Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance
XII du 27 mai 2021
-I- Introduction
-II- Judith et la fiction d’un phallus lesbien .
-III- Semblant et jouissance .
-I-Introduction
Nous avions lors de la séance d’avril évoqué cursivement les thèses de
Judith Bulter et terminé ainsi qu’à suivre son propos la différence
anatomique des sexes relevait d’une hallucination et même d’une
hallucination collective.
On aura pu croire que je forçais un peu le trait . Reprenons et citons
ce passage :
« le corps dans le miroir ne représente pas un corps qui est , pour
ainsi dire, devant le miroir : le miroir , même si c’est à
l’instigation de ce corps irreprésentable devant le miroir, produit ce
corps comme son effet délirant -un délire , soit dit en passant,[que]
nous sommes contraints de vivre . »
Sans doute son usage de la notion de délire ne recouvre pas ce que l’on
peut entendre dans la tradition psychiatrique et psychanalytique
européenne, et que son acceptation n’est probablement pas assimilable à
un phénomène psychotique , mais ce que nous pourrions appeler un
certain détournement des concepts est chez elle courant afin de servir
son projet épistémique et politique de promouvoir un imaginaire
alternatif , ce qui en passe par une réduction de celui qui à ses yeux
domine avec ce qu’elle appelle la morphologie hétérosexuelle.
Ce qu’elle nomme le phallus lesbien viendrait une nouvelle assise, plus
libre , plus démocratique, plus ouverte à diverses opportunités de
plaisir. Cet imaginaire morphologique qu’il y aurait à subvertir va
conduire jusqu’à remettre en cause le processus d’assignation du genre
chez le nouveau-né. Ainsi ce comic strips publié dans une revue Queer
où à la naissance d’une enfant , l’ entourage s’exclame dans un cas : «
Merveilleux, c’est une fille ! » et dans un autre : « Merveille, c’est
une lesbienne ! »
Sans aucun doute Judith à jeter un trouble dans l’ approche de
l’identification sexuelle, et même si elle n’est pas seule dans ces
gender studies , il lui revient d’avoir apporter ce signifiant de
gender ( que sa traduction en français par genre rendrait mal, y étant
plus polysémique , et étant moins violement situer que dans l’histoire
anglo-saxonne, dans une guerre des sexes ) dans la culture
contemporaine et qu’il participe dorénavant, quelques soient nos
positions et nos sensibilités , à ce qui se joue dans les aléas de la
jouissance.
Il convient donc , dans le cadre de ce séminaire d’y accorder notre
attention, même si ces thèses viennent apporter la contestation la plus
vive aux assises théoriques disons de nos classiques , Freud, Lacan,
Saussure, Lévi-Strauss, Barthe et même Foucault et Derrida qui sont
aimablement sollicités mais qui n’en sont pas moins ébréchés.
Judith Butler fait en effet de larges emprunts à tous ces auteurs, bien
que tronqué le plus souvent, en modifiant avec désinvolture leurs
pensées, cherchant manifestement une caution dans la culture européenne
mais pour la subvertir de l’ intérieur en dénonçant comment quelle que
soit son intelligence reste soumise à une pensée de la limite, de la
loi, et finalement de ce qu’elle appelle les normes de
l’hétérosexualité obligatoire.
Pour JB l’injonction de se conformer naturellement à une norme féminine
ou masculine est une erreur , car il y a l’oubli que les identités
sexuelles sont des constructions culturelles, et que la binôme féminin
/ masculin est loin de rendre compte de toute la sémantique du genre.
L’opposition hétérosexuel / homosexuel est elle-même réductrice en
regard des orientations sexuelles multiples et changeantes.
Dans la mesure où ces constructions ont des racines politiques,
qu’elles relèvent de relation de pouvoir -ce que Foucault, auquel elle
se réfère, avait largement exposé- il ne s’agit pas pour JB seulement
d’un débat épistémologique, mais aussi d’une position de militantisme
politique au sens large d’un activisme social qui doit investir tous
les champs de la culture, mener un combat et en modifier les habitus.
Dans cette dispute, le terme est trop soft, dans cette confrontation
plutôt nous sommes spécialement sensibles à la manière dont Butler
traite la psychanalyse lacanienne, sur laquelle elle ne cesse de
revenir mais d’une manière si partielle et si partiale qu’il est bien
difficile d’ouvrir l’espace d’une vrai disputatio au sens où pourrait
être engagé une parole attentive à une résonnance, à un écho et
pourquoi pas à une dissonance, mais où le langage saurait garder le
conditionnel d’une hypothèse , où la parole serait porteuse d’une
polysémie, où toute proposition , dans sa présentation , laisserait
entendre une réserve.
