un homme et celle d’un homme pour une
femme viennent en même temps de conjoindre et se disjoindre. Se
conjoindre dans la mesure où peut s’éprouver l’hypothèse d’une
jouissance commune , comme jouissance sexuelle qui se réfère au
phallus, et se disjoindre dans la mesure où la jouissance sexuée est
causée pour chacun par un objet distinct.
Parler du phallus lesbien comme site possible du désir , ce n’est un
désir imaginaire opposable à un autre qui serait le vrai . « Il s’agit
de promouvoir un imaginaire alternatif contre un imaginaire hégémonique
» et permettre par un déplacement de la symbolique de la différence
sexuelle permettre « la constitution de nouveaux sites de plaisirs. »
Pour terminer cette remarque que l’on trouve dans article « le phallus
lesbien et l’ imaginaire morphologique » où elle avance que l
’identification n’est pas une imitation du corps biologique, anatomique
, ce qui ne peut que rencontrer notre assentiment ; mais elle ajoute
(p.143) que le corps dans le miroir ne représente pas le corps qui est
devant le miroir. Le miroir produit ce corps comme son effet délirant,
c’est cependant ajoute-t-elle un délire que nous sommes contraints de
vivre.
En d’autres termes, à suivre son assertion, la différence anatomique
entre les sexes relève d’une hallucination.
Bibliographie :
-Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité,
Paris, Ed. La découverte,2006.
-Ces corps qui comptent. De la matérialité des limites discursives du «
sexe », Paris, Ed. Amsterdam, 2009.
-Le bulletin lacanien n° 4, 2008, ed. Association Lacanienne
Internationale : Sex and gender.