Le langage ici doit être performance (performer en américain), c’est
avec Austin, l’ affirmation que « dire, c’est faire » , et inversement
le faire , c’est dire : l’exhibition, la monstration, la Gay-Pride, la
performance artistique, la diffusion de vidéo , tout cela c’est du dire
sans différence de statut, ce sont , reprenant un terme de Jacques
Dérida, des citations.
C’est en somme le rêve d’une communication égalitaire , sans faille
surtout, et d’un imaginaire alternatif qui proposé ici, gage d’une
démocratisation renouvelée, qui viendrait trouver dans la fluidité des
assignations à un genre une ouverture inédite, nous dit-on.
J’avais le mois dernier proposé un rapide survol des travaux de Butler
, il n’est pas plus envisageable d’en faire ici une présentation
exhaustive, d’autant que son propos n’est pas aussi rigoureux qu’on l’
aurait souhaité, aussi je vais revenir sur la notion de phallus qu’elle
promeut , d’autant qu’elle y reconnait l’ emprunt fait à Lacan et
qu’elle en critique la thèse. Pour ce faire elle va engager une lecture
critique de deux articles , « le stade du miroir » et « la
signification du phallus ». Je vais évoquer ici sa lecture et ses
contre-propositions.
-II- Judith en son miroir.
JB ne va pas faire une lecture minutieuse du texte de Lacan mais
cherche plutôt à l’interpréter afin qu’il s’insère dans sa propre
orientation, quitte à le tordre dans un certain sens.
La question du corps y est considérée avec insistance. Elle retient que
Lacan postule une primauté de la relation narcissique et n’accorde pas
au corps maternel d’être un lieu primaire d’identification ce qui
manifestement ne lui convient pas. La dépendance de l’enfant est
dépassée dans la jubilation devant le miroir. La différenciation d’avec
le corps maternel y est mise en acte, alors que le maternel est soumis
à l’ effacement. Le stade du miroir versus Lacan implique pour JB
essentiellement une relation imaginaire et non pas un registre
symbolique. Elle regrette que ce stade ne soit pas nettement situé
comme une étape de développement et de la manière dont la notion de son
propre corps puisse être intégrée.
Elle retient que Lacan considère la capacité de projeter une forme
contribue à l’ élaboration psychique à partir de ses propres contours
corporels et à leur centration, et regrette aussi que le sens du corps
propre ne soit pas acquis par différenciation d’avec le corps maternel,
et qu’il relève d’ « une scission interne et d’une aliénation de soi ».
JB considère que le stade du miroir lacanien est une simple réécriture
de la présentation freudienne du moi corporel, ainsi que de la théorie
du narcissisme. Alors que ce qui la soucie, ce qu’elle recherche c’est
de pouvoir cerner à partir de la différenciation primaire une
individuation de l’identification sexuelle.
Une première remarque avant de poursuivre l’approche de JD sur ce texte
de Lacan, c’est notre impression qu’elle ne cherche pas à lire ce
texte, du moins de le lire avec attention. Elle aurait pu alors donner
toute sa portée à la question de la prématurité du nouveau-né et à son
incoordination motrice. A la place de quoi elle survole le texte avec
l’orientation de la psychologie du moi et des théories de l’
attachement. Il y a comme une précipitation à mettre ce stade dans une
perspective développementale et une hâte à y situer la question de l’
identification sexuelle. Bref elle n’entend pas que Lacan y met d’abord
les conditions d’une mise en place de la structure.
De sa lecture du séminaire II , la relation d’objet, elle retient que
le corps est chez lui une formation imaginaire, mais qu’elle ne peut se
maintenir qu’en se soumettant au langage et en particulier au marquage
de la différence sexuelle. C’est par la nomination que la totalisation
de l’image spéculaire peut se maintenir, et c’est aussi ce nom donné à
l’enfant qui vient inscrire une identité sexuelle, qui vient l’assigner
d’entrée dans une identification sexuelle.
De là découle une position dans le symbolique, dans le champ de la
parenté, et dans la Loi qui se révèle être la loi du Père. L’intégrité
du corps est donc dans la dépendance à la loi de la parenté , ce qui
peut se mettre en œuvre à partir du nom. Ce nom qui installe le genre
et la place dans la parenté est donc, dans le discours de JB, un
performatif.
Autre remarque : On est frappé par l’interprétation réductionniste de
JB. Ainsi la nomination semble se réduire ici à un marquage, par un
faire qui va fonctionner comme un performatif. L’imaginaire
morphologique serait ainsi mis en place dans ce qu’elle appelle une
assignation.
Rien en tout cas ici qui ne laisse entendre les enjeux complexes, le
nouage de divers registres, nous dirions qui vient permettre un jeu
entre imaginaire, symbolique et réel. Il me semble qu’on peut
considérer que dans sa lecture une non-distinction de ces trois
registres, ce qui laisse supposer qu’ils pourraient se mettre en
continuité ; il n’ y a rien qui permette une opposition des registres.
Il me semble plutôt que ce qui rend une nomination supportable, c’est
que le sujet peut bien être inscrit sous tel nom dans le registre de l’
état civil, mais il n’y a aucune nécessité psychique à s’identifier
totalement à ce patronyme. C’est bien ce qui rend possible dans certain
cas d’en changer sans dommage. Dans d’autre cela peut causer des
ravages si un réglage symbolique n’a pas pu se faire. Cf l’exposé de
Marc Estenne, l’(a)corporation du nom, Séminaire d’hiver de l’ ALI,
2021, consultable sur le site.
Dans Réécrire l’imaginaire morphologique, tel est l’intitulé d’un sous
chapitre in C.Q.C. ( p. 116) , JB envisage de faire une lecture
sélective de Lacan afin d’explorer la théorie du narcissisme quant à la
formation du moi corporel et son marquage par le sexe. En fait il
s’agit de réécrire le stade du miroir à sa façon.
Elle note que le moi est considéré comme une projection du corps , ce
qui est une reprise de la théorie freudienne du narcissisme, et qu’une
méconnaissance y est constitutive. Cette morphologie du corps est de
l’ordre d’une fiction qui va ordonner le rapport aux objets et aux
autres corps.
Butler estime que la trajectoire lacanienne est problématique au moins
pour deux raisons :
1°) Ce schème morphologique, cette image du corps , qui est la
condition du monde des objets et des autres, est marqué je cite par «
un impérialisme épistémologique anthropocentrique et androcentrique ».
2°) L’idéalisation de cette image devient le centre contrôle qui va
ordonner la conception lacanienne du phallus comme ce qui dans le
discours détermine la signification.
Elle dénonce comment Lacan, bien qu’il annonce haut et fort que le
phallus n’est en rien une partie du corps, méconnait lui-même comment
le statut symbolique du phallus relève d’un effet imaginaire d’une
partie du corps et qu’il puisse en être constitutif. A partir de cette
méconnaissance estime t’elle, Lacan s’enferme dans des contradictions,
conséquence d’une figure fantasmatique du phallus.
C’est ici que le phallus lesbien intervient et remet en question le
pouvoir de contrôle du phallus lacanien et son statut de signifiant
privilégié de l’ ordre symbolique. Le phallus lesbien conteste la loi
qui contraint à l’ hétérosexualité. Il s’impose pour elle de réexaminer
les relations entre parties et totalité du corps, entre anatomie et
imaginaire, entre corps et psychisme.(in C.Q.C. p.117 )
Prenant caution de l’interprétation américaine de la théorie
freudienne, la psychologie du moi, elle ne s’accorde pas avec la
position lacanienne selon laquelle non seulement les identifications
précèdent le moi mais de plus que c’est la relation d’identification à
l’image qui établit le moi.
Elle note que chez Lacan « l’image du corps donne au sujet la première
forme qui lui permette de situer ce qui est du moi et ce qui ne l’est
pas ». ( in séminaire I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, p 94),
c’est l’image spéculaire qui confère une intégrité et une cohérence
visuelle à son propre corps.
Butler souligne l’origine imaginaire de la fonction du moi chez Lacan,
par conséquent sa précarité. L’image spéculaire comme anticipation lui
semble emprunte d’une certaine ambiguïté puisque le moi est alors
décentré de lui-même, à distance du sujet. Ainsi les identifications ne
peuvent pas être définitivement réalisées ou achevées. - Notion dont
elle se servira dans ses propositions de re-signification. Si
l’identification n’est pas fixée, on peut donc concevoir qu’elle puisse
être modifiée.
Elle note que la relation réflexive vis-à-vis du moi est toujours liée
à la relation à l’ Autre ce qui installe une équivoque entre
narcissisme et socialité. Elle extrait du séminaire II la citation
suivante : « Il s’agit de savoir quels sont les organes qui entrent en
jeu dans la relation narcissique, imaginaire, à l’ autre, où se forme ,
bildet, le moi. La structuration imaginaire du moi se fait autour de l’
image spéculaire du corps propre, de l’ image de l’ autre ». (in
séminaire II p. 76.)
Ce que Butler retient par un forçage interprétatif, c’est peu dire,
c’est que pour Lacan, certaines parties du corps deviendraient le
symbole de la fonction de centration et de contrôle de l’ imago
corporelle. Elle regrette que ces organes ne soient pas nommés, elle
entend qu’ils entrent dans la base conjecturale du narcissisme, et en
conclut que les organes génitaux mâles vont être dans cette perspective
le symbole d’un narcissisme spécifiquement masculin. Ils deviennent
ainsi avance t- elle le symbole et la preuve de son intégrité et la
condition de son accès au monde . De part cette mobilisation
narcissique sa conclusion c’est que le pénis devient donc le phallus.
Elle a bien lu que Lacan va nier dit-elle dans son essai sur la
signification du phallus que le phallus puisse être un organe ou un
effet imaginaire, préférant le qualifier de « signifiant privilégié ».
Butler estime que Lacan est dans le déni, ce qu’elle veut dénoncer.
Pour elle , Lacan dissimule que les organes narcissiquement investis
soient maintenus, soient constitutifs de la notion de phallus. Elle
veut bien reconnaitre que « le stade du miroir » décrit une relation
imaginaire alors que « la signification du phallus » traite de la
signification au niveau du symbolique, mais il s’agit de savoir comment
la première peut subsister sans la seconde, ou inversement et de façon
plus significative la seconde, la relation symbolique, sans la première.
En fait Lacan estime t’elle répudie les origines anatomiques et
imaginaires du phallus. Il y a chez lui un refus d’admettre les
processus généalogiques d’idéalisation du corps que son stade du miroir
aurait pu lui permettre de reconnaitre. Il s’enferme dans une
appréciation négative du phallus, l’anatomie, ou plus précisément les
parties de cette anatomie ne sont pas le phallus , mais seulement ce
que le phallus symbolise.
Elle n’est pas sans savoir que cela correspond à sa distinction entre
symbolique et imaginaire. Mais si on peut démontrer que le phallus est
l’ effet d’une synécdoque , s’il représente la partie, soit l’ organe,
et en est sa transfiguration imaginaire , ce n’est pas seulement le
statut symbolique du phallus qui est mis en question, c’est aussi la
distinction entre le symbolique et l’ imaginaire. Il s’en suit que
toutes les significations au sein du symbolique doivent l’ être tout
autant.
Alors nous pouvons concevoir avance t’elle que tout ce qui est référé
au symbolique ne sont rien d’autre « que cet ensemble d’effets
imaginaires qui ont été naturalisés et réifiés par la loi de
signification ». (p.126, CQC) Aussi J. Butler s’autorise à une lecture
symptomale des thèses de Lacan qui échouent estime-t-elle à donner au
phallus le statut d’un centre spéculaire, ce qui révèle sa genèse
métonymique. La conception du phallus chez Lacan est donc un symptôme
où sont « nier sa substantialité, sa dépendance, sa petitesse, les
limites de son contrôle et son caractère partiel ».
Ainsi Butler avance que le phallus loin d’être l’origine de la
signification, serait l’effet d’une chaîne signifiante refoulée, et
quand elle s’interroge sur la raison de cette notion d’un corps morcelé
avant que le miroir ne le constitue dans une totalité, cet être en
morceau elle l’interprète comme être sans le phallus, comme
symboliquement castré. (CQC. p.165)
L’affirmation comme quoi le phallus « n’est pas un effet imaginaire »
est donc un déni. S’il est élevé par Lacan au rang de signifiant
privilégié c’est en conclusion d’une longue liste d’usage impropre : ce
n’est pas un fantasme, ce n’est pas un objet, ce n’est pas un organe,
pénis ou clitoris. Ces alternatives, fantasme, objet, organe, qui ont
été disqualifiées par Lacan, cela s’entend pour Butler comme autant de
désaveux, et l’astuce pour autoriser une idéalisation du phallus comme
signifiant.
Mais alors interroge-t-elle comment qualifier ce lien par lequel le
phallus symbolise le pénis dans la mesure où il s’en différencie, le
pénis devenant alors le référent privilégié qui doit être nié ? Elle
souligne comment le phallus chez Lacan est attaché au pénis non par une
relation d’identité, mais par une négation.
Si Lacan nie que le phallus puisse être dépendant du pénis, c’est parce
qu’il a un caractère partiel, décentré et substituable et que cela il
ne veut rien en admettre. La question que pose ici Butler c’est
pourquoi il ne serait pas possible que cette symbolisation puisse
opérer à travers d’autres parties du corps ? C’est ainsi qu’elle va
avancer sa notion de phallus lesbien qui n’est pas contradictoire avec
une partialisation , par un décentrement , et par une substitution.
Le grand avantage du phallus lesbien c’est bien qu’il ait affaire avec
la menace de castration, l’ordre de l’ avoir et celui de l’ être
peuvent se croiser. Ainsi on peut concevoir des hommes comme étant à la
fois déjà castré et animé par l’ envie de pénis. Et d’autre part des
femmes qui peuvent avoir le phallus et craindre alors de le perdre.
La sexualité lesbienne est comme tous les autres régimes sexuels une
construction. Si le phallus y est un principe structurant, elle n’est
pas exclusivement ordonnée ainsi. Le phallus lesbien est en effet
fondamentalement marqué par l’ ambivalence dans les identifications et
les désirs. Elle veut bien admettre que le phallus lesbien est une
fiction, mais une fiction utile car il permet de remettre en question
la stabilité d’un imaginaire morphologique et d’admettre des
identifications croisées dans l’élaboration du moi corporel. Le phallus
n’est qu’un signifiant parmi d’autres au cours de l’ échange lesbien.
Il pourra fonctionner comme un masque ou comme un aveu, et sa
révélation d’un désir viendra attester d’une transgression
morphologique.
JB conclut sa démonstration en ces termes (cf CQC, p 139) en opposant
ses propositions aux deux caractéristiques du phallus lacanien : 1°) le
phallus est un effet imaginaire. 2°) le phallus est un opérateur
signifiant.
Avec la première assertion , le phallus comme effet imaginaire, c’est
la version hétérosexiste de la différence sexuelle qui conduit à
concevoir que les hommes sont du côté de l’ avoir et que les femmes du
côté de l’ être. Or conteste JB, il y a bien un lien structurel
d’identité entre le phallus et le pénis, et c’est ce qui est dénié par
Lacan.
Dans la deuxième assertion, le phallus comme opérateur signifiant , ce
signifiant est dans une position dite privilégiée ce qui a pour
conséquence d’après JB de réifier des relations logiques et
structurelles au sein du symbolique.
Elle en appelle donc à une révision du schème lacanien et à lui opposer
un phallus dit lesbien . Alors ce « avoir le phallus », rien n’empêche
d’être symbolisé par une partie quelconque du corps. De plus cet «
avoir » n’est plus opposable à un « être ». Le phallus perd ainsi ses
privilèges, il peut circuler. Le statut fantasmatique de l’ « avoir »
est ainsi redéfini.
Le phallus n’est pas contrairement à ce que Lacan soutient, à l’origine
de la chaîne signifiante mais est ouvert à une re-signification, ou
plus précisément à des re-significations. Il n’a donc plus cette place
privilégiée , n’est plus dans ce centre de contrôle que l’imaginaire
hétérosexiste avait ainsi réifié. Sa signification apparait ainsi
ouverte et n’est plus une figure du pouvoir masculiniste.
Butler veut bien reconnaitre que sa proposition a été engagé à partir
de celle de Lacan, mais elle affirme que cela va « bien au-delà » de
son structuralisme hétérosexiste. Il est pour elle bien insuffisant de
dire que le signifiant n’est pas identique au signifié, que le phallus
n’est pas identique au pénis ; Elle martelle que le phallus n’a pas
d’existence en dehors des occasions de sa symbolisation. Le phallus
signifie le pénis seulement dans la mesure où cette signification est
instituée et réitérée.
La projection idéalisée du corps chez Lacan fait la suggestion d’une
forme donnée au corps ce qui en délimite l’ anatomie. Dans la mesure où
la morphologie corporelle est ouverte à un désir de transfiguration ,
les identifications des corps sexués vont pouvoir traverser les
frontières du genre et la distribution de la différence sexuelle va
ainsi être reconfigurée.
-III- Semblant et jouissance
On pourrait être bousculé par les audaces de Butler et les coups portés
aux thèses de Lacan. Mais y regarder d’un peu plus près il n’est pas
inutile de les discuter, mais aussi cela n’est pas sans nous éclairer
sur les modalités des jouissances contemporaines. On peut sans doute
parler de discours idéologique, a autant de succès, et s’il a autant de
succès, c’est sans doute qu’il correspond bien à un certain état de
notre époque et qu’il nous importe donc d’en être un peu éclairé.
Puisque JB oppose le Phallus versus Lacan à celui qu’elle promeut avec
le phallus dit lesbien , on ne peut pas éviter de penser au débat qui
avait animé la communauté analytique dans les années 30-40 suite aux
propositions de Freud sur la sexualité féminine et la fonction du
phallus. On a pu nommer ce vif débat « la querelle du phallus ». Celui
dont Butler prend l’initiative me semble pouvoir se situer comme un
nouveau moment de cette querelle.
Butler n’est pas sans avouer je ne dirai pas sa dette , il faudrait
plutôt dire sa captation du concept de phallus puisqu’elle définit le
phallus lesbien « comme une conséquence inattendue du schème lacanien
». Je ne vais pas reprendre point par point les interprétations et les
détournements auxquels elle se livre.
On pourrait se dire que c’est dommage qu’elle n’est pas pris
connaissance du développement ultérieur de la recherche de Lacan , en
particulier sur « l’ identification » son séminaire année 1961-62, ou
encore celui de 1971 « D’un discours qui ne serait pas du semblant » ,
ce qui aurait pu donner plus d’ampleur à ses emprunts et aussi peut
être éviter certaines réductions et jugements hâtifs.
Mais déjà dans des références plus anciennes elle aurait pu trouver des
éléments précieux, mais encore faut-il vouloir les chercher, d’accepter
de les lire et d’en tirer les conséquences. Par exemple quand Lacan
évoque la question de l’ homosexualité féminine il n’en parle pas en
termes de « déxualisation » comme elle le laisse entendre.
Dans son article sur « Pour un congrès sur la sexualité féminine »
lacan avance que :
Ce n’est pas dire qu’elle [la lesbienne] renonce au sien [ à son sexe]
: bien au contraire , dans toutes les formes même inconscientes, de l’
homosexualité féminine, c’est sur la féminité que porte l’intérêt
suprême, et Jones a ici fort bien détecté le lien du fantasme de l’
homme, invisible témoin, avec le soin porté par le sujet à la
jouissance de sa partenaire ».
Bien qu’elle se lance dans une réfutation du phallus lacanien afin d’en
faire tomber le prestige conceptuel, elle peut se servir de cette
notion pour admettre que la femme lesbienne est le phallus. Chez Lacan
ce « être le phallus » pour une femme en passe par une mascarade où
elle négocie son manque, mais aussi où elle offre à l’autre le reflet
d’une toute-puissance. Butler prolonge sur un mode plus tranchant cette
notation en indiquant que cela porte en soi une menace de castration
pour l’ homme car il suffit à cette femme de bien vouloir donner ou de
retirer ce reflet phallique pour que l’homme s’en trouve entamé. Ce qui
peut s’entendre, c’est une articulation pas si loin de celle de Lacan ,
mais elle prolonge par l’ idée que c’est par la menace vis-à-vis du
partenaire qu’elle, la femme, vient s’assurer de son être. La querelle
ici prend la forme d’un duel, d’une confrontation belliqueuse, propre à
entrer dans la guerre des sexes.
Quand Lacan se penche sur le phallus au féminin ( cf dans le séminaire
sur l’ angoisse ( séminaire 1962-63 ), il en parle en d’autres termes,
puisqu’il le situe dans le contexte d’un échec du désir masculin, et il
s’agit alors de « faire mieux que l’homme ». Ce qui entre nous n’est
pas très compliqué ! D’une certaine manière , et si on veut bien y
entendre l’accent comique , le phallus féminin vient au secours de la
détumescence.
Il serait sans doute plus ajusté de dire que le fantasme d’avoir
l’organe de l’ homme est chez la femme une tentative de remédier à ce
qui ne fait pas rapport entre la position masculine et la position
féminine.
Le phallus chez Lacan est d’abord situable dans l’ ordre symbolique ,
il est ce qui vient symboliser le manque et non dans l’imaginaire d’une
brillance spéculaire, cela le rend donc peu propice à une idéalisation.
C’est cette place du manque que J. Butler ne prend pas en compte dans
sa lecture de Lacan et cela dès son usage du stade du miroir où elle
scotomise la condition de prématuré du petit d’homme, elle ne saisit
pas que ce manque réel qui participe pourtant essentiellement de ce
réglage identificatoire primaire, et que l’anticipation projective de
l’ infans au miroir y trouve sa raison en regard d’une incomplétude
native.
Ce n’est pas en tout cas au niveau de ce stade du miroir que peut se
situer une identification sexuelle, Lacan parle d’identification
imaginaire qui anticipe d’une unité, qui donne une gestalt, et cela ne
saurait se régler sans l’ Autre effectivement, mais l’important est
d’apprécier le nouage qui s’établit entre l’imaginaire, le symbolique
et le réel. Cela sera mieux articuler avec le développement du schéma
optique.
Ce n’est qu’avec la phase phallique que pourra se révéler qu’il y en a
qui l’ont et d’autres qui ne l’ont pas, cette révélation pouvant
susciter quelques inquiétudes, et un remaniement dans l’identification.
C’est ici il me semble que l’on peut situer comment se pose pour un
parlêtre la question de son identité sexuée . La clinique nous apprend
que ce n’est pas une formation figée et stabilisée, et qui obéirait à
une formule qui vaudrait dans l’universel. Nous apprenons au contraire
que les positions sexuées sont plutôt marquées par une certaine
ambiguïté et qu’elles peuvent même être vacillantes.
Il n’y a pas besoin d’être un mâle pour faire l’homme , comme certaine
hystérique nous le démontre avec brio. Quant à être « une vraie femme
», c’est ce à quoi s’efforce le transsexuel, quitte à se faire couper
la queue. Bien sûr, entre ces deux extrêmes, nous avons une multitude
de variations.
En tout cas tout ceci témoigne que pour le parlêtre, le rapport à son
propre sexe , et à celui de l’ autre, n’est pas sans question, que cela
lui reste opaque, « [qu]’on ne sait rien de son sexe » nous dit Lacan,
qu’il est le lieu de la plus grande opacité. Donc ce rapport troublé au
sexe et au genre, ce n’est pas une révélation butlériene ; ce qui est
nouveau c’est le traitement social et idéologique qu’elle en fait.
Faut-il regretter qu’on ne soit pas comme les animaux où la relation
copulatoire est réglée par un programme instinctuel ? Entre homme et
femme ce n’est pas si bien réglé et cela ne passe pas aisément.
Pourquoi donc ? c’est que dans la rencontre, il y a la dimension de la
représentation, il y a cette question de ce l’on représente pour l’
autre, et du rapport que chacun des deux partenaires entretient avec la
jouissance, en d’autres termes avec la visée de chacun avec le phallus.
Une des raisons majeures de la difficulté, tant pour le garçon que pour
la fille, du phallus en effet ils en ont bien une expérience, c’est
d’avoir pu l’ être pour l’Autre, pour l’ Autre maternel précisément.
Dans la rencontre sexuelle avec l’ autre du sexe, cela va donc mettre
en jeu non seulement ce semblant là , le signifiant phallique, mais
chacun des partenaires ne peut s’y avancer qu’au titre de semblant,
semblant d’homme, ou semblant de femme. Finalement avec cette histoire
de genre à la Butler, il s’agit de cela. Cette fonction du semblant est
donc constitutive du rapport de l’ homme et de la femme, et on ne voit
pas pourquoi cela serait si différent avec l’ homosexualité.
Ordinairement il semble que la femme soit plus à l’aise pour se saisir
d’une équivalence entre jouissance et semblant, car elle en sait
quelque chose sur leur disjonction. Elle est de toute évidence plus
libre à l’endroit du semblant. Elle sait que pour être à la hauteur
d’une vérité sur la jouissance , elle n’a pour en tenir lieu, que le
semblant.
Ce qu’apporte aussi Lacan c’est que le phallus ne concerne pas
seulement le champ du sexuel ; il le définit dans Die Bedeutung des
phallus comme « le signifiant destiné à désigner , dans leur ensemble,
les effets du signifié en tant que le signifiant les conditionne par sa
présence de signifiant » (in Ecrits, p.690 ). A le suivre, on voit donc
que cela concerne un large champ , en fait le champs du symbolique dans
son ensemble, que c’est donc un signifiant très particulier, un
signifiant privilégié qui concerne tout le champ de la signification et
qui concerne le désir humain. Ce n’est donc pas mince.
Et pourtant contrairement à ce que Butler hallucine, ce phallus
lacanien n’a en rien le privilège d’un objet mondain , il est au
contraire le signifiant d’un manque. Dans les enjeux du désir, le
parlêtre fait l’épreuve du désir de l’ Autre, et donc que le signifiant
du phallus y est concerné d’une manière essentielle et qu’il entre en
jeu pour chacun qu’il réanime une menace : ne plus l’être ce phallus,
ou une nostalgie : j’aurai été ce phallus, ou encore une envie : il me
le faut.
Ce n’est qu’à partir de la phase phallique que le rapport entre les
sexes va se déployer non autour d’un être homme ou être femme , non
dans un bal masqué : vous connaissez l’ histoire de ce bal qui dura
toute une nuit , dans l’ivresse de toutes les séductions, chacun
chaussant les masques les plus élégants : au petit matin, ciel , ce
n’était pas elle ! et lui non plus d’ailleurs !
En fait la danse tourne autour d’un être le phallus, et là quiconque
aura pu l’ être pour répondre au manque de l’ Autre maternel, ou dans
un autre temps sur le mode d’avoir ou pas le phallus ce qui n’est en
rien déterminé par le sexe anatomique. Ce que l’expérience de la
psychanalyse nous apprend c’est que le désir humain ne se soutient qu’
à partir d’une perte, et c’est ce qui a pu être nommé par Freud la
castration. Alors avec cette perte, ce manque dont le phallus vient
assurer le signifiant , sur quoi cela porte-t-il ?
Ce phallus nous avertit Lacan ce n’est ni un fantasme, ni un objet, ni
l’organe qu’il symbolise , pénis ou clitoris ; ce qui met Judith dans
tous ces états ! « Ce phallus -écrit-il est un signifiant sans
signification » ce que Judith n’admet absolument pas puisque son
phallus à elle est au contraire porté à une infinité de signification,
chaque parcelle du corps pouvant s’ériger, pouvant être le site d’une
jouissance phallique.
Par contre pour Lacan, en tant que signifiant particulier, il assure
cette fonction de « désigner les effets du signifié ». (in Ecrits p.
690) . Avec cette histoire du signifié qui viendrait dire la
signification du signifiant, du signifiant du désir de l’Autre
(ajoutons maternel ) , on voit comment l’infans se précipite, se dévoue
pour répondre à ce désir de l’ Autre et c’est là qu’il rencontre la loi
de la castration.
C’est dans la mesure où le parlêtre peut renoncer à être le phallus
qu’il pourra se loger dans une identification sexuelle, en se parant
des insignes de la virilité côté garçon , et en renonçant à la virilité
côté fille, sans qu’il y ait nécessité d’un tout viril d’un côté, d’un
tout « pas viril » de l’ autre C’est en prenant acte de cette perte que
l’un et l’ autre auront à consentir ce que Lacan pourra énoncer « que
l’ homme n’est pas sans l’avoir alors qu’une femme l’est sans l’être ».
On est loin avec ces formulations qui gardent un fond d’ ambiguïté de
l’interprétation réductrice à la Butler ce qui la conduit à faire
valoir la migration de l’organe là où Lacan fait resonner l’équivocité
qu’un parlêtre entretient avec l’identification sexuée. Il y a en effet
toujours une résistance à consentir à cette perte ; afin d’en modérer
la violence, d’en négocier la sévérité, il y a la solution du paraitre,
la solution de la mascarade, en d’autres termes du semblant.
C’est patent avec la mascarade féminine qui mime un « être le phallus
». Et ce l’est tout autant de la parade masculine, voire machiste, où
de « faire l’homme » voudrait tellement laisser croire qu’il l’a. Tout
ceci semble pouvoir tenir sur le théâtre social, dans le semblant
social , mais jusqu’à quel point cela se maintient dans la relation
sexuelle , soit comment s’articule le champ du désir avec la demande
d’amour. La relation sexuelle n’est pas un rapport nous dit Lacan . Je
me demande si Judith ne tente pas de nous convaincre qu’avec son
phallus lesbien il y aurait enfin rapport ?
Comment avec Lacan articuler cela ? Il met en jeu non des identités
sexuées mais des positions ce qu’il formalisera avec le tableau de la
sexuation. Mais j’en reste ici en-deçà pour ce soir puisque nous
l’avions évoqué dans un séminaire précedent.
Dans la position masculine , il s’agit de satisfaire sa demande d’amour
dans une relation à une femme pour autant que le signifiant du phallus
va la mettre dans celle qui donne dans l’amour ce qu’elle n’a pas. Que
son corps soit manquant la met en position de donner à l’homme qu’elle
aime le phallus qu’il attend.
Mais pour l’ homme, il y aura cette biglerie courante vers une femme
autre, cela peut être banalement la femme de l’ autre bien sûr qui peut
désigner le phallus sous des titres divers. Il pourra aimer bien
sincèrement une femme en lui donnant ce qu’elle n’a pas, ce qui d’une
certaine manière n’est pas sans le castrer et en désirer ardemment une
autre qui viendrait lui faire miroiter qu’il a bien le phallus, que
rien n’est perdu. Freud avait déjà noté cette configuration dans son
article « Ravalement de la vie amoureuse ».
Du côté femme il y a la difficulté particulière qui est de ne pas faire
coïncider le pénis du partenaire avec le phallus qu’elle désire. Ce qui
entre parenthèse échappe à notre Judith , qui justement cherche à tout
prix à établir cette coïncidence.
Ce désir qui vise le phallus côté femme, elle en trouve le signifiant
ordinairement sur le corps de celui à qui elle adresse sa demande
d’amour. Elle doit donc dans son fantasme mettre cet objet partiel le
pénis en position de représenter le phallus,-et non pas de l’ être
comme avec le phallus lesbien –
On entend bien qu’il pourrait y avoir la tentation d’en faire un objet
fétiche. La conséquence c’est que pour une femme il y a possiblement
convergence sur un même partenaire de l’ amour et du désir. Dans la
mesure où le désir est articulé au signifiant et donc à des
significations polysémiques, pour maintenir intact l’imaginaire de cet
amour, il faudrait donc que pour elle l’ amour puisse occulter la place
du désir. Ce qui parfois se réalise, mais cette conjoncture n’est pas
toujours des plus heureuses car elle nécessite le maintien d’une
insatisfaction et qu’elle trouve certes à se soutenir dans une
jouissance mais qui est celle du symptôme.
§§§ Bibliographie
Eric Marty, le sexe des modernes, pensée du neutre et théorie du genre,
Fiction § Cie, Ed Seuil, mars 2021.
Judith Butler, Ces corps qui comptent, Ed.
Judith Butler , Trouble dans le genre, Ed. La Découverte, trad, 2005.
Jacques Lacan, Le stade du miroir, in Ecrit, Seuil, 1966.
Jacques Lacan, La signification du Phallus, in Ecrits, Seuil, 1966.
Jacques Lacan : Séminaire « D’un discours qui ne serait pas du semblant
»